Satire des notes de bas de page

J’achève actuellement la lecture d’un ouvrage d’Anthony Grafton, Les origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note de bas de page. Petit livre touffu, au fil conducteur pas toujours facile à suivre, il fourmille de petites trouvailles plaisantes. Je reviendrai peut-être à un autre moment sur l’ensemble, mais pour aujourd’hui, je me contenterai d’une curiosité qu’on y apprend.

L’histoire se situe au XVIIIe siècle, dit « Siècle des Lumières » et la note de bas de page fourmille. Ce n’est pas tant la note érudite qui a la faveur des philosophes — quoique les antiquaires et les juristes, eux, la chérissent — que la note de bas de page littéraire, polémique et satiriste. Le trait tiré au bas de la page est l’annonce des développements où l’auteur ridiculise ses adversaires à qui mieux mieux.

Or, en Allemagne le festival des notes infrapaginales atteint des sommets d’intensité. Les lecteurs sont parfois friands d’un livre pour la seule vivacité des passes d’armes observables dans le sous-sol du texte. Si bien qu’il fallait que la note infrapaginale fasse elle-même l’objet d’une satire.

Voilà qu’en 1743, l’inévitable se produit et il prend pour titre Inkmars von Repkow Noten obne Text, écrit par un certain Rabener. L’auteur annonce la couleur : il n’écrit que pour la gloire et la fortune. Or, à quoi bon écrire un livre ? Ce n’est pas là ce qui intéresse les lecteurs : ces derniers ne cherchent que le commentaire que l’auteur adressera à d’autres auteurs. Autant passer directement à ce qui importe : voilà un livre qui n’aura que des notes de bas de page — écartons le superflu !

Notons que la satire formule à la note infrapaginale un reproche classique, encore fréquemment formulé aujourd’hui et que j’avais noté dans mon précédent billet sur la question : l’auteur abusant des notes n’assumerait pas son propos, voire ne penserait pas par lui-même.

Certains — écrit Rabener — dont on aurait juré que la Nature leur avait tout permis, sauf un destin de savant, et qui, sans jamais penser par eux-mêmes, glosent les pensées des Anciens et celles d’autres grands hommes, sont devenus eux-mêmes grands et redoutables ; et ceci grâce à quoi ? Grâce à des notes.[1]

Rabener a réussi son coup. Son livre fut un succès de librairie — je l’achèterais peut-être moi-même ! – et a déclenché rire sur rire, les gorges chaudes se déployant sur la longue durée. Forcément : la seule idée de ce livre me fait moi-même rire aujourd’hui.

Référence

[1] Cité par Anthony GRAFTON, Les origines tragiques de l’érudition : une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil, 1998, p. 99.

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Penser avec des notes de bas de page

Les historiens le savent, leurs collègues des disciplines voisines aussi, les historiens sont friands de notes de bas de page jusqu’au fanatisme. C’en est pratiquement un running gag. J’ai fait des memes sur le sujet. Non seulement nous voulons toutes les références, mais nous ne voulons pas qu’elles apparaissent en format (auteur-date) dans le texte (qu’on trouve souvent — sans doute avec quelque exagération — insuffisamment précis et disgracieux) ; plus encore, nous bondissons d’indignation lorsque l’éditeur ose — l’infâme — renvoyer ces précieuses informations référentielles dans les fins-fonds des pages de fin de volume. Le crime ultime serait-il la note de fin de chapitre, qui force l’historien à une inconfortable navigation dans le livre ? Que non, il existe aussi l’aberration des notes dans un volume séparé ! Mais l’indignité suprême demeure, en fin de compte, la complète absence de références.

Les historiens écrivent aussi sur l’importance fondamentale de la note de bas de page. Si ce sont les méthodistes qui l’ont systématisée au point de faire de la discipline historique la Corée du Nord de la note infrapaginale, aujourd’hui nous préférons citer Marc Bloch. Antoine Prost le fait dans cette introduction à la méthode historique que sont les Douze leçons sur l’histoire, ce billet du blogue Devenir Historien le fait également, et bien d’autres par ailleurs. Non seulement le passage de Bloch est merveilleusement écrit, mais il semble qu’il ait magistralement tout dit lorsqu’il écrit, dans l’Apologie pour l’histoire :

Mais lorsque certains lecteurs se plaignent que la moindre ligne, faisant cavalier seul au bas du texte, leur brouille la cervelle, lorsque certains éditeurs préten­dent que leurs chalands, sans doute moins hypersensibles en réalité qu’ils ne veulent bien les peindre, souffrent le martyre à la vue de toute feuille ainsi déshonorée, ces délicats prouvent simplement leur imperméabilité aux plus élémentaires préceptes d’une morale de l’intelligence. Car, hors des libres jeux de la fantaisie, une affirmation n’a le droit de se produire qu’à la condition de pouvoir être vérifiée ; et pour un historien, s’il emploie un document, en indiquer le plus brièvement possible la provenance, c’est‑à‑dire le moyen de le retrouver, équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité.[1]

Il est d’autant plus jouissif de le lire que l’extrait écorche au passage ceux qui parmi les éditeurs sont les plus réticents aux notes infrapaginales. Ceux qui, par le pouvoir qu’ils ont d’accepter ou de refuser un manuscrit, contraignent les historiens normalement constitués à composer avec la déchéance de l’invisibilisation des références, constituent un objet de rancœur contre lesquels on murmure dans les couloirs des départements d’histoire. A contrario, les éditeurs qui accueillent la note infrapaginale apparaissent comme de preux chevaliers défenseurs de la vérité orpheline. Car oui, lorsque coupée des sources qui l’abreuvent, la vérité ne peut qu’être orpheline, une pauvrette qui ne survit d’ailleurs pas bien longtemps tant la soif lui enfle la gorge.

