Le débat des Perses chez Hérodote (1)

Fragment des Histoires sur le papyrus d’Oxyrhynque

Un des avantages de sortir du cycle universitaire est qu’on peut prendre son temps, incluant pour moi celui de lire quelques-uns de ces classiques dont tous les historiens entendent parler au cours de leur formation, mais que peu d’entre eux lisent vraiment car ils se situent trop loin de leurs champs de recherche respectifs. Les deux volumes de L’enquête d’Hérodote (mieux connu comme ses Histoires) vieillissaient sur les tablettes de mes bibliothèques sans que j’ai le temps de faire davantage que de les feuilleter, car mon énergie était plutôt consacrée à l’Espagne du XVIe siècle. Au cours de la dernière année, je les ai lu et je souhaitais, pour reprendre le blogue, aborder l’un des passages les plus fascinant de l’oeuvre: le débat des Perses sur les formes de gouvernement, également connu comme « La tripolitique ».

Ce texte est l’un des premiers qui mette en scène la typologie classique que les Grecs font des formes de gouvernement en trois catégories (d’où le nom de tripolitique, littéralement les trois politiques). Curieusement, ce thème grec de la classification des gouvernements est attribué, chez Hérodote, à trois aristocrates perses: Otanès, Mégabyze et Darius.

Dans ce billet, je voudrais d’abord indiquer comment le débat des Perses se situe dans le contexte général de l’oeuvre d’Hérodote, puis d’abord exposer les trois discours dont se compose le débat. Comme ça fera déjà long, je renverrai le commentaire des argumentations à un prochain billet.

Contexte du débat des Perses

Situons d’abord ce segment dans l’ensemble de l’œuvre. Bien qu’Hérodote relate de nombreuses histoires et décrits de nombreux pays et peuples, le motif de son œuvre est de retracer l’origine et le déroulement des Guerres médiques, les deux grandes tentatives d’invasion de la Grèce par les empereurs perses Darius, puis Xerxès. Le récit d’Hérodote suit pas à pas l’émergence de l’Empire Perse, l’ennemi des guerres qu’Hérodote a entrepris de relater, et son évolution d’un règne à l’autre. Darius, le roi des Perse lors de la première guerre médique, est issus de la troisième génération de l’empire fondé par Cyrus. Ce dernier s’était révolté contre l’empire des Mèdes, qu’il soumit, avant d’entreprendre la conquête de l’Anatolie et la Mésopotamie. Son fils, Cambyse, étendit l’empire à l’Égypte. Présenté par Hérodote comme fou et paranoïaque, Cambyse se serait rendu coupable de plusieurs crimes et cruautés, dont nous ne retiendrons ici que le meurtre de son frère Smerdis, resté en Mésopotamie. Si nous retenons celui-ci en particulier, c’est que ce meurtre donna l’occasion à un administrateur appartenant au peuple Mage d’usurper l’identité dudit frère pour régner à sa place. Cambyse lui-même étant mort sans avoir pu revenir reconquérir son empire, ce Mage se maintint un certain temps au pouvoir, jusqu’à ce qu’un groupe de sept Perses, dont Darius, découvrent l’imposture et complotent pour assassiner l’usurpateur. Après qu’ils soient parvenus à leurs fins, la nouvelle de l’imposture et de l’assassinat se répandit parmi le peuple et donna lieu à un grand massacre des Mages par les Perses, massacre auquel on a donné le nom de Magophonie.

Voilà le contexte minimal pour bien comprendre le contexte au moment où Hérodote situe le débat des Perses. Jusque-là, le récit est, dans ses grandes lignes, corroboré par les inscriptions retrouvées par l’archéologie en Iran, notamment l’inscription de Behistun.

Selon le récit, après 5 jours de chaos, les sept conspirateurs se réunirent et débattirent de la forme de gouvernement que les Perses devaient adopter – les Perses devaient-ils se constituer en démocratie? En aristocratie? En monarchie? Cette partie de l’épisode n’est pas corroborée par les sources perses et son historicité a été longuement débattue par les historiens[1]. Si tous ne sont pas d’accord pour en nier l’existence, en revanche il est raisonnable d’accepter qu’Hérodote l’exprimait dans des termes qui sont ceux du débat politique grec, plutôt que perse. Hérodote, cependant, insiste au moment de relater le débat, que celui-ci a réellement eu lieu : « les auteurs du complot délibérèrent sur la situation, et l’on tint des discours auxquels certains des Grecs refuseront peut-être d’ajouter foi, mais qui furent bel et bien prononcés. » (Hérodote, III, 80). Non seulement il insiste au moment d’en faire le récit, mais il le mentionne à nouveau bien plus tard. En effet, lorsqu’il mentionne qu’un général perse a remplacé des tyrans par des démocraties dans la péninsule anatolienne, Hérodote indique en aparté « ce que je vais dire surprendra beaucoup les Grecs, qui ne veulent pas croire qu’Otanès, lors du complot des sept Perses, avait proposé d’établir en Perse le régime démocratique » (Hérodote, VI, 43).  Une telle insistance sur la véracité des propos qu’il tient n’est pas commune dans ce texte, il accorde donc à ce passage une importance particulière. Il est manifestement en butte au scepticisme de ses compatriotes grecs et en retire une certaine amertume.

L’opinion d’Otanès

Le premier à intervenir est Otanès. Cela revêt peut-être une certaine importance symbolique, car Otanès fut aussi le premier à découvrir l’imposture du Mage qui se faisait passer pour Smerdis. Otanès se fait le défenseur de la démocratie.

À mon avis, déclara-t-il, le pouvoir ne doit plus appartenir à un seul homme parmi nous: ce régime n’est ni plaisant ni bon. Vous avez vu les excès où Cambyse s’est porté dans son fol orgueil, vous avez supporté l’orgueil du Mage aussi. Comment la monarchie serait-elle un gouvernement équilibré, quand elle permet à un homme d’agir à sa guise, sans avoir de comptes à rendre. Donnez ce pouvoir à l’homme le plus vertueux qui soit, vous le verrez bientôt changer d’attitude. Sa fortune nouvelle engendre en lui un orgueil sans mesure, et l’envie est innée dans l’homme: avec ces deux vices, il n’y a plus en lui que perversité; il commet follement des crimes sans nombre, saoul tantôt d’orgueil tantôt d’envie. Un tyran, cependant, devrait ignorer l’envie, lui qui a tout, mais il est dans sa nature de prouver le contraire à ses concitoyens. Il éprouve une haine jalouse à voir vivre jour après jour les gens de bien; seuls les pires coquins lui plaisent, il excelle à accueillir la calomnie. Suprême inconséquence: gardez quelque mesure dans vos louanges, il s’indigne de n’être pas flatté bassement; flattez-le bassement, il s’en indigne encore comme d’une flagornerie. Mais le pire, je vais vous le dire: il renverse les coutumes ancestrales, il outrage les femmes, il fait mourir n’importe qui sans jugement. Au contraire, le régime populaire porte tout d’abord le plus beau nom qui soit: « égalité »; en second lieu, il ne commet aucun des excès dont un monarque se rend coupable: le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant le peuple. Donc voici mon opinion: renonçons à la monarchie et mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité. (Hérodote, III, 80)

L’opinion de Mégabyze

Vient ensuite Mégabyze, qui consacre l’essentiel de son intervention à la critique de la démocratie défendue par Otanès. Contrairement à ce dernier, qui a découvert l’imposture du faux Smerdis, et à Darius qui deviendra roi, Mégabyze est le seul des trois personnage n’occupant aucun rôle symbolique particulier. On ne retrouve en effet qu’une seule autre mention du personnage dans les Histoires et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage. Il défend l’aristocratie en ces termes:

Quant Otanès propose d’abolir la tyrannie, déclara-t-il, je m’associe à ses paroles. Mais quand il vous presse de confier le pouvoir au peuple, il se trompe: ce n’est pas la meilleure solution. Il n’est rien de plus stupide et de plus insolent qu’une vaine multitude. Or, nous exposer, pour fuir l’insolence d’un tyran, à celle de la populace déchaînée est une idée insoutenable. Le tyran, lui, sait ce qu’il fait, mais la foule n’en est même pas capable. Comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’a jamais reçu d’instruction, jamais rien vu de beau par elle-même, et qu’elle se jette étourdiment dans les affaires en bousculant tout, comme un torrent en plein crue? Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! Pour nous, choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettrons le pouvoir: nous serons de ce nombre, nous aussi, et il est normal d’attendre, des meilleurs citoyens, les décisions les meilleures. (Hérodote, III, 81)

L’opinion de Darius

C’est à Darius que revient le dernier mot, dans tous les sens du terme, puisqu’il fait la dernière intervention, mais que c’est aussi à son avis que se rangeront les 7 conjurés. Notons que se décider à adopter la monarchie n’implique pas encore le choix du monarque, ce qui se fera plus tard par une méthode sensée être aléatoire, mais à laquelle Darius trichera pour s’emparer du trône. Darius défend son point de vue ainsi:

