Éphialte fut-il inventé?

Cependant, comme les billets de cette série l’ont montré, ce personnage important n’est mentionné que par un petit nombre de sources, et ce que disent ces sources demeure relativement maigre. La faiblesse des informations posent deux problèmes : le premier est simple et intuitif : nous voudrions en savoir plus, et nous ne sommes pas satisfaits; le second consiste plutôt à se demander pourquoi nous n’avons pas davantage de sources : est-ce uniquement l’effet du hasard?

Dans ce billet, je vais évoquer deux hisoriens.nes qui refusent d’attribuer les lacunes des sources au hasard. Nicole Loraux, que j’ai déjà mentionnée dans les précédents billets, y voit l’effet d’un oubli délibéré mis en place à Athènes sur la figure d’Éphiale. Matteo Zaccarini, de son côté, suggère plutôt qu’Éphialte, tel que mentionné par les sources, serait davantage un mythe qu’une figure historique.

Pour Nicole Loraux, qui n’hésite pas à faire d’Éphialte le véritable fondateur de la démocratie athénienne, l’enjeu est la stasis, le mot que les Grecs emploie à la fois pour désigner la posture braquée et la guerre civile1. Celle-ci est consubstantielle à la Cité, au corps politique, qui cependant s’emploie de toutes ses forces à la nier et à la réprimer. La stasis implique des intérêts et des valeurs différents, un conflit constant, dont la politique fait son objet et qu’elle arbitre. Il n’y pas de corps politique sans ce conflit permanent. Mais les Grecs craignent son impact sur l’union de la Cité et s’efforcent de la nier de manière constante. Que le conflit général dégénère en stasis au sens le plus fort du terme – c’est-à-dire en guerre civile – est la hantise des Grecs. C’est l’un de mes projets de billets que d’éventuellement montrer à quel point la menace de la guerre civile plane sur les cités grecques, en particulier à l’époque de la Guerre du Péloponnèse (il va être long à écrire cependant). Précisément, Éphialte, parce qu’il s’est attaqué aux pouvoirs de l’Aréopage, institution vénérable s’il en est (et siège du pouvoir oligarchique), a les apparence d’un séditieux, il est une figure qui divise et alimente les ressentiments. Or, après que la Tyrannie des Trentes ait été renversée par l’armée du parti démocrate à Athènes, les ressentiments étaient élevés des deux côtés : envers la répression menée par les Tyrans pour les démocrates, envers leur renversement pour les oligarques. Au lendemain de la paix, les deux partis avaient prêté un serment solennel, celui de « ne pas rappeler les malheurs » Ainsi, pense Loraux, Éphialte fut condamné, soit à l’oubli par la plupart, soit à se voir nier son agentivité par les sources qui en parlent et en feraient un auxiliaire de Thémistocle (dans la Constitution d’Athènes) ou un agent de Périclès (chez Plutarque).
Chez Nicole Loraux, Éphialte ne fait l’objet que de quelques pages, il s’agit d’un point de départ et d’un exemple au sein d’une démarche plus général qui vise à examiner les mécanismes de conflit et d’oubli chez les Grecs de l’Antiquité. Ce qui donne le plus de force à sa démonstration, c’est de s’inscrire, justement, dans cette démonstration plus large de la réticence grecque face au conflit. L’oubli d’Éphialte est cohérent avec ce schéma. Mais à prendre les arguments qui concerne plus spécifiquement son cas, le doute est cependant permis. Si la mémoire d’Éphialte n’est entretenue que dans le ressentiment de la faction aristocratique, pourquoi apparaît-elle dans La Constitution d’Athènes plutôt que dans un pamphlet plus polémique? Le texte émane certes de ce milieu, mais n’a pas les traits d’un texte pour être lu entre aristocrates. Mais aussi, les arguments sur la mémoire privant d’Éphialte d’agentivité donnent le sentiment de contorsions intellectuelles. Ils auraient leur place s’il s’agissait d’une rancoeur entretenue personnellement envers Éphialte, mais si c’est la sédition ou la démocratie qui posent problème, on voit mal en quoi le récit est moins problématique si ce dernier est agent de Thémistocle ou Périclès.

Matteo Zaccarini aborde la rareté des sources sous un autre angle : il se demande en fait si Éphialte a vraiment existé, s’il a vraiment eu l’envergure d’un grand réformateur de la constitution athénienne2. Il s’agit non seulement de la rareté des sources dans l’ensemble, mais de la rareté des sources contemporaines d’Éphialte qui pose problème à ses yeux. Comme on l’a vu dans la série que j’ai consacrée aux sources sur le personnage, la seule qui soit relativement proche chronologiquement est le pladoyer Sur le meurtre d’Hérodes, qui évoque le meurtre d’Éphialte. Encore est-ce très peu : le meurtre est évoqué comme non-résolu, les mobiles ne sont pas évoqués, les activités d’Éphialte non plus. Pour un peu, cela pourrait être un autre individu portant le même nom qui aurait été assassiné.
Zaccarini examine également la Constitution d’Athènes, plus tardive, en relevant certaines incohérences dans le récit. Ainsi, le rôle de Thémistocle pose problème, car à l’époque où Éphialte est sensé s’être attaqué à l’Aréopage, Thémistocle est sensé s’être trouvé en Perse. Aussi, la Constitutions d’Athènes suggère à la fois qu’après Salamine, l’Aréopage dominait la vie politique athénienne et que par la suite la constitution a été progressivement modifiée. Cette notion de modification progressive irait à l’encontre d’une réforme effectuée par un grand politicien, en l’occurrence Éphialte. De plus, comme Loraux, Zaccarini note qu’Éphialte apparaît généralement comme un agent ou un second couteau d’un autre leader démocrate, tels que Thémistocle ou Périclès, auquel il ajoute le nom d’Aristide, une figure que la Constitution d’Athènes mentionne comme ayant initié la septième metabolê (réforme) qu’Éphialte complète (Constitution d’Athènes, XLI), en présentant leur diversité comme une nouvelle incohérence. Un examen des variations sur le récit du meurtre d’Éphialte, sur lesquelles je ne reviendrai pas, complète la revue des incohérences.
Outre des dernières, Zaccarini note deux mentions conjointes d’Éphialte et de Solon, législateur mythique des débuts de l’histoire athénienne : l’une attribue à l’un et l’autre la paternité de certaines lois abolies par la Tyrannie des Trente; l’autre est Anaximèdre de Lampsaque, qui indique qu’Éphialte aurait déplacé les stèles de lois depuis la colline de l’Acropole (siège de l’Aréopage) à l’Agora (où siègent l’Assemblée du peuple et la Boulè, institutions de compositions plus populaires, une démarche rare avec pour seul parallèle la stèle des lois de Solon.

Pour Zaccarini, les incohérences dans les sources, leur caractère significativement postérieur aux réformés alléguées d’Éphialte et les parrallèles avec Solon (et peut-être Clisthènes) suggèrent que, si on ne peut écarter qu’un homme politique probablement de peu d’envergure nommé Éphialte ait peut-être existé au Ve siècle, il faudrait plutôt considérer les réformes d’Éphialte comme un mythe explicatif et le peu qu’on nous dit sur l’homme lui-même comme des éléments de l’archétype du Législateur (nomothetai) et du patrios politeia, père de la cité. Ainsi le caractère incorruptible d’Éphialte s’apparente à la sagesse et la vertu exceptionnelle des grands Législateurs (Solon pour Athènes, Lycurgue pour Sparte). Zaccarini établit également un parallèle entre le départ des Législateurs une fois leur œuvre faite (Solon par exemple aurait quitté Athènes après avoir prêté aux Athéniens le serment de ne pas changer ses lois avant son retour) et le meurtre d’Éphialte, une autre manière de disparaître une fois le devoir accompli. Cependant, dans le cas d’Éphialte, cette disparition prend l’apparence d’un châtiment ou d’une « incompétence » (le mot est de Zaccarini). Il s’agirait ainsi d’une figure forgée sur le modèle partiellement renversé du Législateur par les milieux critiques de la démocratie radicale pour en attribuer la responsabilité à quelqu’un. Éphialte, figure du Ve siècle, nous en apprendrait ainsi davantage sur le IVe siècle, qui en aurait fabriqué la figure a posteriori.

