Pauvreté et démocratie

Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, un ouvrage dans lequel il commente les débuts de l’histoire romaine pour en tirer des leçons politiques sur le fonctionnement des républiques, Machiavel écrivait que les fortunes importantes étaient un danger pour la République. Il y voyait une cause de l’apparition de factions séditieuses, de la perte de goût des plus pauvres pour la liberté, de la corruption de la société et du viol des lois. Pour éviter cela, il préconisait que le « trésor public soit riche et que les citoyens soient pauvres ». Ainsi, non seulement il n’y aurait pas de riches pour corrompre l’État, mais de plus, celui-ci pourrait toujours démontrer être plus efficace que les plus fortunés de ses citoyens pour « favoriser le peuple » et combler ses besoins. Il pourra donc, mieux que certains de ses citoyens, inspirer la loyauté du plus grand nombre .

Trois siècles plus tard environ, Montesquieu verra également dans la pauvreté des citoyens un bien pour les démocraties. Son argument ne sera toutefois pas tout à fait le même. Dans le livre cinquième de L’Esprit des lois, il explique qu’une démocratie, pour survivre, doit inspirer un sentiment patriotique à ses citoyens: « La vertu, dans une république, est une chose très simple: c’est l’amour de la république; c’est un sentiment, et non une suite de connaissances; le dernier homme de l’État peut avoir ce sentiment, comme le premier. […] L’amour de la patrie conduit à la bondé des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l’amour de la patrie. » Or, une règle simple lui semble favoriser le sentiment patriotique: « Moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales » (EL-I, L.V, ch.2). C’est ainsi qu’une relative pauvreté permet de favoriser le sentiment patriotique:

L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité.

L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale.

L’amour de l’égalité, dans une démocratie, borne l’ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense dont on ne peut jamais s’acquitter (EL-I, L.V, ch.3) .

Rappelons que dans un cas comme dans l’autre, ni la pauvreté, ni la frugalité ne devraient être interprétées comme la misère ou l’incapacité à subvenir à ses besoins. Il s’agirait plutôt de simplicité économique. Pour les deux auteurs, le principe général qu’ils expriment est plutôt d’assurer que les fortunes personnelles ne se développe pas au-dessus d’un certain niveau. Dans le cas de Montesquieu, il est peu probable qu’il ait fait sien ce principe, car il n’était pas démocrate: il se contentait de noter qu’une démocratie se devait d’adopter ce principe si elle souhaitait bien fonctionner et durer.

Bibliographie

MONTESQUIEU. De l’Esprit des lois, I [1748]. Paris: Gallimard, 1995.
SKINNER, Quentin. Machiavel. Paris: Seuil, 2001.

Le procès de civilisation (3): La sociogénèse de l’État

La troisième partie du Procès de civilisation, dans sa version française, commence après l’éclipse d’un peu plus d’une centaine de pages dans la version originale de l’ouvrage d’Elias. Je reviendrai sans doute un jour sur cette centaine de pages, disponible dans la traduction anglaise, mais je n’en ai pas achevé la lecture. Pour le moment, je traiterai donc de La dynamique de l’Occident comme s’il s’agissait d’un tout non-mutilé.

Rappelons les étapes du cheminement du raisonnement d’Elias dans La Civilisation des mœurs: dans la première partie, il établissait que la valeur « civilisation », à caractère aristocratique, s’était imposée comme une référence des nationalismes anglais et français, tandis qu’il était demeuré mineur en Allemagne, où ce rôle avait plutôt été joué par la kultur, notion bourgeoise. Si cette différence s’était imposée en Allemagne, c’était notamment parce que la noblesse y était demeurée hermétique à la bourgeoisie.

Ce point étant établi, Elias s’est ensuite tourné, dans la seconde partie du livre, vers le contenu de la notion de « civilisation ». Elle désigne le processus par lequel s’acquiert et se répandent les valeurs de la civilité: raffinement, pudeur, contrôle de soi, maîtrise de l’agressivité. Or, il semble bien que ce processus s’accélère avec l’affermissement de l’État moderne. C’est la piste qu’Elias suit dans La dynamique de l’Occident.

