Les guerres civiles péruviennes (4): le soulèvement pizarriste, deuxième partie

J’avais terminé le précédent billet avec la victoire de Gonzalo Pizarro sur le vice-roi Nuñez de Vela. Celui-ci reprend à partir de la contre-offensive royale. La victoire n’était pas acquise d’avance : en effet, le Pérou était difficile d’accès à partir de l’isthme de Panama.

Situation du Pérou

Les Nouvelles Lois de 1542 ont suscité une opposition des colons dans l’ensemble des colonies espagnoles, mais seul le Pérou était entré en rébellion ouverte. On évoque parfois, pour l’expliquer, l’habileté politique supérieure du vice-roi du Mexique[1]. D’autres facteurs existent. D’abord l’isolement politique du Pérou par rapport aux autres colonies : à l’abri de la forêt amazonienne difficile à franchir, la principale voie d’accès au Pérou passait par la navigation depuis l’isthme de Panama vers le sud. Or, il s’agissait d’une navigation à contre-courant, très difficile. Le Pérou était donc une sorte d’île qui pouvait se concevoir comme facile à défendre. Le Président La Gasca, un religieux nommé par Charles Quint pour régler les affaires du Pérou et qui apprit la mort du vice-roi à son arrivée, exprimait bien le problème : face à l’océan Pacifique et prenant connaissance des difficultés de la navigation, il écrivit que cette mer était comme « un rempart et défense du Pérou, pour qu’on ne puisse y aller. »[2] A contrario, étant donné les courants, il était extrêmement facile depuis Lima d’organiser un raid éclair vers Panama. Un autre motif pour lequel le Pérou entra en rébellion ouverte est sans doute que l’enjeu des encomiendas y avait été exacerbé par 9 ans de guerres civiles.

Bien qu’il restât encore au Pérou des partisans royalistes, ils étaient désormais dispersés en bandes chassées par les partisans de Gonzalo Pizarro. Du côté de la Colombie, des foyers royalistes demeuraient fermement implantés, mais la frontière était bien gardée depuis Quito. Renté à Lima, sans rivaux immédiats, Gonzalo Pizarro était en position de gouverner le pays — certains pensent même qu’il souhaitait se faire couronner roi. Il semble en tout cas probable que les pizarristes aient envisagé l’indépendance. « Dans la terre où nous vivons, nous servons le seigneur qui l’a conquise », avaient affiché les armées de Pizarro[3].

La stratégie de La Gasca

L’homme nommé par Charles Quint pour résoudre les affaires du Pérou est un religieux et un homme d’État d’expérience, Pedro de La Gasca. Ce dernier part pour l’Amérique en mai 1546. Méticuleux, humble, réfléchi et patient, il évite, contrairement au vice-roi malheureux, de précipiter l’affrontement. Il s’assure d’abord du contrôle de Panama et d’en éliminer les partisans pizarristes. S’il devait passer au Pérou, il devait absolument s’assurer que cette base arrière lui soit acquise. De là, il envoya de nombreux ambassadeurs à Pizarro, faisant miroiter la grâce royale s’il se rendait. La Gasca avait en effet compris que l’affrontement se ferait d’abord par la diplomatie plutôt que sur le champ de bataille. Il évitera par conséquent plusieurs mois de tenter le passage au Pérou, menant depuis l’isthme une campagne de propagande visant principalement à saper les soutiens de Gonzalo Pizarro. Les premiers à se rallier à La Gasca furent les conquistadors dont l’origine sociale était la plus élevée, ceux qui pouvaient espérer que leur famille jouisse d’entrées à la cour du roi d’Espagne : pour eux les promesses de prestige étaient plus grandes en Espagne qu’au Pérou — ce dernier n’était qu’un lieu où acquérir les richesses qui leur permettraient de s’élever en Europe. Au contraire, les partisans les plus loyaux de Pizarro avaient deux traits : ils étaient de trop petite noblesse, ou pas nobles du tout, pour espérer s’élever en Espagne malgré les richesses acquises ; ils étaient originaires de la ville de Trujillo ou ses environs, la patrie des frères Pizarro[4]. La Gasca pouvait aussi compter sur le soutien d’un grand nombre de religieux, qui avaient commencé à implanter des couvents au Pérou. Les dominicains, en particulier, étaient largement pénétrés des idées de Bartolomé de Las Casas, hostiles aux encomenderos et favorables aux Lois nouvelles, donc au pouvoir royal qui s’efforçait de les implanter. Les dominicains accueillaient dans leurs couvents ceux qui faisaient défection du camp pizarriste et propageaient au Pérou les messages de La Gasca, qui offrait le pardon à tous ceux qui rallieraient le camp du roi. L’un des coups de force de cette politique de La Gasca fut de rallier tous les conquistadores des terres voisinant le Pérou. Valdivia, qui occupait le nord du Chili, Benalcazar en Colombie et Diego Centeno, à Arequipa (entre le lac Titicaca et le Chili), se rallièrent à la cause royaliste. Les ralliements furent également facilités par un assouplissement des Lois nouvelles : plutôt que de supprimer les encomiendas immédiatement à la mort de l’encomedero, elles seraient héréditaires sur une seule génération.

