L’accusation de Mélétos contre Socrate

La mort de Socrate, Jean-Louis Davis (1787)

Je prends une petite pause dans ma série sur le débat des Perses pour publier un billet qui, au départ, se voulait être une brève – mais dépasse finalement les 800 mots. Il a quand même l’esprit d’une brève, puisqu’il s’agit de présenter un petit extrait de document, plutôt qu’une thématique générale. L’extrait qui a attiré mon attention est le suivant:

 

Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pithée, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè: Socrate enfreint la loi, parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise: la mort.1

Lorsqu’on traite du personnage de Socrate, il est d’usage d’évoquer trois grandes sources: les écrits de ses disciples Platon et Xénophon et la pièce Les Nuées d’Aristophane, qui fait la satire des sophistes en les incarnant en Socrate (cf cette vidéo très bien faite). L’extrait ci-haut ne provient d’aucune de ces trois sources. Elle trouve son origine dans le procès même de Socrate, qui était conservé aux archives d’Athènes. Car les Athéniens conservaient des archives. D’après Hansen,

Les Athéniens avaient bien des Archives publiques au Mètrôon, sur l’Agora, où chaque citoyen pouvait obtenir à sa demande une copie de n’importe quel document public, écrite sur papyrus […]2

Des document publics ont donc été conservés. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous sont généralement des fragments d’inscriptions concernant ceux de ces documents qui devaient être faits connus du public. Pour être ainsi rendus publics, ils devaient être affichés à la vue de tous sur des supports publics, tels que du marbre ou, plus rarement, du bronze. Mais ce n’est pas par une de ces inscriptions que nous connaissons l’accusation de Socrate par Mélétos. Conservée aux archives d’Athènes, elle fut consultée au IIe siècle après Jésus Christ par un orateur et philosophe dénommé Favorinus d’Arles qui, venu parfaire son éducation à Athènes, y consulta les archives et transcrivit dans l’un de ses ouvrages l’accusation contre Socrate qu’il y avait trouvée. Des oeuvres de Favorinus d’Arles, seule une petite partie ont été conservées. Conserve-t-on celle où il a consigné l’accusation contre Socrate? je l’ignore, mais je ne le crois pas. C’est que Paulin Ismard ne le précise pas et qu’il ne cite pas Favorinus directement: il le cite d’après Diogène Laërce. Le document semble donc nous être parvenu à travers deux intermédiaires.
Il faut ajouter qu’il manque des clés d’interprétation sûres au document. En effet, comme l’indique Ismard, il est difficile de savoir si l’accusation, telle qu’elle est formulée, est le produit d’une formulation standard pour ce type de procédure, ou si elle est véritablement révélatrice des reproches faits à Socrate.
Ismard, toutefois, trouve néanmoins des éléments qui lui permettent d’incliner vers la première hypothèse.3 Dans un chapitre qu’il consacre à la thématique de l’impiété de Socrate, il explique qu’il est très difficile d’identifier un lien entre ces accusations et ce qu’on connaît de ce que Socrate faisait réellement. Par ailleurs, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité était une pratique parfaitement tolérée dans les années où s’est tenu le procès de Socrate. Autre point soulevé, d’autres sophistes de ce temps ont tenu des propos bien plus subversifs que ceux de Socrate en matière de piété, sans avoir été inquiétés. De plus, si les disciples de Socrate – et particulièrement Xénophon – se sont attachés à démontrer dans leurs écrits que leur maître avait été un homme très pieux, aucun ne cherche à réfuter l’idée qu’il aurait introduit de nouveaux dieux dans la cité, comme si cela n’avait aucune importance. Enfin, il existe un autre procès pour impiété célèbre dont nous gardons des traces, qui n’est pas susceptible d’avoir été influencé par la littérature sur le procès de Socrate: celui de la prostituée Phrynè. Les accusations contre cette dernière sont étrangement semblables aux accusations contre Socrate: introduire un nouveau dieu dans la cité et corrompre la jeunesse. Dans le droit athénien, explique Ismard, la légalité de la mise en accusation était d’abord vérifiée par l’archonte-roi (c’est à cette étape qu’est produit le document qui nous intéresse), puis ensuite jugé par le tribunal de citoyens sélectionnés au hasard. Au moment du jugement, les catégories juridiques demeurent délibérément floues. Même si l’accusation est « il a introduit de nouveaux dieux dans la cité », les juges n’ont pas à statuer sur cette affirmation précise, à cette étape il s’agit plutôt d’établir si, selon eux, il y a eu impiété de la part de l’accusé. C’est ce qui explique que des individus jugés pour des motifs aussi différents que Socrate et Phrynè puissent faire l’objet d’accusations pratiquement identiques. Suivant le raisonnement d’Ismard, l’un et l’autre auraient plutôt été plutôt jugés sur une catégorie générale « d’impiété » que sur les chefs d’accusation précis que sont la corruption de la jeunesse et, surtout, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité ou la négligence des dieux de la cité. Notons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse bien argumentée, mais qu’elle comporte une part importante d’incertitude.