Cependant la note de bas de page, qui vaillamment assure toujours l’essentielle vérifiabilité de l’information, est contestée et ses supporteurs doivent constamment la défendre contre différents arguments.

Une critique — le croirait-on ? – est venue de l’intérieur. Michel de Certeau, grand historien — et bien d’autres choses — s’il en est, signale l’effet de pouvoir qui résulte de la citation et de son inévitable acolyte la note infrapaginale. Antoine Prost, qui s’inspire aussi du texte de Certeau, renchérit en signifiant le « double jeu » de la référence :

D’une part, elle permet la vérification des dires du texte ; à ce titre, elle est ce par quoi le texte échappe à l’argument d’autorité. La référence signifie : “Ce que je dis, je ne l’ai pas inventé ; allez voir vous-mêmes, vous parviendrez aux mêmes conclusions.” Mais, d’autre part, elle est aussi indice visible de scientificité et exposition du savoir de l’auteur ; à ce titre, elle peut fonctionner comme argument d’autorité. Certains historiens manient même l’apparat critique comme une arme de dissuasion ; il leur sert à intimider le lecteur en lui signifiant l’ampleur de ses ignorances, et par là même à lui inspirer le respect pour un auteur aussi savant.[2]

Et la critique est juste, du moins dans certains cas. Voici par exemple qu’on peut évoquer un court essai de l’historien arabisant Gabriel Martinez-Gros, Une brève histoire des empires[3], par ailleurs fort suggestif, dont les notes infrapaginales sont curieusement déséquilibrées. Dans cette approche comparative, l’auteur cite beaucoup : des références sur la Chine, l’empire assyrien, l’Inde, la civilisation hellénistique, l’Empire romain… mais pas les civilisations arabes, qu’il traite cependant beaucoup puisque c’est sa spécialité. Pourquoi ? Précisément parce que c’est sa spécialité : confiant en tout ce qu’il rapporte sur ce monde, sachant bien que sa réputation n’y est plus à faire, il passe outre la justification de chacune de ses affirmations. Au contraire, sur les autres civilisations traitées, il renvoie la responsabilité des erreurs qu’il aura pu faire aux auteurs des livres — classiques — qu’il a consultés. Cela produit un résultat paradoxal : les civilisations qu’il connaît le moins sont alors celles où les informations sont le plus aisément vérifiables, tandis que celle qu’il connaît le mieux est aussi celle où il donne à son lecteur le moins l’occasion d’approfondir le propos. En connaissant bien l’auteur, on sait que tout ce qu’il affirme sur les empires arabo-musulmans dans cet essai reprend des propos défendus et justifiés ailleurs[4]. Cela ne change pas le fait que dans cet essai, l’usage des références infrapaginales est essentiellement défensif, négligeant les autres rôles qu’elles doivent normalement jouer. L’usage défensif de la référence, tout comme l’usage offensif, l’exercice par lequel on intimide le lecteur par l’étalement de sa science, confinent parfois au name-droping abusif.

Voilà donc une première critique, qui nous mène à la seconde, plus commune. C’est en effet de celle-ci que doivent le plus souvent se défendre les universitaires rompus — pour ne pas dire complètement conditionnés — à la citation. On leur dira que citer revient à ne pas assumer ses propos, qu’il faut avoir le courage de ses idées, qu’il faut savoir penser par soi-même. Penser par soi-même ! Graal d’une société individualiste. Ne rien devoir à quiconque de sa pensée et faire de sa pensée une authentique émanation de soi : ne serait-ce pas là ce qui se cache au fond derrière ce reproche ? Celui qui cite beaucoup refuserait-il de penser par soi-même ? À cela on peut répondre comme sur le blogue Devenir historien qu’il faut « rendre à César ce qui appartient à César ». Mais cette partie de la réponse risque de concéder qu’on n’exprimerait que la pensée d’un autre. Mais l’autre partie de la réponse est plus intéressante : elle s’attaque au mythe même de la pensée autonome. Les faits ne sont pas de purs produits de la pensée : il faut les chercher hors de soi (fût-ce par le biais de la médiation de notre pensée, incontournable, mais ça n’y change rien). Et dès lors, indiquer à autrui où les observer soi-même. C’est la règle de vérifiabilité. Mais même les idées, nous les construisons le plus souvent en dialogue avec autrui, suivant des dispositions puissantes implantées en nous[5]. Ainsi nous ne construisons pas nos idées isolément des autres, mais au contraire par l’activité de Penser avec [et] penser contre[6].