Pour brillante qu’elle soit, je ne suis pas pleinement convaincu par la démonstration de Zaccarini. Il a raison de dire que les sources du Ve siècle (donc contemporaines d’Éphialte) sont rares, mais c’est généralement le cas des sources du Ve siècle tout court. C’est précisément pour cette raison qu’un des grands spécialistes de la politique athénienne, Hansen, a modifié son projet initial de faire une synthèse de la démocratie athénienne à l’époque de Périclès (fin du Ve siècle) pour plutôt faire son opus magnum sur la démocratie athénienne à l’époque de Démosthène (au IVe siècle). La rareté des sources sur Éphialte ne semble donc pas être un anomalie. Par ailleurs, s’il fallait fabriquer une figure mythique renversée du fondateur de la démocratie radicale à Athènes pour des raisons polémiques, on se serait attendu à ce que cette figure soit communément évoquée dans les sources aristocratiques du IVe siècle. Or, même ces dernières en parlent relativement peu. Enfin, il est rare que les fondateurs de choses qu’on déteste soient présentés sous un visage vertueux. Au contraire, les figures fabriquées pour des motifs polémiques sont typiquement des anti-modèles complets et leur vertu tend à être la première cible des polémistes. L’idée que la figure d’Éphialte fut retenue au IVe siècle pour cristalliser des transformations qui ne lui seraient pas uniquement attribuables et exagérer sa portée paraît en revanche plausible si on n’y voit pas une figure construite à des fins polémiques, mais reflétant plutôt la mémoire collective athénienne au IVe siècle.

Les deux démarches ne s’avèrent ainsi pas particulièrement convaincantes, bien qu’elles aient toutes deux des valeurs critiques et qu’elles nous invitent à explorer davantage les contextes des sources et leurs silences. Pourtant, à la fin, il reste le hasard des sources. Explication ennuyeuse et frustrante, car il ne fournit aucun cadre d’analyse particulier qui aiderait à voir plus loin. Explication en revanche incontournable et hautement plausible, pour une époque lointaine pour laquelle les sources sont relativement rares. Le fait est que de nombreuses sources se sont perdues et que si les pertes ne sont font jamais entièrement au hasard (nous avons essentiellement des sources des milieux aristocratiques et très peu des démocrates, cela n’est pas un hasard), elles se font aussi en partie au hasard. Refuser le hasard des sources répond à un besoin très humain de combler les vides et d’insérer les rares sources dans un récit plus large et porteur de sens. Mais aussi fascinantes que soient les aventures dans lesquelles nous entraîne cette tentation, à la fin nous seront toujours face à cette réalité brutale : nous ne savons pas.

Notes

1LORAUX, La cité divisée. 2019 (1997). Sur Éphialte, voir en particulier les pages 69 à 73.

2Zaccarini, « The Fate of the Lawgiver ». 2018.

Le fascisme italien dans sa phase totalitaire

Je termine mon petit passage en revue de l’histoire du fascisme italien. Ce billet sera un petit peu plus court que les précédents, parce que l’émergence et la conquête du pouvoir m’intéressaient davantage que son maintien. Il reste que la série ne serait pas complète si je n’y consacrait pas quelques centaines de mots.

Au point où j’avais laissé les choses, le fascisme mussolinien avait terrassé la démocratie et Mussolini avait éliminé ses rivaux potentiels. En contrôlant les violences du squadrisme après avoir profité de celui-ci pour éliminer l’opposition politique, en passant une compromis avec les institutions traditionnelles, le fascisme s’était installé au pouvoir. Il avait produit un régime autoritaire et aboli le régime parlementaire traditionnel tout en entretenant une certaine illusion de continuité: la chambre existait toujours, mais elle était solidement tenue en laisse par le parti fasciste. Des élections existaient encore, mais elles avaient pris un caractère plébiscitaire en rupture complète avec les principes démocratiques. Les nouvelles élections à liste choisie par le Conseil produisirent évidemment une Chambre intégralement fasciste, tandis que le Sénat se fascisa progressivement, au fur et à mesure que de nouveaux sénateurs fascistes étaient nommés et que d’anciens sénateurs antifascistes se retiraient.

Sur le plan de l’organisation du travail, le fascisme avait prétendu résoudre la crise du capitalisme par le corporatisme, alternative opposée au communisme. Cette idée, le fascisme n’en était pas l’inventeur, elle était plutôt dans l’air du temps et promue d’abord par l’Église catholique1. La première mouture du projet corporatiste fasciste apparaît tous la forme de la Confédération des syndicats fascistes par un dénommé Edmondo Rossoni en 1922. La suppression de la liberté d’association avait supprimé tout syndicat non fasciste, laissant le champ libre à ces organisations qui n’étaient pas syndicales au sens classique, mais ambitionnaient plutôt de placer sous leur coupe l’ensemble des travailleurs et employeurs. Le projet n’aboutit pas, car Mussolini procéda à la dislocation de la confédération en plusieurs fédérations, ce qui eu pour résultat de laisser davantage les coudées franches au patronat. Un ministère des Corporations fut créé en 1926, mais les corporations elles-mêmes ne firent leur apparition qu’en 1934. Même après cette création tardive, elles ne furent durant toute la période que des organismes dysfonctionnels incapables d’être la réponse originale au capitalisme qu’elles prétendaient être. L’organisation économique réelle de l’Italie fasciste demeura une organisation capitaliste relativement classique, dominée par le patronat, et la politique fut globalement libre-échangiste avant 1929 et protectionniste par la suite.
En 1929, le régime fasciste apporta la dernière pierre à son édifice organisationnel avec une conciliation avec l’Église catholique.
Fort d’une mainmise complète sur les institutions et ayant écrasé et interdit toute opposition, le régime fasciste devait encore réaliser son projet totalitaire. L’absence d’opposition organisée fait en effet la dictature, mais elle ne fait pas le totalitarisme, qui exige la mise en place d’un régime d’adhésion de masse. La propagande, déjà bien ancré dans le paysage culturel italien, fut placée sous l’égide d’un ministère à partir de 1935 (p.51). Une politique culturelle vigoureuse et un mécénat d’État permirent l’adhésion de nombreux artistes et intellectuels, sans qu’ils se fassent imposer un « art officiel », dans ses formes, tandis que les thèmes et les interprétations d’ensemble étaient encadrées. L’éducation et le parti furent mis au service de la création de l' »Italien nouveau » qui était l’idéal du parti fasciste (p.53). En 1939, l’obligation d’aller à l’école était associée avec l’obligation de faire partie des Jeunesses fascistes. La création des faisceaux féminins associait les femmes avec la conquête des esprits. Techniquement reléguée aux rôles traditionnels de mère, épouse et éducatrice, la femme fasciste était associée – dans le rôle d’éducatrice – à nombre d’activités sociales où elle devait participer de la création de « l’homme nouveau » qui était l’obsession du fascisme (p.55).
L’accélération du processus totalitaire se situe principalement à la fin des années 1930. La conquête de l’Éthiopie, entre 1936 et 1939, fournit à la dictature le succès militaire et populaire dont elle avait besoin pour renforcer sa mainmise sur la société. Cette entreprise coloniale était populaire, car elle « vengeait » une défaite qui avait humilié l’Italie unifiée en 1896 à Adoua (au terme d’une autre tentative coloniale). Elle affirmait aussi la place de l’Italie parmi les puissances coloniales et devait être un premier jalon d’un grand empire marquant une « civilisation nouvelle » qui prenait appuie sur l’imagination d’un nouvel empire romain.
Émilio Gentile mentionne une série de mesures de renforcement du totalitarisme:

  • La création des Jeunesses fascistes (1937)
  • Le renforcement des prérogatives du parti fasciste
  • l’aboliton de la chambre des députes et son remplaceme nt par la chambre des faiceaux et corporations (1939)

C’est également dans cette phase que les lois antisémites et racistes (adoptés à l’occasion de la guerre d’Éthiopie) furent promulguées. Ces lois répondaient au désir du Duce de créer une « race » italienne ethniquement homogène, au sentiment qu’il avait que le « judaïsme international » était un moteur majeur de l’antifascisme et au rapprochement avec l’Allemagne nazie dont l’antisémitisme était plus affirmé.

Malgré des réticences initiales face à la montée du nazisme allemand (il voyait en Hitler un fou exalté), Mussolini se rapprocha de celui-ci à la fin de la guerre d’Éthiopie et fini par engager l’Italie dans la Seconde Guerre mondiale. Le résultat fut catastrophique et les défaites italiennes s’enchaînèrent: en Éthiopie, en Libye, en Grèce, avant d’être sur le territoire italien même. En 1943, sous la pression alliée, le régime mussolinien s’effondra et fut remplacé par un nouvel État fasciste, la « République de Salò », aussi appelée « république sociale italienne ». qui dura de 1943 à 1945. Chaotique et désorganisé, ce dernier avatar fasciste prit fin avec la défaite définitive face aux Alliés.