Pendant que La Gasca menait sa campagne de ralliement, Gonzalo Pizarro s’efforçait de construire les symboles d’une légitimité royale : frapper monnaie, tisser une bannière où ses armes étaient surmontées d’une couronne, élaborer une cérémonie de couronnement. Les préparatifs étaient longs et Pizarro dû les interrompre pour forcer le blocus que les ralliements étaient en train de tisser autour de lui. Il battit Centeno à Huarina, près du lac Titicaca, une bataille qui passe pour la plus meurtrière (parmi les Espagnols) des guerres civiles[5]. Les affrontements entre Espagnols avaient tendance à être particulièrement meurtriers : la mort d’un Espagnol, c’était aussi remettre sur le marché des répartitions l’encomienda dont il bénéficiait peut-être[6]. Dans ce cas-ci, les tactiques meurtrières furent aggravées par le climat du lieu : les blessés abandonnés près du lac Titicaca moururent gelés suite à la bataille[7].

Mais pendant que Pizarro était occupé au sud, La Gasca avait finalement gagné Lima et faisait marche contre Pizarro, fort d’une armée deux fois plus nombreuse. L’affrontement, à Xaquixaguana le 9 avril 1548, fut moins un choc militaire qu’une poursuite de la tactique des défections : plusieurs capitaines et contingents d’arquebusiers abandonnèrent le camp pizarriste juste avant le choc[8]; les auxiliaires « indiens » se rangèrent sur le côté comme si la bataille ne les concernait pas[9]. Il ne resta bientôt plus qu’un faible contingent d’hommes loyaux à Pizarro, qui furent obligés de se rendre. Après un procès, Pizarro et ses derniers partisans furent exécutés. Si on réserva à Pizarro une mort digne, le plus cruel de ses capitaines Francisco de Carvajal, surnommé « le Démon des Andes », fut décapité, démembré publiquement et ses restes dispersés. Les encomiendas des derniers partisans de Pizarro furent redistribuées, mais ses propriétés furent, pour l’exemple, détruites et recouvertes de sel[10].