Mais il y a, à mon sens, davantage, qu’on n’a pas à ma connaissance encore tenté de montrer. Cela consisterait à partir des constats faits plus haut pour se demander comment l’habitude de la référence affecte la manière même de penser de ceux qui la pratiquent — et j’oserais dire, de ceux qui la pratiquent bien. Cette réflexion s’inscrirait dans la lignée de celles proposées par des historiens sur la manière dont la pratique de l’histoire transforme l’historien même. Antoine Prost y a consacré un chapitre, il mentionne également l’expérience de Michelet[7]. L’habitude de citer transforme-t-elle le mode de pensée ?

Ce questionnement m’est tranquillement venu à partir d’un constat : on propose souvent comme règle d’éthique de la discussion d’attaquer les idées, mais non les personnes. Cette règle simple, si respectée, permettrait de critiquer autrui sans froisser l’interlocuteur. Et pourtant, j’ai constaté d’expérience que cela ne fonctionne pas, du moins pas avec tout le monde. C’est qu’en réalité, bien des gens n’établissent pas une distinction nette entre leurs idées et leur personne. En vertu du mirage de la pensée autonome, ils considèrent que celles-là sont une émanation directe de celle-ci.

C’est sur ce point qu’on peut espérer des notes de bas de page un levier transformateur important. Pressé par les impératifs de la transparence, le citateur est mis en demeure par son lecteur de révéler tout l’échafaudage de sa pensée : d’où viennent les informations, de quelles archives, de quelles études, quelles idées a-t-il emprunté à ses lectures, quels raisonnements emploie-t-il qui sont plus amplement explorés ailleurs ? De procéder ainsi à l’affriolant effeuillage de son raisonnement, l’auteur doit alors procéder à un exercice d’auto-examen, car pour tout révéler, il doit connaître l’ensemble sous toutes ses coutures. Par cet exercice, l’auteur met à distance ses idées : je pense ceci, parce que je l’ai lu là ; je pense cela, parce que si je tiens compte de ce que j’ai lu là et ailleurs et que je les croise, c’est cela qui doit en résulter. À passer tout l’édifice de sa pensée au crible impitoyable des extériorisations, l’auteur découvre qu’il a emprunté davantage qu’il n’a façonné les matériaux et que, outre une ou deux pièces qu’il aura ajoutées au bâtiment, son rôle aura surtout été de procéder à l’assemblage et que les fondations de son ouvrage peuvent être trouvées dans les notes infrapaginales. Il en résulte un mélange particulier de fierté (« j’ai assemblé tous ces matériaux ! ») et d’humilité (« je dois tant aux autres… »). Mais, plus important, il en résulte un certain degré de mise à distance de ses idées : il en est certes l’architecte, mais elles ne sont pas une extension de soi, elles sont avant tout un assemblage de matériaux extérieurs. Cette distance facilite l’examen de l’idée, mais aussi de sa structure et ses échafaudages. Il est plus aisé d’accepter qu’une pièce doive y être remplacée, on peut même avoir la curiosité de voir quelle forme prendra l’ensemble une fois la modification faite.

On en retire donc deux grands bénéfices : une vision plus claire des matériaux dont on a fait sa pensée, et une désidentification de soi et de l’idée qui la rend plus aisée à critiquer, à modifier. En somme, l’auteur qui a pris au sérieux l’exercice de penser avec des notes de bas de page aura accru son pouvoir sur ses idées et diminué la puissance que l’idée exerce sur lui. Si, du moins, l’exercice a été tenté en mettant l’accent sur une véritable éthique de la vérité plutôt que pratiqué comme un procédé de défense ou d’intimidation du lecteur.

Revenons donc à la note infrapaginale : pourquoi en bas de page ? Pourquoi la note de fin de volume ne suffirait-elle pas à l’exercice ? Outre qu’il faut deux signets pour lire un livre avec des notes de fin de volume, ce qui n’est pas pratique, je pense qu’il vaut la peine d’habituer le lecteur au spectacle de la « morale de l’intelligence » à laquelle référait Marc Bloch. Contrairement à certains auteurs qui estiment que la note infrapaginale est dispensable dans les ouvrages de vulgarisation[8], il me semble que ce sont précisément ces lecteurs qui trouveraient le plus grand bénéfice à y être mieux exposés. Il ne s’agit pas seulement d’enseigner à citer ses sources, mais de favoriser une socialisation à la note de bas de page (là je commence à sonner comme un illuminé, non ?), c’est-à-dire, par l’exemple, la fréquentation et l’accoutumance, l’acquisition des « manières de faire, de penser et de sentir »[9] qui correspondent à l’éthique de la vérité soutenue par ce dispositif en apparence si innocent qui loge au pied du feuillet. Pour favoriser cet apprentissage, il ne convient pas de proposer des discours de vulgarisation qui seraient faits d’une pâte lourde et uniforme, mais d’offrir au profane le même discours feuilleté[10] que les spécialistes dégustent entre eux ; tout au plus adaptera-t-on l’information exposée aux soubassements pour la rendre plus accessible. En effet, il n’est pas rare que les spécialistes se contentent, dans les références, d’une hermétique codification de sigles en référence aux archives et revues consultées — ce qui rebutait le jeune lecteur que j’étais en entrant à l’université. On y fera donc des notes plus littéraires, lisibles, racontant « nous le savons par les archives de Madrid, etc. ». On notera que sous cette forme plus littéraire, la référence devient malaisée à introduire dans le corps du texte sous la forme d’une simple parenthèse auteur-date : voici donc mon école qui triomphe, la note infrapaginale démontrant sa supériorité.

