Mon ami Gabriel a récemment écrit deux billets sur les campagnes de désinvestissements pétroliers. Dans le but d’alimenter le débat, et bien que cette question soit fort loin de mes champs de compétence, je me propose de formuler — du haut de mon ignorance du sujet — deux questions critiques à propos de son argumentation.
Pour résumer le propos, Gabriel suggère que le désinvestissement a peu d’impact sur les compagnies pétrolières. En nous départissant d’actions, nous ne ferions guère qu’affecter le prix de celles-ci, plutôt que le rendement de l’entreprise. Pire, le désinvestisseur permet à un autre investisseur, vraisemblablement moins scrupuleux, d’acquérir à moindre prix une influence sur la compagnie pétrolière, tout en se privant lui-même de la possibilité d’assister lui-même à une réunion d’actionnaires. En lieu et place du désinvestissement, Gabriel propose plutôt une attitude d’investisseur responsable : en possédant des actions au sein d’une compagnie, il est possible de lui demander des comptes et de l’influencer par ses votes. Si on considère une compagnie pétrolière comme étant avant tout une compagnie d’énergie, il serait donc techniquement possible à un nombre suffisamment grand d’investisseurs responsables de bloquer certains projets (par exemple des pipelines) et d’orienter la compagnie vers des énergies plus vertes.
Cela étant, j’aurai deux questionnements à soumettre à Gabriel. Le premier concerne un intérêt du désinvestissement qu’il n’a, me semble-t-il, pas pris en compte. Le second concerne une condition nécessaire à l’efficacité de sa stratégie.
Désinvestissement et conflit d’intérêts
Le désinvestissement peut-il être une stratégie pour forger un groupe de pression qui ne soit pas dépendant des revenus des compagnies pétrolières? On peut imaginer qu’un groupe d’activistes qui ne serait d’aucune manière dépendant des revenus engendrés par ces compagnies aurait moins de conflits d’intérêts au moment de proposer des législations ou des actions contre l’industrie pétrolière. Gabriel, dans son billet, s’intéresse aux impacts directs du désinvestissement et aux possibilités d’actions qu’offre l’acquisition des parts d’entreprise. Mais cela laisse de côté les possibilités d’actions venues de l’extérieur de l’entreprise qui agissent sur elle, soit par des moyens de pression exercés à son encontre, soit en interférant dans son activité, soit en cherchant à la supprimer. À ces moyens d’action, on pourrait rajouter le fait de l’étudier ou d’informer sur celle-ci. Les groupes qui agissent contre les pétrolières ou proposent de les contrôler, ou même de les étudier, ne devraient-ils pas s’assurer de n’entretenir aucun lien d’intérêt avec celles-ci? De ce point de vue, une campagne de désinvestissement n’aurait pas seulement un effet publicitaire, mais viserait également à produire un secteur de la société civile et politique qui se dégagerait de tout lien d’intérêt avec les entreprises pétrolières. Ce secteur aurait par conséquent les coudées franches pour agir contre celle-ci par d’autres moyens.
Qui garantira l’intégrité des actionnaires engagés?
Le second point que j’aimerais soulever concerne l’intégrité des actionnaires engagés. On imagine bien que, pris dans un conflit d’intérêts entre les profits à court terme promis par l’entreprise pétrolière et l’engagement à plus long terme représenté par la stratégie de transition énergétique, ces derniers soient toujours soumis à la tentation de renoncer à leurs principes ou de les diluer. La question sera alors de savoir qui jouera le rôle du chien de garde pour s’assurer que les investisseurs engagés restent sur le droit chemin. Il me semble qu’à l’heure actuelle, les acteurs pouvant efficacement assumer ce rôle sont rares. En démocratie, nous avons pour habitude de considérer que le «chien de garde» de l’intégrité des acteurs publics, ce sont les médias — et, grâce aux informations et aux analyses qu’ils proposent, le public. Or, non seulement les médias sont en pleine crise, mais ils n’ont, à ma connaissance, jamais eu tendance à couvrir les comportements des investisseurs sous l’angle de l’intégrité idéologique. La sécurité de la stratégie proposée par Gabriel reposerait donc en partie sur une reconstruction des médias (peut-être selon les principes de Julia Cagé?), en partie sur un travail citoyen visant à modifier leur ligne éditoriale. Mais en l’absence de ce «chien de garde», n’est-il pas hasardeux de se confier en la vertu et l’autorégulation des «investisseurs engagés»?