Note

1L’Église catholique propose le corporatisme comme remède aux maux du capitalisme et alternative au socialisme et au communisme matérialistes dans l’encyclique Quadragesimo Anno. L’association du patronat et des ouvriers se veut une résolution de la fracture sociale résultant de la division entre exploiteurs et exploités. LAMONDE, La modernité au Québec 1, 85‑90, 196-198. Sur l’

Les trois familles idéologiques selon Nisbet

Je prends une pause momentanément de parler du fascisme italien (j’ai encore prévu un troisième billet, un peu plus court que les précédents, pour les compléter), pour revenir sur la tripartition idéologique entre libéralisme, conservatisme, que j’avais évoqué précédemment en citant Catherine Audard. Cette fois, j’y reviendrai en reprenant la perspective de Robert A. Nisbet, un sociologue conservateur étasunien, tel qu’il l’aborde dans son ouvrage classique La tradition sociologique. Il peut sembler étrange d’aborder les grandes idéologies de l’occident moderne à partir d’un ouvrage traitant de l’origine de la sociologie. Mais la thèse défendue par Nisbet est que la sociologie est née du besoin d’expliquer et de critiquer le monde qui naissait au XIXe siècle, un monde en proie aux soubresauts de deux révolutions, l’une économie (la révolution industrielle), l’autre politique (la révolution française et plus généralement l’avènement de la démocratie). Or, c’est aussi par rapport à ces grands enjeux que se sont formées les trois grandes familles idéologiques de l’Occident contemporain.

Ramenées à leur noyau fondamental, les trois familles idéologiques pourraient être décrites ainsi :

« Si ce qui est fondamental dans le libéralisme, c’est l’émancipation de l’individu, si ce qui est essentiel dans le radicalisme c’est l’expansion du pouvoir politique au service d’une cause morale ou sociale, ce qui est au coeur du conservatisme c’est la tradition et principalement la tradition médiévale. » (p.25)

Un peu plus loin, Nisbet complète l’idée en précisant qu’au yeux des conservateurs, les choses que préserve la tradition sont les remparts contre « le chaos et l’absolutisme « . (p.25)

De ces trois idéologies, le libéralisme est celle dont Nisbet parlera le moins. En effet, si des libéraux, tels que Tocqueville, se retrouvent parmi les fondateurs de la sociologie, le libéralisme est l’idéologie qui aura prêté le moins de son imaginaire aux concepts élémentaires de la discipline. Et pour cause : les libéraux mettent au centre de leur idéologie l’autonomie de l’individu. Puisqu’ils sont la force émergente, et bientôt hégémonique, du monde moderne, c’est contre leur postulat central et ses points aveugles que se forgera la pensée sociologique. Comme dans toutes les familles idéologiques, les libéraux ne sont pas un tout homogène et on trouve des libéraux, tels ceux de Manchester, qui s’intéressent surtout à la « liberté » de l’individu dans la mesure où elle augmente la productivité industrielle et d’autres, tels que ceux de Paris, qui s’intéressent surtout à la libération des esprits contre le dogmatisme clérical (p.23.

« Mais ceci mis à part, ce qui rapproche les libéraux c’est, en premier lieu, leur acceptation des structures fondamentales de l’État et de l’économie (contrairement aux radicaux, ils ne considèrent pas que la révolution constitue la base sans laquelle l’avènement de la liberté serait impossible, même s’ils s’allient dans certains cas aux forces révolutionnaires), et en second lieu la croyance selon laquelle le progrès réside dans l’émancipation de l’esprit humain par rapport aux attaches de la religion et de la tradition. » (p.23)

Tout comme certains libéraux épousent à l’occasion les révolutions qu’ils jugent nécessaires à la liberté, ils empruntent parfois aux conservateurs leur adhésion à des institutions traditionnelles. Mais ils ne le font que dans la perspective où celles-ci permettraient à leurs yeux l’affirmation de l’individualité. Le plus souvent, cependant, la société est à leur yeux une contrainte exercée sur l’individu, les normes de celle-là les normes empêchant le plein épanouissement de celui-ci. 

De son côté, le radicalisme emprunte souvent au libéralisme. Il l’accompagne dans bien des aventures, si bien qu’il apparaît parfois comme un libéralisme d’extrémistes. Mais ce serait se fourvoyer que de le réduire à cela. Nisbet exprime sa vision du radicalisme ainsi :

Si quelque chose caractérise le radicalisme du XIXe et du XXe siècle, c’est à mon avis le sentiment que le pouvoir politique peut être rédempteur si l’on s’en empare pour le purifier et en faire un usage illimité, même jusqu’à faire régner la terreur afin de réhabiliter l’homme et les institutions. À cette conception du pouvoir s’ajoute une foi presque illimitée dans la possibilité de construire un nouvel ordre social fondé sur la raison. (p.24)

Le radicalisme comme idéologie correspond à une laïcisation des idéaux révolutionnaires égalitaristes. Nisbet raconte qu’avant la fin du XVIIIe siècle, les mouvements révolutionnaires et subversifs, des Hussites aux Shakers, étaient d’inspiration religieuse et millénariste. Les radicaux tendent à être des révolutionnaires millénaristes laïcs, qui cherchent dans la politique ce que leurs prédécesseurs cherchaient dans la religion :

Avec le Jacobinisme, le Comité de Salut Public et peut-être le coup d’État du 18 Brumaire, le modèle que nous propose le radicalisme du XIXe siècle, c’est un chiliasme révolutionnaire né de la foi en la vertu du pouvoir absolu; vertu d’un pouvoir exercé non pour lui-même mais à des fins rationalistes et humanitaires, pour libérer l’homme de l’oppression et des inégalités (y compris celles qu’impose la religion) dont il est victime depuis des millénaires. (p.24)

Le conservatisme est l’idéologie qu’il décrit le plus longuement, peut-être parce qu’il s’en prend le plus proche, mais surtout parce qu’à ces yeux, c’est celle qui a fournit le plus d’éléments à l’imagination sociologique. Il ne s’agit pas de dire que les premiers sociologues étaient conservateurs, bien que certains le furent (comme Le Play), mais qu’ils empruntèrent souvent à des conservateurs des intuitions qu’ils développèrent ensuite au sein de la discipline, mais avec chacun leur propre idéologie, parfois libérale (comme Tocqueville, déjà mentionné) ou radicale (comme Marx).

Comme on l’a vu plus haut, les conservateurs mettent au coeur de l’idéologie le rapport à la tradition, rempart contre le chaos et le pouvoir absolu. Tandis que les libéraux et, dans une moindre mesure, les radicaux, sont les héritiers des Lumières, les conservateurs sont en grande partie les héritiers de leurs critiques :

Contrairement aux philosophes des Lumières, les conservateurs partent de la réalité absolue de l’ordre institutionnel tel qu’ils l’observent, d’un ordre hérité de l’histoire. Pour eux l’ordre « naturel », l’ordre révélé par la raison pure, l’ordre qui avait permis aux philosophes des Lumières de critiquer la société traditionnelle avec tant de vigueur, cet ordre n’a aucune réalité. En fait a pensée conservatrice renverse les données du problème: c’est sur la prétendue réalité, pour l’individu, de la société et des institutions traditionnelles que les conservateurs fondent leur critique des idées des Lumières sur le droit naturel, la loi naturelle et l’autonomie de la raison. (p.25)

L’inspiration généralement religieuse de cette anti-philosophie fournit les éléments d’une critique de la Raison et du Pouvoir accordés à l’Homme. Il leur semble hérétique d’ « attribuer à l’homme, individu fini, des pouvoirs et des certitudes intellectuelles n’appartenant qu’à Dieu et à la société. » On peut y avoir là les sources d’une valeur souvent mentionnée à la source du conservatisme (récupérée bien plus tardivement et de manière moins centrale dans les autres familles idéologiques, parce que rien n’est jamais hermétique dans le monde de la pensée) de « modestie épistémologique » (je reprends de mémoire une expression utilisée par le conservateur David Brookes dans cette entrevue récente).

Le conservatisme du XIXe siècle est un critique de la modernisation et des valeurs qu’elle véhicule : l’égalitarisme, la centralisation du pouvoir, la bureaucratisation, le déclin de la discipline et de l’autorité, la contestation du sacré, l’émergence de valeurs impersonnelles comme le contrat social et l’utilité publique, une vision désincarnée de la citoyenneté, la « dégradation de la culture » en raison de sa « vulgarisation », autrement dit de sa diffusion à un plus grand nombre. Également au coeur de la critique conservatrice, la contestation de l’idéologie du Progrès, qui assimile le passé au mauvais et le futur au mieux.

