La troisième partie du Procès de civilisation, dans sa version française, commence après l’éclipse d’un peu plus d’une centaine de pages dans la version originale de l’ouvrage d’Elias. Je reviendrai sans doute un jour sur cette centaine de pages, disponible dans la traduction anglaise, mais je n’en ai pas achevé la lecture. Pour le moment, je traiterai donc de La dynamique de l’Occident comme s’il s’agissait d’un tout non-mutilé.
Rappelons les étapes du cheminement du raisonnement d’Elias dans La Civilisation des mœurs: dans la première partie, il établissait que la valeur « civilisation », à caractère aristocratique, s’était imposée comme une référence des nationalismes anglais et français, tandis qu’il était demeuré mineur en Allemagne, où ce rôle avait plutôt été joué par la kultur, notion bourgeoise. Si cette différence s’était imposée en Allemagne, c’était notamment parce que la noblesse y était demeurée hermétique à la bourgeoisie.
Ce point étant établi, Elias s’est ensuite tourné, dans la seconde partie du livre, vers le contenu de la notion de « civilisation ». Elle désigne le processus par lequel s’acquiert et se répandent les valeurs de la civilité: raffinement, pudeur, contrôle de soi, maîtrise de l’agressivité. Or, il semble bien que ce processus s’accélère avec l’affermissement de l’État moderne. C’est la piste qu’Elias suit dans La dynamique de l’Occident.
La première partie de La dynamique de l’Occident s’intitule « La sociogenèse de l’État ». Il s’agit pour Elias d’établir les conditions historiques qui ont amené l’établissement de l’État occidental. C’est la France qui lui sert alors de modèle. Le premier chapitre s’intitule La loi du monopole. Il s’agit pour lui d’expliquer les principes généraux qui présideront aux processus étudiés dans les chapitres suivants. En effet, l’État moderne se caractérise par un double monopole: celui de la violence et de la fiscalité. Ils sont complémentaires: « Les moyens financiers qui se déversent ainsi dans les caisses de ce pouvoir central permettent de maintenir le monopole militaire et policier qui, de son côté, est le garant du monopole fiscal » . Ce qu’il cherche à établir , c’est comment s’est formé ce monopole. Pour lui, c’est l’accroissement de la densité démographique, au XIe siècle, qui accroîtra le besoin des seigneurs féodaux d’accaparer les terres de leurs voisins et les lancera dans une dynamique de compétition militaire . Celle-ci les engage alors das un processus de monopolisation du territoire et de la violence (voir ce billet pour les citations sur le processus de monopolisation) sur plusieurs siècles. Cependant, la monopolisation n’est pas la victoire d’un seul. Pour Elias, il se produit en effet un renversement au sein même du monopole, lorsque celui-ci atteint une certaine taille:
[…] la condition de dépendance se renverse de façon étrange à partir d’un certain seuil. [Car] dans la mesure même où la détention d’un monopole exige la mise en place d’une vaste administration et une division du travail très poussée, elle s’achemine vers un seuil à partir duquel les détenteurs du monopole se transforment en simples exécutants d’un appareil administratif aux fonctions multiples, exécuteurs peut-être plus puissants que d’autres, mais tout aussi dépendants et liés par toutes sortes de contingences Elias, .
Pour Elias, le moment où s’opère ce renversement est le moment où commencent à se distinguer les sphères « privées » et « publiques », en particulier la distinction entre le budget de la maison royale et le budget de l’État, un phénomène qu’il appelle plus loin « la socialisation du monopole de domination » . Ayant ainsi conceptualisé le processus de monopolisation, Elias l’applique ensuite au cas français.