Notes

[1] Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou le Métier d’historien [1949], Paris, Armand Colin, 1952, p. 52‑53.

[2] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010, p. 268‑269. Prost s’appuie beaucoup, dans ce passage, sur « L’opération historiographique », qu’on trouve dans Michel de CERTEAU, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, 527 p.

[3] Gabriel MARTINEZ-GROS, Brève histoire des empires: comment ils surgissent, comment ils s’effondrent, Paris, Édítions du Seuil, coll. « La couleur des idées », 2014, 215 p.

[4] Notamment dans la première partie de Gabriel MARTINEZ-GROS et Lucette VALENSI, L’islam, l’islamisme et l’Occident: genèse d’un affrontement, Paris, Éditions du Seuil, 2013.

[5] Charles TAYLOR, Grandeur et misère de la modernité [1991], Montréal, Bellarmin, 2013, p. 48‑50.

[6] J’emprunte l’expression au titre de l’ouvrage par lequel j’ai découvert Noiriel. C’est même précisément à cause de ce titre que j’avais eu envie de lire ce livre: Gérard NOIRIEL, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2014, 313 p.

[7] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 98, 331‑346.

[8] Ibid., p. 264.

[9] Guy ROCHER, Introduction à la sociologie générale, Québec, Hurtubise, 2010, p. 132.

[10] L’expression d’écriture « feuilletée » vient de Michel de Certeau, « L’opération historiographique ».

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Culture et érudition

Voici un extrait pioché chez Antoine Prost, dans le troisième chapitre de ses Douze leçons sur l’histoire, qui porte sur la méthode critique chez les historiens. Sur ces douze leçons (qui sont en fait quatorze avec la nouvelle édition, quinze si on compte la conclusion), c’est la première qui porte sur la méthodologie, c’est dire s’il faut lui accorder de l’importance : la première chose à aborder dans la formation de l’historien, c’est la méthode critique. Je n’aborderai pas ici en détail tous les développements. La citation que je souhaite mettre en exergue porte sur un point très précis, celui du rôle de l’érudition.

Quel que soit l’objet sur lequel elle porte, la critique n’est pas affaire de débutant, comme le montrent bien les difficultés des étudiants aux prises avec un texte. Il faut déjà être historien pour critiquer un document, car il s’agit, pour l’essentiel, de le confronter avec tout ce que l’on sait déjà du sujet qu’il traite, du lieu et du moment qu’il concerne. En un sens, la critique, c’est l’histoire même, et elle s’affine au fur et à mesure que l’histoire s’approfondit et s’élargit[1].

Le principe qu’il décrit est ce qu’on appelle communément entre nous la « maîtrise de la bibliographie ». Autrement dit, il faut largement connaître les  études publiées sur un thème donné pour évaluer la qualité d’une nouvelle contribution sur ce thème. En règle générale, ce principe décrit par Prost me semble pouvoir être élargi nettement au-delà de la profession historienne et pouvoir se décliner en termes de spécialisation (qui demande une connaissance pointue du thème) ou de culture générale (qui demande d’avoir quelques connaissances sur le sujet, mais sans un savoir systématisé).

Le principal intérêt de ce type de remarques me paraît être de montrer l’intérêt des connaissances dans la mise en pratique de l’esprit critique, à une époque où on met généralement l’accent uniquement sur l’analyse de la cohérence interne. En effet, lorsqu’on met l’accent sur la seule analyse de la qualité interne d’un argument, on oublie le fait qu’il puisse bien se présenter, ou même reposer sur un travail relativement bien fait, mais néanmoins être faible, soit parce qu’il est contredit par des faits qui n’ont pas été pris en compte par la méthode. Or, il est très difficile de détecter ce type de faiblesses sans connaissances préalables : sans ces dernières, il est même probable qu’on n’aura pas l’idée de vérifier.

L’apport des connaissances n’est pas toujours préalable : lorsqu’un historien étudie une source donnée, il est rare qu’il ait déjà en main l’ensemble des connaissances nécessaires pour en proposer une analyse pertinente. Les questions qu’il se pose face à la source le guideront souvent dans la bibliographie. Mais pour cela, il faut être déjà dans une attitude de recherche. Le citoyen à qui on propose une nouvelle connaissance n’est, lui, généralement pas en « mode recherche » à ce moment précis ; l’envie de vérifier ne lui viendra que s’il constate un hiatus entre ses connaissances préalables et celle qu’on lui propose.

D’où l’intérêt, pour l’historien, de bien connaître sa bibliographie, et pour le citoyen, d’avoir une solide culture générale.

Note :

[1] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010, p. 59.