À mettre ces trois idéologies côte à côte, il me semble nécessaire d’ajouter une précision : ce serait une erreur de les mettre sur un axe linéaire reproduisant l’axe gauche-droite, où les radicaux seraient à gauche, les conservateurs à droite et les libéraux aux centre. J’admets que c’est tentant, car le discours dominant actuel a tendance à nous présenter les choses ainsi. Ce que nous y perdons, cependant, c’est la capacité de voir ce qui rapproche conservatisme et radicalisme. Or, ces deux familles idéologiques s’empruntent autant l’une à l’autre qu’elles empruntent au libéralisme. Plutôt qu’un axe linéaire qui les placeraient à l’opposé l’une de l’autre, il faudrait plutôt voir les trois grandes familles idéologiques comme un diagramme de Venn à trois cercles, et des zones de chevauchement communes.
Les rapprochements entre conservatisme et radicalisme, Nisbet y consacre plusieurs développements dans un chapitre différent. J’y reviendrai dans un prochain billet.

 

 

Le fascisme italien et la conquête du pouvoir

Photo reprise ici https://www.nationalgeographic.fr/histoire/histoire-de-france-raids-vikings-en-france-que-reste-t-il-des-grandes-invasions

Lors d’un précédent billet, j’avais esquissé à grand traits l’histoire du fascisme italien. Je poursuis ici son histoire, toujours à partir du résumé qu’en fait Emilio Gentile dans le premier chapitre de son ouvrage « Qu’est-ce que le fascisme? »

Nous avions laissé les choses en 1920. C’est à cette époque que s’est formé et fait connaître le « squadrisme », le fer de lance du fascisme. Réagissant à une vague d’occupations d’usines par les syndicats, les squadras, groupes fascistes organisés militairement, menèrent une série d’attaques pour casser ces mouvements. Ils y gagnèrent la sympathie de la bourgeoisie et des classes moyennes qui craignaient « le danger bolchévique ». Le fascisme avait donc ses deux composantes organisationnelles et stratégiques : un parti politique et une nébuleuse de groupes violents pour casser ses ennemis politiques et se faire craindre.

Un moment clé arrive aux élections de mai 1921 où la nouvelle ascension du fascisme se traduit par le gain de 35 siècles « à l’issu d’une campagne électorale entachée de violences ». (p.33) Le président libéral Giovanni Giolitti avait favorisé ces gains en fournissant un certain appui aux fascistes. Son calcul était fondé sur la croyance que la violence squadriste disparaîtrait avec l’entrée des fascistes au parlement. La manoeuvre échoua (Mussolini se déclara après les élections fondamentalement républicain – donc antimonarchistes, contre Giolitti associé à un parti politique appuyant la monarchie constitutionnelle – ). Giolitti abandonna le pouvoir et les violences squadristes se poursuivirent contre les socialistes, les communistes, les républicains et les populistes.

À ce point arrive une crise de croissance du fascisme. Son développement rapide, au sein d’un mouvement dont l’organisation n’était pas spécialement centralisée, avec favorisé l’émergence de nombreux chefs provinciaux, leaders du squadrisme, qui prétendaient avoir joué un rôle plus important dans la diffusion du mouvement que le fondateur des Faisceaux de combat. De plus, avec la fin du Biennio Rosso et le déclin du parti socialiste, la popularité des fascistes commençait à s’effriter, la justification de ses violences se faisant moins crédible aux yeux de ceux qui les avaient d’abord supporté au nom d’une « saine réaction ». Un temps, Mussolini fut tenté d’adhérer à un « pacte de pacification » à l’initiative du gouvernement, avec les socialistes et les dirigeants du syndicat CGL, un pacte destiné à solidifier la place du fascisme au sein du parlementarisme. Les chefs provinciaux squadriste s’opposaient à cette pacification. Le crise entre le futur dictateur et les leaders provinciaux se solda par un compromis, Mussolini se faisant accepter comme Duce (chef, fonction plus symbolique qu’organisationnelle), tandis que le pacte de pacification fut abandonné. Les sections de combat, elles, furent intégrées au parti. Mussolini espérait y trouver un plus grand contrôle sur celles-ci, mais les sections provinciales conservèrent encore un bon moment leur autonomie de facto.

En 1922, le parti fasciste était devenu la plus grande force politique du pays. Il avait 200 000 membres, des associations de femmes et de jeunes, des syndicats en propre et bien sûr et surtout, une milice armée. Il multipliait les violences contre les partis rivaux , achevant de les désorganiser. Les violences squadristes continuelles ont suscité une tentative de réaction de la part de l’Alliance du travail qui tenta une « grève légalitaire ». Elles ne parvinrent qu’à provoquer un nouveau sursaut de répressions des miliciens fascistes, ce qui acheva de détruire les organisations ouvrières. Concernant l’opposition politique, pour éviter la formation d’une majorité antifasciste au parlement, Mussolini fit un nouveau compromis, déclarant que le fascisme respectait la monarchie, l’armée et la religion catholique. Il le fit juste avant le début d’une insurrection fasciste dans le nord et le centre du pays, la marche sur Rome. Cette manoeuvre, joignant le terrorisme et la négociation, permit à Mussolini d’accéder au pouvoir en se faisant offrir de former le nouveau gouvernement, un gouvernement de coalition incluant des fascistes, des libéraux, des populistes, des démocrates et des nationalistes.

« Pour la première fois dans l’histoire des démocraties libérales européennes et de l’État italien, le gouvernement était confié au chef d’un parti armé, qui était modestement représenté au parlement, qui rejetait les valeurs de la démocratie libérale et proclamait sa volonté révolutionnaire de transformer l’État en un sens antidémocratique. » commente Emilio Gentile (p.40).
Une fois installé au pouvoir, il restait à Mussolini d’en acquérir le monopole. La désorganisation des partis rivaux lui avait déjà bien pavé le terrain. La suite se fit en plusieurs phases.

L’année 1923 fut une année de consolidation, où se poursuivirent pour l’essentiel les stratégies déjà utilisées. Vis-à-vis des partis politiques, il s’agissait, face aux partis qui n’étaient pas résolument hostiles aux fascistes, de collaborer avec eux tout en s’efforçant de les faire disparaître en les assimilant au parti fasciste; contre les partis antifascistes, il ajouta la répression de l’État aux violences squadristes. Il utilisa la même stratégie pour prendre le contrôle d’administrations locales et créa des organisations fascistes dans le sud où elles étaient encore rares. (p.41)

En 1923-24, le parti fasciste traversa une nouvelle crise de croissance. L’extension du parti, et l’afflux d’opportunistes depuis qu’il s’était installé au pouvoir, avait accru les conflits et rivalités au sein du parti, ainsi que les affrontements entre nouveaux adhérents et anciens du parti. Plusieurs faisceaux devenaient « autonomes » ou dissidents, marquant une distance avec le pouvoir central, tandis que les membres se divisaient en deux factions sur la stratégie à tenir: des « révisionnistes » qui voulaient démilitariser le parti pour tout miser sur le parlementarisme, et des « intégristes » qui voulaient achever la conquête du pouvoir par une seconde vague de violences squadristes. Pour réduire leur autonomie et s’assurer sa mainmise, Mussolini réforma le PNF en lui assignant un « Grand Conseil » à sa tête, dont lui-même était le président, et où siégeaient les dirigeants du parti et les fascistes élus. Ce Conseil ne dirigeait pas seulement le parti fasciste, mais devint le véritable lieu où s’élaboraient les politiques du gouvernement. Toujours pour tenter de maîtriser les chefs squadristes, Mussolini créa (janvier 1923) la « Milice volontaire pour la Sécurité nationale »: il s’agissait de placer le squadrisme sous le commandement du chef du gouvernement. En pratique, les chefs squadristes de province conservaient une autonomie et un pouvoir considérable à leur échelle.