Dans le deuxième chapitre, « La phase de concurrence libre (XIe-XIIIe siècles), Elias distingue le problème sociologique du problème historique: il devait y avoir une dynastie triomphante monopolisant le territoire, mais il n’y avait aucune raison pour que ce soient les Capétiens plutôt qu’une autre. Elias note par ailleurs les puissants incitatifs à « jouer le jeu » de la compétition: « si le voisin agrandit son domaine et se fortifie, le prince risque de se faire anéantir par lui ou de tomber sous sa dépendance; s’il tient à sa liberté, il doit choisir la voie de la conquête » . Lorsqu’il ne reste plus que quelques unités suffisamment puissantes pour rivaliser avec le pouvoir central, celui-ci se découvre cependant de nouveaux concurrents. C’est « La phase des apanages, XIVe-XVe siècles » (chapitre 3). Le mouvement de centralisation s’accompagne en effet, simultanément, d’un mouvement de décentralisation de chacun des grands ensembles. Les cadets de la dynastie, qui ont hérité de terres significatives en apanage(p.62), deviennent en effet des puissances avec lesquelles il faut compter. Tant que les grandes familles n’étaient pas sûres de leur puissance, les apanages étaient médiocres et ne permettaient aux cadets que de vivre pauvrement. Ils devinrent de vastes domaines à part entière au fur et à mesure que les grandes dynasties gagnaient en puissance. « La féodalité seigneuriale carolingienne s’est « contractée », comme on a dit, pour former une féodalité « princière » capétienne » . Le dernier stade du processus est exposé dans le chapitre 4, « La victoire du monopole royal (fin du XVe-XVIe siècle) ».
Avec la victoire du monopole royal, Elias en arrive donc à étudier « Le mécanisme absolutiste », objet du chapitre 5. Pour cela, il commence par évoquer la « socialisation » des monopoles, en rappelant que celle-ci tend à toujours accompagner la formation de ceux-ci. Or, à l’époque féodale, le type de propriété ne permet pas la formation de centralisations à grande échelle, ni très solide: puisque, pour tenir le territoire conquis, le seigneur doit en confier des parts à ses vassaux, la socialisation du monopole tend à le fragmenter rapidement . Il faut donc un peu plus que le simple processus de monopolisation pour « faire tenir » ensemble les terres conquises. C’est dans la division du travail social et la transformation des formes de la propriété qu’Elias trouve la réponse:
Le cycle qui menace à tout moment de disperser les grands domaines monopolistes ne se modifie et finalement ne se brise qu’au moment où, à la suite des progrès de la division des fonctions sociales, la disposition des moyens financiers remplace, comme forme dominante de propriété, la disposition des terres. Parvenu à ce stade, le grand monopole centralisé n’éclate pas […] mais il prend – tout en restant centralisé – peu à peu l’aspect d’un instrument au service de la société tout entière, société pratiquant la division des fonctions: autrement dit, il devient l’organe central de cette unité sociale que nous appelons aujourd’hui l’État .
La division du travail social complexifie en effet les types de relations sociales et le degré d’interdépendance de chacun.
Autrement dit, à mesure que les différentes phases du travail et les fonctions sociales se différencient, on note un allongement et une complexification de la série des actes individuels nécessaires à l’accomplissement de l’objectif social de chaque action considérée isolément. Par le fait l’organe central révèle son caractère spécifique: il devient l’organe suprême de coordination et de régulation pour l’ensemble des processus issus de la division des fonctions .
Voilà qu’à partir de la fin du Moyen Âge, plusieurs seigneurs féodaux ont triomphé de leurs rivaux immédiats et de tels États se mettent en place. La puissance de ces monarques est telle qu’on qualifie ces monarchies « d’absolutiste », s’étonne Elias, alors même qu’ils sont étroitement dépendants des actes d’une masse considérable d’individus. Qu’est-ce qui explique, alors, cette puissance? Pour l’expliquer, Elias commence par élaborer sa conception de l’interdépendance humaine, qui repose sur « l’ambivalence ouverte ou latente », ou même la « polyvalence » des intérêts. Ce « caractère propre à toutes les relations humaines » s’accentue au fur et à mesure que la division du travail se complexifie. « Au sein d’un réseau de ce genre, tous les individus, tous les groupes, ordres et classes, dépendent de quelque manière les uns des autres; ils sont des amis, des alliés, des partenaires potentiels dans l’action, mais ils sont aussi les représentants d’intérêts opposés, des concurrents, des adversaires en puissance » . Dans une situation aussi complexe, où il y a un prix à payer important pour chaque victoire, le pouvoir central peut plus aisément s’imposer comme arbitre des conflits, tant et aussi longtemps que ses décisions visent à maintenir l’équilibre en place. D’où la définition qu’il donne du « mécanisme absolutiste » et la règle qu’il propose comme clé pour comprendre les mécanismes sociaux de sa genèse (ou sociogenèse):
l’heure d’un pouvoir central fort dans une société à haut niveau de différenciation approche, quand l’ambivalence des intérêts des groupes fonctionnels les plus importants est si marquée, quand les centres de gravité se répartissent si également entre eux, qu’il ne peut y avoir, de quelque côté que ce soit, ni compromis, ni combats, ni victoire décisive .