La première partie de La dynamique de l’Occident s’intitule « La sociogenèse de l’État ». Il s’agit pour Elias d’établir les conditions historiques qui ont amené l’établissement de l’État occidental. C’est la France qui lui sert alors de modèle. Le premier chapitre s’intitule La loi du monopole. Il s’agit pour lui d’expliquer les principes généraux qui présideront aux processus étudiés dans les chapitres suivants. En effet, l’État moderne se caractérise par un double monopole: celui de la violence et de la fiscalité. Ils sont complémentaires: « Les moyens financiers qui se déversent ainsi dans les caisses de ce pouvoir central permettent de maintenir le monopole militaire et policier qui, de son côté, est le garant du monopole fiscal » . Ce qu’il cherche à établir , c’est comment s’est formé ce monopole. Pour lui, c’est l’accroissement de la densité démographique, au XIe siècle, qui accroîtra le besoin des seigneurs féodaux d’accaparer les terres de leurs voisins et les lancera dans une dynamique de compétition militaire .  Celle-ci les engage alors das un processus de monopolisation du territoire et de la violence (voir ce billet pour les citations sur le processus de monopolisation) sur plusieurs siècles. Cependant, la monopolisation n’est pas la victoire d’un seul. Pour Elias, il se produit en effet un renversement au sein même du monopole, lorsque celui-ci atteint une certaine taille:

[…] la condition de dépendance se renverse de façon étrange à partir d’un certain seuil. [Car] dans la mesure même où la détention d’un monopole exige la mise en place d’une vaste administration et une division du travail très poussée, elle s’achemine vers un seuil à partir duquel les détenteurs du monopole se transforment en simples exécutants d’un appareil administratif aux fonctions multiples, exécuteurs peut-être plus puissants que d’autres, mais tout aussi dépendants et liés par toutes sortes de contingences Elias, .

Pour Elias, le moment où s’opère ce renversement est le moment où commencent à se distinguer les sphères « privées » et « publiques », en particulier la distinction entre le budget de la maison royale et le budget de l’État, un phénomène qu’il appelle plus loin « la socialisation du monopole de domination » . Ayant ainsi conceptualisé le processus de monopolisation, Elias l’applique ensuite au cas français.

Dans le deuxième chapitre, « La phase de concurrence libre (XIe-XIIIe siècles), Elias distingue le problème sociologique du problème historique: il devait y avoir une dynastie triomphante monopolisant le territoire, mais il n’y avait aucune raison pour que ce soient les Capétiens plutôt qu’une autre. Elias note par ailleurs les puissants incitatifs à « jouer le jeu » de la compétition: « si le voisin agrandit son domaine et se fortifie, le prince risque de se faire anéantir par lui ou de tomber sous sa dépendance; s’il tient à sa liberté, il doit choisir la voie de la conquête » . Lorsqu’il ne reste plus que quelques unités suffisamment puissantes pour rivaliser avec le pouvoir central, celui-ci se découvre cependant de nouveaux concurrents. C’est « La phase des apanages, XIVe-XVe siècles » (chapitre 3). Le mouvement de centralisation s’accompagne en effet, simultanément, d’un mouvement de décentralisation de chacun des grands ensembles. Les cadets de la dynastie, qui ont hérité de terres significatives en apanage(p.62), deviennent en effet des puissances avec lesquelles il faut compter. Tant que les grandes familles n’étaient pas sûres de leur puissance, les apanages étaient médiocres et ne permettaient aux cadets que de vivre pauvrement. Ils devinrent de vastes domaines à part entière au fur et à mesure que les grandes dynasties gagnaient en puissance. « La féodalité seigneuriale carolingienne s’est « contractée », comme on a dit, pour former une féodalité « princière » capétienne » . Le dernier stade du processus est exposé dans le chapitre 4, « La victoire du monopole royal (fin du XVe-XVIe siècle) ».

Avec la victoire du monopole royal, Elias en arrive donc à étudier « Le mécanisme absolutiste », objet du chapitre 5. Pour cela, il commence par évoquer la « socialisation » des monopoles, en rappelant que celle-ci tend à toujours accompagner la formation de ceux-ci. Or, à l’époque féodale, le type de propriété ne permet pas la formation de centralisations à grande échelle, ni très solide: puisque, pour tenir le territoire conquis, le seigneur doit en confier des parts à ses vassaux, la socialisation du monopole tend à le fragmenter rapidement . Il faut donc un peu plus que le simple processus de monopolisation pour « faire tenir » ensemble les terres conquises. C’est dans la division du travail social et la transformation des formes de la propriété qu’Elias trouve la réponse:

Le cycle qui menace à tout moment de disperser les grands domaines monopolistes ne se modifie et finalement ne se brise qu’au moment où, à la suite des progrès de la division des fonctions sociales, la disposition des moyens financiers remplace, comme forme dominante de propriété, la disposition des terres. Parvenu à ce stade, le grand monopole centralisé n’éclate pas […] mais il prend – tout en restant centralisé – peu à peu l’aspect d’un instrument au service de la société tout entière, société pratiquant la division des fonctions: autrement dit, il devient l’organe central de cette unité sociale que nous appelons aujourd’hui l’État .

