Otanès, défenseur de la kāra?

Je ne pensais écrire qu’un billet supplémeImage illustrative de l’article Inscription de Behistunntaire sur le débat des Perses et ce n’était pas celui qui suit. Mais dans mes pérégrinations d’un texte à l’autre, je suis tombé sur le pdf d’un ouvrage de Pierre Lecoq où il se fait le reflet de l’idée que le débat des Perses pourrait bel et bien, par-delà sa réécriture par Hérodote dans une terminologie et des préoccupations grecques, avoir une source perse. J’ai creusé un peu et j’ai trouvé ça assez intéressant pour en rendre compte ici. L’ouvrage est une transcription en français des inscriptions connues de la Perse achéménide, donc de nos principales sources textuelles sur cet empire, le tout précédé d’analyses de l’auteur, situant d’abord chacune des inscriptions pour ensuite en faire usage dans une présentation générale de l’empire achéménide. Quoi qu’on pense des analyses de l’auteur, l’accès en français au texte intégral des sources mérite à lui seul le détour par cet ouvrage1.

Pour Lecoq, tous les peuples « indo-européens » – incluant donc les Perses – auraient connu des assemblées d’hommes libres dotées du pouvoir « de légiférer, de rendre la justice et d’élire les magistrats »2. Cette assemblée, Lecoq l’identifie au terme de « kāra », qu’on retrouve dans de nombreuses inscriptions, et notamment celle de Bisotun (à laquelle je m’étais référé dans un précédent billet sous le nom d’inscriptin de Behistun). Lecoq a traduit ce terme par « armée » car, indique-t-il, il est le plus souvent utilisé dans un contexte où la kāra joue un rôle militaire. Toutefois, la traduction par « armée » est réductrice et il serait plus juste de parler de « peuple en armes ». Lecoq pointe plusieurs passage de l’inscription où la kāra semble remplir un rôle plus important qu’une simple armée, faire davantage que juste obéir et combattre. Le souverain doit se la gagner et lui rendre des comptes dans ses conflits avec ses rivaux. Mais le règne de Darius serait, selon l’interprétation de Lecoq, le dernier où la kāra aurait joué ce rôle dépassant sa fonction militaire et on ne retrouverait plus le terme mentionné que sous la seule signification « d’armée » dans les inscriptions plus tardives.

En plus des inscriptions perses, Lecoq mentionne dans ce passage de son analyse deux sources grecque : La Cyropédie de Xénophon et le fameux débat des Perses issu du troisième livres des Histoires d’Hérodote. De la première il dit que « Malgré l’habillage grec dont il entoure son récit, Xénophon (_Cyrop_, 1, 2, 2-5) se fait l’écho de telles institutions chez les Iraniens occidentaux. » 3L’édition de la Cyropédie à ma disposition ne reproduit pas la numérotation de paragraphe, ce qui me rend malaisé de repérer avec certitude le passage auquel se réfère Lecoq, mais voici, ce qui dans le chapitre 2, me paraît illustrer son propos :

Comme les éphèbes, [les hommes faits] se tiennent à la disposition des magistrats dans tous les circonstances où l’intérêt public réclame des hommes déjà réfléchis et encore vigoureux.[…] Tous les magistrats sont choisis parmi eux, à l’exception des maîtres des enfants.

[…]

Ces anciens ne vont plus à la guerre hors de leur pays; ils restent à la ville, où ils jugent tous les différends publics et privés. Ce sont eux qui prononcent les arrêts de mort, ce sont eux qui choisissent tous les magistrats.4

Il y a ici deux difficultés : d’abord, si on peut supposer que le choix des magistrats par une classe d’âge suppose que les anciens s’assemblent, les mentions des pratiques d’assemblées elles-mêmes sont absentes et interpréter ces passages en lien avec l’existence l’assemblée d’un « peuple en arme » est loin de relever de l’évidence. Ensuite et plus fondamentalement, la Cyropédie de Xénophon n’est pas un ouvrage historique. Xénophon a bien écrit des ouvrages historiques, comme les Hélleniques et l’Anabase; il connaît les Perses également (il faisait partie de l’expédition des Dix Milles). Mais la Cyropédie est un ouvrage sur l’art de commander dans lequel, pour servir son propos, Xénophon s’autorise de nombreux accrocs à la réalité historique. P. Chambry, dans la notice de présentation, indique que le choix de présenter Cyrus le Grand comme modèle à imiter devait en partie du fait que « son histoire à demi légendaire étant mal connue des Grecs, [Xénophon] pensait avoir le droit de la modifier selon ses vues. »5 Lecoq le sait, qui qualifie ailleurs dans le même livre la Cyropédie de « roman pédagogique, [qui] cotient beaucoup trop d’éléments appartenant à la fiction pour être prise en compte ici »6.

L’autre source grecque utilisée par Lecoq est, je l’ai déjà dit, Hérodote et plus précisément le passage sur le débat des Perses. Lecoq reconnaît que les concepts, le vocabulaire et l’argumentation sont grecs, mais à son avis, « l’insertion, de ce texte, à cet endroit, par Hérodote n’est pas innocente »7 et renvoie à la disparition de la fonction politique de la kāra sous le règne de Darius, dont Lecoq voit la confirmation dans le fait, déjà évoqué, qu’elle n’apparaît plus dans les inscriptions postérieures. Par ailleurs, Lecoq rappelle le passage où Otanès renonce à toute prétention au pouvoir en échange de quoi sa famille n’aura à obéir à aucun souverain et rapproche cet épisode d’un autre paragraphe de l’inscription de Bisotun. Voici l’extrait en question :

Le roi Darius déclare :

Toi qui par la suite, sera roi,

protège bien la famille de ces hommes.

Ce paragraphe en suivant un autre qui procédait à l’énumération des participants au coup d’État contre l’usurpateur, Lecoq l’annote en disant « Rappelle le traitement de faveur dont bénéficie la famille d’Otanès, selon Hérodote »8. (p.212, pour la traduction et l’annotation) Toutefois, à la lecture de la traduction, je ne vois aucune raison de rapporter la protection de la famille de « ces hommes » à Otanès spécifiquement. Mais accordant foi à Hérodote pour compléter son analyse, Lecoq interprète le tout comme un signe que l’élimination de la kāra s’est fait « en douceur »9.

En lisant Lecoq, j’ai été pris de l’enthousiasme des nouvelles découvertes. La notion de kāra était toute nouvelle pour moi et cette manière de parler des Perses cassait largement l’image que j’en avais. Or, j’aime cette sensation de casser les idées reçues. J’ai voulu creuser pour savoir ce que je trouverais de plus sur la kāra. Sans faire une recherche bibliographique extensive, je suis essentiellement tombé sur des textes de Pierre Briant, auteur d’une grande synthèse sur l’empire achéménide, qui est en désaccord marqué avec les lectures de Lecoq.

Dans le Bulletin d’Histoire Achéménide, Briant écrit ne pas pouvoir accepter l’interprétation de Lecoq. Sans élaborer son argumentation (il renvoie à d’autres publications) il indique qu’en plus de l’interprétation du terme dans son contexte ne lui permet pas de le lire comme Lecoq. D’autre part, il lui semble que les versions du texte dans les autres langues ne renvoie pas au même sens10. Briant semble avoir détaillé son argumentation dans un texte publié en 1994, mais je n’ai pas encore pu mettre la main sur celui-ci. À défaut, j’ai plutôt été fureter dans son ouvrage de synthèse, Histoire de l’Empire perse, s’il y était fait mention de la kāra. Briant utilise également une interprétation en termes de « peuple en arme », ce n’est donc pas la traduction qui est à la source du désaccord, mais le sens donné au concept de peuple en arme. Discutant l’époque de Cyrus, il note que Hérodote mentionne que ce dernier a convoqué une « assemblée des Perses ». De là, « on est tenté de supposer que, dans l’armée, chaque chef de tribu conservait le commandement de son propre contingent, sous l’autorité suprême du roi. Celui-ci était le chef (karanos) du «peuple en armes » (kāra) ». Toutefois, Briant prend aussitôt ses distances avec Hérodote. Pour Briant, le fait que l’armée Perse était organisée pour effectuer des conquêtes durables impliquerait que « l’armée de Cyrus était tout autre chose que la réunion circonstancielle de contingents tribaux combattant en ordre dispersé et conservant leurs propres modes de combat. » Cyrus ne pourrait par ailleurs pas n’être « que le plus important des chefs de tribus, un primus inter pares. » puisque la succession dynastique achéménide serait trop régulière pour cela.11 Bien qu’intéressants, il faut noter que ces arguments reposent essentiellement sur ce que Briant considère être une organisation militaire efficace.

