Des armées prénationales

Après l’écriture de mon billet sur la nationalisation des sociétés, j’ai commencé à faire des liens avec quelques annotations que j’ai fait sur l’histoire militaire, qui portaient sur la composition des armées avant l’époque contemporaine. C’est en particulier à la lecture d’un ouvrage de Geoffrey Parker, La révolution militaire, que j’ai pu saisir la différence fondamentale entre la nature des armées d’Ancien Régime et celle des armées nationalisées. En lisant entre les lignes de l’ouvrage, il est possible d’entrevoir comment la destinée réservée au simple soldat fait prisonnier dans la bataille peut constituer un marqueur particulièrement fort des différences entre les deux réalités militaires, celle qui marque l’affrontement des princes et celle qui marque l’affrontement des peuples. Les annotations qui suivent ne constituent pas une étude systématique du phénomène et comportent de nombreuses failles. Mais elles illustrent quelques orientations qu’on peut donner à une réflexion sur l’évolution du phénomène militaire, en particulier entre l’époque moderne et l’époque contemporaine, le XIXe siècle faisant office de période de transition entre les deux.

Partons d’un exemple lointain. Puisé dans le monde musulman, il est facile d’en donner une interprétation « exotique », mais comme on le verra, sa logique n’est pas étrangère à celles qu’on retrouve en Occident à d’autres époques. À l’occasion d’un raid victorieux contre Narbonne mené en 793, « les musulmans emmenèrent des captifs qui furent ensuite employés comme soldats dans la garde du souverain omeyyade. Évariste Lévi-Provençal fait en effet allusion à plusieurs reprises à cent cinquante Narbonnais qui constituaient la garde personnelle de l’émir al-Hakam Ier. » . Il faut rester prudent dans l’interprétation de cet épisode, car nous n’avons pas de précisions sur l’âge des captifs. De très jeunes captifs ont pu être élevés comme musulmans, au sein de la maison de l’émir, et être attachés à son service. Il existe des exemples de ce type de soldats-esclaves dans le monde musulman (mais surtout turc), avec diverses variations, incluant parfois, pour ceux-ci, des possibilités d’avancement social considérables (ainsi les atabeks et janissaires turcs). Il est toutefois également plausible que ces captifs narbonnais aient été adultes, peut-être déjà entraînés, et engagés comme mercenaires par l’émir. Dans un cas comme dans l’autre, celui-ci se retrouvait avec une garde issue de l’extérieur des réseaux de pouvoir de son émirat, donc à la loyauté moins partagée.

La logique sous-tendant l’intérêt de ces soldats-esclaves est donc en partie similaire à celle pour laquelle de nombreux potentats italiens du Moyen Âge et de la Renaissance préféraient les mercenaires aux milices locales ou aux soldats fournis par la noblesse . Mais les mercenaires et auxiliaires étrangers ne formaient pas l’exception : sans être forcément le cœur des armées, ils constituaient une proportion importante de celles-ci de manière ordinaire. Pour l’époque moderne, Geoffrey Parker caractérisait ainsi le mode de recrutement :

[…] les engagements volontaires individuels ne furent jamais suffisants pour assurer la maintenance des armées dans une longue guerre. Les gouvernements eurent donc recours à trois procédés supplémentaires pour la levée des troupes : recrutement par unités entières en d’autres régions d’Europe, que l’on envoyait combattre loin de leurs foyers; enrôlement par le vainqueur des soldats d’une armée vaincue; et, si tous les autres moyens avaient échoué, conscription locale forcée. »

En conséquence, l’appartenance géographique ne constituait pas un prérequis d’engagement. On s’intéressait d’abord à la simple connaissance du métier des armes. Richelieu estimait qu’« il est presque impossible de mener à bien de grandes guerres avec les troupes françaises seules », et préconisait une armée comprenant 50 % de troupes étrangères. Ce nombre avancé par le cardinal se situait au-dessus de la proportion d’étrangers dans ses armées : c’est autour du cinquième des troupes « françaises » sous Louis XIII, Louis XIV et Louis XV qui étaient constituées d’étrangers, notamment des Irlandais, des Allemands et des Suisses. De même, les armées hollandaises, suédoises, bavaroises, anglaises et autres comprenaient des milliers d’engagés étrangers .