Pour moi, dit-il, ce que Mégabyze a dit du régime populaire est juste, mais sur l’oligarchie il se trompe. Trois formes de gouvernement s’offrent à nous; supposons-les parfaites toutes les trois – démocratie, oligarchie, monarque parfaits – : je déclare que ce dernier régime l’emporte nettement sur les autres. Un seul homme est au pouvoir: s’il a toutes les vertus requises,on ne saurait trouver de régime meilleur. Un esprit de cette valeur saura veiller parfaitement aux intérêts de tous, et jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé. En régime oligarchique, quand plusieurs personnes mettent leurs talents au service de l’État, on voit toujours surgir entre elles de violentes inimitiés: comme chacun veut mener le jeu et voir triompher son opinion, ils en arrivent à se haïr tous; des haines naissent les dissensions, des dissensions les meurtres et par les meurtres on en vient au maître unique, – ce qui prouve bien la supériorité de ce régime-là. Donnez maintenant le pouvoir au peuple: ce régime ne pourra pas échapper à la corruption; or la corruption dans la vie publique fait naître entre les méchants non plus des haines, mais des amitiés tout aussi violentes, car les profiteurs ont besoin de s’entendre pour gruger la communauté. Ceci dure jusqu’au jour où quelqu’un se pose en défenseur du peuple et réprime ces agissements; il y gagne l’admiration du peuple et, comme on l’admire, il se révèle bientôt chef unique; et l’ascension de ce personnage prouve une fois de plus l’excellence du régime monarchique. D’ailleurs, pour tout dire en un mot, d’où nous est venue notre liberté? À qui la devons-nous? Est-ce au peuple,à une oligarchie,ou bien à un monarque? Donc, puisque nous avons bien été libérés par un seul homme, mon avis est de nous en tenir à ce régime et, en outre, de ne pas abolir les coutumes de nos pères lorsqu’elles sont bonnes: nous n’y aurions aucun avantage. (Hérodote, III, 82)

La dissension d’Otanès

Bien que cela ne fasse pas à strictement partie du débat, il me semble que le portrait n’est pas complet sans mentionner la dernière intervention d’Otanès. À ce point, les Sept se sont déjà prononcés pour la monarchie et il n’est plus question d’argumenter en faveur de la démocratie. Toutefois, Otanès ne se résout pas à se soumettre à un monarque. Voici la teneur de son intervention:

Compagnons de révolte, il est bien clair qu’un seul d’entre nous va devoir régner, qu’il soit désigné par le sort, par le choix du peuple perse, ou par tout autre moyen.  Pour moi, je ne prendrai point part à cette compétition: je ne veux ni commander, ni obéir; mais si je renonce au pouvoir, c’est à la condition que je n’aurai pas à obéir à l’un de vous, ni moi, ni aucun de mes descendants à l’avenir. (Hérodote, III, 83)

Hérodote conclut ce passage en indiquant que cette demande fut acceptée par ses six compagnons et que l’accord fut respecté de tous. « Aujourd’hui encore sa famille, seule en Perse, demeurent pleinement indépendante et n’obéit qu’aux ordres qu’elle veut bien accepter, aussi longtemps qu’elle ne transgresse pas les lois du pays. » précise-t-il (Hérodote, III, 83). Notons que ce passage n’indique pas seulement la décision d’Otanès et ses possibles implications philosophiques, mais esquisse aussi une brève et incertaine des méthodes de choix des gouvernants: hasard, élection ou… autre chose?

Comme indiqué en introduction, je reviendrai dans un autre billet sur quelques commentaires que m’inspire ce texte.

Notes

[1] François LASSERRE, “Hérodote et Protagoras: Le débat sur les constitutions,” Museum Helveticum 33, no. 2 (1976): 67–68.

Littérature et solidarité

La brève d’aujourd’hui reprend l’introduction du livre de Richard Rorty sur Contingences, ironies et solidarité, que j’ai déjà cité ici. Il s’agit cette fois d’une esquisse sur la manière dont la littérature peut aider à construire la solidarité humaine.

Pour en venir à voir d’autres êtres humains comme « des nôtres », plutôt que des « eux », il faut une description minutieuse de ce à quoi ressemblent ces êtres qui nous sont peu familiers et une redescription de ce à quoi nous-mêmes nous ressemblons. C’est une tâche qui relève, non pas de la théorie, mais de genres tels que l’ethnographie, le reportage journalistique, l’ouvrage comique, la dramatique documentaire et, surtout, le roman. Des fictions comme celles de Dickens, d’Olive Schreiner ou de Richard Wright nous livrent des détails sur les genres de souffrances qu’endurent des gens auxquels nous n’avions précédemment pas prêté attention. Des fictions comme celles de Choderlos de Laclos, Henry James ou Nabokov nous renseignent sur les formes de cruauté dont nous sommes capables et, ce faisant, nous permettent de revoir notre description. C’est pourquoi le roman, le cinéma et la télévision ont lentement mais sûrement remplacé le sermon et le traité en tant que principaux vecteurs du changement moral et du progrès. 1

Contrairement à beaucoup d’autres auteurs, Rorty n’essaie pas de proposer des romans édifiants, à caractère moraliste. Pour lui, c’est la description de la nature humaine qui aide à la compréhension et, en bout d’analyse, à la construction de la solidarité humaine. En un sens, ce qu’il propose ici rappelle cet extrait sur la transformation de Victor Hugo, que j’ai tiré d’un livre de Noiriel, lui-même grand lecteur de Rorty.

Notes

1Richard RORTY, Contingence, ironie et solidarité (Paris: A. Colin, 1993), 17.

Pauvreté et démocratie

Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, un ouvrage dans lequel il commente les débuts de l’histoire romaine pour en tirer des leçons politiques sur le fonctionnement des républiques, Machiavel écrivait que les fortunes importantes étaient un danger pour la République. Il y voyait une cause de l’apparition de factions séditieuses, de la perte de goût des plus pauvres pour la liberté, de la corruption de la société et du viol des lois. Pour éviter cela, il préconisait que le « trésor public soit riche et que les citoyens soient pauvres ». Ainsi, non seulement il n’y aurait pas de riches pour corrompre l’État, mais de plus, celui-ci pourrait toujours démontrer être plus efficace que les plus fortunés de ses citoyens pour « favoriser le peuple » et combler ses besoins. Il pourra donc, mieux que certains de ses citoyens, inspirer la loyauté du plus grand nombre .

Trois siècles plus tard environ, Montesquieu verra également dans la pauvreté des citoyens un bien pour les démocraties. Son argument ne sera toutefois pas tout à fait le même. Dans le livre cinquième de L’Esprit des lois, il explique qu’une démocratie, pour survivre, doit inspirer un sentiment patriotique à ses citoyens: « La vertu, dans une république, est une chose très simple: c’est l’amour de la république; c’est un sentiment, et non une suite de connaissances; le dernier homme de l’État peut avoir ce sentiment, comme le premier. […] L’amour de la patrie conduit à la bondé des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l’amour de la patrie. » Or, une règle simple lui semble favoriser le sentiment patriotique: « Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales » (EL-I, L.V, ch.2). C’est ainsi qu’une relative pauvreté permet de favoriser le sentiment patriotique:

L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité.

L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L’amour de l’égalité, dans une démocratie, borne l’ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense dont on ne peut jamais s’acquitter (EL-I, L.V, ch.3) .

Rappelons que dans un cas comme dans l’autre, ni la pauvreté, ni la frugalité ne devraient être interprétées comme la misère ou l’incapacité à subvenir à ses besoins. Il s’agirait plutôt de simplicité économique. Pour les deux auteurs, le principe général qu’ils expriment est plutôt d’assurer que les fortunes personnelles ne se développe pas au-dessus d’un certain niveau. Dans le cas de Montesquieu, il est peu probable qu’il ait fait sien ce principe, car il n’était pas démocrate: il se contentait de noter qu’une démocratie se devait d’adopter ce principe si elle souhaitait bien fonctionner et durer.

Bibliographie

MONTESQUIEU. De l’Esprit des lois, I [1748]. Paris: Gallimard, 1995.
SKINNER, Quentin. Machiavel. Paris: Seuil, 2001.

Dante: bref regard sur l’arrogance intellectuelle

J’ai déjà beaucoup écrit, sur ce blogue, sur Dante et particulièrement son ouvrage La Monarchie (voir en particulier ici, , par-ci et par-là). Je reviendrai ici, l’espace d’une brève, sur une citation qui en est issue, mais qui n’a pas grand-chose à voir avec son propos principal. La première phrase du second livre de De Monarchia est la suivante :

«Nous nous étonnons d’habitude d’un fait nouveau dont nous ne réussissons pas à connaître la cause; mais, une fois cette cause connue, nous regardons de haut, prêts à les railler, ceux qui demeurent dans l’étonnement.»[1]

En introduisant ainsi le livre dont la thèse est que le détenteur légitime du pouvoir suprême, à la tête de l’ensemble des États du monde, devait être l’Empereur, Dante se souvient vraisemblablement que, avant d’être exilé de Florence, il était du parti guelfe (les partisans du Pape). Ce n’est qu’en exil et au moment de rédiger La Monarchie pour appuyer les ambitions de Henri VII de Luxembourg, qu’il a rejoint le parti opposé, le parti gibelin (les partisans de l’Empereur). Il avance ainsi qu’il ne peut mépriser «ceux qui demeurent dans l’étonnement» (les guelfes), puisqu’il a déjà été parmi eux, mais encore qu’il peut les convaincre de le rejoindre, s’il leur explique les motifs de son passage de l’autre côté.

Pour ma part, je pense souvent à ce passage quand je pense à l’arrogance des intellectuels (à laquelle je cède à l’occasion, bien que je tente de lutter contre ce mauvais penchant) à l’endroit de ceux qui ne le sont pas. Cette arrogance témoigne d’un manque de réflexivité : d’une méconnaissance de soi. Trop souvent, nous oublions que nous consacrons à la réflexion active, la documentation et l’argumentation une proportion de notre temps qui est hors de portée de la plupart des gens — du temps plein, car c’est notre occupation principale. Trop souvent, nous apprenons par osmose sans être capables d’identifier le cheminement ou les faits décisifs qui nous ont amenés à destination. Par conséquent, trop souvent, nous sommes incapables de guider autrui sur ce même chemin.