Dans les mentions qu’il fait du débat des Perses, Briant pose la question de savoir si la crise dynastique « avaient fait ressurgir, d’un très lointain passé, les aspirations des chefs de clans et de tribus à gouverner collectivement », pour indiquer ensuite que c’est peu probable, puisque cela « implique qu’un certain nombre d’aristocrates perses remettaient en cause les acquis des conquêtes, dont ils bénéficiaient tant. »12 Dans les annotations documentaires du chapitre, il indique fait celle-ci :

la bibliographie sur le « débat constitutionnel» est considérable: cf. Gschnitzer 1977: 30-40; Wiesehöfer 1978: 203-205 ; beaucoup d’auteurs jugent que, sous une forme grecque, Hérodote (qui affirme détenir ses informations de sources perses) a retransmis une réalité perse (cf. Dandamaev 1989a :106); cette interprétation est elle-même étroitement articulée sur celle qui fait de Bardiya un ennemi acharné de la noblesse; elle est également fondée sur la thèse de l’existence d’une Assemblée des nobles, aux décisions desquelles devraient se rendre même les rois; pour différentes raisons, cette thèse «féodale» me paraît insoutenable.13

Tout à fait profane en histoire antique, je me garderai bien de trancher entre les différentes versions présentées, bien que j’ai tenté de commenter les arguments et leurs limites. D’une manière générale, les arguments de Lecoq semblent reposer sur des interprétations aventureuses. Le scepticisme de Briant semble plus prudent, mais si certains de ses arguments me paraissent solides (la comparaison entre les traductions), d’autres reposant sur la vraisemblance me semblent devoir être pris avec un grain de sel. Mais les débats entre antiquisants sont complexes et difficiles, car ils reposent sur des sources très lacunaires rédigées dans des langues anciennes. Il me semblait toutefois intéressant de rendre compte de ce débat et d’introduire un peu d’incertitude dans l’appréhension de l’empire perse, de faire quelques découvertes en chemin.

Notes

1Pierre LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide (Paris: Gallimard, 1997).

2LECOQ, 168.

3LECOQ, 168.

4XENOPHON, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 32.

5Pierre CHAMBRY, « Notice sur la Cyropédie », in Xénophon, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 16.

6LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide, 73.

7LECOQ, 168‑69.

8LECOQ, 212.

9LECOQ, 169.

10Pierre BRIANT, « Bulletin d’histoire achéménide (BHAch I) », Topoi. Orient-Occident, no supp.1 (1997): 51.

11Pierre BRIANT, Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Paris: Fayard, 1996), chap. Prologue.

12BRIANT, chap. 3.

13BRIANT, chap. note documentaires.

L’accusation de Mélétos contre Socrate

La mort de Socrate, Jean-Louis Davis (1787)

Je prends une petite pause dans ma série sur le débat des Perses pour publier un billet qui, au départ, se voulait être une brève – mais dépasse finalement les 800 mots. Il a quand même l’esprit d’une brève, puisqu’il s’agit de présenter un petit extrait de document, plutôt qu’une thématique générale. L’extrait qui a attiré mon attention est le suivant:

 

Voici la plainte déposée sous serment par Mélétos, fils de Mélétos, du dème de Pithée, contre Socrate, fils de Sophronisque, du dème d’Alopekè: Socrate enfreint la loi, parce qu’il ne reconnaît pas les dieux que reconnaît la cité, et qu’il introduit d’autres divinités nouvelles; et il enfreint la loi aussi parce qu’il corrompt la jeunesse. Peine requise: la mort.1

Lorsqu’on traite du personnage de Socrate, il est d’usage d’évoquer trois grandes sources: les écrits de ses disciples Platon et Xénophon et la pièce Les Nuées d’Aristophane, qui fait la satire des sophistes en les incarnant en Socrate (cf cette vidéo très bien faite). L’extrait ci-haut ne provient d’aucune de ces trois sources. Elle trouve son origine dans le procès même de Socrate, qui était conservé aux archives d’Athènes. Car les Athéniens conservaient des archives. D’après Hansen,

Les Athéniens avaient bien des Archives publiques au Mètrôon, sur l’Agora, où chaque citoyen pouvait obtenir à sa demande une copie de n’importe quel document public, écrite sur papyrus […]2

Des document publics ont donc été conservés. Ceux qui sont parvenus jusqu’à nous sont généralement des fragments d’inscriptions concernant ceux de ces documents qui devaient être faits connus du public. Pour être ainsi rendus publics, ils devaient être affichés à la vue de tous sur des supports publics, tels que du marbre ou, plus rarement, du bronze. Mais ce n’est pas par une de ces inscriptions que nous connaissons l’accusation de Socrate par Mélétos. Conservée aux archives d’Athènes, elle fut consultée au IIe siècle après Jésus Christ par un orateur et philosophe dénommé Favorinus d’Arles qui, venu parfaire son éducation à Athènes, y consulta les archives et transcrivit dans l’un de ses ouvrages l’accusation contre Socrate qu’il y avait trouvée. Des oeuvres de Favorinus d’Arles, seule une petite partie ont été conservées. Conserve-t-on celle où il a consigné l’accusation contre Socrate? je l’ignore, mais je ne le crois pas. C’est que Paulin Ismard ne le précise pas et qu’il ne cite pas Favorinus directement: il le cite d’après Diogène Laërce. Le document semble donc nous être parvenu à travers deux intermédiaires.
Il faut ajouter qu’il manque des clés d’interprétation sûres au document. En effet, comme l’indique Ismard, il est difficile de savoir si l’accusation, telle qu’elle est formulée, est le produit d’une formulation standard pour ce type de procédure, ou si elle est véritablement révélatrice des reproches faits à Socrate.
Ismard, toutefois, trouve néanmoins des éléments qui lui permettent d’incliner vers la première hypothèse.3 Dans un chapitre qu’il consacre à la thématique de l’impiété de Socrate, il explique qu’il est très difficile d’identifier un lien entre ces accusations et ce qu’on connaît de ce que Socrate faisait réellement. Par ailleurs, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité était une pratique parfaitement tolérée dans les années où s’est tenu le procès de Socrate. Autre point soulevé, d’autres sophistes de ce temps ont tenu des propos bien plus subversifs que ceux de Socrate en matière de piété, sans avoir été inquiétés. De plus, si les disciples de Socrate – et particulièrement Xénophon – se sont attachés à démontrer dans leurs écrits que leur maître avait été un homme très pieux, aucun ne cherche à réfuter l’idée qu’il aurait introduit de nouveaux dieux dans la cité, comme si cela n’avait aucune importance. Enfin, il existe un autre procès pour impiété célèbre dont nous gardons des traces, qui n’est pas susceptible d’avoir été influencé par la littérature sur le procès de Socrate: celui de la prostituée Phrynè. Les accusations contre cette dernière sont étrangement semblables aux accusations contre Socrate: introduire un nouveau dieu dans la cité et corrompre la jeunesse. Dans le droit athénien, explique Ismard, la légalité de la mise en accusation était d’abord vérifiée par l’archonte-roi (c’est à cette étape qu’est produit le document qui nous intéresse), puis ensuite jugé par le tribunal de citoyens sélectionnés au hasard. Au moment du jugement, les catégories juridiques demeurent délibérément floues. Même si l’accusation est « il a introduit de nouveaux dieux dans la cité », les juges n’ont pas à statuer sur cette affirmation précise, à cette étape il s’agit plutôt d’établir si, selon eux, il y a eu impiété de la part de l’accusé. C’est ce qui explique que des individus jugés pour des motifs aussi différents que Socrate et Phrynè puissent faire l’objet d’accusations pratiquement identiques. Suivant le raisonnement d’Ismard, l’un et l’autre auraient plutôt été plutôt jugés sur une catégorie générale « d’impiété » que sur les chefs d’accusation précis que sont la corruption de la jeunesse et, surtout, l’introduction de nouveaux dieux dans la cité ou la négligence des dieux de la cité. Notons bien qu’il s’agit là d’une hypothèse bien argumentée, mais qu’elle comporte une part importante d’incertitude.