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Les humbles, l’histoire sérielle et les études de cas

Bartolomé Bennassar est probablement le premier historien que j’ai lu avec l’envie de travailler un peu comme lui. Cela remonte à la lecture de L’homme espagnol, attitude et mentalités du XVIe au XIXe siècle, alors que j’étudiais, au bac, dans un cours de celle qui allait devenir ma directrice de thèse. Puis j’ai lu L’inquisition espagnole et, à la maîtrise, Les chrétiens d’Allah, un livre qui m’a complètement enchanté. On trouve dans l’introduction de ce livre un petit passage, sans grandes prétentions, mais tout à fait à propos pour le jeune étudiant que j’étais, qui a ouvert et marqué durablement ma conception de la méthode historique.

Bennassar appartient à l’école historiographique française, il est proche de la troisième génération des Annales, celle qui, pour étudier les mentalités, a eu recours à l’histoire sérielle, aux mentalités. Pour sa part, c’est largement à travers les sources inquisitoriales que Bennassar a construit ses séries. Dans Les Chrétiens d’Allah, il rappelle l’émergence de la microhistoire comme un défi à l’histoire sérielle. Cette dernière avait prétendu réintégrer les humbles au sein de la mémoire collective par le biais des statistiques. Bennassar cite François Furet (1963) :

La notion de classes inférieures évoque d’abord celle de nombre et d’anonymat […] L’histoire d’aujourd’hui le réintègre dans l’aventure humaine par l’étude quantitative des sociétés du passé, mais il y reste silencieux… Les classes inférieures […] analphabètes, et le plus souvent résignées […] n’ont laissé dans l’histoire écrite des sociétés précapitalistes que peu de traces, généralement dues à un curé de campagne ou à un intellectuel philanthrope. »[1] (cité par Bennassar, p.11)

Aussitôt l’a-t-il cité qu’il souligne l’imprudence des formules utilisées par Furet, née d’une sous-estimation « [d]es ressources de nos archives et [de] l’imagination de l’avenir. » Puis il enchaîne sur la réaction des microhistoriens.

Cependant, la résignation de François Furet au silence des humbles avait suscité un certain nombre de protestations au de contestations. L’une des plus vives vint de l’historien italien Carlo Ginzburg qui en profita pour sonner la charge contre l’histoire sérielle : il considérait que la massification propre à cette forme d’histoire effaçait les tensions sociales, noyait dans l’anonymat les ruptures et les dissidences et produisait des images de consensus à la fois factices et mystificatrices. Il opposait à l’histoire sérielle, devenue idéologiquement suspecte, les études de cas, susceptibles de rendre à des individus et à de petits groupes leur dimension historique. Il fondait son argumentation sur un exemple, admirable il est vrai, celui du meunier du Frioul Menocchio, héros d’un très beau livre, le Fromage et les Vers. Sans polémique, mais avec à-propos, d’autres historiens exhumaient de l’oubli des mémoires ou des journaux personnels rédigés par des artisans ou des prolétaires, qui sont maintenant dans les manuels et ont réussi leur évasion de l’anonymat : le Jacques-Louis Ménétra de Daniel Roche ; le Pierre-Ignace Chavatte d’Alain Lottin ou le Ventura Perez de Teófanes Egido…[2]

Vient enfin la synthèse propre de Bennassar, qu’il emprunte en réalité à Michel Vovelle.

À vrai dire, la controverse entre les défenseurs de l’histoire sérielle et les avocats des cases studies nous paraît être l’exemple même de ces faux débats dont les historiens français sont, croyons-nous, trop friands. Déjà, Michel Vovelle a formulé quelques réflexions de bon sens : « Un récit de vie, c’est très bien, jaillissant, bouleversant de nouveauté. Dix récits de vie, douze récits de vie : les récurrences apparaissent, les clichés, le fait, évident a posteriori, que ces témoignages individuels sont eux-mêmes reflet de modèles et de conditionnements reçus… » Certes, demeure « l’extrême richesse de témoignages à multiples facettes », mais, si on accumule les preuves de ce genre, à supposer qu’elles existent, au lieu de la spontanéité « on retrouve la norme ». L’étude de cas ne saurait devenir la panacée de la recherche historique tandis que l’histoire sérielle n’est pas condamnée à gommer les différences, à dissimuler les oppositions, à exclure les non-conformistes.[3]

La leçon de Vovelle, qui m’est parvenue par Bennassar, que tout cas trouve sa place dans les statistiques et que toute statistique cache en son sein une vie frémissante, m’est toujours restée. Il faut dire que Bennassar, s’il n’a pas formulé lui-même la leçon, la mettait merveilleusement en pratique. Car pour la plupart des statistiques données, on trouve sous sa plume un florilège d’exemples. Mieux : chaque fois qu’il le peut, Bennassar nomme les exemples choisis par leur nom. C’est alors toute la vie foisonnante d’une époque qui est donnée à voir au lecteur. Les Chrétiens d’Allah, qui utilise les deux méthodes, en est un magnifique exemple.