Le triomphe de la monarchie

L’habile politique de séduction et de pardon de La Gasca avait eu raison de la tentative de sécession pizarriste. La politique subséquente utilisa un mélange de ressorts déjà bien éprouvés — la redistribution des encomiendas — et de nouvelles approches. L’afflux de nouveaux Espagnols au Pérou, qui ne pouvaient espérer d’encomiendas, donnait un fort bassin de déclassés sur lesquels la couronne pouvait s’appuyer contre les encomenderos privilégiés. La construction d’une administration vice-royale permettait d’offrir de nouveaux débouchés à ces derniers. Le positionnement de la Couronne comme garante de la paix pouvait aussi rassurer bien des encomenderos lassés de remettre en jeu leurs gains à la roulette des guerres civiles. En effet, la dynamique qui s’était affirmée depuis la première guerre almagriste, c’était que les déclassés affrontaient les encomenderos, qu’on redistribuait les biens, jusqu’à la guerre suivante qui reproduisait le même schéma. Pour les conquistadors vieillissants en particulier, la promesse de paix était aussi la promesse de garder ce qu’ils avaient. Pour les plus agités, il restait les « opportunités », de plus en plus chimériques, occasionnées par les expéditions tardives. Les expéditions vers la forêt amazonienne étant particulièrement meurtrières, il semble que la Couronne en ait encouragé plus d’une simplement pour se débarrasser des conquistadors les moins dociles. L’imaginaire de la sécession avait subsisté parmi certains d’entre eux, et d’autres séditions eurent lieu, moins spectaculaires que le mouvement pizarriste. En 1560, une telle expédition, menée par Pedro de Ursúa, parcourut tout l’Amazone, un voyage au cours duquel les conquistadors s’entretuèrent. Le chef survivant eut le projet de reconquérir le Pérou et d’en chasser les représentants du roi : il s’appelait Lope de Aguirre et s’autoproclamait instrument de la colère de Dieu. Paranoïaque, inconstant et cruel, il n’avait pas le caractère pour mener à bien ce projet et mourut exécuté[11]. C’était un cas extrême, mais il se situait au crépuscule de l’époque de la conquête. Les derniers conquistadores étaient en passe d’être neutralisés et la dernière véritable menace pour la Couronne, les héritiers de Cortés au Mexique, le seraient bientôt également[12]. Outre ces politiques, la Couronne avait également pu profiter d’autres avantages, notamment au Pérou. Ainsi, les conquistadors péruviens ne bénéficiaient d’aucun gisement de fer local, ce qui, pour une partie de leur armement, les rendait dépendants des importations que la Couronne pouvait bloquer à Panama (ils bénéficiaient de bon salpêtre, donc de poudre à canon, par contre)[13]. Mais aussi, il semble que Gonzalo Pizarro n’ait pas eu les moyens de se doter d’une véritable légitimité comme roi ; sa personnalité y correspondait mal, son éducation était insuffisante, les symboles forgés sur place ne pouvaient rivaliser, ni avec le faste des cours européennes, ni avec la grandeur de la défunte cour inca. Sur le plan symbolique, il manquait donc aux sécessionnistes un imaginaire local capable de rallier les partisans[14]. La stratégie de La Gasca fonctionna largement parce que, malgré tout, la plupart des conquistadors estimaient qu’ils n’avaient qu’un roi et que celui-ci était en Europe.

Notes

[1] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro : conquistador de l’extrême, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2004, p. 300.

[2] Traduction libre de ma part, de l’extrait cité dans Marcel BATAILLON, « Sur la conscience géopolitique de la rébellion pizarriste », Cahiers du monde hispanique et luso-brésilien, 1966, no 7, p. 15.

[3] Cité par Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, Paris, Fayard, 1991, p. 522.

[4] Marcel BATAILLON, « Les colons du Pérou contre Charles Quint: analyse du mouvement pizarriste (1544-1548) », Annales. Économie, Société et Civilisations, 1967, vol. 22, no 3, p. 490‑491.

[5] Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, op. cit., p. 528‑529.

[6] Marcel BATAILLON, « Les colons du Pérou contre Charles Quint », op. cit., p. 486.

[7] Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, op. cit., p. 529.

[8] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro, op. cit., p. 308.

[9] Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, op. cit., p. 530.

[10] Ibid., p. 530‑531.

[11] Thomas GOMEZ, L’ invention de l’Amérique: mythes et réalités de la conquête, Paris, Flammarion, coll. « Champs », n˚ 360, 1992, p. 217‑222.

[12] Christian DUVERGER, Cortés et son double: enquête sur une mystification, Paris, Seuil, 2015, p. 213‑228.

[13] Marcel BATAILLON, « Les colons du Pérou contre Charles Quint », op. cit., p. 486‑487.

[14] Ibid., p. 489‑490.

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