Pour renforcer sa position parlementaire, Mussolini réforma le système électoral pour donner une prime au parti majoritaire. Les élections de 1924 avaient été marquées de violences, dont le cas le plus médiatisé fut l’assassinat du député socialiste Giacomo Matteotti, qui suscita une réaction antifasciste assez forte pour ébranler le fascsisme, mais qui échoua en raison de la mauvaise coordination des oppositions et l’appuie du roi à Mussolini (p.43). Cette réaction renforça par ailleurs le zèle squadriste, forçant à la fois Mussolini à composer avec eux, notamment en confiant la politique intérieur à des chefs squadristes qui utilisèrent ces nouveaux moyens pour renforcer la répression antifasciste, et à s’efforcer d’endiguer l’extrémisme fasciste pour maintenir sa mainmise sur le mouvement. Le chef squadriste Augusto Turati, recruté parmi les extrémistes mais relativement docile envers le Duce, travailla à l’épuration des éléments rebelles du parti entre 1926 et 1930.
Parrallèlement, cette phase est celle de la mise en place du régime fasciste, à travers un processus de démolition du régime parlementaire dans une façade de continuité avec la monarchie constitutionnelle. En 1925, la liberté d’association est abolie, mettant fin aux partis politiques hors du PNF. À la fin de l’année, les députés d’opposition sont déchus de leur poste. En 1926, les maires sont placés sous l’autorité du préfet et leur nomination est décidée par décret royal. Les journaux d’oppsition furent supprimés « ou changèrent de propriétaire » (p.46) et les critiques du gouvernement ou de l’État fut criminalisé à travers une lois rétablissant la peine de mort pour les crimes contre la « sécurité de l’État », un crime confié à un tribunal spécial rigoureusement loyal au régime. Outre de peine de mort, ce tribunal pouvait également prononcer d’autre peines, telle que la « rélégation » (obligation à travailler loin de leur lieu de vie habituel, donc la perte de leur emploie et domincile actuel). Toujours en 1926, la démocratie interne du parti fasciste fut abolie et le parti mis entièrement sous les ordres du Duce.
En 1928, il y eu une réforme de la représentation politique, : désormais, le Grand Conseil choisissait les candidats à la chambre parmi des listes proposées par les les syndicats fascistes et quelques autres organismes. Les électeurs devaient les approuver ou les rejeter en bloc. Le Conseil gagna également des compétences constitutionnelles, la faculté de déterminer une liste de successeurs comme chefs de gouvernement et d’intervenir dans la successsion monarchique. Il cessait dès lors d’être un gouvernement « fantôme » pour devenir officiellement avec le Duce l’organe principal du régime fasciste.
Je terminerai cette esquisse de l’histoire du fascisme italien dans un troisième et dernier billet.

Après la Grande Guerre, la violence…

Je n’aurai pas le temps de livrer le billet que je souhaitais écrire pour aujourd’hui, alors en attendant, je livre, en complément du billet de la dernière fois, une citation de Johann Chapoutot sur les suites de la Grande Guerre. J’avais évoqué dans le dernier billet l’importance que l’expérience de la violence de la guerre avait joué dans l’émergence du fascisme italien, en tant que catalyseur du nationalisme et vécu intime de la violence. Cette expérience fut vécue par tous les participants de la guerre, particulièrement en Europe. Dans Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe, Chapoutot s’attarde un moment sur cette expérience, avec quelques citations très évocatrices de sources, pour montrer à la fois la banalisation de la violence et de la mort violente et la glorification du soldat et de la mort violente de celui-ci. Au terme de ces développements, Chapoutot évoque les suites de la guerre, avec d’anciens combattants souvent incapables de s’adapter à la paix.

Le retour à la vie civile, la difficulté pour les anciens combattants de revenir à une économie et à une société de paix vont en conduire beaucoup, après 1919, à célébrer la guerre malgré tout et à tenter de retrouver, dans des organisations paramilitaires diverses, ce sentiment d’appartenance à la vie et à la mort éprouvé dans la boue et le feu des combats. Le cas d’Adolf Hitler n’est, de ce point de vue, pas une exception. Hitler a enduré, souffert et vécu la peur et les blessures du combattant moyen. Mais il a trouvé dans son régiment une fraternité que le jeune bohème autrichien orphelin et en rupture de ban n’avait jamais éprouvée auparavant. La construction d’un parti nationaliste, belliciste et paramilitaire fut un moyen pour lui et bien de ses semblables de retrouver, dans un monde civil qui leur était désormais étranger, cette communauté du combat, fondatrice d’un entre-soi qui conjurait la solitude d’une existence sociale marquée par la déliaison.1

Pour méditer les conséquences de cet apprentissage de la violence qu’on ne peut laisser derrière soi, je vous laisse sur les paroles plus légères de Georges Brassens.

Note

1CHAPOUTOT, Fascisme, nazisme et régimes autoritaires en Europe, 1918-1945, 53.

L’émergence du fascisme italien

Faisceau de licteur

Après ma petite récapitulation de mes anciens billets sur le fascisme, je me suis rendu compte que ma mémoire de mes lectures antérieures sur le sujet était devenue passablement floue avec les années. Je voulais me rafraîchir, ou parfois me mettre à niveau, sur les bases de l’histoire du fascisme. Une autre motivation a été la lecture de ce texte réfléchissant aux comparaisons possible entre le fascisme historique et le trumpisme. Aussi ce billet et le suivant seront-ils consacrés à la trajectoire historique du fascisme italien. Ceux qui suivent ce blogue auront compris que ma principale référence sur le sujet est un livre intitulé Qu’est-ce que le fascisme? d’Emilio Gentile, essentiellement parce que ce livre est dans ma bibliothèque personnelle. Le premier chapitre refait cette trajectoire du fascisme italien à l’intention des lecteurs et lectrices à qui celle-ci ne serait pas familière. J’ajouterai ici et là des références à des articles wikipédia pour éclairer quelques éléments qu’il ne prend pas la peine d’élaborer. Puisque les notes s’allongeaient, j’ai pris le parti de découper le tout en plusieurs billets. Celui-ci couvrira l’émergence du fascisme italien en tant que mouvement, depuis ses premiers tâtonnements jusqu’à l’émergence du squadrisme. La conquête du pouvoir, sa consolidation, son apogée et le déclin lors de la deuxième guerre mondiale seront renvoyés à un ou plusieurs billets à venir.

Industrialisée relativement tardivement, l’Italie connaît à la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle l’émergence de classes ouvrières et de classes moyennes caractéristiques des pays industrialisés. Avec celles-ci viennent des phénomènes nouveaux de mobilisations sociales de masse. On pourrait parler d’une crise de modernité ou d’une crise de modernisation. Cette crise produit un bouillonnement d’idées et de sensibilités faisant naître différentes idéologies dont les premiers fascistes s’inspireront. Ces idéologies peuvent être opposées entre elles et ont pu par ailleurs donner naissance (ou nourrir) à des mouvements antifascistes par la suite, elles ne peuvent donc pas être vues comme des « pré-fascismes », mais elles avaient en commun différents traits qu’on retrouvera ensuite chez les fascistes. En voici une liste :

  • un sentiment tragique et activiste de la vie
  • une « vision de la modernité comme explosion d’énergie humaines et de conflits de forces collectives, organisées en classes ou en nations »
  • l’attente (comme une forme d’eschatologie séculière?) d’un « tournant historique imminent » qui mettrait fin au libéralisme bourgeois.
  • le rejet de l’humanisme et de l’égalitarisme
  • le mépris du parlementarisme
  • l’exaltation des minorités actives
  • une volonté politique de modeler la conscience des masses
  • le culte de la jeunesse
  • l’apologie de la violence, la guerre, l’action directe et la révolution

Au nombre des mouvements partageant ces traits, Gentile évoque des radicalismes de droite et de gauche, du nationalisme, le syndicalisme révolutionnaire et le futurisme. Je m’étonne de voir le syndicalisme révolutionnaire dans une liste qui mentionne le rejet de l’égalitarisme, mais je le vois bien partager plusieurs autres traits.
Il faut aussi mentionner les intellectuels d’opposition à l’homme politique libéral G. Giolitti (on parle d’antigiolittisme).

Les éléments événementiels qui ont favorisé l’émergence du fascisme italien sont la première guerre mondiale et les « deux années rouges » (1919-1920) ou biennio rosso, deux années d’intense activisme paysan et ouvrier, communiste et syndical qui suivent immédiatement la fin de la Grande Guerre. La guerre a alimenté le nationalisme et fait vivre une expérience intime de la violence à une large partie de la population, prêts dès lors à l’appliquer à d’autres domaines de la vie. De plus, bien que l’Italie soit sortie de la première guerre mondiale du côté des vainqueurs, elle a eu son propre équivalent du mythe de l’ennemi intérieur, qui fut si important pour l’Allemagne, le thème de la « victoire mutilée », centré sur le fait que le traité de Versailles n’accordait pas à l’Italie ce qu’elle s’était fait promettre pour entrer dans l’alliance. Quant au biennio rosso, il a terrorisé la bourgeoisie et la classe moyenne, craignant une révolution à la manière russe. Ce phénomène n’était pas spécifique à l’Italie et connu différents avatars à travers l’Europe. La peur du bolchévisme sera l’aliment justifiant la répression dont le fascisme deviendra le porte-étendard.