Mais ajoutons un extrait de Vovelle, provenant du texte même cité par Bennassar, mais un peu plus loin. Il rend hommage à Ginzburg, non sans une pétillante taquinerie. Car il souligne un enjeu épistémologie des études de cas : elles retrouvent souvent la norme, en s’y insérant, car le cas cité n’a rien d’exceptionnel, ou bien elles sont si différentes qu’on se demande si ces cas isolés peuvent bien être de l’histoire…

En réponse à ce dilemme, je suis particulièrement sensible à l’argumentation de Carlo Ginzburg, dans l’introduction qu’il a donnée à l’aventure de son meunier frioulan, en valorisant l’importance de l’“eccezione normale”. C’est à travers l’exceptionnel (qui n’est point l’anecdotique) que l’on peut découvrir un éclair de vérité, en témoignage irremplaçable. Si je voulais chicaner amicalement l’auteur, je le soupçonnerais un peu de vouloir gagner sur tous les tableaux : valorisant d’une part la trouvaille unique qu’il a faite, tout en disant qu’il y a des tas d’autres meuniers, et des Menocchio par dizaines… Non que je conteste la réalité bien cachée donc méconnue de toute cette contestation, populaire ou non. Mais c’est bien comme témoignage à la limite que l’histoire de ce héros obscur nous intéresse par elle-même, et au-delà d’elle-même.[4]

L’exceptionnel normal, j’en ai déjà parlé dans un précédent billet auquel je renvoie le lecteur désireux de quelques précisions. Carlo Ginzburg s’insère lui aussi parmi les historiens m’ayant le plus influencé. Reste un enjeu laissé de côté par ces différents débats : c’est que la statistique tend à gommer la manière dont différents phénomènes, classés en séries distinctes, convergent et s’articulent au sein de chaque cas.

Notes

[1] Cité par Bartolomé BENNASSAR et Lucile BENNASSAR, Les chrétiens d’Allah, L’histoire extraordinaire des renégats, XVIe et XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2006, p. 11.

[2] Ibid., p. 12.

[3] Ibid., p. 12‑13.

[4] Michel VOVELLE, Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, 1982, p. 347‑348.

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Ceux qui ont compris l’Histoire… et l’expliquent aux historiens

En 1936, Lucien Febvre se fendait d’un article intitulé « Deux philosophies opportunistes de l’histoire. De Spengler à Toynbee », qu’on peut retrouver dans la compilation Combats pour l’histoire (p.147 et ss.). Un paragraphe n’est pas sans rappeler une situation actuelle. Le paragraphe est d’une mordante ironie :

Les historiens ont le privilège, depuis quelques années, d’être mis sur la sellette par un lot varié d’hommes remarquables — poètes, romanciers, journalistes, essayistes — qui, distrayant en faveur de Clio quelques moments d’une vie dédiée à d’autres cultes, comprennent instantanément (ils l’assurent du moins) ce que des années d’études exclusives n’ont jamais laissé les historiens capables de saisir et d’exprimer. Après quoi, avec une charité nuancée, chez les uns d’ironie française, chez les autres de fureur germanique ou d’humour anglais, ces esprits brillants et rapides nous communiquent, en quelques traits de flamme leurs découvertes ou leurs systèmes.

Est-ce là la réaction corporatiste d’un historien face à qui viendraient marcher sur ses plates-bandes sans être pourvu des lettres patentes appropriées? À la suite, il se demande que faire face à ces sommes proposées aux historiens :

Que faire? Les remercier sans fausse honte; examiner en toute sincérité leurs critiques; nous rendre ou résister? Oui, si nous voyons en eux des camarades de combat, et qui peuvent nous toucher soit par des arguments rationnels, soit par des appels au sentiment : car après tout, historiens, nous vivons dans la même atmosphère de crise que les autres hommes nos contemporains — et il nous faut, pour persévérer, de la confiance en nous et en nos œuvres. Non, si, derrière un paravent d’histoire, nous décelons chez ces hommes la séduction d’erreurs et d’illusions. Non, résolument non, si dans leurs écrits nous constatons l’action d’un poison de l’esprit. Et voilà qui nous oblige à un long examen.

Il admet donc, en principe, que le dilettante peut offrir à l’historien une vision de l’histoire qui présente de l’attrait : voici donc ce dilettante devenu un « compagnon de combat ». Reste l’autre option, celle de ceux qui présentent, soit des erreurs de bonne foi, soit des « poisons de l’esprit ». Et, pour distinguer les compagnons de combat des autres, « un long examen ».

D’un livre d’Oswald Spengler qui, de sa parution en Allemagne en 1922, annonçait le déclin de l’Occident, Febvre, sans parvenir à cacher totalement les moqueries qu’il lui inspire, indique néanmoins, fidèle au credo des Annales :

Ne le jugeons point ; juger n’est pas le fait d’un historien ; essayons de le comprendre, ce qui veut dire, en l’espèce, de mettre son livre, et son succès, en rapport avec les besoins d’une Allemagne dès lors en gestation de ce qui allait devenir le national-socialisme hitlérien.

Encore faut-il garder une petite gêne avant d’accorder à Febvre ses prétentions : le ton laisse voir le jugement. Mais c’était aussi le style de l’époque. L’effort de compréhension, cependant, est sincère : Febvre examine tour à tour l’état de l’historiographie allemande, très technicienne et peu portée sur les synthèses; le besoin d’une partie du public allemand pour ce qu’offrait Spengler; la sensibilité conservatrice exprimée par celui-ci et les rencontres avec les sensibilités des futurs nazis; la rupture finale entre ceux-ci et celui-là. La lecture de cet article est propre à donner des pistes sur la manière dont le conservatisme peut nourrir malgré lui le fascisme, mais aussi sur ce qui les distingue.