Dans cette configuration, l’organe central – le monarque et son administration – détient le pouvoir car il se trouve en situation d’arbitre des forces en présence, notamment des conflits entre noblesse et bourgeoisie. Or, c’est arrivé à ce point que Louis XIV se retrouvera enchevêtré dans des réseaux d’interdépendances si complexes qu’ils engendrent – pour peu qu’il souhaite préserver sa position et survivre aux conflits qui pourraient éclater – leurs propres servitudes: « Les rois n’ont plus la liberté de disposer souverainement de leurs biens et de leurs domaines, comme à l’époque où l’interdépendance sociale était moins prononcée. Le gigantesque réseau humain sur lequel s’étend le pouvoir de Louis XIV a son inertie et ses lois propres, auxquels même le monarque doit se plier » . C’est à ce point du processus, pour Elias, qu’émerge une institution qui se dissocie avec la maison royale et devient « publique »: l’État.
Or, pour exister, l’État a besoin d’argent. Ni l’armée, ni la bureaucratie ne peuvent exister sans la fiscalité. Pour éviter toute concurrence, le pouvoir central doit par ailleurs s’assurer qu’il est le seul à détenir le pouvoir fiscal. C’est la question à laquelle s’attaque Elias dans le dernier chapitre de cette partie, La sociogenèse du monopole fiscal. Il note la nouveauté de l’État absolu pour les contemporains et trouve en ce monopole fiscal ce qui distinguait la monarchie absolue des principautés féodales. Il définit le processus ainsi:
[…] la propriété terrienne d’une famille de guerriers, son droit de disposer de certains sols t d’exiger de ses habitants des redevances en nature ou des services, font place, à la suite de la division progressive des fonctions, d’une série de luttes concurrentielles et éliminatoires, à la centralisation du pouvoir de disposer des moyens de contraintes militaires, des « aides » régulières ou « impôts » sur toute l’étendue d’un territoire infiniment plus vaste .
Il rappelle que l’impôt n’a pas la même signification à une époque ou une autre, ce qui fait que les prélèvements de l’époque médiévale ont pu être considérés comme intolérables:
Les prélèvements que les rois opèrent en ce temps de pénurie monétaire pèsent bien plus lourd que les impôts levés régulièrement dans une société plus marchande. Comme ces prélèvements ne sont pas une institution normale, personne n’en tient compte dans ses calculs, ils n’ont aucune incidence sur les échanges commerciaux et le niveau des prix; ils tombent comme une catastrophe imprévue et entraînent, de ce fait, l’effondrement de beaucoup d’existences .
Cependant, alors que les domaines royaux – et ceux de leurs concurrents – s’agrandissent, les villes prennent également leur essor et se dotent de milices. Logiquement, lorsque les rois doivent convoquer les forces militaire, ils font appel aux villes, qui préfèrent souvent, plutôt que d’envoyer leurs propres citoyens au combat, offrir de l’argent pour payer des mercenaires afin de combattre à leur place. Les villes organisent donc une première fiscalité pour payer ces sommes. Mais une certaine permanence de la fiscalité ne s’établira qu’à partir de la Guerre de Cent Ans . Deux conditions générales conditionnent le passage de « l’aide » féodale à l’impôt: l’émergence d’un secteur monétaire et d’un commerce important, d’une part, et la formation d’une dynastie centrale dont le pouvoir surclasse ses rivaux immédiats, d’autre part. Elle a également deux effets: entretenir la puissance du monarque et engendrer une administration chargée de collecter l’impôt .
Ayant établi ce qu’il croit être les conditions sociales d’émergence de l’État moderne, Elias peut alors envisager leurs conséquences sur l’ensemble des comportements au sein de la société. Ce sera l’objet de la dernière partie du Procès de civilisation.
Bibliographie
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ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1975.
La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet:
Les pages 187 à 257 de Norbert Elias, The civilizing process, Oxford ; Malden, Mass, Blackwell Publishers, 2000, 567 pages.