Sciences intellectuelles et sciences transmises

Je l’ai déjà évoqué, il arrive qu’on trouve quelque chose en cherchant autre chose. Mon implication dans le Groupe de Recherche sur l’Islamophobie, la Radicalisation et le Fondamentalisme, principalement dans le volet islamophobie, m’a amené à vouloir m’informer davantage sur l’islamisme, non tant pour trouver de nouvelles choses (d’autres spécialistes sont plus compétents que moi pour cela), mais pour me donner les moyens de faire communiquer les recherches sur l’islamophobie et celles sur l’islamisme, et ainsi fournir à l’occasion quelques réponses non islamophobes aux questions qui me seraient posées sur l’islamisme.

Ce sont les motifs qui m’ont amené à lire — entre autres choses — l’ouvrage que Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi ont consacré à la question. Cet ouvrage m’a également aidé à préparer une entrevue avec le sociologue Rachad Antonius, publiée à Histoire Engagée.

Or, l’une des choses que j’y ai trouvées, c’est une distinction épistémologique fort intéressante émise par Ibn Khaldoun au Moyen Âge, entre « sciences transmises » et « sciences intellectuelles ». Cette distinction pourra m’aider à étoffer ma réflexion sur l’enseignement de l’histoire, déjà exposée ici.

Voici donc l’extrait où Martinez-Gros expose la distinction d’Ibn Kahdoun entre « sciences transmises » (al-ulum al-naqliya) par opposition aux sciences « intellectuelles » (aqliya).

Division pour nous étrange, et dont l’illustration est pourtant simple : devant un problème, le mathématicien tire ses déductions de l’énoncé, des connaissances acquises et du raisonnement. Peu lui importe qui a démontré les théorèmes dont son problème offre l’application. S’il utilise le théorème « de Thalès » ou « de Pythagore », il n’a pas besoin de s’assurer que Thalès ou Pythagore en confirment bien les conclusions — il est indifférent en vérité que ces résultats aient été acquis par Thalès ou Pythagore, pourvu qu’ils l’aient été, et qu’ils le soient toujours : le mathématicien qu’un doute prendrait pourrait toujours redémontrer le théorème de Thalès.

En revanche, quand un historien fait entrer dans son raisonnement « les propos de Churchill », il est tout à fait essentiel pour la justesse de sa démonstration que Churchill les ait réellement prononcés, et que l’historien s’en assure par le biais de témoins de la scène ou du discours de Churchill. Plus généralement, il est important de mesurer les circonstances qui ont fait, ou vu, naître ces propos, tandis que les conditions de la démonstration d’un théorème sont indifférentes; car ces propos n’appartiennent qu’à un instant et à un homme dans leur singularité — réinventer des « propos de Churchill », même vraisemblables, même logiquement déduits de ce qu’on sait de sa pensée politique, serait une imposture d’historien. Dans le premier cas, celui des sciences « intellectuelles », la déduction est permise; dans le second, celui des sciences transmises, le témoignage est requis. »

Dans le monde musulman qu’a connu Ibn Khaldûn, cette distinction revêtait des enjeux théologiques, politiques et philosophiques. Il importait, dans la rivalité entre sunnites, chiites et philosophes, de déterminer si le discours sur la foi relevait des sciences transmises ou des sciences intellectuelles. Le statut de la tradition musulmane (transmise) et du mysticisme (plus proche de l’intellectualisme) en dépendait. Mais cette distinction peut être utilisée de bien d’autres manières. En histoire, la dimension « transmise » de la science historique ne me semble pas faire de doute. L’important est d’en tirer les conséquences pour l’enseignement. Ces conséquences vont dans le sens de ce que j’ai déjà exposé, sur la nécessité d’apprendre aux étudiants à reproduire les développements qu’ils apprennent en classe : s’ils ne savent pas en retrouver les sources, le caractère scientifique de leur savoir disparaît, il cède la place à une simple représentation du monde et ne peut être discuté avec la rigueur que requiert la discipline universitaire.

Bibliographie

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet :

Je ne sais pas trop, mais ça doit logiquement se recouper avec la bibliographie proposée à la fin de cet article de Wikipédia.