Notes

1 Paulin ISMARD, L’événement Socrate (Paris: Flammarion, 2017), chap. 2,

2 Mogens Herman HANSEN, La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie, Texto (Paris: Tallandier, 2009), 33.

3 ISMARD, L’événement Socrate, chap. 4.

Bibliographie

HANSEN, Mogens Herman. La démocratie athénienne à l’époque de Démosthène: structure, principes et idéologie. Texto. Paris: Tallandier, 2009.

ISMARD, Paulin. L’événement Socrate. Paris: Flammarion, 2017.

Ouvrage que je n’ai pas lu mais qui aurait été bien sur le sujet:

Claude Mossé, Le procès de Socrate, 2012. Cf ici.

Le débat des Perses chez Hérodote (3) – La part de la guerre

Jusqu’à maintenant, j’ai assez peu discuté des arguments présentés au sein du débat. Dans ce billet, j’aimerais revenir sur la place des enjeux militaires au sein des débats sur les régimes politiques antiques. J’ai eu envie d’aborder ce thème, car, pour discret qu’il soit – principalement une phrase dans l’argumentation de Darius, auquel on peut peut-être ajouter une exclamation de Mégabyze – il a une importance primordiale dans les préoccupations de l’époque, tandis qu’il est facile pour nos contemporains de lever le nez sur celui-ci. Dans des sociétés où les valeurs guerrières sont aussi importantes que chez les Grecs et les Perses, il faut donner à cet argument toute son importance.

J’ai eu l’occasion de mentionner rapidement l’existence de deux passages où on peut percevoir un jugement d’Hérodote sur la vertu militaire qu’inspire la démocratie, pour l’un, ou la vaillance que peut inspirer le regard d’un monarque, pour l’autre. Je prendrai ici le temps de les citer, pour insister sur l’importance des considérations militaires dans le débat sur les régimes.

Le premier passage fait suite au récit de l’avènement de la démocratie à Athènes. Hérodote raconte que les Athéniens chassèrent leurs tyrans une première fois et que « [d]éjà puissante, Athènes le devint plus encore lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. » (V, 66) Puis, deux Athéniens, Isagoras et Clisthènes, luttèrent pour le pouvoir; ce dernier « vaincu, se tourna du côté du peuple » et entama des réformes démocratiques afin de mettre le peuple de son côté. Après avoir battu une expédition spartiate qui tentait de rétablir Isagoras au pouvoir, la démocratie devient véritablement le régime d’Athènes.

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux: soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans on propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise. (V, 78)

L’autre passage que je souhaite citer nuance considérablement l’idée de l’infériorité militaire de la monarchie. Car ce qu’il suggère c’est que, si le monarque est présent sur les lieux de la bataille, sa présence peut dynamiser les troupes. Ainsi à la bataille de Salamine:

[…] ils étaient(car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu’ils ne l’avaient été devant l’Eubée, car tous rivalisaient d’ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi. (VIII, 86)

Pour revenir au débat des Perses, on y retrouve les valeurs militaires, d’une part comme critique de la démocratie, d’autre part comme argument en faveur de la monarchie. C’est d’abord Mégabyze qui avance qu’une démocratie est incapable de se gouverner de manière éclairée et s’en retrouve par conséquent affaiblie. C’est pourquoi il s’exclame: « Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! » (voir les extraits ici). Ce passage éclaire quelque peu celui où Hérodote évoque l’instauration de démocraties par les Perses dans les cités ioniennes où il indique que « [le général perse] Mardonios débarrassa les cités ionniennes de leurs tyrans et les transforma en démocratie. » (Hérodote, VI, 43), tout en soulignant que les Grecs seraient très surpris de cette initiative. Les cités ioniennes, en effet, gouvernées par des tyrans, venaient de se soulever et d’être matées. Si les tyrans ionniens venaient de faire la preuve qu’ils n’étaient pas dociles, et si les Perses croyaient, à l’instar de Mégabyze et Darius, que des régimes populaires seraient de moins dangereux ennemis, alors remplacer les tyrans rebelles par des démocraties paraît être une décision logique. Il faut noter toutefois qu’Hérodote ne fait pas lui-même une telle mise en perspective et semble plutôt accueillir ces changements de régime comme une forme de libération pour les Ioniens par rapport à leurs tyrans – si toutefois le verbe « débarrasser » traduit fidèlement les connotations de l’original.

L’argument de Darius, de son côté, concerne les secrets militaires: « jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé ». Cinzia Bearzot confirme qu’il s’agira d’un argument thématique dans la réflexion sur la démocratie chez les Grecs. Démosthène, un démocrate, rappellera que c’est un avantage dont jouit Philippe de Macédoine par rapport à Athènes:

« Devant la rapidité d’action et l’efficacité d’un souverain comme Philippe, capable de concentrer tous les pouvoirs dans ses mains et d’agir promptement sur la base de ses seules décisions personnelles, sans les dévoiler si cela s’avère nécessaire, le processus décisionnel transparent, mais aussi inévitablement lent, de la démocratie athénienne semblait inadéquat, même aux yeux des démocrates convaincus, car faible et peut réactif, et aussi aisément exposé à être éventé à travers des décisions d’espionnage. »1 (2015, p.118)

Bearzot développe ce thème en rappelant des cas connus à travers des enjeux rencontrés par les stratèges Miltiade après la bataille de Marathon, Thémistocle à la veille de la guerre du Péloponnèse, ou Périclès et Theramène au cours de celle-ci. Dans tous les cas, ils durent élaborer des pratiques autour du secret militaire qui constituaient des décalages(provisoirement acceptés) par rapport aux normes démocratiques athéniennes. Or, ces décalages peuvent introduire le soupçon que l’urgence du moment est exploitée pour trahir la démocratie et usurper le pouvoir. On retrouve par ailleurs dans un discours prêté à Périclès par Thucydide la mention que les athéniens doivent se reposer sur leurs seules vertues guerrières sans compter sur le secret et la surprise:

« Nous nous distinguons encore de nos adversaires par la façon dont nous nous préparons à la guerre. Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements ou qu’on ne soit témoin de certains faits dont la divulgation pourrait rendre service à nos ennemis. Car, plutôt que sur les préparatifs et les effets de surprise, nous comptons sur le courage avec lequel nos homme se battent. » (Thucydide, II, 39)

Ce discours est une oraison funèbre pour les hommes tombés au combat lors de la première année de la guerre du Péloponnèse, il faut donc faire la part de l’idéalisation de ce type de discours. On l’a déjà dit, Périclès verra la nécessité du secret en des occasions plus concrètes. Mais il importe de voir ici la réponse idéologique apportée par les démocrates à la critique de l’inefficacité militaire de la démocratie.