Et dans ce contexte social, idéologique et événementiel, se forme Benito Mussolini. Cela étonne quand on sait ce qu’il est devenu mais le jeune Mussolini fut socialiste, antinationaliste, antimilitariste et internationaliste. Directeur d’une revue, « il fut de 1912 à 1914 la figure la plus populaire du socialisme italien » (p.26). Mais déjà, on voit chez lui la soif de pouvoir, l’ambition, le penchant pour la domination. Comme quoi la personnalité est souvent plus forte que l’idéologie. Au déclenchement de la guerre, il se prononce contre la participation de l’Italie. Puis, après quelques mois, « dans le courant de l’automne 1914, il se convertit à l’interventionnisme, considérant que la guerre était nécessaire pour abattre le militarisme et l’autoritarisme des Empires centraux et créer les conditions d’une révolution sociale. » (p.27) Peu de socialistes lui emboîtent le pas.
Il participe à la guerre de 1915 à 1917, date où il est blessé. L’expérience de la guerre affecte sa réflexion et il remet en cause le socialisme et le marxisme, conserve cependant sa volonté révolutionnaire et adhère, selon le mot de Gentile, à un « nationalisme révolutionnaire éclectique ». Il lance alors les fasci di combattimiento.
Cette expression de fasci, qui renvoie au faisceau de licteurs, était utilisée depuis des années dans la gauche italienne pour désigner une organisation qui n’est pas un parti, puis pour désigner un « antiparti », c’est-à-dire une organisation de militants refusant les liens organisationnels – trop contraignants – d’un parti politique. Les fasci di combattimiento de Mussolini réunirent, lors de leur fondation, une centaine de militants semblable à lui: anciens gauchistes « interventionnistes » (de ceux qui ont plaidé pour l’entrée en guerre), anciens combattants, devenus des nationalistes révolutionnaires suite à l’expérience des combats. Ce fascisme pratiquait déjà la violence de rue, tout en prônant des réformes politiques et économiques radicales. Il est cependant demeuré marginal et n’eut aucun succès aux élections de 1919, après quoi il abandonna son programme politique radical pour se convertir définitivement à droite. Revoyant se manière de se présenter comme son électorat, il se fit le parti de ceux qui, au sein de la bourgeoisie et des classes moyennes, ne se reconnaissaient pas dans l’État libéral.

À l’automne 1920 se déroulent une série d’occupations d’usines, tandis que les élections administratives s’avèrent néfastes pour le parti socialiste. Ce contexte favorise les fascistes, car la bourgeoisie et les classes moyennes face au gouvernement faible et aux violences, perdent confiance dans la capacité du gouvernement à les défendre contre le « danger bolchévique ». Ils se tournent alors vers des milices privées et autres groupes violents auto-organisés, dont les fascistes prendront rapidement la tête. Les groupes de combat fascistes (squadras), organisés militairement par les anciens combattants dans leurs rangs, détruisirent une bonne partie des organisations « prolétariennes » (socialistes, ligues rouges, syndicats) dans la région de la Valle Padana où elles étaient dominantes. Les partis anti-socialistes applaudirent ces violences fascistes, y voyant une « saine réaction » contre le « maximalisme » socialiste, en défense, selon la rhétorique des fascistes, de la nation et de la propriété. Ces coups d’éclat nourrissent la popularité fasciste, dont le nombre de membres est multiplié par 10 en un peu plus d’un an. (p.31-32)

Les membres de ce nouveau fascisme étaient majoritairement issus des classes moyennes » en grande partie novices sur la scène politique » (p.32), tant dans le parti, que les faisceaux ou du squadrisme. Ce qui fait dire à Emilio Gentile que le squadrisme fut « un maximalisme de classes moyennes » et la source du véritable fascisme.

Ainsi pleinement formé, le fascisme était désormais prêt à se lancer à la conquête du pouvoir en employant une méthode originale, faite d’un mélange de compositions avec les institutions traditionnelles et de violences terroristes pour désorganiser toute forme d’opposition. Ça sera l’objet d’un prochain billet

Trois familles idéologiques

Je pense depuis longtemps que l’analyse politique est mieux servie, en termes de catégories générales, par une analyses de trois « familles » politiques, ou peut-être trois « matrices » idéologiques, que par l’axe gauche-droite qui a tendance à mettre pêle-mêle des tendances politiques qui sont plutôt des alliées de circonstances dans des conjonctures particulières que des philosophies partageant une vision du monde relativement similaires. Ces trois matrices idéologiques, nées de la modernité, sont le conservatisme, le libéralisme et le radicalisme. Je ne les ai pas inventées. J’ai rencontré cette tripartition à différents endroits de mes lectures et ai fini par la faire mienne à bouts de fragments vaguement intériorisés. Ceci n’ayant jamais été au centre de mes recherches, j’ai toujours eu cependant de ces trois familles idéologiques une idée très vague, sauf peut-être concernant le libéralisme, pour lequel j’ai lu la grosse synthèse de Catherine Audard. Jusque-là, ça avait été suffisant pour les conversations politiques. Mais avec le temps on a commencé à me demander des détails, et comme je n’ai jamais pris de notes, je n’avais pas tant les moyens de préciser ma pensée à ce niveau. J’aimerais éventuellement faire un billet ayant une forme relativement achevée pour discuter de cette tripartition, mais l’un des aspects de la philosophie de ce blogue est aussi de laisser entrevoir des réflexions en formation, des fragments sur le chemin. Aujourd’hui, je reprendrai simplement trois extraits de chez cette même Catherine Audard qui montrent, d’une part, que je n’ai pas inventé cette catégorisation, qu’elle reprend, et qui en donnent une esquisse – non une définition, mais un aperçu de l’usage dans le vocabulaire politique courant.

Il faut d’abord commencer par l’extrait sur le libéralisme, qui est dans le corps du texte de l’avant-propos :

« Aux États-Unis, où les trois familles politiques – conservateurs, libéraux et radicaux – sont différentes de celles de l’Europe continentale et ne peuvent guère se définir qu’à travers leurs relations mutuelles, le libéralisme occupe à peu près le terrain de la gauche au sens européen et il est représenté par l’aile social-démocrate du Parti démocrate. Il se définit par la défense de l’État-providence et des interventions de l’État en matière de santé, d’éducation, d’urbanisme et d’environnement, et par des impôt s´levés. Il est l’avocat des minorités ethniques et de la discrimination positive » en leur faveur (*afffirmative action*). Il défend par ailleurs les minorités sexuelles et se montre partisan de la légalisation des mariages « gays » et du droit à l’adopton pour les couples hoos. Il défend les droits des femmes, le droit à l’avortement au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps et il est de tous les combats en faveur des droits civils: la déségrégation dans les années 60, les immigrants clandestins maintenant. »1

Les deux extraits suivants sont des notes de fin de livre (j’abhorre le placement des notes en fin de volume, mais s’il faut aller y chercher des informations, j’irai). Voici ce qu’elle écrit sur les conservateurs américains :

« Les conservateurs ou, plus récemment, les « néo-conservateurs », correspodnent à peu près aux droites européeennes, mais avec des nuances qui tiennent aux partuclarités de l’histoire américaine, dont l’imaginaire ne fait de place à l’Ancient Régime que pour exalter le principe d’égalité des chances, indépendamment de l’origine sociale, et où, en revanche, la religion, notamment protestante, joue un rôle central, alors même que la Constitution a rompu avec toute idée d’une religion « établie ». Les conservateurs américains sont donc volontiers sécuritaireset favorables à des politiques pénales dures. Ils se méfient de l’État-providece et de la social-démocratie, sans parler du socialisme, au nom à la fois de la défense de la propriété privéeet de la responsabilité individuelle; ils sont aussi inquiets devant les difficultés de l’institution familiale ou devant le déclin des Églises et certains peuvent même être conduits aujourd’hui à soutenir les positions de la droite religieuse » sur des questions comme l’avortement, la prière à l’école ou l’enseignement du « créationnisme  » antidarwinien. »2

Voici enfin, dans une autre note de fin de volume (argh!) ce qu’elle dit des radicaux :

« Les « radicaux », qu’on oppose aux libéraux, correspondraient à notre extrême gauche. Mais l’absence de culture jacobine, et surtout léniniste, fait qu’ils sont aussi, le plus souvent, des démocrates fervents, très attachés à certaines du moins des valeurs « libérales » et des « libertés formelles » que n’esttiment guère la plupart des courants « gauchistes » du Vieux Continent; il y a du reste une généalogie proprement américaine du « radicalisme » qui entend réactualiser les éléments démocratiques de la tradition nationale et se férérant à des figures comme Thomas Paine (à l’époque « révolutionnaire ») ou encore l’abolitionniste Garrison, et dont une étude un peu fine montrerait qu’elle emprunte beaucoup aux sources « libérales » et puritaines de la démocratie américaine. C’est d’ailleurs pour cela que l’historien Gordon S. Wood a pu a bon droit parler du « radicalisme » de la Révolution américaine (Gordon S. Wood, 1991, *La création de la Républicque américaine 1776-1787*, Paris, Belin, 1992). »3

Notes

1AUDARD, Qu’est-ce que le libéralisme?, 14.

