Conformisme et dissidence: l’expérience de Asch

L’expérience de Solomon Asch est l’un des grands classiques de la psychologie sociale et des études sur le conformisme[1] (on peut aussi trouver le texte ici et un vidéo – incomplet – ici). Je reviendrai sur le détail, mais l’idée générale est la suivante : on fait entrer un groupe d’étudiants dans une salle en leur disant qu’ils vont faire un test de « jugement visuel ». Tous sauf un sont des complices, le dernier étant, à son insu, l’unique sujet de l’expérience. On leur propose alors de regarder deux cartes : il y a une ligne verticale sur la première, trois lignes verticales sur la seconde. Les étudiants doivent indiquer à tour de rôle laquelle des trois lignes sur la seconde carte est de la même taille que la ligne sur la première. Les complices donnent une réponse volontairement erronée. L’objectif est de vérifier si le sujet se joindra à la majorité ou si, se fiant à ce que lui disent ses yeux (la réponse est évidente), il marquera sa dissidence. Dans nombre des cas, le sujet se conformera à la réponse de la majorité. Cette expérience est régulièrement citée, parfois de manière moralisatrice, parfois de manière intéressante, dans des essais de sociologie comme de philosophie. Il est rare que la personne qui la rapporte prenne la peine d’en décliner tous les détails. J’indiquerais deux cas que j’ai rencontrés au cours de mes lectures.

Normand Baillargeon, dans son Petit cours d’autodéfense intellectuelle, rapporte l’expérience de manière incomplète en omettant le facteur des dissidences et de l’unanimité. Il se contente d’un tirer une morale :

« Moralité ? Le conformisme est dangereux et il faut toujours penser par soi-même. C’est difficile, parfois inconfortable, mais indispensable. »[2]

Il évacue ainsi tout facteur social dans la capacité de réfléchir par soi-même, en faisant une simple question d’effort et de volonté, une sorte de geste héroïque. Cette leçon n’est pas, en soi, inutile ni étrangère aux préoccupations de Solomon Asch, on y viendra, mais elle ne tient pas compte de l’ensemble des variations tentées au cours de l’expérience.

Martha Nussbaum, dans Les émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle (en anglais Not for profit, consulté en version électronique), en fait un exposé succinct, mais déjà plus complet de l’expérience de Asch.

« Solomon Asch avait montré auparavant [avant Milgram] que les sujets étudiés sont prêts à contredire des perceptions évidentes lorsque toutes les autres personnes autour d’eux portent des jugements différents. Ses recherches rigoureuses et maintes fois reproduites montrent l’étonnante docilité des êtres humains ordinaires devant la pression des pairs.

[…]

La solidarité du groupe est appréciée parce qu’elle est une forme d’invulnérabilité par procuration et il n’est pas surprenant que des gens stigmatisent et persécutent si souvent les autres dans le cadre d’une solidarité de groupe.

[…]

[Ces recherches] nous apportent cependant un élément nouveau : les gens qui ont de telles tendances fondamentales si leur situation a été construite d’une certaine manière. Les recherches d’Asch ont montré qu’il suffit qu’un seul contradicteur soit présent pour que le sujet soit capable de faire entendre sa voix et son jugement indépendant. C’est parce qu’il était exclusivement entouré de personnes qui exprimaient un jugement contraire qu’il ne pouvait exprimer sa pensée. »[3]

Nussbaum expose plus largement l’expérience en incluant la plus importante des variations tentées par Asch pour examiner l’importance de différents facteurs. Elle en infère une leçon très importante : le bénéfice de la dissidence de l’un pour l’autre. Mais Asch a tenté davantage de variations. L’examen de l’article original relatant son expérience montre non seulement ces différentes variations, mais aussi certaines contingences et contraintes de méthodes, les préoccupations idéologiques de Solomon Asch, les nuances de ses chiffres et de ses conclusions. Dans un esprit de retour aux sources, j’examinerai maintenant le détail de l’étude.