Il est naturel d’entretenir un certain scepticisme par rapport à l’argument de Darius. Il y a à ça de bonnes et de mauvaises raisons. Parmi les mauvaises, les habitudes créées chez nous par les démocraties représentatives, où la population ne participe guère aux délibérations militaires, par rapport à une démocratie directe comme celle d’Athènes, où elle est directement impliquée dans les décisions. Parmi les bonnes, on peut se demander à quel point un monarque pouvait vraiment être seul à conserver le secret de ses projets tout en conservant l’efficacité de la chaîne de commande. Pour que ses ordres soient bien exécutés, au moins une partie des exécutants devaient en comprendre le sens – ce qui permet d’affirmer que la formulation d’un Darius (ou d’un Démosthène) est sans doute exagérée, mais n’invalide pas forcément tout l’argument.

Quoiqu’il en soit de ce qu’on pense de l’argument, il témoigne du moins de l’importance que cette préoccupation avait aux yeux des contemporains.

Notes

1Cinzia BEARZOT, « La monarchie dans le Tripolitique d’Hérodote (III, 82) », Ktèma, no 40 (2015): 118.

Le débat des Perses chez Hérodote (2) – Structure du débat

Hérodote

Hérodote

Dans le précédent billet, j’ai présenté le débat des Perses sur la question du meilleur régime, tel qu’il est présent dans le récit d’Hérodote. Je l’ai également situé au sein du récit de l’histoire Perse qu’Hérodote effectue pour indiquer d’où viennent les adversaires qu’affrontent les Grecs lors des guerres médiques. Dans cette présentation, j’ai donné quelques indications sur les trois intervenants du débat des Perses. Je ne crois pas que les quatre autres Perses convoqués au choix du nouveau gouvernement de l’empire soient significatifs. Si aucun d’entre eux ne prend la parole, c’est avant tout pour des motifs narratifs: la typologie des gouvernements chez les Grecs reconnaît trois types (cette nomenclature se raffinera avec le temps, mais nous n’y sommes pas encore), donc trois Perses prennent la parole.

Dans ce billet, je souhaiterais compléter la présentation en abordant les effets de la structure du débat. A priori simple, puisqu’il s’agit de présenter les arguments pour un régime et contre les régimes adverses pour chacun des types de gouvernements envisagés, elle mérite une certaine attention parce qu’elle a des effets sur la manière dont les arguments et les régimes sont perçus.

Avant d’en venir à ce fait, j’aimerais ouvrir une brève parenthèse sur la position de l’auteur lui-même. Hérodote, qui narre le débat, est-il partial envers un régime? Il me semble difficile de l’affirmer sans l’ombre d’un doute. Plusieurs de ses lecteurs ont voulu voir chez Hérodote un penchant vers la démocratie. On peut évoquer un passage où il affirme la supériorité militaire des démocraties, dans la mesure où, selon lui, le guerrier d’une démocratie se bat pour sa liberté, tandis que le guerrier d’un tyran n’est guère motivé (Histoires, V, 78). Mais comme souvent chez Hérodote, on peut trouver un contre-exemple, car à la bataille de Salamine, il indique que le regard du tyran peut enflammer l’ardeur des combattants (Histoires, VIII, 86)1. Athénien d’adoption, ayant peut-être fréquenté Protagoras, Hérodote était bien placé pour être favorable au régime d’Athènes. Toutefois, le débat des Perses n’est pas strictement décisif sur cette question, il semble plutôt présenter trois positions. Si les Perses, eux, tranchent en faveur de la monarchie, rien n’indique qu’Hérodote penche dans le même sens que ses personnages.

Il est tentant en revanche d’affirmer que la présentation que fait Hérodote de l’aristocratie est la plus faible – et nous en arrivons maintenant au sujet principal de ce billet : la structure du débat. Non seulement, comme je l’ai noté dans le billet précédent, le défenseur de l’aristocratie, Mégabyze, est celui dont la charge symbolique est la moins forte2, mais la position de ce type de gouvernement y apparaît comme le régime du milieu, au sens littéral comme au figuré. En effet, non seulement Mégabyze est-il le second à parler, mais la quasi-totalité de ce qu’il a à dire se recoupe avec le propos des deux autres débatteurs. Dans son intervention, il n’a aucune critique originale à faire à la monarchie: il se contente de s’associer et faire siennes les critiques d’Otanès. Quant aux critiques qu’il adresse à la démocratie, elles semblent préparer l’intervention de Darius dont la première parole consiste à s’associer avec celles-ci. Il est par ailleurs remarquable que l’essentiel de son argumentation soit contre un autre type de régime et une seule phrase, la dernière, peut être regardée comme un argument pour l’aristocratie. L’aristocratie apparaît donc comme le meilleur des régimes, ou peut-être plutôt le moins pire des régimes, par défaut, parce que ses rivaux ont été disqualifiés.

L’autre aspect qu’il convient de relever sur la structure du débat concerne le placement de la monarchie. Jacqueline de Romilly le note d’emblée dans son analyse du débat des Perses: d’une part, « la royauté figure au début et à la fin, comme le régime le plus aisé à critiquer et comme le meilleur »3. Otanès intervenant en premier, il fonde sa défense de la démocratie sur la base d’une critique de la monarchie et, d’autre part, sur une défense de la démocratie. Otanès ne se préoccupe pas de l’aristocratie : il attaque le régime qui avait été jusque-là le régime perse et fait l’éloge d’un gouvernement égalitaire. La démocratie se légitime par le refus de la tyrannie – ce dernier terme se confondant chez lui avec le gouvernement d’un seul. On pourrait aller jusqu’à dire que la critique de la tyrannie fonde et justifie la pertinence même du débat.

Première mentionnée, la monarchie est également mentionnée la dernière. Cette fois-ci, c’est bien comme « monarchie » (et non tyrannie) qu’elle apparaît dans le discours de Darius. Elle devait nécessairement être mentionnée en dernier. En effet, puisqu’à l’heure où Hérodote narre son histoire, les Grecs savent bien que Darius, puis Xerxès, ont régné sur les Perses, Darius ne pouvait qu’emporter le débat. Son intervention étant située à la fin du passage renforce cet effet: il a le dernier mot dans tous les sens du terme. On note par ailleurs qu’il ne répond pas vraiment aux critiques formulées par Otanès: elles sont balayées sous le tapis. En effet, le fait que Darius soit situé à la fin du débat risque de faire oublier quelque chose: lorsqu’il suppose la monarchie sous son meilleur jour, il oublie qu’Otanès a déjà répondu à cet argument de manière préventive en disant que même le meilleur des hommes se laisserait corrompre. J’aurai l’occasion d’y revenir, parce que la corruption est l’un des thèmes que je prévois aborder dans cette série. Qu’il suffise pour le moment de retenir l’effet de disposition dans l’ordonnancement du débat: elle épargne à Darius la réplique qu’Otanès pourrait aisément lui faire.

Notes

1 Plus généralement, pour un rapide tour d’horizon des débats sur les affinités politiques d’Hérodote, voir la note 61 dans Julián GALLEGO, « La révolution athénienne. Penser l’événement démocratique », Dialogues d’Histoire ancienne 43, no 1 (2017): 33‑65.

2 On ne retrouve qu’une seule autre mention du personnage dans les *Histoires* et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage.