2AUDARD, 744.

3AUDARD, 744‑45.

Le fascisme comme spectacle

Je suis tombé sur cet extrait en lisant « Sur l’idéologie du fascisme », le quatrième texte du recueil Qu’est-ce que le fascisme? d’Emilio Gentile, déjà évoqué ici et quelques billets qui y sont référés. J’ai eu envie de le partager comme brève sur le blogue avec assez peu de commentaires, car je trouve qu’il résonne particulièrement acte l’époque actuelle.

Un système politique fondé sur l’irrationalisme réduit, presque inévitablement, la participation politique individuelle et collective, au spectacle de masse. Quand on méprise l’homme pour son idéalisme rationnel, pour sa capacité de connaissance logique de la réalité, pour son besoin de persuasion et de compréhension, l’homme se trouve réduit à un élément cellulaire de la *foule* et, en tant que foule, suggestible non pas à travers un discours rationnel, mais uniquement à travers les instruments de l’abus de pouvoir psychologique, de la violence morale à travers la manipulation des consciences, dégradant la vie à une pure extériorité. Mais, alors qu’il exalte l’imagination et le rêve, qu’il excite les préjugés de groupe, les angoisses et les frustrations, les complexes de grandeur ou de misère, le fascisme détruit la capacité de choix et de critique de l’individu. Les symboles et les rites, les cérémonies de masse et la consécration mythique d’actes banals de la vie sociale (« la Bataille du grain ») deviennent l’unique forme de participation possible des masses au pouvoir politique – simples spectatrices du drame qui se déroule avec elles, mais au-dessus d’elles. (p.142)

Périclès et les démagogues: deux intuitions démocratiques

Dans mes lectures sur l’Antiquité, j’ai bien sûr fait une belle place à La Guerre du Péloponnèse de Thucydide, bien que j’en ai encore très peu parlé jusqu’ici. L’un des passages sur lequel je me suis arrêté pour quelques méditations est un passage assez connu pour qui s’intéresse à la démocratie athénienne antique, où l’historien fait l’éloge de Périclèse en le contrastant avec ses successeurs, qu’on connaît aujourd’hui comme les démagogues. Ce mot, qui aujourd’hui est toujours péjoratif, n’était à l’époque péjoratif que sous la plume des aristocrates. D’après Hansen, pour partisans de la démocratie, le mot « démagogues » désignait un « dirigeant du peuple » au sens neutre1. Tous les portraits que nous avons de ces derniers, y compris celui de Thucydide, viennent d’aristocrates mal disposés envers les démocrates qu’ils représentaient, il faut donc s’en méfier. Mais il m’a semblé que le portrait de Thucydide permettait de mettre en lumière deux intuitions de ce que doit être un dirigeant en démocratie. L’une de ces intuitions, que favorise l’historien grec, est incarnée par l’archétype de Périclès. L’autre intuition, qu’il regarde d’un mauvais œil mais qui me semble puissante et traversant l’histoire entière de la démocratie, est représentée par l’archétype des démagogues. Voyons d’abord comment Thucydide en parle.

1. Citations de Thucydide sur Périclès

Cela s’explique quand on pense que Périclès, grâce à l’estime qu’il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n’était pas de ceux qui se laissent diriger par [le peuple] plutôt qu’ils ne le dirigent, car ne cherchant pas à accroître son pouvoir par des moyens condamnables, il ne lui adressait jamais de paroles dictées par la complaisance. Tel était le crédit dont il jouissait qu’il allait de même jusqu’à provoquer sa colère en s’opposant à ses désirs. Quand il voyait les Athéniens manifester mal à propos une confiance excessive, il les intimidait par des discours alarmants et, inversement, quand ils se trouvaient en proie à des craintes injustifiées, il savait les rassurer. Théoriquement, le peuple était souverain, mais en fait l’État était gouverné par le premier citoyen de la cité.2

Parmi ses successeurs, aucun ne put affirmer une véritable supériorité sur les autres. Désirant tous atteindre à la première place, ils se mirent, pour complaire au peuple, à lui abandonner la conduite des affaires. Par la suite, comme on pouvait s’y attendre dans une grande cité placée à la tête d’un empire, bien des erreurs furent commises et tout particulièrement l’expédition de Sicile. Pourtant, s’il y eut faute dans cette affaire, ce fut moins parce qu’on avait sous-estimé l’adversaire auquel on s’attaquait, que parce que les hommes qui avaient fait partir cette expédition se rendaient mal compte des moyens qu’il fallait mettre à sa disposition. Tout occupés à s’entre-déchirer dans la compétition engagée pour la direction du peuple, ils affaiblirent le corps expéditionnaire et provoquèrent dans la cité même les premiers troubles politiques.
(Thucydide, livre II, 65)

Je cite en premier ce passage car c’est le plus connu, en particulier les deux phrases que j’ai surlignées en gras. Mais Thucydide écrit également, un peu plus tôt dans son récit, un discours qu’il prête à Périclès3, on trouve des passages où le stratège s’attribue lui-même des traits semblables :

Je reste quant à moi le même; je ne change pas. C’est vous qui êtes inconstants. Après avoir, avant l’épreuve, adopté mes propositions, vous vous en repentez quand vous êtes à la peine, et, parce que votre résolution chancelle, ils vous semble que c’est ma politique qui est mauvaise. Si chacun en effet se rend compte maintenant de ce qu’il en coûte de souffrances, vous n’en discernez pas encore tous clairement les avantages, et, devant ce grave renversement de fortune qui brusquement vous éprouve, vus voulà découragés et incapables de persévérer dans votre entreprise. Quand survient en effet un accident entre tous imprévisible, la surprise brutale qu’il provoque est profondément démoralisante. […]

Ces extraits mettent en évidence – et exagèrent probablement – les différences de style entre Périclès et les orateurs qui l’ont suivis. Périclès exercerait un style constant, orienté par les idées à défendre, ne se laisserait pas influencer par les préférences de la foule, mais ferait plutôt usage de la persuasion pour amener la foule à ses vues, n’hésitant pas à la confronter ou la provoquer lorsque ses idées et les préférences affirmées du peuple entrent en contradiction. Au contraire, les autres orateurs, traditionnellement qualifiés de démagogues, préféreraient toujours flatter la foule, changeant eux-mêmes d’idées au gré de la tendance de l’heure, cherchant le pouvoir sans forcément avoir leurs préférences propres.

Ces portraits sont évidemment caricaturaux. Les démagogues qui nous sont connus4, semblent avoir eu leurs idées, leurs préférences politiques. Néanmoins, ces caricatures forment des archétypes, des styles; en eux se déclinent deux rapports à la démocratie complémentaires, mais suspects l’un à l’autre.

2. Commentaire sur le style péricléen selon Thucydide

La dernière phrase de la citation de Thucydide (II, 65) relève toute l’ambiguïté du rapport à la démocratie du style péricléen. La critique formulée par l’historien contre les successeurs de Périclès montre également la méfiance des foules caractéristiques des aristocrates athéniens, qu’on a déjà pu voir dans les propos des Perses Mégabyze et Darius chez Hérodote. À bien des égards, la description de Périclès par Thucydide met en valeur la grandeur de l’homme par une forme de neutralisation de la démocratie. Elle satisfait l’intuition aristocratique selon laquelle la foule doit être commandée et non commander. Pour cette même raison, la figure de Périclès a suscité des méfiances auprès de penseurs démocrates, car elle est en rupture avec l’intuition démocratique qui veut que le peuple soit aux commandes. Pourtant, on ne peut réduire l’attitude péricléenne à un comportement aristocratique et antidémocratique. En effet, dans les récits de Thucydide, Périclès défend constamment son point de vue auprès de l’Assemblée des citoyens, et sa position est soumise à l’approbation démocratique. En ce sens, si l’attitude péricléenne maintient la défense d’une posture posture politique envers et contre tout, contre l’opinion populaire s’il le faut, elle maintient toujours cette défense dans le cadre des règles du jeu démocratique. Si on vote contre son option, le politicien péricléen défendra encore celle-ci, mais à l’occasion d’un prochain vote. En cela, sa constance participe à la vie même du débat démocratique.