Pour se défaire de cette arrogance, un gros travail sur soi, un gros travail de mémoire me semble nécessaire à chacun.

 

Note

[1] DANTE, « La Monarchie », in DANTE, Oeuvres complètes, Paris, Librairie Générale Française, 1996, p. 460.

La « post-factualité »: quelques remarques

Depuis que l’expression a été lancée par la publication par Katharine Viner, du journal britannique The Gardian, d’un long article sur la problématique de la vérité dans les médias et les médias sociaux, elle a fait florès. «Post-factualité» et «post-vérité» capturent un malaise actuel. Sans faire un tour exhaustif des débats que cet article a pu susciter, on mentionnera que La Presse a publié pas moins de trois articles sur ce thème sans qu’aucun d’entre eux en mette en doute les prémisses, tandis qu’on peut trouver dans Le Devoir, les doutes d’Antoine Robitaille.

Fondamentalement, la thèse de la post-factualité me semble reposer sur deux grandes assertions :

  1. Que le débat public, à l’heure actuelle, souffre de fait que les acteurs privilégient l’émotion sur les faits.
  2. Qu’il s’agisse d’une nouveauté à l’époque contemporaine. Je m’aventure un peu plus sur ce point, puisque les auteurs des articles consultés donnent peu d’indications sur la vision du passé qu’ils entretiennent. À défaut de savoir si les auteurs considèrent qu’il s’agit vraiment d’une nouveauté, j’avancerai que l’absence d’indication historique à l’intérieur de ces articles suggère l’idée que la situation est sans précédent. En fait, il y a une indication historique, très floue : Viner semble estimer que l’avancée «Internet» renvoie à la précédente avancée «Gutenberg», ce qui semble suggérer qu’elle croit que rien n’a fondamentalement changé entre Gutenberg et 1990.

Or, ce qui m’intéresse dans cette histoire, c’est le parallèle qu’on peut établir avec ce que Bernard Manin constatait en comparant l’affaire Dreyfus avec le Watergate. En effet, Manin, dans le chapitre intitulé Les métamorphoses du gouvernement représentatif, propose de voir dans ces deux controverses des moments types de la structure de la délibération publique à deux moments différents du gouvernement représentatif. Ainsi l’affaire Dreyfus représenterait le mode délibératif de la démocratie de parti, tandis que l’affaire du Watergate se situerait aux débuts de la démocratie du public. Voici comment il expose la structure des deux débats :

«[…] les Américains ont eu, globalement, la même perception des faits, quelle qu’ait été leur identification partisane et quelque jugement de valeur qu’ils aient en définitive porté sur ces faits. Dans l’affaire Dreyfus, au contraire, il semble que la perception même des faits ait été différente selon les secteurs de l’opinion : les Français ont perçu les faits à travers les organes de presse de la tendance d’opinion dont ils se sentaient proches.» —

Citant d’autres études sur la perception des faits, Manin conclut donc que la démocratie du public favorise une uniformisation de la perception des faits par le public. Les clivages d’opinions prennent se forment alors à partir d’un positionnement différent qu’ont les acteurs par rapport à ces faits, «mais ce clivage ne reproduit pas nécessairement le clivage partisan entre ceux qui votent pour un parti politique et ceux qui votent pour un autre.» Cela tient au fait que les médias de masse capitalistes ne dépendent pas financièrement des partis politiques et des syndicats : ils génèrent leurs propres profits. La concurrence pour les parts de marché tend à favoriser, non pas le pluralisme, mais plutôt une uniformisation de l’information.

C’est précisément cette structure médiatique qui est remise en question par les médias sociaux. Comme je l’ai déjà indiqué, l’ouvrage de Manin, y compris sa postface, a été rédigé trop tôt pour mesurer l’impact de ces derniers sur la délibération et, plus généralement, la représentation. A priori, si la structure des partis politiques ne semble pas avoir sensiblement changé, en revanche les formes délibératives semblent bien changer en profondeur. Les médias sociaux semblent favoriser une diffusion «en silo» de l’information. Cela tiendrait essentiellement au fait que les algorithmes structurant les médias sociaux répondent essentiellement à une structure inspirée par un modèle commercial publicitaire. Ils fragmentent ainsi la population et la redistribuent en catégories en fonction de dynamiques affinitaires, afin de capturer des segments entiers de population formant des acheteurs potentiels de certains produits. Il y a lieu de croire que ce phénomène se reproduit en politique et en information. Mais non seulement les médias sociaux produisent-ils ces «silos», mais au surplus les modèles de financement aussi bien des médias en général que des médias sociaux doivent-ils beaucoup à l’impératif d’accumulation des «clics», autrement dit à la rapidité de production, du sensationnalisme et du réflexe de partager avant de réfléchir. La fausse nouvelle serait ainsi «le sous-produit du capitalisme digital».

Mais les critiques formulées à l’encontre de la thèse de la «post-factualité» amènent à compléter cette analyse d’au moins deux autres éléments, sans lesquels ce phénomène de «silos» n’aurait pas autant d’impact.

Frédéric Lordon a souligné que le problème de la vérité cache celui de la dépolitisation (voir aussi le Stagirite). Dans leur obsession pour le «fait», les médias de masse en sont venus à négliger le pouvoir, les conflits, les intérêts. Le fait est que le modèle de financement capitaliste des médias mainstream favorise la compétition pour les plus grandes parts de marchés et, par conséquent, l’uniformisation de l’offre d’information. C’est de cette uniformisation de l’offre que découle l’uniformisation de la perception publique observée par Manin. Or, la tendance à uniformiser l’information tend à construire également un substrat idéologique commun. C’est ainsi qu’on en vient à présenter les politiciens comme «compétents» ou «incompétents» (c’est-à-dire faisant la «bonne» ou la «mauvaise» chose) là où en réalité il y a des politiciens défendant des intérêts différents. Devenus ainsi incapables de critique politique, les médias de masse n’ont plus pour seul potentiel critique qu’un fact-checking un peu fade. L’ensemble de la structure des médias de masse agit ainsi comme une «gigantesque bulle de filtre», un gros silo semblable à ceux créés par les médias sociaux, si ce n’est qu’il était unique alors que les médias sociaux en créent plusieurs plus ou moins imperméables les uns aux autres. Et cette bulle de filtre, esclave d’une idéologie qui s’ignore, est incapable de produire la critique idéologique dont on aurait besoin pour saisir le mécontentement d’autrui ou le nôtre propre. Elle confond idéologie et vérité. Du coup, pas étonnant que le rejet de son idéologie amène aussi un mépris du «fait».

Dans un ordre d’idée assez différent, Peggy Sastre rappelle dans Slate que notre cerveau est lui-même une gigantesque «bulle de filtre». Son analyse n’est pas tout à fait satisfaisante, car elle n’explique pas la diversité des filtres et semble nous confiner à un certain fatalisme. Elle nous réfère aussi à un facteur intemporel, ce qui ne permet pas de saisir les effets de nouveautés qui accompagnent les phénomènes actuels. En revanche, elle met de l’avant des éléments qui rappellent que notre capacité cognitive à saisir le vrai se réduit dans l’urgence et l’émotion, tandis qu’elle peut se reformer dans les conditions appropriées (voir aussi ici et ici). L’indignation, la colère, le ressentiment, le besoin d’autojustification, l’anxiété, l’insécurité, la peur, notamment, ne sont pas des amis de la recherche de la vérité. Or, ces émotions sont affectées par le contexte social. Les inégalités socio-économiques, les inégalités de genre ou d’ethnicité sont autant de facteurs qui induisent certaines de ces émotions chez les dominés et certaines autres chez les dominants — et des cocktails bizarres chez ceux qui appartiennent à différents niveaux aux deux catégories à la fois. Au-delà de la structure des médias de masse et des médias sociaux, la «post-factualité» nous renvoie donc à la production des conditions sociales permettant un accès optimal à la vérité et à la réflexion pour tous.

Bibliographie

MANIN, Bernard. Principes du gouvernement représentatif. Paris: Flammarion, 2012.

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

David Kahnneman, Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2011.

Comment la démocratie influence la religion

La note d’aujourd’hui porte sur un petit ouvrage qui a attiré mon attention il y a peu. Il s’agit en fait la version écrite de la conférence que le philosophe Daniel Tanguay a donné en 2010. À l’époque, la peur du néoconservatisme américain avait reculé d’un bon coup, à la suite de l’élection de Barack Obama. Elle persistait néanmoins, puisque les mouvements du tea party étaient florissants, alimentés par la réaction néoconservatrice à l’élection d’Obama. Au Canada, par ailleurs, Stephen Harper était à l’apogée de son pouvoir. La réflexion de l’heure sur les liens entre politique et religion était donc encore largement orientée sur les liens sulfureux entretenus par les gouvernements nord-américains avec des mouvements religieux très conservateurs qui semblaient en porte-à-faux avec la modernité. Dans ce contexte, Joseph-Yvon Thériault a invité D. Tanguay a prononcer une conférence sur « les rapports complexes du néoconservatisme américain à la fois à la religion civile américaine et au mouvement religieux conservateur aux États-Unis », sur lesquelles le philosophe avait déjà écrit à quelques reprises. Tanguay a plutôt choisi d’aborder « une dimension souvent négligée de l’expérience américaine, à savoir l’impact que la démocratie a eu sur le christianisme et, par extension, sur toutes les autres religions qui sont pratiquées aux États-Unis » .