L’examen consacré à Toynbee ensuite est plus long, plus charitable également. La démarche n’est en somme pas tout à fait celle consacrée à Spengler : il examine moins la réception, davantage les idées tout en terminant sur quelques constats lapidaires :

Concluons en deux mots. Ce que A Study of History nous apporte de louable n’a pas grand’chose de neuf pour nous [les historiens]. Et ce qu’il nous apporte de neuf ne vaut pas grand’chose pour nous.

De Toynbee, Febvre critique notamment l’implicite règle qui voudrait que « l’histoire se répète ». Certes, dira Febvre, mais à un niveau de généralité non sans poésie, mais sans grande utilité. »Les hommes vivent, aiment et meurent. »

 

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La leçon de Quesalid

Je crois que des quelques textes que j’ai lus de la plume de Lévi-Strauss, jusqu’à maintenant, mon préféré est « Le sorcier et sa magie », initialement publié dans Les temps modernes en 1949 et plus aisément accessible dans le premier tome d’Anthropologie structurale. Au moment de poster mon article, je découvre qu’on peut aussi le lire ici sur internet.

Ce texte appuie un raisonnement sur l’analyse successive de quatre exemples glanés aux quatre coins du monde. En introduction, l’analyse des effets sociaux et physiques d’une malédiction vaudou (variante exacte non précisée); puis d’une histoire autour du sorcier d’un petit groupe de Nambikwara au Brésil; ensuite d’un procès en sorcellerie chez les Zuni du Nouveau-Mexique et enfin l’histoire de Quesalid, un sceptique ET un chaman kwakiutl de Colombie-Britannique.

Un seul de ces exemples provient d’une enquête de terrain menée par Lévi-Strauss lui-même: celui des Nambikwara du Brésil, situé en 1938. La malédiction vaudou est étudiée à partir d’un article de W.B. Cannon (1942), le procès de sorcellerie chez les Zuni par la « remarquable enquêteuse » M.C. Stevenson (1905) et l’histoire de Quesalid a été recueillie par Franz Boas qui l’a rapporté dans un article de 1930. On le voit à la date de publication de l’article de Lévi-Strauss et des références principales, l’article est un peu vieillot. Quand on en lit l’analyse, cela se sent: le vocabulaire et le cadre conceptuel sont un peu surannés, le type de questionnement peu en phase avec ce qu’on trouve actuellement dans le domaine. Pour autant, ça reste une lecture fascinante, notamment grâce à l’extrême pertinence de la sélection des quatre exemples présentés. Chacun de ces exemples permet d’illustrer un aspect différent de la relation entre l’individuel et le collectif dans les croyances et pratiques magiques. Chacun permet de cerner ce qu’on pourrait appeler une « architecture du raisonnement »: on constate que pour les acteurs de ces histoires, il existe des prémisses et des points aveugles qui ne sont jamais remis en question; il existe aussi des enjeux concrets, comme la mise en cause de leurs moyens de subsistance, de leur survie, parfois, de leur place au sein de la société. Tout cela les pousse à agir, à tenir des propos et à poser certains gestes. Et leur croyance? D’après les récits, on constate qu’elles tendent à se façonner constamment au fil des circonstances.

Dans l’ensemble, il existe quelques principes généraux posés par Lévi-Strauss pour façonner son analyse:

  1. La magie est efficace (du moins réalise-t-elle, socialement, quelque chose).
  2. L’efficacité de la magie résulte du fait qu’on y croit.
  3. Cette croyance doit être individuelle et collective.

À ces seules conditions la magie prend sens.

Si l’ensemble des cas sont passionnants, j’ai une faiblesse toute particulière pour l’histoire de Quesalid, un chaman Kwakiutl de Colombie-Britannique. Chaman? Certes, mais d’abord un incroyant. Quesalid était persuadé que tous les chamans étaient des imposteurs et que leur magie n’en était pas. Sa critique était radicale et, pour démontrer qu’il avait raison, il est parvenu à se faire remarquer de chamans et à les convaincre de les initier à leurs secrets. Dès lors, il apprend tous les trucs, à simuler une transe, à se procurer des informateurs dans la communauté… et, chose importante pour le reste du récit, à dissimuler un petit duvet dans sa bouche. Lorsqu’il doit guérir un malade, il fait mine de « sucer » la maladie, se mord pour ensanglanter le duvet et recracher celui-ci en prétendant qu’il s’agit d’un ver, manifestation physique de la maladie, aspirée et terrassée par lui. Une fois formé, Quesalid est déjà appelé par des malades à la recherche de soin. En pratiquant la méthode qu’on lui a enseignée, il constate qu’on lui attribue les guérisons. Pourtant, il demeure persuadé qu’il s’agit d’une imposture et est bien décidé à la dénoncer.  Et pourtant survient un événement qui diffère la dénonciation.

