Inégalités socio-économiques et islamophobie

À la lecture du rapport Islamophobia Inc., une question m’est venue à l’esprit : et si les inégalités sociales étaient un facteur de croissance des comportements racistes? Il existe deux grandes manières d’argumenter une réponse affirmative à cette question. La première est que, parmi les nombreuses identités latentes que peuvent revêtir les individus, l’identité nationale est l’une des rares qui permet aux pauvres de se valoriser face à quelqu’un, en particulier lorsqu’ils sont dans une situation d’humiliation (sur ce thème, voir ). Dans ces conditions, les inégalités, en acculant les pauvres à cette seule identité valorisante, favoriseront un climat de xénophobie dirigée contre les boucs émissaires de l’heure. L’autre moyen par lequel les comportements racistes peuvent être favorisés par les inégalités économiques, c’est que l’argent peut alimenter les discours haineux. Le rapport Islamophobia Inc. fournit une bonne piste pour penser les chemins tortueux que peuvent prendre les dollars des riches pour atterrir dans les poches des propagandistes patentés.

Du point de vue méthodologique, ce rapport relève du journalisme d’enquête. Les auteurs du rapport ont identifié les grands intellectuels islamophobes et ont cherché, d’une part, les sources de leur financement et, d’autre part, les canaux de diffusions de leurs discours aux États-Unis. Il en résulte la reconstitution d’un vaste réseau de diffusion du discours islamophobe dont nous ressentons de plus en plus les effets. Les enquêteurs décrivent ce réseau comme une suite de cercles concentriques : d’abord les fondations qui fournissent le financement, ensuite les organismes dits « islamophobes », où œuvrent les principaux intellectuels qui façonnent le discours antimusulman de notre époque, puis les organismes plus grands publics qui s’en font le relais, puis les grands médias conservateurs qui agissent comme les caisses de résonance privilégiées de ce discours (notamment Fox News) et enfin les médias en général, qui relaient le discours vers le public en général. Il s’agit d’une percolation organisée du discours islamophobe.

Dans ce vaste réseau, l’élément définisseur est le second : une lecture attentive du rapport montre en effet que c’est en se concentrant sur les cinq intellectuels islamophobes les plus en vue que les auteurs ont identifié les principaux thèmes du discours islamophobe et caractérisé celui-ci comme tel. Les cinq noms avancés sont Frank Gaffney, David Yerushalmi, Daniel Pipes, Robert Spencer et Steven Emerson. Ce sont les producteurs du discours. Mais pour agir, il faut l’existence en amont d’une structure qui puisse les financer, leur donner la latitude pour agir à leur guise et encourager leur discours. C’est le rôle joué par les fondations de financement. Une fois qu’ils auront les moyens d’effectuer le travail nécessaire à la production de leur discours, ces intellectuels emploieront ces moyens pour le diffuser au grand public ou aux décideurs. Pour cela, ils s’appuient sur un groupe d’intellectuels originaires de pays musulmans qui serviront de « valideurs ». Une fois « validé », ce discours se diffuse alors auprès des organismes les plus militants, puis auprès des médias conservateurs, etc. jusqu’au grand public. Mais si les intellectuels néoconservateurs et les valideurs sont le pivot de la construction du discours, ce sont les organismes de financement qui en sont l’aliment principal.

C’est pourquoi l’intérêt principal du rapport est d’identifier les organismes subventionnaires principaux. Sept « fondations philanthropiques » sont identifiées, sur la base des rapports financiers de 2001 à 2009 :

  • Le Donors Capital fund
  • Les Richard Mellon Scalfe foundations
  • La Lynde and Harry Bradley Foundation
  • Les Newton D. & Rochelle F. Becker foundations and charitable trust
  • La Russel Berrie Foundation
  • Les Anchorage Charitable Foundation and William Rosenwald Family Fund
  • La Fairbrook Foundation

Ces organismes ont accordé des subventions pour un total de plus de 42 millions de dollars à huit organismes producteurs d’informations diffamatoires sur l’islam (voir le tableau de la répartition ). D’une manière générale, ces organismes sont proches des idéologies conservatrices. La majorité d’entre eux ne financent pas que des organisations islamophobes, mais des organisations d’idéologies conservatrices en général. Quelques-unes financent également des projets « pour l’égalité des religions » (on peut s’interroger sur l’hypocrisie de la chose), mais certaines, notamment le Donors Capital Fund, sont spécialisées dans le don de « larges sommes d’argent à des organisations de droit, et dans de nombreux cas islamophobes » . Ce dernier est un fond « donor-advised », ce qui signifie qu’il redistribue de l’argent qu’il collecte auprès de riches donneurs anonymes, selon les indications de ces derniers au moment du don. Les dons vont à des « centres de recherche », des « intellectuels islamophobes » et des « organisations de terrain » (grass-root organizations) qui construisent et diffusent le discours auprès des médias les plus réceptifs et du public.