3 Jacqueline ROMILLY, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote », Revue des Études Grecques, s. d., 84.

Le débat des Perses chez Hérodote (1)

Fragment des Histoires sur le papyrus d’Oxyrhynque

Un des avantages de sortir du cycle universitaire est qu’on peut prendre son temps, incluant pour moi celui de lire quelques-uns de ces classiques dont tous les historiens entendent parler au cours de leur formation, mais que peu d’entre eux lisent vraiment car ils se situent trop loin de leurs champs de recherche respectifs. Les deux volumes de L’enquête d’Hérodote (mieux connu comme ses Histoires) vieillissaient sur les tablettes de mes bibliothèques sans que j’ai le temps de faire davantage que de les feuilleter, car mon énergie était plutôt consacrée à l’Espagne du XVIe siècle. Au cours de la dernière année, je les ai lu et je souhaitais, pour reprendre le blogue, aborder l’un des passages les plus fascinant de l’oeuvre: le débat des Perses sur les formes de gouvernement, également connu comme « La tripolitique ».

Ce texte est l’un des premiers qui mette en scène la typologie classique que les Grecs font des formes de gouvernement en trois catégories (d’où le nom de tripolitique, littéralement les trois politiques). Curieusement, ce thème grec de la classification des gouvernements est attribué, chez Hérodote, à trois aristocrates perses: Otanès, Mégabyze et Darius.

Dans ce billet, je voudrais d’abord indiquer comment le débat des Perses se situe dans le contexte général de l’oeuvre d’Hérodote, puis d’abord exposer les trois discours dont se compose le débat. Comme ça fera déjà long, je renverrai le commentaire des argumentations à un prochain billet.

Contexte du débat des Perses

Situons d’abord ce segment dans l’ensemble de l’œuvre. Bien qu’Hérodote relate de nombreuses histoires et décrits de nombreux pays et peuples, le motif de son œuvre est de retracer l’origine et le déroulement des Guerres médiques, les deux grandes tentatives d’invasion de la Grèce par les empereurs perses Darius, puis Xerxès. Le récit d’Hérodote suit pas à pas l’émergence de l’Empire Perse, l’ennemi des guerres qu’Hérodote a entrepris de relater, et son évolution d’un règne à l’autre. Darius, le roi des Perse lors de la première guerre médique, est issus de la troisième génération de l’empire fondé par Cyrus. Ce dernier s’était révolté contre l’empire des Mèdes, qu’il soumit, avant d’entreprendre la conquête de l’Anatolie et la Mésopotamie. Son fils, Cambyse, étendit l’empire à l’Égypte. Présenté par Hérodote comme fou et paranoïaque, Cambyse se serait rendu coupable de plusieurs crimes et cruautés, dont nous ne retiendrons ici que le meurtre de son frère Smerdis, resté en Mésopotamie. Si nous retenons celui-ci en particulier, c’est que ce meurtre donna l’occasion à un administrateur appartenant au peuple Mage d’usurper l’identité dudit frère pour régner à sa place. Cambyse lui-même étant mort sans avoir pu revenir reconquérir son empire, ce Mage se maintint un certain temps au pouvoir, jusqu’à ce qu’un groupe de sept Perses, dont Darius, découvrent l’imposture et complotent pour assassiner l’usurpateur. Après qu’ils soient parvenus à leurs fins, la nouvelle de l’imposture et de l’assassinat se répandit parmi le peuple et donna lieu à un grand massacre des Mages par les Perses, massacre auquel on a donné le nom de Magophonie.

Voilà le contexte minimal pour bien comprendre le contexte au moment où Hérodote situe le débat des Perses. Jusque-là, le récit est, dans ses grandes lignes, corroboré par les inscriptions retrouvées par l’archéologie en Iran, notamment l’inscription de Behistun.

Selon le récit, après 5 jours de chaos, les sept conspirateurs se réunirent et débattirent de la forme de gouvernement que les Perses devaient adopter – les Perses devaient-ils se constituer en démocratie? En aristocratie? En monarchie? Cette partie de l’épisode n’est pas corroborée par les sources perses et son historicité a été longuement débattue par les historiens[1]. Si tous ne sont pas d’accord pour en nier l’existence, en revanche il est raisonnable d’accepter qu’Hérodote l’exprimait dans des termes qui sont ceux du débat politique grec, plutôt que perse. Hérodote, cependant, insiste au moment de relater le débat, que celui-ci a réellement eu lieu : « les auteurs du complot délibérèrent sur la situation, et l’on tint des discours auxquels certains des Grecs refuseront peut-être d’ajouter foi, mais qui furent bel et bien prononcés. » (Hérodote, III, 80). Non seulement il insiste au moment d’en faire le récit, mais il le mentionne à nouveau bien plus tard. En effet, lorsqu’il mentionne qu’un général perse a remplacé des tyrans par des démocraties dans la péninsule anatolienne, Hérodote indique en aparté « ce que je vais dire surprendra beaucoup les Grecs, qui ne veulent pas croire qu’Otanès, lors du complot des sept Perses, avait proposé d’établir en Perse le régime démocratique » (Hérodote, VI, 43).  Une telle insistance sur la véracité des propos qu’il tient n’est pas commune dans ce texte, il accorde donc à ce passage une importance particulière. Il est manifestement en butte au scepticisme de ses compatriotes grecs et en retire une certaine amertume.

L’opinion d’Otanès

Le premier à intervenir est Otanès. Cela revêt peut-être une certaine importance symbolique, car Otanès fut aussi le premier à découvrir l’imposture du Mage qui se faisait passer pour Smerdis. Otanès se fait le défenseur de la démocratie.

À mon avis, déclara-t-il, le pouvoir ne doit plus appartenir à un seul homme parmi nous: ce régime n’est ni plaisant ni bon. Vous avez vu les excès où Cambyse s’est porté dans son fol orgueil, vous avez supporté l’orgueil du Mage aussi. Comment la monarchie serait-elle un gouvernement équilibré, quand elle permet à un homme d’agir à sa guise, sans avoir de comptes à rendre. Donnez ce pouvoir à l’homme le plus vertueux qui soit, vous le verrez bientôt changer d’attitude. Sa fortune nouvelle engendre en lui un orgueil sans mesure, et l’envie est innée dans l’homme: avec ces deux vices, il n’y a plus en lui que perversité; il commet follement des crimes sans nombre, saoul tantôt d’orgueil tantôt d’envie. Un tyran, cependant, devrait ignorer l’envie, lui qui a tout, mais il est dans sa nature de prouver le contraire à ses concitoyens. Il éprouve une haine jalouse à voir vivre jour après jour les gens de bien; seuls les pires coquins lui plaisent, il excelle à accueillir la calomnie. Suprême inconséquence: gardez quelque mesure dans vos louanges, il s’indigne de n’être pas flatté bassement; flattez-le bassement, il s’en indigne encore comme d’une flagornerie. Mais le pire, je vais vous le dire: il renverse les coutumes ancestrales, il outrage les femmes, il fait mourir n’importe qui sans jugement. Au contraire, le régime populaire porte tout d’abord le plus beau nom qui soit: « égalité »; en second lieu, il ne commet aucun des excès dont un monarque se rend coupable: le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant le peuple. Donc voici mon opinion: renonçons à la monarchie et mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité. (Hérodote, III, 80)

L’opinion de Mégabyze

Vient ensuite Mégabyze, qui consacre l’essentiel de son intervention à la critique de la démocratie défendue par Otanès. Contrairement à ce dernier, qui a découvert l’imposture du faux Smerdis, et à Darius qui deviendra roi, Mégabyze est le seul des trois personnage n’occupant aucun rôle symbolique particulier. On ne retrouve en effet qu’une seule autre mention du personnage dans les Histoires et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage. Il défend l’aristocratie en ces termes:

Quant Otanès propose d’abolir la tyrannie, déclara-t-il, je m’associe à ses paroles. Mais quand il vous presse de confier le pouvoir au peuple, il se trompe: ce n’est pas la meilleure solution. Il n’est rien de plus stupide et de plus insolent qu’une vaine multitude. Or, nous exposer, pour fuir l’insolence d’un tyran, à celle de la populace déchaînée est une idée insoutenable. Le tyran, lui, sait ce qu’il fait, mais la foule n’en est même pas capable. Comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’a jamais reçu d’instruction, jamais rien vu de beau par elle-même, et qu’elle se jette étourdiment dans les affaires en bousculant tout, comme un torrent en plein crue? Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! Pour nous, choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettrons le pouvoir: nous serons de ce nombre, nous aussi, et il est normal d’attendre, des meilleurs citoyens, les décisions les meilleures. (Hérodote, III, 81)

