Définir, se situer

Il n’aura pas échappé aux quatre ou cinq lecteurs de ce blogue qu’une question récurrente qu’on y trouve est celle des intellectuels. Il n’aura pas davantage échappé à la sagacité de ces quatre ou cinq vaillants déchiffreurs de ma prose que je suis particulièrement attaché à la définition qu’en a donnée Gérard Noiriel, que j’ai expliquée notamment ici et défendue à nouveau ici . Si, dans ce dernier billet, j’affirme que je ne souhaite pas la défendre à tout prix, la perspicacité proverbiale de mes lecteurs aura relevé que je peine cependant à m’en détacher. Certes — car se détacher d’une idée ne se fait pas, à mon sens, simplement par un acte de volonté. Encore faut-il trouver en quoi une idée alternative éclaire mieux notre réflexion. Et ça, ça demande du travail. Voici donc une citation trouvée chez Christophe Charles qui permet un premier pas en ce sens :

Qu’il s’agisse d’articles d’encyclopédie, de théories sociologiques d’ensemble, d’essais critiques ou de travaux plus proprement historiques, chaque auteur propose d’emblée une nouvelle définition de la notion [d’intellectuel] ou critique les définitions antérieures. […] En réalité, toutes les définitions des intellectuels ont un autre objet que celui apparent. Il s’agit moins de clarifier les idées que de situer l’auteur dans le champ des débats sur les intellectuels, c’est-à-dire entre intellectuels, puisque cet objet historique présente la particularité d’englober, qu’il le veuille ou non, celui qui l’étudie […] .

La définition de Noiriel n’y échappe pas, bien sûr. Son utilité est certaine, puisqu’elle permet de formuler des réflexions qui ne pourraient pas voir le jour sans elle. Mais elle constitue aussi une prise de position pour des communautés de compétence universitaires. En ce sens, elle n’aurait pas pu être formulée par un anarchiste, par exemple, aux yeux duquel cette structure de pouvoir risque de paraître illégitime. Par sa définition, Noiriel s’affirme comme universitaire et intellectuel spécifique. Pour ceux, comme Charle ou Lamonde, qui voudraient prétendre observer les intellectuels de manière distanciée, en se projetant à l’extérieur de leur sujet, l’approche « phénoménologique » (c’est le choix de mot de Lamonde) , c’est-à-dire examiner le vocabulaire, la sémantique et la subjectivité des acteurs eux-mêmes, constitue une solution alternative à la définition a priori de leur objet.

Bibliographie

CHARLE, Christophe. Les intellectuels en Europe au XIXe siècle: essai d’histoire comparée. 2. ed. Points Histoire 291. Paris: Éd. du Seuil, 2001.
LAMONDE, Yvan. “Les ‘intellectuels’ francophones au Québec au XIXe siècle: questions préalables".” Revue d’histoire de l’Amérique française 48, no. 2 (1994): 153–85.
NOIRIEL, Gérard. Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question. Marseille: Agone, 2010.

Référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue pour écrire ce billet :

CHARLE, Christophe, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 272 pages. Recension ici.