Ce thème, proche des préoccupations des historiens et des sociologues, Tanguay l’aborde en philosophe, c’est-à-dire en privilégiant une lecture approfondie et soignée d’un petit nombre de références plutôt qu’en mettant sur pied des enquêtes originales pour collecter de nouvelles informations. Son thème lui vient de Tocqueville; il utilise également beaucoup le classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme; sur les grandes évolutions de la religion américaine, on voit réapparaître régulièrement l’ouvrage de William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme; pour une période plus récente, les références récurrentes se font à The Transformation of American Religion. How We Actually Live Our Faith. Plusieurs autres ouvrages sont cités, mais la récurrence des références à ces quatre-ci mérite d’être soulignée.

Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estimait que les Américains tendaient naturellement vers le panthéisme, au mépris du dogme chrétien. L’un et l’autre s’opposent en effet sur le rapport entre Dieu et le croyant.

Alors que la religion chrétienne en vertu de son principe fait tout pour marquer la distance entre Dieu et sa création, entre Dieu et ses créatures, le panthéisme, lui, cherche à réduire cette distance et à effacer complètement la frontière entre le divin et la nature .

En effet , « [l]’homme démocratique, irrité par toutes les formes de principe hiérarchiques ou de distinction, voudra abolir cette distance de Dieu à l’homme qui, comme le précise Tocqueville, « le gêne encore » » . Par ailleurs, dans la perspective de Tocqueville, la démocratie et le panthéisme auraient en commun d’être des régimes supposant une profonde unité de pensée, où la diversité apparente masquerait un principe unificateur fort . La thèse de Tanguay est que, au début du XXIe siècle, l’histoire de la religion américaine validerait l’analyse tocquevillienne. L’expérience religieuse américaine serait

[…] à la fois panthéiste et gnostique. Elle est panthéiste, car elle présuppose que toutes les expériences religieuses ramènent en fait à une vérité unique qui se manifeste sous diverses formes religieuses; elle est gnostique dans la mesure où chaque individu peut faire l’expérience personnelle de cette vérité pour lui-même et devenir ainsi le seul maître en dernier lieu de son salut .

L’examen de l’influence de la démocratie sur la religion conduit Tanguay à avancer la thèse que, dans une évolution très lente de l’expérience religieuse américaine, il y a eu une tendance de glissement depuis le puritanisme protestant vers le panthéisme sur durée de plus de trois siècles. Cette évolution se serait faite à travers des moments de « réveils » religieux qui, chaque fois, auraient marqué des rupture et des nouvelles synthèses des relations entre politique et religion aux États-Unis. Seul le dernier de ces « réveils », situé dans les années 1960-70, n’aurait pas débouché sur une telle synthèse. Ce fait singulier aurait généré la « guerre culturelle » entre les « deux Amériques », celle des « progressistes séculiers » et celle des « conservateurs chrétiens » .

Pour Tanguay, tout part de la tension psychologique que la doctrine calviniste impose à l’individu. Le calvinisme adhère à la théorie de la prédestination, conséquence logique de la toute-puissance de Dieu. D’après celle-ci, le destin de chaque individu serait décidé dès sa naissance: il ira au Paradis ou à l’Enfer, selon qu’il aura été décidé qu’il fait parti de la communauté des élus ou non. Pour Calvin, Dieu ne laisse aucun signe de l’élection ou non de chaque individu. Pourtant, la perspective d’être damné d’avance créerait une anxiété chez l’individu qui ne pourrait s’empêcher de recherche des signes de son élection dans son comportement.

Une conduite morale irréprochable, une piété austère, une lutte de tous les instants contre le mal chez soi et chez autrui, une participation active à la communauté des croyants, sont autant de manières de voir confirmé à ses yeux et aux yeux des autres son statut d’élu. Weber a remarquablement décrit comment cette recherche des signes de l’élection a été favorable à une éthique ascétique du travail et de l’épargne qui a contribué à l’avènement du capitalisme .

[…]

En somme, la synthèse calviniste ne pouvait se maintenir qu’au prix d’un effort presque surhumain qui consistait à garder sous contrôle des individus dont on exacerbait constamment les conflits intérieurs en les forçant à vivre dans un état permanent d’angoisse concernant leur salut éternelle. Cette expérience première de l’âme constitue, selon moi, l’expérience spirituelle matricielle américaine et c’est à partir de celle-ci que l’on peut comprendre l’histoire religieuse américaine subséquente

[…]

Les grands mouvements de renouveau religieux et spirituel seront autant de tentatives de résoudre la tension calviniste originelle. William McLoughlin, dans un ouvrage classique sur le sujet, distingue quatre grands moments de renouveau spirituel aux États-Unis: 1730-1760, 1800-1830, 1890-1920, 1960-1990 .

Les différents renouveaux identifiés par McLoughlin ont un trait commun, celui de mettre la conversion au cœur de l’expérience religieuse. La notion de conversion désigne, dans son sens premier, le fait de changer de religion, mais elle a depuis longtemps, au sein du christianisme, une signification étendue qui désigne la transformation du mode de vie et du rapport à la religion. Elle s’est avérée particulièrement importante au sein du calvinisme, où elle pouvait être vécue comme un signe concret de l’élection divine. Le prédicateur Jonathan Edwards incarnera le premier renouveau religieux américain, en mettant l’accent sur un rapport affectif, plutôt qu’intellectuel, à la religion. Son message mettait de l’avant la possibilité pour des gens dont la vie était bien imparfaite d’être sauvés par Dieu pour autant qu’ils lui ouvraient leur cœur .

Le grand renouveau spirituel de 1730-1760 aurait favorisé la rupture entre l’Angleterre et ses colonies. En faisant en sorte que la conception commune de la religion des colons soit strictement personnelle, elle les aurait préparé à rejeter la religion d’État anglaise et suscité une forme limitée de tolérance religieuse (limitée, car elle excluait les athées et les catholiques) . Évoquant brièvement les deux renouveaux du XIXe siècle – respectivement représentés, le premier par Nathaniel W. Taylor et Raph Waldo Emerson, le second par Walt Whitman et William James – Tanguay en retient « que chacun de ces renouveaux marque un recul à l’égard du calvinisme originel » . Ils ont favorisé une perception plus optimiste de l’être humain et de la recherche du bonheur, ainsi qu’un plus grand sentiment de pouvoir influer sur sa propre destinée. Mais les grands philosophes ne sont pas le meilleur moyen d’aborder ces renouveaux spirituels, dont les mouvement majoritaires s’expriment souvent d’une manière anti-intellectualiste. « Le prosélytisme évangéliste ne vise pas à convaincre par des arguments, mais à provoquer une expérience de rencontre personnelle avec Jésus » .

Tanguay évoque plusieurs facteurs pour expliquer l’évolution de l’expérience religieuse américaine. Il s’agit de motifs politique, conforme à « l’ethos propre à la démocratie américaine » . Il mentionne notamment la diversité des sectes ayant originellement colonisé le pays, qui les a poussé à accepté les principes de tolérance et de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses. Toutefois,

[il] fallait un outil autrement puissant pour désamorcer le potentiel fanatique et sectaire du calvinisme puritain. Il fallait une transformation interne de ce dernier pour le rendre disponible au compromis politique qui allait le désarmer et graduellement éroder son influence dans la vie américaine. […] L’invention d’un nouveau langage religieux était dès lors nécessaire.

[…]

J’ai souligné à plusieurs reprises le caractère foncièrement individualiste [de l’expérience calviniste américaine] Nous avons sûrement sans doute là l’une des sources de l’individualisme américain, mais en même temps cet individualisme s’est développé aux États-Unis grâce à des facteurs totalement indépendants de la religion: facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels. Il est important de noter que cette culture individualiste influença à son tour fortement l’expérience religieuse américaine .

Après avoir formulé ainsi l’impact de l’individualisme sur la conception que les américains se faisaient de la religion, Tanguay se tourne vers le dernier « renouveau spirituel » pour cherche à comprendre comme cela peut l’aider à comprendre l’actualité américaine. De prime abord, il semblerait que ce soit une réaction à l’éloignement de la spiritualité américaine avec le protestantisme. La croissance de l’athéisme et de l’agnosticisme est significative pour la première fois dans les années 60-70. Les nouvelles spiritualités, style « New Age », foisonnent. Mais l’idée de réaction est incomplète et se fie trop, selon Tanguay, à ce que les leaders spirituels conservateurs disent d’eux-mêmes. Or, en cherchant à contrecarrer cette réaction, les mouvements protestants se sont adaptés à leur public, c’est-à-dire qu’ils se sont laissés influencés par lui. Ils ont développé, pour cela, un discours proche de celui de la psychothérapie. Il s’ensuit une transformation profonde, notamment, de la notion de péché, réorientée vers l’acceptation de soi: « Le vrai péché, c’est de ne pas s’accepter tel que l’on est et de ne pas se laisser aimer par Dieu pour ce que nous sommes. […] Jésus est le thérapeute suprême » . Il s’ensuit que « le discours religieux a de plus en plus de difficultés à se différencier du discours panthéiste-gnostique ou plutôt, de son expression populaire, le discours thérapeutique » , qui s’avérerait, finalement, le discours liant en profondeur la majorités des expériences spirituelles américaines.