L’opinion de Darius

C’est à Darius que revient le dernier mot, dans tous les sens du terme, puisqu’il fait la dernière intervention, mais que c’est aussi à son avis que se rangeront les 7 conjurés. Notons que se décider à adopter la monarchie n’implique pas encore le choix du monarque, ce qui se fera plus tard par une méthode sensée être aléatoire, mais à laquelle Darius trichera pour s’emparer du trône. Darius défend son point de vue ainsi:

Pour moi, dit-il, ce que Mégabyze a dit du régime populaire est juste, mais sur l’oligarchie il se trompe. Trois formes de gouvernement s’offrent à nous; supposons-les parfaites toutes les trois – démocratie, oligarchie, monarque parfaits – : je déclare que ce dernier régime l’emporte nettement sur les autres. Un seul homme est au pouvoir: s’il a toutes les vertus requises,on ne saurait trouver de régime meilleur. Un esprit de cette valeur saura veiller parfaitement aux intérêts de tous, et jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé. En régime oligarchique, quand plusieurs personnes mettent leurs talents au service de l’État, on voit toujours surgir entre elles de violentes inimitiés: comme chacun veut mener le jeu et voir triompher son opinion, ils en arrivent à se haïr tous; des haines naissent les dissensions, des dissensions les meurtres et par les meurtres on en vient au maître unique, – ce qui prouve bien la supériorité de ce régime-là. Donnez maintenant le pouvoir au peuple: ce régime ne pourra pas échapper à la corruption; or la corruption dans la vie publique fait naître entre les méchants non plus des haines, mais des amitiés tout aussi violentes, car les profiteurs ont besoin de s’entendre pour gruger la communauté. Ceci dure jusqu’au jour où quelqu’un se pose en défenseur du peuple et réprime ces agissements; il y gagne l’admiration du peuple et, comme on l’admire, il se révèle bientôt chef unique; et l’ascension de ce personnage prouve une fois de plus l’excellence du régime monarchique. D’ailleurs, pour tout dire en un mot, d’où nous est venue notre liberté? À qui la devons-nous? Est-ce au peuple,à une oligarchie,ou bien à un monarque? Donc, puisque nous avons bien été libérés par un seul homme, mon avis est de nous en tenir à ce régime et, en outre, de ne pas abolir les coutumes de nos pères lorsqu’elles sont bonnes: nous n’y aurions aucun avantage. (Hérodote, III, 82)

La dissension d’Otanès

Bien que cela ne fasse pas à strictement partie du débat, il me semble que le portrait n’est pas complet sans mentionner la dernière intervention d’Otanès. À ce point, les Sept se sont déjà prononcés pour la monarchie et il n’est plus question d’argumenter en faveur de la démocratie. Toutefois, Otanès ne se résout pas à se soumettre à un monarque. Voici la teneur de son intervention:

Compagnons de révolte, il est bien clair qu’un seul d’entre nous va devoir régner, qu’il soit désigné par le sort, par le choix du peuple perse, ou par tout autre moyen.  Pour moi, je ne prendrai point part à cette compétition: je ne veux ni commander, ni obéir; mais si je renonce au pouvoir, c’est à la condition que je n’aurai pas à obéir à l’un de vous, ni moi, ni aucun de mes descendants à l’avenir. (Hérodote, III, 83)

Hérodote conclut ce passage en indiquant que cette demande fut acceptée par ses six compagnons et que l’accord fut respecté de tous. « Aujourd’hui encore sa famille, seule en Perse, demeurent pleinement indépendante et n’obéit qu’aux ordres qu’elle veut bien accepter, aussi longtemps qu’elle ne transgresse pas les lois du pays. » précise-t-il (Hérodote, III, 83). Notons que ce passage n’indique pas seulement la décision d’Otanès et ses possibles implications philosophiques, mais esquisse aussi une brève et incertaine des méthodes de choix des gouvernants: hasard, élection ou… autre chose?

Comme indiqué en introduction, je reviendrai dans un autre billet sur quelques commentaires que m’inspire ce texte.

Notes

[1] François LASSERRE, “Hérodote et Protagoras: Le débat sur les constitutions,” Museum Helveticum 33, no. 2 (1976): 67–68.

Les principes du gouvernement représentatif (1): Le tirage au sort et sa disparition

Il y a quelque temps, j’ai demandé à mes contacts Facebook de nommer trois livres de non-fiction dont il recommanderait la lecture à tout le monde. Dans ma propre liste, puisque je devais bien me prêter au jeu que je proposais moi-même, j’avais inclus Les principes du gouvernement représentatif. C’est que ce petit livre remarquable, très accessible et bien pensé offre une excellente introduction aux principes de base sur lesquels sont fondés nos gouvernements et de la manière dont ils fonctionnent. Il offre également un exemple intéressant de l’usage de l’histoire sur de longues périodes pour éclairer le présent. Enfin, il joue un rôle important aujourd’hui dans la diffusion des critiques des régimes de « démocratie représentative » comme étant « non-démocratiques », bien que l’avis de l’auteur soit plus nuancé. Pour effectuer un compte-rendu complet, j’ai choisi de procéder en deux temps, correspondant aux deux grandes étapes de son raisonnement : d’abord exposer les liens de la représentation avec les régimes aristocratiques et l’éviction des formes les plus démocratiques à l’époque contemporaine; ensuite, exposer le principe de distinction et les formes aristocratiques des régimes représentatifs. Je procéderai par chapitre, ce billet étant consacré aux deux premiers.

Démocratie directe et représentation : la désignation des gouvernants à Athènes

C’est l’une des bonnes idées de ce livre que de commencer l’étude des gouvernements représentatifs par la démocratie athénienne qui, précisément, n’en était pas un. En effet, comme c’est souvent le cas, c’est en comparant qu’on fait ressortir les traits déterminants de l’un et de l’autre. Au cœur du dispositif démocratique athénien, on trouve le tirage au sort. Contrairement à ce qui a souvent été dit, dans la démocratie directe athénienne, les décisions n’étaient pas toutes prises par le peuple assemblé. Par ailleurs, si on ne peut nier l’importance des stratèges, il est faux de dire que les fonctions les plus importantes dans la constitution athénienne étaient des fonctions électives. En réalité, l’essentiel du dispositif législatif et judiciaire athénien était assumé par des fonctions dont les récipiendaires étaient choisis par tirage au sort. Or, c’est précisément celui-ci qui rend la démocratie « directe », car il donne une possibilité égale pour quiconque souhaiterait participer à la vie politique d’assumer une fonction importante dans l’appareil de gouvernement. Pour Aristote, le tirage au sort relève de la démocratie, tandis que l’élection est un système oligarchique : « Je veux dire, écrit-il, qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives, comme démocratique qu’elles ne dépendent pas d’un cens, comme oligarchique qu’elles dépendent d’un cens. »(Politique, IV, 9, 1294 b 7-9, cité par Manin p.43). Étant donné que les charges étaient soumises à un renouvellement régulier et que quiconque avait le statut de citoyen pouvait y postuler, tout citoyen pouvait être tour à tour gouvernant et gouverné. « L’alternance du commandement et de l’obéissance formait même, selon Aristote, la vertu ou l’excellence du citoyen. » (p.45). Le principe de rotation faisait en sorte que près d’un citoyen sur deux allait accéder à la Boulè au cours de sa vie, faisant du tirage au sort une solution rationnelle pour déterminer dans quel ordre ils pourraient y accéder.