La division du travail social complexifie en effet les types de relations sociales et le degré d’interdépendance de chacun.

Autrement dit, à mesure que les différentes phases du travail et les fonctions sociales se différencient, on note un allongement et une complexification de la série des actes individuels nécessaires à l’accomplissement de l’objectif social de chaque action considérée isolément. Par le fait l’organe central révèle son caractère spécifique: il devient l’organe suprême de coordination et de régulation pour l’ensemble des processus issus de la division des fonctions .

Voilà qu’à partir de la fin du Moyen Âge, plusieurs seigneurs féodaux ont triomphé de leurs rivaux immédiats et de tels États se mettent en place. La puissance de ces monarques est telle qu’on qualifie ces monarchies « d’absolutiste », s’étonne Elias, alors même qu’ils sont étroitement dépendants des actes d’une masse considérable d’individus. Qu’est-ce qui explique, alors, cette puissance? Pour l’expliquer, Elias commence par élaborer sa conception de l’interdépendance humaine, qui repose sur « l’ambivalence ouverte ou latente », ou même la « polyvalence » des intérêts. Ce « caractère propre à toutes les relations humaines » s’accentue au fur et à mesure que la division du travail se complexifie. « Au sein d’un réseau de ce genre, tous les individus, tous les groupes, ordres et classes, dépendent de quelque manière les uns des autres; ils sont des amis, des alliés, des partenaires potentiels dans l’action, mais ils sont aussi les représentants d’intérêts opposés, des concurrents, des adversaires en puissance » . Dans une situation aussi complexe, où il y a un prix à payer important pour chaque victoire, le pouvoir central peut plus aisément s’imposer comme arbitre des conflits, tant et aussi longtemps que ses décisions visent à maintenir l’équilibre en place. D’où la définition qu’il donne du « mécanisme absolutiste » et la règle qu’il propose comme clé pour comprendre les mécanismes sociaux de sa genèse (ou sociogenèse):

l’heure d’un pouvoir central fort dans une société à haut niveau de différenciation approche, quand l’ambivalence des intérêts des groupes fonctionnels les plus importants est si marquée, quand les centres de gravité se répartissent si également entre eux, qu’il ne peut y avoir, de quelque côté que ce soit, ni compromis, ni combats, ni victoire décisive .

Dans cette configuration, l’organe central – le monarque et son administration – détient le pouvoir car il se trouve en situation d’arbitre des forces en présence, notamment des conflits entre noblesse et bourgeoisie. Or, c’est arrivé à ce point que Louis XIV se retrouvera enchevêtré dans des réseaux d’interdépendances si complexes qu’ils engendrent – pour peu qu’il souhaite préserver sa position et survivre aux conflits qui pourraient éclater – leurs propres servitudes: « Les rois n’ont plus la liberté de disposer souverainement de leurs biens et de leurs domaines, comme à l’époque où l’interdépendance sociale était moins prononcée. Le gigantesque réseau humain sur lequel s’étend le pouvoir de Louis XIV a son inertie et ses lois propres, auxquels même le monarque doit se plier » . C’est à ce point du processus, pour Elias, qu’émerge une institution qui se dissocie avec la maison royale et devient « publique »: l’État.

Or, pour exister, l’État a besoin d’argent. Ni l’armée, ni la bureaucratie ne peuvent exister sans la fiscalité. Pour éviter toute concurrence, le pouvoir central doit par ailleurs s’assurer qu’il est le seul à détenir le pouvoir fiscal. C’est la question à laquelle s’attaque Elias dans le dernier chapitre de cette partie, La sociogenèse du monopole fiscal. Il note la nouveauté de l’État absolu pour les contemporains et trouve en ce monopole fiscal ce qui distinguait la monarchie absolue des principautés féodales. Il définit le processus ainsi:

[…] la propriété terrienne d’une famille de guerriers, son droit de disposer de certains sols t d’exiger de ses habitants des redevances en nature ou des services, font place, à la suite de la division progressive des fonctions, d’une série de luttes concurrentielles et éliminatoires, à la centralisation du pouvoir de disposer des moyens de contraintes militaires, des « aides » régulières ou « impôts » sur toute l’étendue d’un territoire infiniment plus vaste .