Position des travaux de Solomon Asch

Asch effectue des travaux environ depuis les années 1940 à la fin des années 1950 (pour ceux dont j’ai connaissance). Il participe donc à la grande époque où la psychologie sociale commence à élaborer ses méthodes de travail spécifiques, au second quart du XXe siècle[4]. L’article dont il est question ici a été publié en 1955. Ces expériences portant sur le conformisme sont donc antérieures de quelques années à la fameuse expérience de Milgram portant sur la soumission à l’autorité. Le travail de Asch sur le conformisme se situe dans une phase de transition entre les premiers travaux de psychologie sociale sur la thématique de l’influence, qui portaient sur l’hypnose et s’articulaient autour du concept de « suggestibilité » et de « stimulation », et des travaux tendant davantage vers des thématiques politiques qui voyaient dans un petit groupe un « système social en miniature »[5]. Ce qui préoccupait surtout Asch, d’après la justification qu’il offre à ses travaux en introduction, était l’essor des techniques de marketing. « La même époque qui fut témoin de l’essor sans précédent des techniques de communication a également introduit dans l’existence la manipulation délibérée de l’opinion et la “fabrique du consentement”. » « Comme citoyen et scientifique », Asch estime de son devoir d’étudier le rôle des conditions sociales au sein desquelles l’opinion se forme. Dans ces conditions, il s’inspire d’abord des travaux sur la suggestibilité, qui suggèrent que la répétition d’une affirmation peut faire changer l’opinion d’un sujet, mais il formule un soupçon : peut-on supposer, comme nombre de ces travaux,

  1. que les gens se soumettent sans critique ni douleur aux manipulations externes ?
  2. que toute idée peut être imposée par le moyen de la suggestion, peu importe les mérites de cette idée?

L’angle d’attaque d’Asch n’est donc pas seulement de passer de la suggestibilité par répétition à l’influence du groupe, mais également de tester les limites de l’influence exercée sur l’individu. Il est capital de le garder à l’esprit, parce que c’est à force de voir dans son expérience une simple démonstration du conformisme qu’on en est venu à ignorer les nuances qu’il a apportées à celui-ci. Il importe également de noter qu’Asch ne prône pas le dissensus :

« La vie en société a le consensus pour indispensable condition. Mais le consensus, pour être productif, requiert que chaque individu contribue de manière indépendante à partir de son point de vue et son expérience. Quand le consensus est dominé par la conformité, le processus social est pollué et l’individu renonce aux pouvoirs sur lesquels repose son fonctionnement comme être sensible et pensant. »

L’idéal exprimé d’une contribution optimale de chaque individu au savoir collectif est l’héritier de la République des Lettres d’un Pierre Bayle. Simplement, chez Asch, il y a une interrogation sur les conditions dans lesquelles l’individu a les meilleures conditions pour participer à cet idéal.

L’expérience de base

J’ai déjà décrit les grandes lignes de l’expérience en introduction. Soulignons quelques aspects qui me semblent influencer les résultats. En premier lieu, on dit aux sujets qu’il s’agit d’une « expérience psychologique » concernant le « jugement visuel ». Peu discuté par Asch, ce cadrage me semble susceptible d’avoir influencé le comportement des sujets. En effet, on ne leur demandait pas un jugement éthique, ni un choix politique, ni de choisir une stratégie d’action, un raisonnement, mais un jugement de fait impliquant leurs sens. Ainsi, les sujets ne pouvaient pas rationaliser leur différence comme étant le fruit d’une divergence de valeur (comme dans un choix éthique ou politique), ni une opportunité de se distinguer (ce qui aurait pu arriver si on leur avait demandé une stratégie pour atteindre un but, ou un raisonnement pour résoudre un problème). C’est en partie l’objectif de Asch, qui indique « nous l’avons placé entre deux forces opposées : l’évidence de ses sens et l’opinion unanime d’un groupe de pairs. » Il doit également dire son choix à haute voix, ce qui l’expose au jugement de ses camarades.