La place des mercenaires s’est peut-être accrue dans les armées européennes à partir du XIIe siècle. La « révolution commerciale » du XIIe siècle a facilité à la fois le déplacement des hommes et les échanges monétarisés. L’argent a ainsi eu une part plus grande dans la chose militaire. . Rendus à l’époque moderne, plusieurs des étrangers servant dans une armée donnée avaient été recrutés au sein même des armées ennemies après leur défaite. D’après Parker,

les volontaires les plus recherchés par tous les gouvernements n’étaient pourtant ni les oiseaux de geôles ni les amants de la gloire, mais les vétérans, ceux qui, ayant déjà pratiqué le métier des armes, étaient devenus des soldats de profession. Ces hommes-là passaient souvent d’une armée à l’autre, selon les circonstances ou occasions, et se faisaient bien payer. 

Les exemples de ces recrutements sont nombreux et transcendent même les frontières des religions. Certaines unités militaires, par exemple pendant la guerre de Trente Ans, pouvaient comprendre davantage d’étrangers que de locaux. Ainsi, les armées d’Ancien Régime n’étaient guère « nationales ».

Les méthodes disparates de recrutement, le taux élevé du gaspillage, de mobilité des hommes à tous les niveaux détruisirent peu à peu tout sens de l’identité de corps dans les formations récemment constituées. Au fur et à mesure que se dissolvait une unité, les hommes restés sur place étaient incorporés à d’autres formations, créant, ainsi que le notait dans son journal le Vénitien Marin Sanuto, au début du XVIe siècle, « des armées arche de Noé » : des volontaires et des criminels, des brigades internationales, des miliciens locaux, des vassaux, des hommes liges, des conscrits des pays les plus divers étaient assemblés, pêle-mêle. Les choses furent peu différentes au XVIIe siècle. Par exemple, en 1644, un régiment bavarois était composé de soldats de seize pays différents. Parmi eux, quatorze Turcs. Mais on peut tirer beaucoup de cette fragmentation. Une force aussi cosmopolite peut posséder beaucoup d’expérience militaire et d’efficacité. Tout au plus la variété des origines compliquait sans doute la transmission des ordres. Ceux qui étaient au contact des vétérans doutaient rarement de leur efficacité.

Parker note que les armées ainsi recrutées n’avaient une loyauté que toute relative et que les puissants ont rapidement cherché la solution dans les unités locales : « Ce fut pour éviter les dangers inhérents à cette philosophie [“nous servons notre maître honnêtement, quelque soit le maître”] que, très tôt, les États modernes tentèrent de lever au moins quelques formations exclusivement nationales au moyen de la conscription. » Ce serait un programme de recherche très intéressant que de tenter de cerner à quel point la tentative de constituer des armées « nationales » furent un succès avant la fin du XIXe siècle.

En l’état de mes connaissances, en effet, j’hésite à fixer une chronologie sur la nationalisation des opérations militaires. Henri Guillemin rappelle que des officiers opposés aux armées de la Révolution française notaient que les soldats français luttaient pour un idéal alors que les leurs ne luttaient que pour un souverain. La Révolution française pourrait alors être un moment de nationalisation des armées, et les armées (du moins en France) seraient alors à considérer comme un lieu de nationalisation précoce, puisque l’intégration générale à la communauté nationale se fit principalement à la fin du XIXe siècle, après la nationalisation des monnaies, le suffrage universel et la création de l’éducation nationale. Cette idée se retrouve dans l’Histoire de l’Europe publiée sur la direction de Carpentier et Lebrun:

Les royaumes européens […] ne mènent pas la même guerre que la France, dont les succès reposent sur une organisation militaire en rupture avec les traditions de l’Ancien Régime. Lazare Carnot est, dès l’an II, le constructeur de cette armée. La France compte sur le nombre. Certes le volontariat est un mythe, la République n’a pas été sauvée par l’élan spontané des citoyens. Mais les levées, puis la conscription, assurent des effectifs que n’atteignent pas les adversaires de la France et qui permettent de combattre en masse et sur plusieurs fronts. L’amalgame entre les jeunes recrues et les vétérans, les promotions rapides accordées aux plus valeureux des soldats, la propagande politique, l’esprit d’offensive à outrance, baïonnette au canon, inculquée à l’infanterie font de l’armée française un instrument militaire supérieur aux armées européennes. Enfin, seule la France mène une guerre nationale, l’armée ncarne les citoyens, alors que les rois conduisent une guerre monarchique et ne cherchent pas à s’appuyer sur les peuples de leurs États.

L’hypothèse doit toutefois être considérée avec prudence. L’enjeu de l’enracinement des soldats dans leur communauté comme facteur de loyauté est en effet assez ancien. Chez Machiavel, déjà, on note la préoccupation de s’assurer de la loyauté des soldats en appuyant l’État sur des milices de citoyens-soldats. Machiavel critiquait ainsi l’utilisation de mercenaires ou d’auxiliaires étrangers, dont la loyauté lui paraissait toujours suspecte, car ils ne combattaient pas pour une patrie (Le Prince, chapitres XII et XIII). Dans L’art de la guerre, il avançait volontiers qu’un homme de bien ne devrait jamais faire des armes un métier ni une république permettre que cela devienne le métier de certains de ses citoyens (Art de la guerre, p.17; ). Il reste que rien n’indique qu’une fois faits prisonniers, les miliciens des républiques ralliaient moins les rangs des armées victorieuses que les autres. Dans un système international où les armées composites étaient la norme et une cité état où l’intégration à la cité reposait largement sur les relations interpersonnelles, la capture agissait aisément comme un véritable déracinement. Ce déracinement, du reste, faisait suite à la logique même des armées, où la loyauté se nouait avec les compagnons d’armes et les officiers. On peut avancer l’hypothèse que le soldat était ainsi davantage intégré à son unité militaire qu’à sa cité. Les exemples avancés par Parker laissent deviner que l’embauche des soldats vaincus se faisait souvent par groupe plutôt que par individu. Les nombreuses troupes de mercenaires existant au cours des guerres d’Italie devaient sans doute en partie leur existence à de nombreux transferts d’une armée à l’autre, brisant tout lien de loyauté avec les patries, mais renforçant le lien au chef charismatique de la troupe. L’idéal de Machiavel se trouvait déjà compromis, d’autant que les miliciens nouvellement recrutés ne bénéficiaient pas de l’expérience au combat des mercenaires et formaient donc souvent des armées peu efficaces. Aussi devons-nous garder un doute à l’esprit lorsqu’on envisage de parler d’armées « nationales » dès la Révolution française. C’est d’autant plus vrai qu’il est difficile d’envisager une armée « nationale » alors que la société, elle, n’est pas encore parfaitement « nationalisée ». En effet, si le service militaire obligatoire se fait sur une base nationale, il s’agit d’une dissuasion puissante à l’identification à la nation . Il faudrait regarder de plus près les destinées des prisonniers de guerre, tant français qu’adversaires, pour trancher la question. Ce qui est certain, c’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle les indications de logiques « nationales » dans la composition des armées se font plus nombreuses. En particulier, on note l’apparition des camps de prisonniers dans les logiques de la guerre.