3. Commentaire sur le style démagogique

Si le style péricléens suscite des réactions ambivalentes, le style démagogique est quant à lui généralement méprisé. Le terme « démagogue » utilisé souvent par l’aristocratie athénienne pour désigner les meneurs du parti populaire5, a acquis pour nous un caractère systématiquement péjoratif. Pour aborder le style qu’il désigne, toutefois, il faut commencer par écarter ce jugement de valeur légué par les sources aristocratiques. Un autre précaution à prendre consiste à écarter le sens que l’usage courant accorde au mot « démagogique », soit de flatter les plus viles instincts du peuple pour mieux le manipuler. En effet, la critique de Thucydide envers les successeurs de Périclès ne concerne pas la manipulation du peuple, mais le fait de se plier systématiquement à ses désirs. En cela, le démagogue commet le péché capital aux yeux d’un aristocrate : ne pas « contenir la foule » et lui laisser la liberté de commettre tous les excès (aux yeux d’un aristocrate, la « foule » tend toujours vers l’excès). On s’en rappellera peut-être car j’en ai déjà parlé, mais c’est précisément la critique envers la démocratie que faisait Mégabyze, le Perse défendant le régime aristocratique, dans le débat des Perses d’Hérodote.

Tout comme ce que j’ai appelé le style péricléen, le style démagogique n’est pas la réalité des personnages historiques ayant été appelés les « démagogues », il s’agit plutôt d’un archétype qui permet de rendre un certain rapport à la démocratie conforme à des intuitions communes. Cette conception intuitive met l’accent sur le rôle du politicien comme agent des volontés populaires, plutôt que comme participant du débat démocratique et acteur de changement. Dans la démocratie directe des athéniens, cela revenait à prendre le poul de la population en allant discuter sur l’agora, puis parler à l’assembler dans le sens où le démagogue estimait qu’allait le vent. Dans un régime représentatif comme le nôtre, nous parlons de « gouvernement par sondages » et de « ballons d’essais » pour désigner un gouvernement qui s’efforce, soit de prendre des mesures populaires, soit de passer discrètement des mesures pour voir la réaction, quitte à les retirer si elles produisent des réactions inverses trop importantes.

4. Usages

Même construit par inspiration de sources historiques, j’insiste qu’il faut être conscients que les portraits esquissés plus haut sont plutôt des archétypes de rapports à la démocratie, des outils pour l’analyse, que des réalités historiques. Ni Périclès, ni les démagogues n’étaient aussi fortement typés que je ne l’ai suggéré ici.

Ce qui me trottait dans la tête, c’est surtout que ces deux archétypes reflètent des rapports à la démocratie qu’on retrouve assez fortement dans les intuitions contemporaines, aussi bien dans des commentaires plus abstraits sur nos régimes démocratiques que dans les comportements des partis politiques.
Prenons le cas assez classique de la critique du « gouvernement par les sondages » ou du gouvernement « par ballons d’essais » (lancer une mesure, regarder la réaction publique, puis décider si on va de l’avant ou si on la retire). Ce sont des comportements régulièrement critiqués. La critique de ces comportements s’appuient sur des intuitions péricléennes : le gouvernement devrait avoir son programme, s’y tenir, ne pas céder à n’importe quel aléa des sondages. Pourtant, il n’est pas besoin de chercher bien loin pour voir des avis ou des attitudes favorables au gouvernement par sondages. Ces derniers ne représentent-ils pas l’opinion publique? Les opposants au gouvernement ne manqueront jamais de souligner s’il prend des décisions à l’encontre des sondages, une manière facile de présenter ces décisions comme anti-démocratiques. Ces discours conformes aux intuitions démagogiques sont monnaie courante.

Les intuitions péricléennes et démagogiques forment deux pôles qui définissent un continuum des conceptions de la démocratie. On peut situer sur celui-ci les styles politiques des partis et les sensibilités des acteurs du champs politique. De même, les préférences des autres acteurs dépend de leur situation par rapport aux politiciens. D’une manière générale6, je dirais que le style péricléen attire les militants alors que le style démagogique ne recueille guère leur respect. C’est compréhensible : qui voudrait militer pour quelqu’un qui est susceptible de changer d’avis en fonction des sondages? L’inconstance des démagogues mobilise fort peu d’énergie militante. À l’inverse, les électeurs ordinaires, ceux qui s’intéressent à la politique de loin, lisent les journaux, votent aux quatre ans, discutent politique à l’occasion au souper mais s’engagent rarement activement en politique, ceux-ci tendent à apprécier le style démagogique et détester le style péricléen. Encore une fois, c’est normal : le premier leur donne le sentiment d’être en contrôle de leurs représentants, d’être écoutés, tandis que le second leur apparaît comme une rigidité ignorant leurs opinions. Si ma perception est juste, le degré d’engagement a donc un impact sur les préférences stylistiques. Mais le positionnement idéologique par rapport au politicien en a également un : on préfère généralement que les gens auxquels on s’oppose soient des démagogues – parce qu’ils ont une plus forte propension à fléchir sous la pression – et que les gens qu’on appuie soient péricléens – pour la raison inverse. Cette préférence n’engendre pas forcément le respect par ailleurs – on préfère que ceux auxquels on s’oppose fléchissent sous la pression, mais on n’en admire pas pour autant les motifs pour lesquels ils le font.

 

Notes

1HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène, 309.

2D’autres traductions formulent cette dernière phrase « C’était d noms, une démocratie, mais en fait, le premier citoyen exerçait le pouvoir. », c’est notamment celle utilisée par Vincent Azoulay (introduction).

3S’agissant de Thucydide, il est d’usage de mettre en garde le lecteur contre les discours qu’on trouve dans son œuvre. Bien qu’il dise s’efforcer de rendre compte de ce qui a dû être dis, Thucydide, est rarement témoins direct des discours, travaille dans ce cas de mémoire, invente au besoin. Il est moins soucieux de rapporter ce qui a réellement été dit que de prêter aux personnages historiques des propos cohérent avec les enjeux qu’il analyse, lui, comme historien

4On en connaît surtout deux, Cléon et Hyperbolos, mais on les connaît mal, surtout par les propos tenus sur eux par leurs adversaires.

5On parle souvent de « parti populaire » pour désigner les citoyens athéniens politiquement engagés dans la défense des intérêts des pauvres et du système démocratique, mais il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit pas d’un parti organisé au sens où nous l’entendons aujourd’hui.

6J’insiste sur le caractère très général et aussi très personnel de ces observations. Je discute des concepts comme appuis à la réflexion, mais je n’ai pas conduit d’enquête rigoureuse sur les préférences de style. On prendra ces réflexions comme des expériences de pensées visant à illustrer les usages possibles des concepts ou des hypothèses à tester et ouvertes à discussion.

Mes vieilles notes sur le fascisme et le nazisme

La question du fascisme, si actuelle malheureusement, n’est pas le sujet que je connais le mieux, mais j’ai quand même au fil du temps fait quelques lectures et rédigé quelques billets de blogue sur le sujet. À l’intention de ceux que ça intéresserait, je propose de retrouver rapidement ces billets:

Dans le billet Fasciste! j’ai pris quelques notes sur la définition du fascisme en m’appuyant sur les premiers textes d’un recueil d’article d’Emilio Gentile intitulé « Qu’est-ce que le fascisme? »

Plusieurs années plus tard, j’ai écrit un billet sur la corruption du régime fasciste italien. Je me faisais à l’époque la réflexion que l’extrême-droite avait une réputation immérité de discipline et d’incorruptibilité. Cette image usurpée, fruit de leur propre propagande, explique une petite partie de leur pouvoir de séduction. En écrivant sur les liens entre fascisme et mafia, je voulais rendre compte de la réalité: le fascisme, régime reposant essentiellement sur la violence, est d’autant plus vulnérable à la corruption.

Peu de temps après, j’avais décidé d’écrire un autre billet allant à l’encontre des idées reçues sur les régimes totalitaires en parlant de l’individualisme nazi d’après les analyses de l’anthropologue Louis Dumont. Alors que les clichés du nazisme le montrent comme une négation de toute individualité, la réalité est tout autre. Ce constat est renforcé par les analyses de l’historien Johann Chapoutot, en particulier sur les systèmes de gestion nazis, qui montrent que l’objectif du parti nazi était de détruire l’état, en le remplaçant par une compétition des agences pour accomplir un objectif. Voyez par exemple cette entrevue. Johann Chapoutot a accordé de nombreuses entrevues ces derniers te

Enfin, j’ai également écrit un billet sur le monopole de la violence et son effondrement qui évoque l’effondrement de la République de Weimar. Encore je me demande aujourd’hui si on peut parler d’effondrement, étant donné combien la République de Weimar fut violente dès la fin de la première guerre mondiale. Pour vous en faire une idée, je vous recommande d’écouter l’excellent podcast The Iron Dice.