Deuxième remarque, Asch écarte des résultats les cas — rares, car il a pris des précautions — où le sujet a eu des soupçons quant à la complicité de ses pairs. Ce choix est susceptible d’influencer l’interprétation de l’expérience, puisqu’on peut interpréter ces soupçons comme une forme de résistance au groupe — mais il faut minimiser cette critique, car on nous dit bien qu’il est rare que de tels soupçons aient été soulevés, cela compte donc peu dans les résultats finaux, qui portent sur 123 sujets, qui ont été soumis à un total de 18 tests, dont 12 où le groupe de pairs donnait des réponses erronées.

Quels furent les résultats ? D’abord, Asch note que des sujets exposés au même test visuel en l’absence de pairs donnent la réponse juste dans 99 % des cas. Mais dans le cadre de l’expérience, dans 36,8 % des cas le sujet a donné une fausse réponse sous la pression du groupe. Le groupe a donc une influence tout à fait considérable, mais pas forcément autant que certains récits de l’expérience le laissent entendre. Il faut noter que la plupart des sujets ont cédé à la pression dans un certain nombre de cas, mais que seule une minorité d’entre eux a toujours suivi l’avis du groupe. De la même manière, une minorité a toujours résisté à la pression du groupe. Ayant interrogé les sujets dissidents à la suite de l’expérience, Solomon a indiqué deux profils parmi eux (tout en ajoutant qu’il faudrait des enquêtes plus approfondies) :

  • D’une part, ceux qui avaient une très forte opinion dans leur propre jugement. Il ajoute « Le fait le plus significatif à leur propos n’était pas leur absence de sensibilité à la majorité, mais une capacité à se remettre de leurs doutes et retrouver leur équilibre. »
  • D’autre part, ceux qui en sont venus à croire que la majorité était dans le vrai, mais qui on poursuivit leur dissidence parce qu’ils estimaient, dans le cadre de l’expérience, qu’il était de leur responsabilité de dire les choses telles qu’ils les voyaient.

Retenons à ce stade que l’influence du groupe paraît démontrée, mais qu’il n’est pas tout-puissant.

Les premières variations

Pour mieux comprendre le phénomène en observation, Asch a effectué des variations dans l’expérience pour mieux saisir les variables décisives. Lorsque les sujets cédaient à la pression du groupe, était-ce le nombre qui était significatif ou l’effet de l’unanimité ?

L’effet du nombre

Dans un premier temps, Asch a fait varier la taille des groupes auxquels les sujets étaient exposés, allant d’un seul à 15 complices. Un seul complice n’a qu’un effet négligeable sur le sujet. Mais confrontés à deux complices, les sujets ont joint le groupe dans 13,6 % des cas. Trois ? 31,8 % des cas. Au-delà de 4, l’augmentation du nombre de pairs n’a pas eu d’effet observable sur le nombre d’erreurs effectuées.

Les effets de dissidence

Pour voir à quel point l’unanimité du groupe était importante, deux variations ont été testées, où l’un des complices brisait l’unité du groupe. Dans la première variation, l’un des complices donnait la bonne réponse. Dans la seconde variation, il donnait une réponse erronée, mais différente du reste du groupe.

Dans la première variation, l’effet est sensible : le sujet se joint à l’erreur de la majorité dans 25 % des cas (plutôt que 36,8 %).

Dans la deuxième variation, deux types de configurations ont été tentées : dans un cas, une dissidence « modérée », où la majorité choisissait la ligne la plus éloignée de la vérité et le dissident la ligne moyenne ; dans l’autre cas, une dissidence « extrémiste », où la majorité choisissait la ligne la plus proche de la bonne, tandis que le dissident choisissait l’option la plus éloignée de la vérité. Dans un cas comme dans l’autre, la dissidence permet au sujet de s’affirmer un peu plus, mais pas dans les mêmes proportions. Le taux d’erreur, dans les situations de « dissidence modérée », descendait d’environ un tiers ; dans le cas de « dissidence extrémiste » le taux d’erreur tombe de 36,8 % à 9 %.