Les camps de prisonniers de guerre font désormais partie de notre imaginaire. Quelques œuvres de fiction d’envergures variables y prennent place et décrivent la vie des soldats capturés. Ceux de la Guerre de Sécession sont bien connus. Les amateurs de BD franco-belges se souviendront ce l’album La prison de Robertsonville dans la série Les tuniques bleues, qui se réfère à la prison d’Andersonville (voir aussi); Le bon, la brute et le truand évoque également les camps de prisonniers, cette fois des nordistes. Le film La grande évasion se situe dans un grand camp de prisonniers de la Deuxième Guerre mondiale. Les camps de prisonniers nous paraissent si naturels que nous nous interrogeons peu sur leurs conditions de possibilité. Il nous semble normal que les prisonniers de guerre soient emprisonnés, car ils sont des ennemis de la nation qui les a capturés. Leur détention, dirons-nous avec Wikipédia, « vise à les garder hors de combat ». Ces grands camps ne semblent être toutefois qu’une invention récente, résultant de conditions sociopolitiques bien précises. Pour qu’ils existent, il fallait d’abord qu’on ne puisse ni monnayer les prisonniers (soit comme otages, soit comme esclaves), ni qu’on puisse les recruter au sein de l’armée victorieuse et par ailleurs que la guerre soit continue et prolongée. Dans de telles conditions, les chefs militaires ne peuvent se débarrasser des prisonniers au fur et à mesure qu’ils les capturent. Dans un premier temps, la tentation a été forte de les insérer indirectement dans l’effort de guerre en leur faisant fabriquer des armes ou des provisions destinées au front. Les conventions de La Haye (1907) et Genève III (1929) se sont efforcées d’interdire ou au moins limiter ce recrutement indirect en précisant que les travaux auxquels les prisonniers pouvaient être astreints ne devaient avoir aucun rapport direct avec les opérations de guerre. Disposition limitée, car dans une économie de guerre, des travaux qui ne sont pas destinés à alimenter le front libèrent d’autres forces qui, elles, seront mises à profit pour l’effort de guerre. Il reste que ces dispositions des conventions sur les prisonniers de guerre révèlent beaucoup sur la puissance qu’avait acquise alors l’identification nationale, considérant qu’un prisonnier ne pouvait être contraint de travailler contre « son » pays.

Perspectives

Du point de vue méthodologique, la principale conclusion qui s’impose de ces comparaisons est la nécessité primordiale de l’étude de sociétés prénationales pour comprendre les particularités des États-nations. Les sociétés de l’époque moderne nous surprennent par les différences marquées qu’elles proposent avec les sociétés contemporaines. En pratique, il semble impossible d’acquérir une compréhension des fondements de nos sociétés, des motifs pour lesquelles elles sont telles que nous les connaissons, si nous n’étudions pas celles qui existaient avant leur genèse. Cela implique de récuser d’emblée tout postulat sur le caractère « naturel » de nos sociétés. Cette démarche s’avère, à mon sens, tout aussi pertinente à une interprétation conservatrice qu’une interprétation progressiste de nos sociétés : les conservateurs doivent abandonner toute velléité de « naturaliser » les sociétés et adopter la perspective du façonnement par l’histoire : nos sociétés sont telles qu’elles sont car elles ont ainsi répondu à des défis auxquelles elles furent confrontées; leur état a une raison d’être. Pour les progressistes, l’étude de la genèse historique de nos sociétés doit nous aider à en dépasser les limites.

Au regard des recherches sur la nation et les formations sociopolitiques, les annotations qui précèdent donnent surtout une idée de la voie à suivre. Elles reposent sur des ouvrages qui ratissent large (Parker et Contamine) et pigent ici et là quelques faits qui permettent de faire un tableau un peu impressionniste de ce que peut être la différence entre la chose militaire prénationale et sa contrepartie nationale. Il faudrait systématiser ces observations sur le recrutement des soldats et le devenir des prisonniers pour élaborer ces modèles et tenter de comprendre, à travers eux, comment les populations se fixent ou, au contraire, se déracinent. L’analyse de l’évolution des soldats hors de leur patrie peut ainsi agir comme un indicateurs sur l’environnement international dans lequel se jouent les guerres. C’est une histoire militaire loin de « l’histoire-bataille », une histoire sociale des armées qui se profile derrière ces enjeux.

Bibliographie

NOIRIEL, Gérard. État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir. Paris: Gallimard, 2001.

Edit 23-11-2015: ajout de la référence à Carpentier et Lebrun.

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