La conférence de Tanguay m’a beaucoup intéressée par les clés de compréhension qu’elle fournit sur les transformations spectaculaires du rapport au religieux des américains. Elle donne ainsi des perspectives sur les comportements en apparence contradictoires qui animent les fondamentalistes religieux de ce pays. En revanche, elle me semble insuffisante pour comprendre l’intolérance qui caractérise les vagues actuelles de sursaut, celle du tea party, qui préoccupait l’auditoire de Tanguay en 2010, ou les trumpistes d’aujourd’hui. Car en effet, si le panthéisme agit pour uniformiser et favoriser la tolérance au sein d’un pays par ailleurs pluriel, comment peut-il expliquer les sursauts d’intolérance violente que nous observons? Cependant, la perspective essentielle offerte par Tocqueville, et brillamment évoquée par Tanguay, est porteuse d’une hypothèse essentielle: la démocratie, par son existence même, agit sur les mentalités et possède, en soi, un pouvoir acculturant.  Reste l’inquiétude de Tocqueville, partagée par Tanguay en conclusion de sa conférence: si la démocratie porte en elle-même un tel pouvoir d’uniformisation, doit-on craindre qu’elle réduise la diversité des expériences humaines? Je ne suis pas sûr de partager cette inquiétude de Tocqueville, qui était après tout imprégné de valeurs résolument aristocratiques. Aussi suis-je indécis: devrait-on, en pluraliste, déplorer la réduction de la diversité humaine ou, en démocrate, célébrer cette forme d’acculturation comme l’expression proprement démocratique du vivre ensemble?

Bibliographie

TANGUAY, Daniel. Protestantisme et panthéisme dans la démocratie américaine. Québec: Presses de l’Université Laval, 2010.

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lu avant d’écrire cet article:

William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme, 1978.

Un néologisme: atellectuels

 J’ai fait paraître, dans le dernier numéro de la revue Relations, un compte-rendu plutôt positif — avec quelques réserves — du pamphlet du philosophe et politologue Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels. Cet auteur estime que l’objectif, à long terme, de la lutte des intellectuels critiques doit être de partager leurs compétences de recherche et de critique au point où l’ensemble de la population pourra en jouir. À terme, ce modèle d’action tendrait à effacer toute distinction entre les « intellectuels » et le reste de la population, menant à la disparition des intellectuels en tant que groupe social. Après la lecture de son livre, il reste encore beaucoup à faire pour poser les bases de son utopie. Mais ce billet n’a pas pour prétention de poursuivre cette réflexion, mais simplement d’en partager un extrait. J’ai choisi un extrait où il propose un amusant néologisme destiné à exclure des valeurs à promouvoir certains comportements de certains intellectuels.

Le passage que je citerai se situe après un chapitre où, en se fondant sur les autobiographies d’Howard Zinn et de Didier Eribon, l’auteur s’attaque à une représentation méritocratique de l’intellectuel, en montrant que la chance et les déterminants sociaux sont essentiels à l’élévation sociale. Il écrit ensuite un microchapitre sur le thème des « atellectuels », en somme des intellectuels qui s’accrochent à une pensée fautive par commodité. La première commodité est celle qui leur permet de se conforter dans la certitude de leur mérite (le « récit méritocratique » qu’il vient juste de critiquer). La seconde commodité est celle qui amène à faire un usage abusif des catégories de dominants et dominés pour simplifier l’analyse du monde. Voici l’extrait :

Cette foi aveugle au récit méritocratique permet de séparer les in-tellectuels des a-tellectuels. Les atellectuels sont des intellectuels de profession, qui se distinguent de leurs confrères par leur manque cruel d’acuité intellectuelle. Ils voient le monde en deux dimensions, comme une surface plane sur laquelle évoluent des individus égaux entre eux. À leurs yeux, la société est entièrement régie par des contrats, des accords, des consensus, des discussions, des pactes. La seule façon dont les individus se lient les uns aux autres est la coopération, l’association, le partage, la discussion et l’entente. Autrement dit, ces atellectuels méconnaissent les multiples rapports d’exploitation, de relégation et d’oppression qui structurent pourtant la société réellement existante. Le monde est composé de trois et non de deux dimensions, puisque parallèlement aux accords conclus entre partenaires, il existe d’innombrables situations d’injustice dans lesquelles règnent la pauvreté et la servitude. Or ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur qui s’exerce le pouvoir ne se situent pas sur le même plan. Ils ne rentrent pas dans le monde en deux dimensions que fantasment les atellectuels.

Une seconde catégorie d’atellectuels est affectée par une cécité pourtant diagnostiquée depuis la théologie médiévale. Le manichéisme. Ces atellectuels admettent sans problème qu’il existe des rapports de domination, mais ils les comprennent sur un mode binaire qui intègre de force les individus dans la catégorie de « dominant » ou de « dominé ». Leur vision du monde ne laisse place à aucun intermédiaire. La frontière entre ceux d’en bas et ceux d’en haut est clairement établie. La figure du dominé est automatiquement associée à celle de la victime et de l’innocent. Et la figure du dominant est systématiquement renvoyée du côté du mal et de l’activité. Cette pensée binaire méconnaît la leçon de Nietzsche, d’après laquelle les faibles ne sont pas toujours bons, et celle d’Étienne de la Boétie, d’après laquelle les dominés sont en partie responsables de leur asservissement. Mais le manichéisme n’admet pas les complexités, les hésitations et les contradictions du réel. Au point que ces atellectuels sont profondément désemparés lorsqu’ils trouvent face à eux des individualités qui ne rentrent pas dans les cases prédéfinies : une féministe voilée, une musulmane lesbienne, un juif antisioniste, un bourgeois révolutionnaire, un ouvrier de droite, un homosexuel membre du Front national, etc.

Référence :

CERVERA-MARZAL, Manuel. Pour Un Suicide Des Intellectuels. Petite Encyclopédie Critique. Paris: Textuel, 2015.

 

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005. Voir l’article Wikipédia sur la pensée complexe.

Le dilemme républicain fut-il résolu par les Anglais?

Mon précédent billet sur le dilemme républicain exposait le concept de « dilemme républicain », tel qu’il fut formalisé à partir d’une lecture d’auteurs républicains classiques. Je m’appuyais principalement sur un article de Geoff Kennedy, que je n’ai pas analysé en entier. Dans ce billet-ci, je souhaiterais revenir sur la seconde partie de l’analyse.

Comme je l’ai indiqué dans le premier texte, Kennedy suggère que les républicains anglais ont cru avoir résolu la contradiction entre la liberté républicaine et l’expansion de la république. Pourtant, comme il le souligne, on peut difficilement présumer que c’est simplement par supériorité intellectuelle qu’ils ont résolu un problème que les Florentins, notamment Machiavel, ont considéré comme insoluble. Pour Kennedy, c’est la transformation des structures de propriété qui ont amené la résolution du problème. J’exposerai d’abord son analyse, fort intéressante, avant d’en formuler ma critique.

C’est donc une volonté de réinsérer l’histoire des idées dans le cadre d’une analyse plus sociologique et plus matérialiste qui guide la suite de l’article. Geoff Kennedy souligne d’ailleurs ce que son analyse doit à la contribution marxiste à l’histoire des relations internationales . Sous cet angle, la question qu’il pose est la suivante : comment les problématiques sur lesquelles ont réfléchi les penseurs politiques des deux époques ont-elles été façonnées par certaines structures sociales, notamment celles de la propriété?

La distinction principale soulevée par Kennedy repose sur le fait qu’à Florence, il n’existait pas de distinction formelle entre le politique et l’économique. Société pré-capitaliste, les producteurs y étaient le plus souvent en possession des moyens de production, comme propriétaires ou locataires. La puissance militaire y était donc garante de la domination des puissants et de leur capacité à s’enrichir sur le dos des faibles. La société florentine était organisée par un système de corporations de métiers, qui organisait à la fois la vie économique en régulant les principaux domaines de l’artisanat et du commerce et en participant à l’organisation du gouvernement de la cité.

Voilà où réside la contradiction de la république florentine : l’existence de guildes, comme forme de propriété constituée, servit à étendre les auspices de l’état républicain, tandis qu’elle servait en même temps comme un moyen de pousser plus loin le type de compétition et de factionalisme qui gangrénait Florence.

Dans la mesure où les corporations jouaient un rôle dans la constitution des factions politiques, l’expansion commerciale florentine alimentait les conflits politiques internes de la cité. Le succès d’un secteur ou d’un autre pouvait déséquilibrer le rapport de force à l’intérieur de la cité. Face aux renforcements d’un groupe particulier, la réponse pouvait être d’élargir le recrutement des corporations pour court-circuiter le clientélisme du groupe dominant. Mais c’est précisément cet élargissement de la citoyenneté qui pouvait poser problème . Dans la situation des cités-états italiennes, qui maintenaient une domination fragile sur leur contado (région environnante — la Toscane ou une partie de celle-ci dans le cas de Florence), l’expansion territoriale n’était pas l’avenue naturelle du maintien de la puissance d’une cité (ou du maintien d’une puissance suffisante pour la prémunir contre les cités rivales). C’était donc l’expansion commerciale qui fournissait les revenus nécessaires pour payer les armées — souvent les armées de mercenaires — qui devaient défendre la République. Mais alors, ces mercenaires devenaient un péril.

Tandis que Machiavel se méfiait des marchands et des banquiers, une partie des républicains anglais a vu dans le développement du commerce et des banques l’une des conditions de la force d’une république, identifiant progressivement les intérêts de la classe marchande avec les intérêts de la république elle-même. Pour Kennedy, deux nouveautés expliquaient cette transformation du républicanisme :

  1. Le développement du capitalisme agraire avait transformé la nature des relations entre l’État et la société.
  2. L’émergence d’une alliance entre les nouveaux marchands, les républicains et les aristocrates propriétaires terriens.