Notes

1 Paulin ISMARD, L’événement Socrate (Paris: Flammarion, 2017), chap. 2,

2 Mogens Herman HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie, Texto (Paris: Tallandier, 2009), 33.

3 ISMARD, L’événement Socrate, chap. 4.

Bibliographie

HANSEN, Mogens Herman. La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie. Texto. Paris: Tallandier, 2009.

ISMARD, Paulin. L’événement Socrate. Paris: Flammarion, 2017.

Ouvrage que je n’ai pas lu mais qui aurait été bien sur le sujet:

Claude Mossé, Le procès de Socrate, 2012. Cf ici.

Le débat des Perses chez Hérodote (3) – La part de la guerre

Jusqu’à maintenant, j’ai assez peu discuté des arguments présentés au sein du débat. Dans ce billet, j’aimerais revenir sur la place des enjeux militaires au sein des débats sur les régimes politiques antiques. J’ai eu envie d’aborder ce thème, car, pour discret qu’il soit – principalement une phrase dans l’argumentation de Darius, auquel on peut peut-être ajouter une exclamation de Mégabyze – il a une importance primordiale dans les préoccupations de l’époque, tandis qu’il est facile pour nos contemporains de lever le nez sur celui-ci. Dans des sociétés où les valeurs guerrières sont aussi importantes que chez les Grecs et les Perses, il faut donner à cet argument toute son importance.

J’ai eu l’occasion de mentionner rapidement l’existence de deux passages où on peut percevoir un jugement d’Hérodote sur la vertu militaire qu’inspire la démocratie, pour l’un, ou la vaillance que peut inspirer le regard d’un monarque, pour l’autre. Je prendrai ici le temps de les citer, pour insister sur l’importance des considérations militaires dans le débat sur les régimes.

Le premier passage fait suite au récit de l’avènement de la démocratie à Athènes. Hérodote raconte que les Athéniens chassèrent leurs tyrans une première fois et que « [d]éjà puissante, Athènes le devint plus encore lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. » (V, 66) Puis, deux Athéniens, Isagoras et Clisthènes, luttèrent pour le pouvoir; ce dernier « vaincu, se tourna du côté du peuple » et entama des réformes démocratiques afin de mettre le peuple de son côté. Après avoir battu une expédition spartiate qui tentait de rétablir Isagoras au pouvoir, la démocratie devient véritablement le régime d’Athènes.

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux: soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans on propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise. (V, 78)

L’autre passage que je souhaite citer nuance considérablement l’idée de l’infériorité militaire de la monarchie. Car ce qu’il suggère c’est que, si le monarque est présent sur les lieux de la bataille, sa présence peut dynamiser les troupes. Ainsi à la bataille de Salamine:

[…] ils étaient(car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu’ils ne l’avaient été devant l’Eubée, car tous rivalisaient d’ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi. (VIII, 86)