Il rappelle que l’impôt n’a pas la même signification à une époque ou une autre, ce qui fait que les prélèvements de l’époque médiévale ont pu être considérés comme intolérables:

Les prélèvements que les rois opèrent en ce temps de pénurie monétaire pèsent bien plus lourd que les impôts levés régulièrement dans une société plus marchande. Comme ces prélèvements ne sont pas une institution normale, personne n’en tient compte dans ses calculs, ils n’ont aucune incidence sur les échanges commerciaux et le niveau des prix; ils tombent comme une catastrophe imprévue et entraînent, de ce fait, l’effondrement de beaucoup d’existences .

Cependant, alors que les domaines royaux – et ceux de leurs concurrents – s’agrandissent, les villes prennent également leur essor et se dotent de milices. Logiquement, lorsque les rois doivent convoquer les forces militaire, ils font appel aux villes, qui préfèrent souvent, plutôt que d’envoyer leurs propres citoyens au combat, offrir de l’argent pour payer des mercenaires afin de combattre à leur place. Les villes organisent donc une première fiscalité pour payer ces sommes. Mais une certaine permanence de la fiscalité ne s’établira qu’à partir de la Guerre de Cent Ans . Deux conditions générales conditionnent le passage de « l’aide » féodale à l’impôt: l’émergence d’un secteur monétaire et d’un commerce important, d’une part, et la formation d’une dynastie centrale dont le pouvoir surclasse ses rivaux immédiats, d’autre part. Elle a également deux effets: entretenir la puissance du monarque et engendrer une administration chargée de collecter l’impôt .

Ayant établi ce qu’il croit être les conditions sociales d’émergence de l’État moderne, Elias peut alors envisager leurs conséquences sur l’ensemble des comportements au sein de la société. Ce sera l’objet de la dernière partie du Procès de civilisation.

Bibliographie

ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1975.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet:

Les pages 187 à 257 de Norbert Elias, The civilizing process, Oxford ; Malden, Mass, Blackwell Publishers, 2000, 567 pages.

Elias sur les mécanismes de monopolisation

J’ai, il y a longtemps, commencé une série sur Le procès de civilisation, l’ouvrage majeur de Norbert Elias. Le premier billet de cette série se trouve ici et le second ici. Je suis en train d’écrire le troisième. En attendant, voici un « hors-série » lié à ce troisième billet en cours d’écriture. Dans la partie de l’ouvrage que je résumerai dans ce billet, le concept de « monopolisation » est tout à fait central. J’ai décidé de regrouper ici les citations les plus significatives d’Elias sur ce sujet, ce qui permettra de réduire d’un bon millier de mots le billet à venir. Je pense par ailleurs qu’elles peuvent constituer une lecture intéressante en soi.

Elias explique pour la première fois le mécanisme de monopolisation dans l’extrait suivant:

Quand, dans une unité sociale d’une certaine étendue, un grand nombre d’unités sociales plus petites, qui par leur interdépendance forment la grande unité, disposent d’une force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait librement – sans être gênées par des monopoles déjà existants – rivaliser pour la conquête des chances de puissance sociale, en premier lieu des moyens de subsistance et de production, la probabilité est forte que les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus de ce combat et que les chances finissent par tomber entre les mains d’un petit nombre, tandis que les autres sont éliminés ou tombent sous la coupe de quelques-uns .

Le système logique de la libre concurrence tend donc naturellement vers la réduction progressive du nombre de concurrents jusqu’il n’y en ait plus qu’un: elle tend donc vers le monopole.

Elias explicite un peu la logique monopoliste:

Supposons, dans un espace social donné un certain nombre d’individus et un certain nombre de chances, chances en nombre insuffisant pour satisfaire tous les besoins. Supposons que chacun des individus rivalise avec une seule personne pour la conquête de ces chances; dans ce cas, il est peu probable que la lutte reste indéfiniment indécise, qu’il n’y ait pas de vainqueur, à condition toutefois que la concurrence soit libre et qu’aucune puissance monopoliste n’intervienne; il est plus probable que les duels se terminent alors par la victoire de l’un et la défaite de l’autre; or, les chances des vainqueurs s’en trouvent augmentées, celles des vaincus diminuées; on assiste à la réunion entre les mains de quelques-uns de chances multiples; les vaincus par contre sont éliminés de la compétition. À supposer que chaque vainqueur engage de nouveau le combat avec un autre vainqueur, le jeu recommence et une partie des individus s’empare des chances des vaincus; le nombre des personnes éliminées augmente; le processus se répète jusqu’à ce que, dans l’hypothèse optimale, un seul individu fasse main basse sur toutes les chances disponibles, les autres dépendant entièrement de lui .