D’une manière générale, ces évolutions dépendaient de l’émergence d’une agriculture destinée à l’exportation a lié les intérêts des propriétaires terriens à ceux d’un nouveau groupe de commerçants. La nature du commerce dominant de l’Angleterre commença à changer : produits agricoles plutôt que produits de luxe. La puissance militaire de la république changeait donc de fonction : il ne s’agit plus tant de produire une expansion territoriale dont on pourrait extraire de nouveaux impôts en taxant la production agricole, mais de gagner et sécuriser de nouveaux marchés servant à écouler la production de la métropole.

La nature de la représentation politique était également différente. Plutôt que d’être fondé sur les corporations de métier et de commerce, la représentation était, en Angleterre, fondée sur la propriété privée. Des corporations de marchands existaient, mais leur rôle se résumait à la régulation du marché. Il s’agissait d’éviter de saturer ce dernier et de contrôler le nombre de marchands en activité. Or, l’ancienne classe marchande était économiquement et politiquement liée à la Couronne. Ces deux groupes s’accordaient un support mutuel. Ainsi, les marchands établis pouvaient compter sur la couronne pour s’opposer à l’émergence de la nouvelle classe marchande, qui risquait de se poser en rivale des premiers. Les guildes étaient un instrument pour faire obstacle aux nouveaux marchands.

Une différence entre les situations anglaise et florentine apparaît alors clairement. Alors que les républicains florentins cherchaient à étendre le pouvoir des guildes et leur nombre d’adhérents pour contre-balancer le pouvoir de certaines factions, les républicains anglais voulaient au contraire les supprimer, car ils voyaient en elles un pouvoir illégitime. L’idéologie républicaine permettait d’affirmer que la monarchie absolue était un obstacle à la grandeur de l’Angleterre. Cela favorisa l’alliance entre la nouvelle classe marchande, qui recherchait de nouveaux marchés pour les produits agricoles, et les républicains proches de l’oligarchie qui valorisaient la vie dans un « État libre ». Ce serait en grande partie pour ces raisons qu’une partie des républicains anglais se seraient montrés sensibles à l’idéologie de « l’intérêt égoïste » au service du bien commun que les penseurs mercantilistes développaient alors.

Les républicains qui ont embrassé les nouvelles valeurs commerciales et la conception de l’intérêt comme substituts des notions classiques de la vertu ont également embrassé l’impérialisme républicain; tandis que les républicains qui adhéraient à la notion classique de la vertu ont rejeté l’expansionnisme et embrassé le républicanisme de préservation. Athènes et la Hollande sont devenues les modèles pour le premier, Venise et Sparte furent les républiques idéales exaltées par les seconds, Rome étant souvent revendiquée — dans différentes incarnations — par les deux côtés .

Kennedy précise toutefois que, malgré cette évolution importante, il ne faut pas voir dans les républicains anglais des thuriféraires du capitalisme émergent. À son avis, ces derniers n’ont jamais abandonné les principes fondamentaux qui, plus tard, fonderont l’opposition républicaine au capitalisme (on se reportera à ce billet de Gabriel pour s’en faire une idée). Néanmoins, dans la configuration anglaise du XVIIe siècle, alors que l’expansion commerciale garantissait la force de ceux qui s’opposaient à l’absolutisme royal, il pouvait être tentant de rejeter la formulation du dilemme républicain et d’affirmer que l’expansion commerciale était la clé de la liberté.

Réflexions finales

D’un point de vue méthodologique, l’article de Kennedy montre sans équivoque l’intérêt de procéder à une critique des textes de la philosophie politique en utilisant les outils de l’histoire socio-économique. J’aurais aimé cependant qu’il développe plus clairement l’évolution de la pensée républicaine anglaise. Certains des mécanismes qu’il décrit me semblent encore assez flous (ou est-ce en raison de mes lacunes en histoire anglaise?). J’aurais notamment aimé une analyse plus approfondie des critiques adressées au capitalisme émergent par les « républicains classiques » et des arguments avancés par les « républicains de l’intérêt » pour démontrer qu’ils avaient résolu le fameux dilemme républicain. Ces développements auraient peut-être permis de mieux percevoir les enjeux de la transformation en cours. En effet, l’Angleterre du XVIIe siècle avait-elle bien évité le danger de la corruption provenant de la société commerciale, ou n’était-ce qu’une chimère défendue par ceux qui profitaient de son expansion?

Dans mon billet sur la colonisation de l’Algérie, j’ai évoqué le fait que l’expansion de l’empire colonial français, dans sa phase capitaliste, avait été l’occasion pour un groupe d’oligarques de s’appuyer sur le trésor public et l’exploitation de la colonie pour s’enrichir. Il s’agit d’un exemple où l’expansion territoriale et commerciale permet aux puissants de gruger les moyens de la puissance publique et par conséquent d’attaquer la liberté des humbles. Il est par conséquent permis de douter que, à la fin du XIXe siècle, le dilemme républicain eût été résolu. Cela n’est pas l’Angleterre du XVIIe siècle, il est vrai. Mais cela ouvre trois hypothèses :

  1. Soit la configuration de la propriété du XVIIe siècle anglais n’a pas fait disparaître le dilemme républicain, mais uniquement déplacé le problème;
  2. soit cette transformation a effectivement résolu le dilemme, mais ne s’est jamais réalisée en France (ce qui me paraît peu probable);
  3. Soit cette transformation a effectivement résolu le problème, mais des transformations postérieures du capitalisme l’ont réintroduit.

Je laisserai ces hypothèses ouvertes pour le moment, n’ayant pas les moyens de trancher entre elles sans pousser mes recherches plus loin.

Bibliographie

KENNEDY, Geoff. “The ‘Republican Dilemma’ and the Changing Social Context of Republicanism in the Early Modern Period.” European Journal of Political Theory 8, no. 3 (2009): 313–38.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire cet article :

Geoff Kennedy, Diggers, Levellers and Agrarian Capitalism: Radical Political Thought in 17th Century England, Lanham, Lexington Books, 2008.

Pourquoi je n’aime pas la polémique (dans les mots de Foucault)

Je ne dirai pas que je n’ai jamais polémiqué. Cela m’est arrivé assez souvent. Mais j’en ressors en général avec un goût amer en bouche et avec le dégoût de l’épisode. Sur les dizaines de fois où j’ai cédé à la hideuse pulsion de la polémique, je ne pense pas en avoir retiré de la satisfaction plus d’une ou deux fois. J’aimerais m’en abstenir autant que possible, bien que je sache que mon caractère est sujet aux emportements et que je dois lutter pour ne pas polémiquer. Par ailleurs, j’ai pu tester à l’occasion des usages féconds à la polémique — ce qui reste hasardeux et me fait parfois me sentir manipulateur. Bref, quelle qu’en puisse être la fonction sociale, je n’aime pas ça.

En suivant une piste que je tiens — évidemment — de la lecture de Noiriel, j’ai lu récemment un entretien de Michel Foucault et y ai trouvé un extrait qui exprime parfaitement mon sentiment sur la polémique.

Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. Très schématiquement, il me semble qu’on pourrait y reconnaître aujourd’hui la présence de trois modèles : modèle religieux, modèle judiciaire, modèle politique. Comme dans l’hérésiologie, la polémique se donne pour tâche de déterminer le point de dogme intangible, le principe fondamental et nécessaire que l’adversaire a négligé, ignoré ou transgressé; et dans cette négligence, elle dénonce la faute morale; à la racine de l’erreur, elle découvre la passion, le désir, l’intérêt, toute une série de faiblesses et d’attachements inavouables qui la constituent en culpabilité. Comme dans la pratique judiciaire, la polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale; elle instruit un procès; elle n’a pas affaire à un interlocuteur, elle traite un suspect; elle réunit les preuves de sa culpabilité et, désignant l’infraction qu’il a commise, elle prononce le verdict et porte condamnation. De toute façon, on n’est pas là dans l’ordre d’une enquête menée en commun; le polémiste dit la vérité dans la forme du jugement et selon l’autorité qu’il s’est conférée à lui-même. Mais c’est le modèle politique qui est aujourd’hui le plus puissant. La polémique définit des alliances, recrute des partisans, coalise des intérêts ou des opinions, représente un parti; elle constitue l’autre en un ennemi porteur d’intérêts opposés contre lequel il faut lutter jusqu’au moment où, vaincu, il n’aura plus qu’à se soumettre ou disparaître.

Bien sûr, la réactivation, dans la polémique, de ces pratiques politiques, judiciaires ou religieuses n’est rien de plus que du théâtre. On gesticule : anathèmes, excommunications, condamnations, batailles, victoires et défaites ne sont après tout que des manières de dire. Et pourtant, ce sont aussi, dans l’ordre du discours, des manières de faire qui ne sont pas sans conséquence, il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d’une polémique? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu’ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu’ils revendiquent, sur leur légitimité qu’ils doivent défendre et sur l’affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition; on fait passer tout ce qu’on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l’accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fut-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s’en autoriser[1].

 

Sans doute doit-on concéder que la polémique a ses utilités. Foucault évoque d’ailleurs les alliances, la coalition d’intérêts, le recrutement de partisans : activités essentielles du militantisme, il est difficile d’imaginer la politique sans celles-ci. Cependant, quelque utilité qu’on puisse lui concéder, la polémique ne servira jamais la recherche de la vérité.

Notes

[1] Michel FOUCAULT, Dits et écrits. 1976 – 1988, Paris, Gallimard, coll. « Dits et écrits. 1954 -1988 », 2001, p. 1411‑1412.