Or, les différentes fondations identifiées sont soumises aux lois américaines sur les fondations privées et la philanthropie. Les dons qu’elles reçoivent sont des sommes considérables qui émanent des citoyens étasuniens les plus riches. Le Donors Capital Fund n’accepte pas de dons inférieurs à un million de dollars . D’une manière générale, l’ensemble de ces fondations appartient à des milliardaires ou recueille les dons d’individus au moins millionnaires. En effectuant ces dons, ces citoyens bénéficient de crédits d’impôt considérables. Cela signifie que l’État finance indirectement une bonne partie de ces organismes islamophobes, sans toutefois avoir son mot à dire sur le contenu financé.

Cela nous mène à deux conclusions générales

  1. En concentrant les richesses, les inégalités socioéconomiques permettent de financer la production de discours idéologiques en fonction des intérêts (dans les deux sens du terme : « ce qui intéresse, rend curieux à l’égard de… » et « avantage recherché pour soi-même ») d’un petit groupe de détenteurs de richesse, les seuls qui ont les moyens de fournir des fonds pour un tel objectif. Dans une société plus égalitaire, le don médian est plus modeste et les dons proviennent de sources plus diversifiées, ce qui oblige de tels organismes à prêter davantage d’attention à la variété des intérêts et valeurs. Dans une société inégalitaire, ce sont les intérêts d’un groupe réduit de riches qui déterminent la production du discours.
  2. En accordant des crédits d’impôt aux donateurs dans une société inégalitaire, l’État agit comme une caisse de résonance de l’idéologie des riches, tout en se privant de moyens pour mener ses politiques. Ce ne serait sans doute pas le cas dans une société plus égalitaire, où les dons plus modestes et de provenances plus variées se répartiraient peut-être (sans doute?) sur des intérêts également plus variés. La problématique des crédits d’impôt serait alors toute autre.

À ces deux conclusions générales s’ajoutent des conclusions-hypothèses particulières. Celles-ci sont des hypothèses, donc elles restent à vérifier. Elles ne sont que des indications de directions que pourraient suivre des recherches à l’avenir :

  1. Dans la configuration actuelle, la diffusion d’un discours islamophobe profite des inégalités économiques, car elle s’inscrit bien dans le conservatisme idéologique des élites économiques américaines qui profitent le plus de l’écart qui se creuse entre riches et pauvres. Cette hypothèse ne pourrait être vraiment vérifiée qu’en effectuant une enquête sur l’ensemble des activités de production idéologique des individus les plus riches aux États-Unis. Fear Inc., en effet, ne permet que de savoir qu’une partie des millions engagés vont à des organisations islamophobes et il n’est pas possible de savoir à quel point des organisations tenant le discours inverse ont pu profiter des largesses d’une autre partie des puissants.
  2. L’inscription de l’islamophobie dans le discours diffusé par les puissants doit largement à l’ancrage historique des ces élites conservatrices dans les discours évangélistes. Peu friand des thèses qui réduisent les actions des puissants à un pur machiavélisme d’intérêt, rationalisé et calculé — cela, à mon sens, laisse entendre que les puissants sont plus intelligents et cultivés qu’ils ne le sont en réalité — j’estime que l’étude des discours islamophobes d’aujourd’hui doit s’intéresser à l’imaginaire  des acteurs les plus significatifs de sa diffusion : ceux qui lui donnent forme et ceux qui le financent.

De manière provisoire, j’émets donc l’idée qu’on pourrait réduire l’impact des discours islamophobes auprès du public en réduisant les inégalités socio-économiques et en réduisant les privilèges fiscaux des fondations. Bien entendu, ce n’est pas l’unique moyen d’action sur ce thème, il y en a beaucoup d’autres. Mais c’en est sans doute un. Par ailleurs, il y a beaucoup d’autres raisons de questionner la pertinence des crédits d’impôts à ce type de fondations: voyez, sur ce thème, le blogue Jeanne Émard.

Pour terminer ce billet, j’aimerais devancer une objection qui n’en est pas une. D’aucuns pourront en effet souligner que l’islamophobie est d’abord le produit du terrorisme islamiste, plus meurtrier que les autres formes actuelles de terrorisme (mais pas forcément la forme la plus crainte des autorités) et qui éclabousse les musulmans innocents par le mécanisme regrettable, mais humain, de l’amalgame. Certes. Néanmoins, ce mécanisme de l’amalgame est renforcé par la matrice médiatique où le réseau islamophobe analysé par Fear Inc. est actif. Son rôle n’est par ailleurs pas seulement de façonner l’opinion publique, mais surtout de surreprésenter les opinions islamophobes dans la sphère médiatico-politique . L’explication du terrorisme n’est donc qu’un ingrédient parmi d’autres d’un phénomène complexe. Par ailleurs, pour rester dans le thème de ce billet, à savoir les inégalités sociales, il me semble qu’il faut également s’interroger sur la part qu’elles prennent dans le financement des organisations terroristes ou fondamentalistes. Que serait l’islamisme, en effet, sans les fortunes pétrolières? Que serait-il, par ailleurs, sans les terreaux fertiles aux idéologies du ressentiment que sont les groupes défavorisés, socialement bloqués? J’y reviendrai peut-être à l’occasion, si je me sens mieux informé sur ce thème.

Bibliographie

GODELIER, Maurice. Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprends l’anthropologie. Paris: Flammarion, 2012.

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue pour ce billet:

Nathan Lean, The islamophobia industry, 2012. Voir ici.