Après avoir formulé quelques nuances et tendances complémentaires, il conclut:

Le processus de la formation de monopoles obéit donc, dans ses grandes lignes, à des lois structurelles extrêmement simples. Une place nettement assignable et un rôle positif reviennent à la libre compétition: elle consiste en une lutte d’un nombre relativement élevé d’individus, lutte dont l’enjeu est un ensemble de chances non encore soumis au monopole d’un seul ou d’un petit groupe. Une telle lutte éliminatoire précède chaque formation de monopole sociale; toute compétition libre et éliminatoire tend à la formation de monopoles .

Un peu plus loin, il rappelle qu’après la formation de monopoles territoriaux, le mécanisme, à notre époque, s’observe surtout dans le monde économique:

Quand on parle aujourd’hui de « concurrence libre » et de « formation de monopole », on songe en général d’abord à l’aspect qu’elles revêtent à notre époque. Pour nos contemporains, la « concurrence libre » est avant tout la concurrence pour des chances économiques, les combats acharnés que se livrent certaines personnes et certains groupes dans le cadre d’un ensemble de règles avec les seules armes de la force économique, combats qui aboutissent à l’accroissement des chances économiques de quelques-uns et à l’anéantissement, l’assujettissement ou au rétrécissement des bases économiques de beaucoup d’autres .

Voici maintenant un retour qu’il fait sur ce concept, dans le chapitre IV, où il explique notamment que les objectifs immédiats des individus tendent vers des résultats que personne n’a consciemment recherché:

En effet, le simple maintien de l’existence sociale dans un champ de « concurrence libre » implique l’expansion. Qui n’avance pas reste en arrière: la victoire entraîne – que ce soit ou non dans les intentions du vainqueur – la conquête d’une position de prédominance et le refoulement des rivaux dans une position de dépendance plus ou moins marquée. Qu’il s’agisse de la compétition pour la terre, les moyens d’action militaires, l’argent ou d’autres moyens de puissance sociale, les gains de l’un se font toujours au détriment des autres. Mais la victoire entraîne aussi, dans un délai plus ou moins long, l’affrontement avec un rival ayant accédé au même ordre de grandeur. Le vainqueur est forcé de reprendre sa marche ascendante, les autrs sont de nouveau condamnés à l’intégration, à la subordination, à l’humiliation, à la destruction. La transformation du rapport des forces, la conquête et la consolidation de positions de prédominance, qu’elles s’accomplissent par l’emploi de la violence militaire ou économique, par des conventions ou des ententes pacifiques, par la compétition, aboutissent nécessairement à une série d’éliminations et d’expansions, à des ascensions et des décadences, à des positions conformes ou contraires au sens de l’existence sociale des individus, elles s’acheminent inévitablement vers un ordre social nouveau, vers un ordre de monopolisation qu’aucun des intéressés n’a explicitement voulu ou prévu et qui met à la place de la concurrence sans monopoles la concurrence réglée par des monopoles. C’est seulement la formation de ce genre de monopoles qui rend possible l’organisation de la répartition des chances – et de la compétition – dans el sens d’une meilleure collaboration entre individus unis pour le meilleur et pour le pire .

Voici enfin une citation qui établit une fois pour toute le parallèle entre le processus de compétition militaire et le processus de compétition économique:

De même qu’on observe dans la société capitaliste du XIXe et surtout du XXe siècle, une tendance générale à la formation de monopoles économiques (peu importe que ce soit telle ou telle entreprise qui sorte victorieuse de l’épreuve et surclasse toutes les autres), de même qu’on note une poussée simultanée des États, surtout des États européens, vers l’hégémonie, poussée qui précède toute formation de monopoles, toute intégration, de même les luttes entre les maisons de guerriers médiévales et plus tard entre grands seigneurs féodaux et territoriaux s’orientent dans le sens de la monopolisation .

On voit, dans l’ensemble, que pour Elias, la libre concurrence – qu’elle soit politico-militaire ou économique – n’est jamais appelée à durer. Laissée à elle-même, elle n’est qu’une phase d’une évolution vers une situation de monopole.

Bibliographie

ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1975.