Maurizio Viroli et le patriotisme républicain

J’ai déjà eu l’occasion, dans mon billet sur Philip Pettit et la liberté républicaine, de citer le petit ouvrage de Maurizio Viroli, Républicanisme. J’avais indiqué que je traiterais des originalités de Viroli dans un autre billet. Plutôt que de m’efforcer de traiter systématiquement les points où Viroli se distingue de Pettit, je préfère traiter d’une question que ce dernier, à ma connaissance, n’aborde pas, ou peu, c’est-à-dire la question du patriotisme. Pettit aborde bien la question de la « démocratie de contestation », ce qui suppose que les citoyens soient mobilisés, mais, dans le chapitre que j’ai lu et d’après les comptes-rendus que j’ai lus de ses livres, il n’explique pas comment s’assurer que cette mobilisation se maintienne. Or, c’est bien là la principale préoccupation de Viroli. Le chapitre qu’il consacre au patriotisme est d’ailleurs le plus long de Républicanisme et ce, par une bonne marge.

Pour comprendre pourquoi Viroli accorde autant d’importance à cette question, il faut se rappeler qu’il écrit dans le contexte du berlusconisme. Viroli s’est fait connaître auprès du public italien en publiant avec son ancien mentor, le libéral Norberto Bobbio, un petit livre intitulé Dialogue autour de la République, qui a été publié l’année du retour au pouvoir de Berlusconi (2001)[1] (, , 136). Contre les retours du Cavalieri, son autoritarisme et sa propension aux pratiques de clientélisme et de corruption, Viroli cherchait le moyen de revitaliser l’opposition et a cru le trouve dans les idéaux républicains. Il a admis avoir écrit ce livre dans « le but de » contribuer à rendre plus forte la « conscience civique » des dirigeants et des citoyens d’Italie. », mais reconnaîtra, après la réélection de Berlusconi, avoir échoué[2]Républicanisme comporte une série de références à la situation italienne : il est visible que, même si Viroli cherche à écrire un ouvrage à portée universelle — ce qui en augmente l’intérêt pour nous, qui ne sommes pas Italiens — il n’en fait pas moins de nombreuses références à « notre pays », autrement dit à l’Italie, le pays qu’il partage avec son premier lectorat.  Plusieurs passages déplorent l’état de la citoyenneté italienne, notamment la « culture de l’arrogance et de la servilité » qui « étouffe » les citoyens vertueux[3] ou le cléricalisme qui en vient à séparer, entres autres choses, la morale (réservée à l’Église)et l’exercice du pouvoir (réservé aux laïcs)[4]. Ce mauvais état de la morale civique explique en grande partie, selon lui, que le champ soit ouvert au clientélisme autoritaire de Berlusconi et que l’opposition ne parvienne pas à le déloger durablement. Il faut donc, pour préserver la république, s’assurer d’entretenir la vertu républicaine et le patriotisme républicain.  J’exposerai ici ce qu’il me semble devoir retenir des chapitres que Viroli consacre à la vertu républicaine et au patriotisme républicain. Pour faire bonne mesure, puisque le sujet est le patriotisme, j’y ajouterai quelques remarques extraites de la lecture de La route du Pays-Brûlé de Jonathan Livernois, dont j’avais laissé un extrait ici. Livernois approche la question du patriotisme sous l’angle d’une refondation, ce qui implique qu’il en existe déjà un. Sa préoccupation n’est pas tant de produire une mobilisation que de savoir en quoi elle doit s’ancrer, quel objectif elle doit servir, quelle orientation elle doit suivre. Pour ce faire, il travaille principalement à partir d’introspections : il s’interroge sur l’origine de son patriotisme et sur le patriotisme qu’il aimerait avoir. Cela peut être un complément intéressant pour ouvrir une voie transposant les analyses de Viroli chez nous.

Le chapitre de Viroli sur la vertu républicaine est assez court et peut se résumer encore plus brièvement : il s’agit de convaincre son lecteur que la vertu républicaine n’est pas une vertu exigeante et contraignante, qu’elle est au contraire humaine et accessible. Ce point est essentiel, car pour « protéger la liberté, la république doit pouvoir compter sur la vertu civique des citoyens, c’est-à-dire sur leur disponibilité et leur capacité à servir le bien commun[5]. » Si la vertu républicaine est trop exigeante pour l’homme moyen, alors aussi bien renoncer aux idéaux républicains de liberté. Or, l’exigence de vertu serait tout à fait atteignable pour des gens vivant en démocratie. En effet, la perception de la « vertu » comme une exigence démesurée ne daterait que de Montesquieu, qui l’aurait dépeinte ainsi parce que, vivant dans une monarchie absolue, elle lui aurait semblé très éloignée de ce qu’il pouvait observer au quotidien. Mais la vertu décrite par les penseurs républicains classiques, qui vivaient eux-mêmes dans des républiques (même sur le déclin) était plus humaine et plus accessible. Ce désir d’accessibilité peut être rapproché de ce que Livernois recherche dans sa recherche de rénovation de notre mémoire du passé, notamment des Patriotes : insister sur l’humanité de nos ancêtres permettrait de voir en eux des modèles accessibles, plutôt que des géants dont l’exemple ne servirait qu’à nous culpabiliser. Pour lui en effet, « il s’agit de se sortir du complexe d’infériorité qu’on a trop souvent par rapport aux héros. Ils ne sont pas moins lâches et pétris de doutes que nous. En prendre conscience permet de poser les bases d’un patriotisme énergique et prospectif. »[6]

Énergique et prospectif, c’est-à-dire mobilisant : c’est bien l’objectif de Viroli. Pour donner envie aux citoyens de se mobiliser pour la patrie, il faut non seulement qu’ils soient vertueux, mais qu’ils aient l’amour de la patrie. C’est pourquoi Viroli insiste autant sur le concept de patriotisme. Son projet est, à la fois, de proposer de définir le patriotisme d’une manière qui serve l’efficacité de la défense de la liberté et apaise les craintes que pourrait susciter ce concept, et d’examiner les moyens qui rendent possible de renforcer cette passion.

Car pour Viroli, la vertu des citoyens doit être alimentée. Deux forces peuvent y parvenir : la religion et le patriotisme. Pourtant, Viroli récuse l’idée de combiner les deux forces car « une république pleine de citoyens patriotes et religieux pourrait difficilement être une république tolérance. Un patriotisme civique agrémenté du sens de la mesure et d’une bonne dose d’ironie et de doute suffit amplement. »[7]

Il lui faut cependant calmer quelques craintes : la première est que le particularisme patriotique en vienne à nuire aux idéaux universels et à l’humanisme en général; la seconde est d’éviter que le patriotisme ne tombe dans les pathologies nationalitaires qui ont, historiquement, causé tant de mal. Cette seconde crainte, c’est sans doute celle-là même qui a conduit Livernois à remettre en cause son propre patriotisme. En effet, il explique que la réduction du projet de pays à « une série de peurs mêlées », à un effet de gommage des différences idéologiques servant à « amalgamer par exemple Pierre Falardeau à Christian Rioux », lui a faire ressentir « l’urgence de démêler l’écheveau » et de « recharger ce mot [“patriotisme”] d’un sens qu’il semble avoir perdu depuis longtemps ». À la fin, peut-être parviendrait-il, lui aussi, à produire une mobilisation pour améliorer les choses « j’espère également trouver, dans cet amour de la patrie québécoise, ce qui renverserait la vapeur, ce qui permettrait de dire : voilà, le Québec, c’est n’importe quoi depuis un bout de temps, mais ça vaut la peine qu’on se batte pour lui. »[8].

Pour répondre à la première crainte, celle d’une perte des idéaux universaux, Viroli avance que la patrie ne contredit pas le sentiment d’appartenance à l’humanité, mais forme une valeur intermédiaire, qui permet à l’individu d’accéder à l’universel.

Pour Mazzini, il n’est aucunement besoin de renoncer au patriotisme pour soutenir la cause de l’humanité. Au contraire, cette dernière peut être soutenue de manière plus efficace en édifiant avant tout notre patrie. En tant qu’individus, nous ne pouvons faire que très peu de choses pour aider les personnes qui n’appartiennent pas à notre peuple. […] Il est nécessaire qu’il y ait un intermédiaire entre l’individu et l’humanité; les nations, et les patries libres qui s’élèvent à partir de ces dernières, constituent cet intermédiaire.[9]

Cette réponse sera probablement un élément controversé de la proposition de Viroli. Si on se tourne à nouveau vers Livernois, on note une tentation vers un énoncé du Chevalier de Jaucourt, au XVIIIe siècle, selon lequel le « patriotisme le plus parfait » serait celui qu’on aurait vis-à-vis du monde, un énoncé qui lui semblerait correspondre à la vision du monde de nombre de ses étudiants, aux « communautés éparses et riches »[10]. Pour autant, la contradiction n’est peut-être pas si insoluble que cela : sa solution apparaîtrait si, d’une part, on admettait pour vrai la proposition selon laquelle on n’a pas de levier d’action direct sur le monde — puisqu’il n’existe aucune institution qui permette d’agir sur le monde par d’autres biais que celui des nations — et si, d’autre part, on admettait qu’on peut améliorer le sort de l’humanité, au moins d’une fraction de celle-ci, en faisant de sa patrie un lieu où il fait bon vivre. Ce dernier point impliquerait une certaine modestie dans la pratique de l’humanisme, car vouloir apporter le bien à l’Humanité par les moyens de la Nation risquerait très vite de se heurter à l’écueil de l’impérialisme.