Par ailleurs, le principe de l’élection est opposé au principe de rotation des charges de plusieurs manières. D’une part, parce que « la liberté d’élire, cependant, est aussi la liberté de réélire. » (p.48) D’autre part, parce que « la combinaison de la rotation et du tirage au sort procédait d’une profonde défiance à l’égard du professionnalisme. […] L’absence d’experts au sein des instances gouvernementales ou, en tout cas, leur rôle limité visait à préserver le pouvoir politique des simples citoyens. » Le tirage au sort suppose que chacun a une compétence politique suffisante pour au moins être écouté (p.52). Au contraire, l’élection tend à réduire les chances d’un grand nombre de citoyens de participer au gouvernement de la cité. Elle est donc « aristocratique » en ce sens qu’elle sélectionne des gouvernants sur un caractère particulier que n’ont pas tous les citoyens.

Le triomphe de l’élection

Une fois établi qu’en démocratie directe, le principe de désignation des gouvernants est le tirage au sort, un ensemble de questions sont posées : comment en est-on venu à abandonner l’idée de tirage au sort? Pourquoi considère-t-on aujourd’hui l’élection comme un procédé démocratique? Dans le deuxième chapitre, Manin tente de répondre à ces questions en examinant le cheminement du tirage au sort et de l’élection dans un ensemble de cas historiques : d’abord la République romaine, ensuite les républiques italiennes médiévales (notamment Venise et Florence). Puis, il examine les théoriciens politiques anglais et français des XVIIe et XVIIIe siècles, surtout Harrington, Montesquieu et Rousseau.

La République romaine, structure oligarchique, utilisait le tirage au sort, mais en lui donnant une fonction complètement différente de celle qu’il occupait à Athènes. Les Romains procédaient à des votes par groupes classés selon leur richesse. Comme les riches (peu nombreux) avaient en tant que groupe autant de poids que les pauvres (nombreux), cela signifie que leur poids relatif était plus important que celui des pauvres. Le hasard n’avait pas pour fonction de permettre aux pauvres d’avoir autant de chances que les riches d’atteindre les postes, puisque la plupart des charges étaient réservées aux riches. La fonction du hasard était toute autre : comme les groupes ne votaient pas tous en même temps, mais plutôt l’un après l’autre, le sort était utilisé pour décider dans quel ordre les groupes allaient voter. Comme les Romains pensaient que le hasard était le moyen par lequel les dieux exprimaient leur volonté, le premier groupe à voter donnait généralement le ton et les groupes suivants votaient dans le même sens que lui, donnant l’illusion qu’ils étaient tous du même avis. Ainsi, pour les Romains le sort avait surtout pour fonction de favoriser la cohésion politique du fait de sa neutralité et de l’interprétation religieuse qu’on en donnait. (p.74)

Le tirage au sort n’est donc pas égalitaire par essence. Ce sont des usages spécifiques qu’on en fait qui le rendent, ou bien égalitaire, ou bien aristocratique. Néanmoins, ses caractéristiques le rendent plus adéquat à établir un régime démocratique que l’élection, car lui seul permet un accès égal aux charges.

Après Rome, Manin passe rapidement sur les républiques italiennes en général, puis consacre un passage respectivement aux cas de Florence, puis Venise. Je ne détaillerai pas ici les deux systèmes, tous deux forts complexes, mais résumerai les enjeux. Manin rappelle que l’enjeu qui a traversé l’ensemble du Moyen Âge italien était les luttes de factions à l’intérieur des cités, un problème propre aux systèmes féodaux. Aussi, le tirage au sort était utilisé comme une manière d’arbitrer la sélection des magistrats sans exacerber les luttes entre factions : « Dans les cités italiennes, la propriété essentielle du sort semble avoir été qu’il déplaçait la distribution des charges vers une instance externe, et donc neutre par rapport aux factions en présence. » (p.76) Mais les enjeux de démocraties étaient bien présents : Florence et Venise étaient deux régimes aristocratiques qui se concevaient comme des « constitutions mixtes ». Mais les systèmes étaient construits de manières très différentes : tandis qu’à Florence, grosso modo, on élisait des citoyens parmi lesquels on choisissait au sort, à Venise, on choisissait au sort des électeurs. De cette manière, à Florence le tirage au sort avait pour effet d’atténuer l’aristocratisme. Le tirage au sort y était d’ailleurs défendu par les groupes sociaux les plus défavorisés.

Les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment Harrington, Montesquieu et Rousseau, connaissaient bien l’existence du tirage au sort et réfléchissaient à ses tenants et aboutissants. Qu’ils soient favorables ou non au tirage au sort, ils estimaient qu’il était par nature démocratique, tandis que l’élection était aristocratique. Ce constat amène Manin à formuler l’un des questionnements clés de son livre. En effet, si ces penseurs ont tous pris la peine de réfléchir sérieusement aux enjeux du tirage au sort et de l’élection, comment se fait-il qu’une génération plus tard, elle ait disparu de l’horizon de la pensée politique? Qu’aucune des trois grandes révolutions modernes n’ait sérieusement envisagé d’intégrer le hasard dans leurs systèmes politiques? (pp.108-111) Pour expliquer ce phénomène, Manin écarte la plupart des éléments d’explications généralement avancés (qui ont sans doute, selon lui, une part de vérité, mais sont insuffisante) pour se tourner vers les principes fondateurs des grandes révolutions à l’origine des régimes représentatifs. L’un d’eux privilégie l’élection contre le tirage au sort :

Le principe que toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou en d’autres termes que les individus ne sont obligés que ce par quoi ils ont consenti. Les trois révolutions modernes se sont faites au nom de ce principe. […]

Or, à partir du moment où la source du pouvoir et le fondement de l’obligation politique étaient ainsi placés dans le consentement ou la volonté des gouvernés, le tirage au sort et l’élection apparaissaient sous un jour nouveau. Quels que soient par ailleurs ses mérites et ses propriétés, le tirage au sort présente en effet ce caractère incontestable qu’il ne fait pas intervenir la volonté humaine et ne peut pas passer pour une expression du consentement. […] En ce sens le sort n’est pas, en lui-même, une procédure de légitimation du pouvoir, mais seulement une procédure de sélection des autorités et de répartitions des charges. L’élection au contraire accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés. Il y a tout lieu de penser que c’est cette conception du fondement de la légitimité et de l’obligation politique qui a entraîné l’éclipse du tirage au sort et le triomphe de l’élection. (pp.113-116)

Le triomphe de l’élection dans les gouvernements représentatifs moderne reposerait donc, si on suit Manin, sur le triomphe d’un principe, celui du consentement au pouvoir, profondément ancré dans l’idéologie moderne du contrat social. Sur cette conclusion, qui identifie un principe fort des gouvernements représentatifs, il peut passer à la suite de son analyse de ceux-ci en passant à l’analyse du principe de distinction. J’y reviendrai dans le prochain billet.

Pour lire le livre de Bernard Manin, cliquez ici, ou rendez-vous dans une bibliothèque ou une librairie.