Les dernières variations

L’effet de « désertion » : la perte d’un allié

L’allié joint la majorité

La première variation tentée consiste à demander à l’un des complices de jouer le rôle de dissident pendant la moitié de l’expérience, puis de joindre la majorité. Il faut vérifier laquelle de deux hypothèses est la vraie : l’expérience d’avoir résisté à la majorité aura-t-elle fortifié la volonté du sujet à s’affirmer contre elle, ou est-ce que la perte de son allié en dissidence fera en sorte que le sujet joindra également la majorité ? C’est la seconde hypothèse qui se vérifie : dès que l’allié se met à répondre comme la majorité, le nombre d’erreurs du sujet remonte à un niveau équivalent à la quantité observée dans l’expérience de base.

L’allié quitte l’expérience

Dans cette variation, Asch s’efforce de tempérer l’effet de « trahison » de l’allié. Plutôt que de lui faire changer d’avis au milieu de l’expérience, il lui demande, au moment voulu, de prétexter un rendez-vous avec le Doyen pour quitter l’expérience. Ainsi, le sujet perd son « allié », mais sans que celui-ci n’ait joint la majorité. Dans cette variation, la perte de l’allié se fait aussi sentir, mais beaucoup moins : le nombre d’erreurs du sujet augmente un peu, mais il continue à opposer une certaine résistance à la majorité.

La formation progressive de l’unanimité

Il s’agit dans ce cas de voir ce qu’il advient lorsque le nombre de complices dans l’erreur augmente progressivement. Dans cette variation, ils commencent par tous donner une bonne réponse, puis un nombre croissant d’entre eux donnent la mauvaise réponse, pour finir unanimes dans l’erreur. Dans cette situation, le sujet tend à maintenir son indépendance jusqu’au moment où il perd son dernier allié.

Et la vérité ?

Il existe enfin d’autres variations, que Solomon Asch n’aborde que l’espace d’un petit paragraphe, qui concernent l’effet de l’envergure de l’erreur. Des variations de l’expérience ont donc été tentées en augmentant progressivement la différence entre la ligne choisie par la majorité et la ligne qui constitue la bonne réponse. De fait, plus l’erreur commise par la majorité est forte, plus la résistance du sujet au groupe est importante. Toutefois, Asch n’est jamais parvenu à faire complètement disparaître l’effet de conformisme : même avec une différence de sept pouces entre les deux lignes, un petit nombre de sujets continuaient à se joindre à l’erreur du groupe. L’effet de la vérité et de l’ampleur de l’erreur est donc très important, mais jamais absolu.

En conclusion de son article, Asch met en garde ceux qui voudraient tirer des conclusions trop pessimistes de son expérience (ce dont pourtant bien des gens ne se sont pas privés par la suite). Il existe de nombreuses situations qui permettent aux individus d’affirmer leur indépendance et de résister à la pression du groupe. La conformité n’a rien d’une fatalité. Comme le souligne Stoetzel en 1978, qui signale d’autres expérimentations sur ce sujet, « la pression n’est jamais irrésistible, et certains individus refusent ultimement de s’aligner. »[6] En ce sens, et parce que les résultats préliminaires suggèrent qu’une forte confiance en soi permet de résister aux effets du groupe, Baillargeon n’avait pas tort de tirer comme « morale » de l’histoire qu’il fallait se fier à son propre jugement. Toutefois, cela demeure passer à côté de la principale leçon de l’expérience, mieux notée par Nussbaum, soit que la dissidence, même d’un seul, permet d’accroître significativement la liberté du sujet.

Notes

[1] Solomon ASCH, « Opinions and Social Pressure», Scientific American, 1955, vol. 193, No. 5, pp. 31‑35.

[2] Normand BAILLARGEON, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006, p. 216.

[3] Martha NUSSBAUM, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle? [2010], Paris, Flammarion, 2011, p. 40.

[4] Jean STOETZEL, La psychologie sociale [1978], Paris, Flammarion, 1996, p. 27.

[5] Ibid., p. 230‑231.

[6] Ibid., p. 237.