Pour revenir au débat des Perses, on y retrouve les valeurs militaires, d’une part comme critique de la démocratie, d’autre part comme argument en faveur de la monarchie. C’est d’abord Mégabyze qui avance qu’une démocratie est incapable de se gouverner de manière éclairée et s’en retrouve par conséquent affaiblie. C’est pourquoi il s’exclame: « Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! » (voir les extraits ici). Ce passage éclaire quelque peu celui où Hérodote évoque l’instauration de démocraties par les Perses dans les cités ioniennes où il indique que « [le général perse] Mardonios débarrassa les cités ionniennes de leurs tyrans et les transforma en démocratie. » (Hérodote, VI, 43), tout en soulignant que les Grecs seraient très surpris de cette initiative. Les cités ioniennes, en effet, gouvernées par des tyrans, venaient de se soulever et d’être matées. Si les tyrans ionniens venaient de faire la preuve qu’ils n’étaient pas dociles, et si les Perses croyaient, à l’instar de Mégabyze et Darius, que des régimes populaires seraient de moins dangereux ennemis, alors remplacer les tyrans rebelles par des démocraties paraît être une décision logique. Il faut noter toutefois qu’Hérodote ne fait pas lui-même une telle mise en perspective et semble plutôt accueillir ces changements de régime comme une forme de libération pour les Ioniens par rapport à leurs tyrans – si toutefois le verbe « débarrasser » traduit fidèlement les connotations de l’original.

L’argument de Darius, de son côté, concerne les secrets militaires: « jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé ». Cinzia Bearzot confirme qu’il s’agira d’un argument thématique dans la réflexion sur la démocratie chez les Grecs. Démosthène, un démocrate, rappellera que c’est un avantage dont jouit Philippe de Macédoine par rapport à Athènes:

« Devant la rapidité d’action et l’efficacité d’un souverain comme Philippe, capable de concentrer tous les pouvoirs dans ses mains et d’agir promptement sur la base de ses seules décisions personnelles, sans les dévoiler si cela s’avère nécessaire, le processus décisionnel transparent, mais aussi inévitablement lent, de la démocratie athénienne semblait inadéquat, même aux yeux des démocrates convaincus, car faible et peut réactif, et aussi aisément exposé à être éventé à travers des décisions d’espionnage. »1 (2015, p.118)

Bearzot développe ce thème en rappelant des cas connus à travers des enjeux rencontrés par les stratèges Miltiade après la bataille de Marathon, Thémistocle à la veille de la guerre du Péloponnèse, ou Périclès et Theramène au cours de celle-ci. Dans tous les cas, ils durent élaborer des pratiques autour du secret militaire qui constituaient des décalages(provisoirement acceptés) par rapport aux normes démocratiques athéniennes. Or, ces décalages peuvent introduire le soupçon que l’urgence du moment est exploitée pour trahir la démocratie et usurper le pouvoir. On retrouve par ailleurs dans un discours prêté à Périclès par Thucydide la mention que les athéniens doivent se reposer sur leurs seules vertues guerrières sans compter sur le secret et la surprise:

« Nous nous distinguons encore de nos adversaires par la façon dont nous nous préparons à la guerre. Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements ou qu’on ne soit témoin de certains faits dont la divulgation pourrait rendre service à nos ennemis. Car, plutôt que sur les préparatifs et les effets de surprise, nous comptons sur le courage avec lequel nos homme se battent. » (Thucydide, II, 39)

Ce discours est une oraison funèbre pour les hommes tombés au combat lors de la première année de la guerre du Péloponnèse, il faut donc faire la part de l’idéalisation de ce type de discours. On l’a déjà dit, Périclès verra la nécessité du secret en des occasions plus concrètes. Mais il importe de voir ici la réponse idéologique apportée par les démocrates à la critique de l’inefficacité militaire de la démocratie.

Il est naturel d’entretenir un certain scepticisme par rapport à l’argument de Darius. Il y a à ça de bonnes et de mauvaises raisons. Parmi les mauvaises, les habitudes créées chez nous par les démocraties représentatives, où la population ne participe guère aux délibérations militaires, par rapport à une démocratie directe comme celle d’Athènes, où elle est directement impliquée dans les décisions. Parmi les bonnes, on peut se demander à quel point un monarque pouvait vraiment être seul à conserver le secret de ses projets tout en conservant l’efficacité de la chaîne de commande. Pour que ses ordres soient bien exécutés, au moins une partie des exécutants devaient en comprendre le sens – ce qui permet d’affirmer que la formulation d’un Darius (ou d’un Démosthène) est sans doute exagérée, mais n’invalide pas forcément tout l’argument.

Quoiqu’il en soit de ce qu’on pense de l’argument, il témoigne du moins de l’importance que cette préoccupation avait aux yeux des contemporains.

Notes

1Cinzia BEARZOT, « La monarchie dans le Tripolitique d’Hérodote (III, 82) », Ktèma, no 40 (2015): 118.