Pour répondre à la seconde crainte, celle qui fait naître l’inquiétude chez Livernois, Viroli distingue le patriotisme du nationalisme. Le nationalisme se caractérise par des valeurs qui sont avant tout non politiques, ethniques. Au contraire, l’amour de la patrie ne se nourrit pas d’homogénéité ethnique, mais de politique et de culture. Cette distinction lui permet de distinguer son patriotisme non seulement du « nationalisme ethnique », mais aussi du « nationalisme constitutionnel » ou « civique » défendu par Jürgen Habermas, auquel il reproche de demander au citoyen de s’identifier à des concepts abstraits, ce que la majorité ne feront pas :

« Par conséquent, le patriotisme républicain est différent aussi bien du “nationalisme ethnique” que du “nationalisme civique”. Contrairement au premier, il ne reconnaît pas de valeur morale et politique à l’unité et à l’homogénéité ethnique d’un peuple, tout en accordant une pertinence morale et politique aux valeurs de la citoyenneté qui sont tout à fait incompatible avec une forme quelconque d’ethnocentrisme. À la différence du second, il ne proclame pas la fidélité aux principes politiques universalistes culturellement et historiquement neutres, mais la fidélité aux lois, à la constitution et au mode de vie de chaque république particulière, avec son histoire et sa culture. »[11]

Pour Viroli, cette dimension historique et culturelle est nécessaire pour toucher une fibre émotionnelle, indispensable à la mobilisation pour la préservation des principes de bien commun, de justice et de liberté. — et Livernois moins que quiconque, lui qui, dans son introspection, évoque nombre de « choses éparses : la chemise Mackinaw de mon grand-père maternel, les mensonges de mon ancêtre patriote, Les Belles histoires des pays d’en haut, la route du Pays-Brûlé, etc. »[12], ensemble de choses auxquelles sont rattachés des sentiments, une vision implicite du monde, mais qui n’ont rien d’idéaux abstraits. C’est, je crois, ce qu’exprime Viroli dans ce passage. Reste, toutefois, la question de savoir comment édifier ce patriotisme qu’il appelle de ses vœux. Il évoque trois moyens pour y parvenir : la commémoration historique, la justice et la participation à l’autogouvernement.

Celui auquel il consacre le plus de place est la commémoration historique. En effet, « [l]es souvenirs sont un moyen puissant pour pousser les âmes à l’engagement civique », dit-il, car l’évocation des luttes passées pour la liberté, des prédécesseurs qui ont travaillé à l’édification de la richesse commune, « on peut faire naître dans l’âme de celui qui participe un sens de l’obligation morale à poursuivre l’œuvre de ces hommes et de ces femmes que nous commémorons. Le passé peut devenir un patrimoine pour la formation civique de nouvelles générations. » Il insiste par ailleurs à l’importance de « donner sens, valeur et beauté à sa propre histoire » afin d’acquérir un « sens de la dignité […] indispensable [à] la culture civique »[13].

De même qu’une personne qui a peu d’estime de soi peut acquérir une mentalité servile ou arrogante, un peuple qui n’a pas d’orgueil national ne peut être qu’un peuple d’esclaves ou de clients qui se transformeront facilement en oppresseurs cruels des plus faibles. Nous n’avons pas besoin de redécouvrir une forme d’orgueil national vain et ronflant […]. Nous avons en revanche besoin de retrouver dans notre histoire les expériences de liberté qui, bien que brèves ou étouffées par la défaite militaire […], peuvent nous donner le sentiment d’être les enfants d’une histoire qui a sa dignité et qui nous impose l’obligation morale de faire [de sa patrie] une vraie communauté civique.[14]

Sur cette dimension, il y aurait sans doute beaucoup à dire. Il y a, me semble-t-il, tout un programme de recherche à faire sur l’affectivité des mémoires nationales, où il faudrait mettre à profit l’histoire, la philosophie, la sociologie et la psychologie sociale, pour préciser les dires de Viroli, qui ont leur beauté, mais ne relèvent encore que de l’intuition. Si ce travail de recherche me semble nécessaire, il ne me semble pas qu’on doive, en revanche, attendre une pleine confirmation pour intégrer cette logique à notre manière de faire. Reste toutefois quelques clarifications, car malgré les précautions qu’il y met, cette approche n’est pas sans périls. Le risque que la commémoration emprunte la rhétorique du « don que nous ont fait nos ancêtres » comporte deux dangers. Le premier est que la notion d’ancêtre ne serve à exclure les nouveaux arrivants : il faut donc éviter de donner à la patrie une logique généalogique, sans pour autant dénier celle de l’héritage. Le second est que nous percevions le legs de ceux-ci comme un don, car le don appelle un contre-don, un don en retour à celui qui nous a donné (MAUSS, 2006, 145-244). Je crains qu’une telle logique risque de créer une société traditionaliste et immobiliste. Il faut  récuser la logique du don pour lui préférer celle de la transmission. Maurice Godelier, dans sa révision du concept de don, indiquait qu’il existait en somme trois types d’objets : ceux qu’on donne, ceux qu’on échange et ceux qu’on ne doit ni donner, ni échanger, mais garder pour les transmettre (GODELIER, 2012, 75-99). C’est cette logique de la transmission qui assure la continuité sociale et qui devrait constituer le socle du sentiment patriotique. Comme le dit Livernois : « Si le pays en vaut la peine, ce sera comme point de fuite, riche, nécessaire à tous ceux qui viendront après nous. »[15].

Passons au second moyen évoqué par Viroli pour alimenter le patriotisme » la justice. Pour lui, des citoyens vertueux ne peuvent aimer une patrie que s’ils savent que celle-ci est un havre de justice et qu’ils peuvent en tout temps compter sur celle-ci : « Si nous voulons que les citoyens aiment la république et ses lois, il faut que la république et ses lois protègent d’une manière égale tous les citoyens sans privilégier les puissants et sans discriminer les faibles »[16]. Viroli discute alors de la justice d’État, qui punit sévèrement ceux qui sont coupables de fautes graves, a fortiori si ces derniers sont « importants, connus et puissants ». Il distingue la justice d’État du pardon individuel : la beauté de ce dernier ne peut être transposée à une geste provenant de la justice d’État. Transposé à l’État, le pardon perd sa dignité et devient l’oubli, un moyen « d’ignorer publiquement le mal commis », il s’avère donc, à son avis, néfaste à la dignité commune.

D’autre part, le patriotisme peut être alimenté en favorisant la participation à l’autogouvernement communal, c’est-à-dire à un niveau local. La participation permet aux citoyens de sentir « que la chose publique leur appartient, et [ils] développent par conséquent à son égard un attachement semblable à celui qu’ils éprouvent pour leur propriété. » Cela ne fonctionne que dans la mesure où elles appartiennent à tous et à personne en particulier, auquel cas on la dira « corrompue ». Mais pour que ce sentiment que la chose publique leur appartient s’actualise, encore faut-il que leur avis ait un poids réel dans les décisions qui les concerne au plus près. C’est pourquoi Viroli plaide pour donner plus de pouvoir aux communes, aux municipalités, qui seraient la pierre angulaire d’un État doté d’une structure fédérale[17].

Au terme de ce long billet, comment conclure? Que vaut le patriotisme républicain, tel qu’exposé par Viroli? Ce cadre de pensée a été proposé pour mobiliser les citoyens en faveur de la liberté, de la justice et du bien commun. Bien sûr, comme l’ont montré les réélections de Berlusconi, il ne suffit pas d’écrire un livre sur un idéal pour mobiliser les citoyens. Mais Viroli a bien montré qu’il existe des conditions institutionnelles à la revitalisation du patriotisme : il faut donc plus que des paroles, il faut des réformes. Sous cet angle, le programme me semble inspirant et fécond. Mais il demeure incomplet et traversé d’ambiguïtés qui sont autant de chausse-trappes. À celles que j’ai déjà notées, j’ajouterai qu’en parlant de la valorisation de la « culture » par le patriotisme, Viroli lance un terme imprécis qui a été utilisé à toutes les sauces. Un terme dangereux, par ailleurs : la « culture » a trop souvent été essentialisée, ces dernières années, pour ne pas susciter la méfiance. Bien utilisé, dans son caractère vivant et dynamique, ce concept peut toutefois être fécond. Mais cette fécondité dépendra de notre capacité à nous le réapproprier.

Par delà ces réserves, il me semble qu’il faut insister, surtout, sur un point : il n’y a pas de patriotisme sans combat pour la justice sociale.

Notes

[1] Maurizio VIROLI, Républicanisme, Lormont, le Bord de l’eau, 2011, p. 136.

[2] Cf la postface de Serge Audier Ibid., p. 207.

[3] Ibid., p. 79.

[4] Ibid., p. 99‑100.

[5] Ibid., p. 70.

[6] Jonathan LIVERNOIS, La route du Pays-Brûlé: archéologie et reconstruction du patriotisme québécois, Montréal, Atelier 10, coll. « Documents », 2016, p. 60.

[7] Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 95.

[8] Jonathan LIVERNOIS, La route du Pays-Brûlé, op. cit., p. 9‑10.

[9] Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 88.

[10] Jonathan LIVERNOIS, La route du Pays-Brûlé, op. cit., p. 64‑65.

[11] Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 92.

[12] Jonathan LIVERNOIS, La route du Pays-Brûlé, op. cit., p. 10.

[13] Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 97‑98.

[14] Ibid., p. 98.

[15] Jonathan LIVERNOIS, La route du Pays-Brûlé, op. cit., p. 66.

[16] Maurizio VIROLI, Républicanisme, op. cit., p. 101.

[17] Ibid.

La référence que j’aurais dû lire et n’ai pas lue avant d’écrire ce billet :

VIROLI, Maurizio, Per amore della patria. Pattriotismo e nazionalisme nella storia, Roma-Bari, Laterza, 2001. Voir ce compte-rendu d’Amélie Pinset.

 

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