Au détour d’une lecture: De la chute de Rome au féodalisme indien

Il arrive qu’on apprenne des choses intéressantes là où on ne les attendait pas. De lire sur un sujet et de découvrir sur un autre. D’où, je dirais, l’importance d’avoir des intérêts diversifiés. Par exemple, si j’essaie de schématiser et de structurer mes thèmes de lecture (c’est une imposture: en réalité, mes pensées sont beaucoup plus chaotiques que ça), on peut les classer en trois catégories: les questions liées à mes spécialités (les morisques, l’Espagne du XVIe siècle, les relations entre chrétiens et musulmans, l’histoire de l’immigration); mes champs d’intérêt d’historien plus ou moins généraliste (histoire de l’Europe moderne, histoire du monde en général) et les questions liées à mes préoccupations civiques. En matière d’histoire générale, j’aime bien essayer d’élargir les horizons, en particulier en mettant l’accent sur les liens entre ces espaces qu’on appelle des « civilisations ». On a beau, en effet, enseigner l’histoire de l’Occident comme si c’était un vase clos, on sait pourtant que les échanges entre Europe et Asie, notamment, furent abondants dès l’antiquité. Mais affirmer l’existence des échanges, dresser une liste des marchandises qui transitent par l’Iran et la mer Rouge, n’aide pas à visualiser l’intensité du commerce et l’interdépendance tissées entre ces régions éloignées. C’est sans doute en mettant l’accent sur les impacts lorsqu’il y a perturbation du commerce qu’on mesure le mieux la force des liens qui unissent les différentes régions. Or, l’un des plus beaux exemples de ce procédé que je connaisse, je l’ai trouvé dans un livre traitant de… l’anthropologie de la pornographie. Comme le savent ceux qui me suivent depuis longtemps sur les réseaux sociaux, les questions relatives aux « industries du sexe » (expression pratique, mais contestable en raison de ses présupposés idéologiques) font partie des thèmes politiques qui me préoccupent. C’est donc avec l’intention de m’informer sur ces questions que j’ai emprunté Le Jaguar et le Tamanoir. Vers le degré zéro de la pornographie, de l’anthropologue Bernard Arcand. Un livre rempli de surprises, mais pour le moment, je vais me concentrer sur la première moitié du chapitre 6.

Dans ce chapitre, Arcand s’intéresse à « l’encastration du sexe » en Inde, c’est-à-dire aux nombreux temples hindous couverts d’innombrables sculptures figurant des scènes de sexe aussi explicites que variées. Comment en est-on venus, dans l’Inde médiévale, à bâtir autant de temples figurant des scènes qu’on qualifie volontiers, aujourd’hui, de pornographiques? Je passe ici sur les hypothèses qui sont écartées en me contentant de mentionner que si rien dans la religion hindoue ne jette sur le sexe un tabou comme dans le christianisme, cela ne suffit pas à expliquer une telle débauche. L’explication, Arcand l’a trouvée dans une thèse soutenue à l’Université de Bombay en 1970 par Devangana Desai et publiée depuis sous le titre Erotic Sculpture of India, A socio-cultural study. Davantage que le livre d’Arcand, c’est donc plutôt le livre de Desai qu’il faudra consulter si on souhaite approfondir le thème traité dans ce billet.

Aux origines, donc, était l’Empire romain. Ou plutôt, la chute de l’Empire romain. Car, comme je l’ai suggéré au début de ce billet, les relations commerciales étaient importantes entre Rome et l’Inde. Politiquement, le nord de l’Inde tend à être dominé par de grands empires depuis qu’Alexandre le Grand et ses successeurs ont fait peser une menace militaire sur la région, tandis que le sud est divisé entre quelques royaumes relativement stables. L’ensemble de ces régions profite d’un commerce florissant à la fois avec l’espace méditerranéen et l’espace chinois. L’expansion de ce commerce est telle que la puissance des marchands en vient à menacer la domination des brahmanes sur la région. Toutefois, la chute de l’Empire romain va changer la donne. Le tout n’est pas soudain, mais le déclin constant du commerce avec l’espace méditerranéen affecte l’équilibre des forces politiques dans l’espace indien. Le déplacement du commerce vers Byzance favorisa les marchands arabes qui s’installèrent bientôt dans la région. Par conséquent, la classe marchande indienne connut un déclin constant qui entraîna des répercussions sur les hiérarchies en place. L’Inde fut entraînée dans un processus de décentralisation du pouvoir. Avec celle-ci, les régions gagnèrent une autonomie croissante et les rivalités entre ces dernières favorisèrent l’émergence d’une classe guerrière qui supplanta les marchands dans la hiérarchie sociale. L’enrichissement passant désormais beaucoup par la guerre, ces princes locaux concentrèrent bientôt entre leurs mains des fortunes considérables.

Les rivalités entre ces seigneurs de guerre ne s’exprimaient pas que par voie militaire. Pour affirmer affermir leur légitimité, il leur fallait un appui idéologique et religieux. C’est pourquoi ils se rapprochèrent des brahmanes en devenant prodigues de dons charitables, généralement destinés à construire des temples.

En somme, la construction d’un temple faisait d’un édifice en pierre trois coups: satisfaisant le besoin ostentatoire d’affirmer sa propre grandeur, le temple respectait les exigences de l’ordre religieux et social supérieur, tout en calmant les inquiétudes d’une croyance profonde en l’efficacité de la magie religieuse au sein d’une société qui appréciait plus que jamais les incertitudes de la guerre. (p.285)

En somme, le besoin de légitimation des seigneurs et leurs rivalités engendraient une émulation dans la construction de bâtiments religieux. Mais tandis qu’ils devenaient la principale source de financement des temples, les seigneurs de guerre émergents leur imprimaient leurs propres goûts aux temples. L’ornementation de ces derniers puisait dans l’imagerie érotique du tantrisme, en appauvrissant, voire en expurgeant, la dimension spirituelle de ce dernier. Parallèlement, la fragmentation politique de l’Inde se répercutait sur la cohésion des pratiques religieuses et culturelles. Dans la régionalisation politique, les temples sont non seulement devenus plus dépendants de leurs fondateurs, mais ont également dû diversifier leurs sources de revenus, ce qui profitait à eux-mêmes comme à leurs mécènes.

Par ailleurs, les temples diversifient leurs fonctions sociales: ils s’efforcent de se rendre attrayants pour les pèlerins, elles se dotent d’astrologues, de lieux de résidence (auberges) de services et de divertissements (barbiers, musiciens, vendeurs de souvenirs mais aussi « danseuses et prostituées sacrées »). Ils en viennent même à assumer une fonction bancaire car « Dans certains cas, le temple représentait même le seul endroit sûr où le citoyen pût déposer ses épargnes en toute sécurité. » Ces activités produisait évidemment pour les administrations locales une source de revenus considérables « Et dans les cas où le territoire consacré au culte était assez grand pour que l’on puisse y offrir tous ces services, l’autonomie administrative des responsables du temple faisait du lieu et de sa « communauté » un véritable fief féodal, indépendant et parfois très riche. (pp.287-288)

On voit dans cette analyse combien ces temples, sans doute parmi les rares institutions dotées d’une envergure suffisante pour avoir un effet structurant sur leur région. D’où la mise à profit de ces moyens et la diversification des fonctions. Comme le note Arcand, dans ces conditions, la frontière entre le religieux et le profane y devient difficile à distinguer. C’est à peu près à ce point que, faite l’histoire sociale des temples aux images explicites, Arcand revient à la question de la pornographie. Car aussi explicites soient ces images, elles ne furent pas « pornographiques » en soit avant que les Européens, puis les Indiens des XIXe et XXe siècles ne les jugent telles. Mais c’est aussi à ce point que s’achève mon billet, qui s’intéressait principalement à la genèse historique de ces temples. Car voici mes deux objectifs accomplis: en premier lieu, montrer comment les transformations d’une région du monde (ici, le déclin et la chute de l’Empire romain) peuvent affecter en profondeur, sur le long terme, une autre région du monde (ici, l’Inde, qui se régionalise et passe d’une élite marchande à une élite guerrière); en second lieu, montrer que des informations intéressantes peuvent être trouvées dans toutes sortes de lectures. Il vaut la peine de diversifier les lectures, elles finissent toujours par se recouper utilement. De même, il semble vain de prétendre trop cloisonner les lectures, les unes intégrées aux recherches, les autres aux intérêts civiques, puisqu’elles finiront par enjamber d’elles-mêmes la cloison. C’est dans ce qu’on en fait qu’il faudra clarifier ensuite où on se situe.