Ce qui devait, selon ses propres termes, le rendre « hésitant et pensif » est une aventure plus complexe, qui le mit en présence de plusieurs modalités de « faux surnaturel », et donc l’amena à conclure que certaines étaient moins fausses que d’autres: bien entendu, celles auxquelles son intérêt personnel était engagé, en même temps que le système qui commençait à se bâtir subrepticement dans son esprit.
[.…]

Et voici, pour la première fois, notre héros vacillant. Si peu d’illusions qu’il ait entretenues jusqu’à présent sur sa technique, il en a trouvé une encore plus fausse, encore plus mystificatrice, encore plus malhonnête, que la sienne. Car lui, au moins, donne quelque chose à sa clientèle: il lui présente la maladie sous une forme visible et tangible, tandis que ses confrères étrangers ne montrent rien du tout, et prétendent seulement avoir capturé le mal et sa méthode obtient des résultats, tandis que l’autre est vaine.[1]

Une technique « encore plus fausse, encore plus mystificatrice, encore plus malhonnête » que : voilà qui est absolument remarquable. C’est également un trait tout à fait généralisable: nous jugeons plus aisément relativement à un point de référence que dans l’absolu. À plusieurs reprises, dans son récit, Quesalid confrontera des rivaux: toujours des gens qu’il juge user de techniques pires que la sienne. Sautons les rebondissements et allons directement à la conclusion du récit:

Et Quesalid poursuivit sa carrière, riche de secrets, démasquant les imposteurs et plein de mépris pour la profession: « Une fois seulement ai-je vu un chaman qui traitait les malades par succion; et je n’ai jamais pu découvrir s’il était un vrai chaman, ou un simulateur. Pour cette raison seulement, je crois qu’il était un chaman: il ne permettait pas à ceux qu’il avait guéris de le payer. Et en vérité, je ne l’ai jamais vu rire une seule fois. » L’attitude du début s’est donc sensiblement modifiée: le négativisme radical du libre-penseur a fait place à des sentiments plus nuancés. Il y a des vrais chamans. Et lui-même? Au terme du récit, on ne sait pas; mais il est clair qu’il exerce son métier avec conscience, qu’il est fier de ses succès et qu’il défend chaleureusement, contre toutes les écoles rivales, la technique du duvet ensanglanté dont il semble avoir complètement et perdu de vue la nature fallacieuse, et dont il s’était tant gaussé au début.[2]

Voici donc le libre-penseur devenu chaman, le dénonciateur coi sur ce qu’il souhaitait d’abord dénoncer, l’athée devenu, sinon croyant, du moins quelqu’un qui participe au système de croyances. Le système ne se reproduit pas à l’identique: la croyance se reconfigure au rythme des affrontements entre écoles  et entre personnalités, mais préserve l’essentiel, c’est-à-dire la croyance en l’efficacité de chamans et la dynamique d’affrontement entre eux. La puissance du biais cognitif est suffisante pour affecter, par ricochet, tout un pan de sa vision du monde.

Pour l’essentiel, cette dynamique qui pousse à poser des jugements « en référence » et à occulter « le moins pire » jusqu’à en prendre la défense jusqu’à renier ses valeurs initiales est largement transposable à d’autres situations. Cette leçon qu’on peut tirer de la vie de Quesalid m’a été utile il y a une bonne dizaine d’années, lorsque j’ai été confronté pour la première fois à des groupes d’islamophobes et que je peinais à en comprendre la cohésion malgré leur caractère bigarré. Sur les sites que j’allais observer, je voyais des « athées » prendre la défense du christianisme même sous ses formes les plus fondamentales, des « féministes » discréditer les combats pour le droit à l’avortement et l’égalité salariale comme des trivialités, et tous en bonne camaraderie avec des intégristes chrétiens. J’ai fini par comprendre que, comme Quesalid, ces gens avaient forgé une hiérarchie du « pire » et du « moins pire » qui avait remodelé leur vision du monde. Et comme Quesalid, un bon nombre d’entre eux avaient fini par perdre de vue leurs idéaux initiaux, jusqu’à se trahir eux-mêmes. Voici pour un cas particulier. Plus généralement, la leçon de Quesalid ne vaut pas seulement pour les autres. Il est loisible de se demander soi-même, particulièrement lorsqu’on se dote d’un adversaire, de se demander si nos idéaux ne tombent pas dans un angle mort.

Notes

[1] Claude LEVI-STRAUSS, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1974, p. 203‑205.

[2] Ibid., p. 205.

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Racisme et islamophobie (1): Critères et débats

L’article dont je vais parler aujourd’hui, écrit par Fernando Bravo López, discute d’un enjeu théorique sur la définition de l’islamophobie qui est débattu entre les spécialistes de la question: l’islamophobie se réduit-elle au racisme ou recouvre-t-elle un phénomène plus large et plus complexe ? Mais avant, puisqu’il sera question de racisme, j’ai décidé de piocher dans quelques notes prises ailleurs sur les concepts de « race » et de « racialisme » pour donner quelques points de repères au lecteur. Puisque le billet a fini par être très long, j’ai choisi de le scinder en deux publications. La première donnera quelques indications sur la race et les idéologies racialistes, puis abordera la première partie de l’article de Bravo López où il discute des enjeux théoriques sur les rapports entre racisme et islamophobie. Le billet prochain abordera le corps de son texte, où il analyse les conflits idéologiques internes d’un parti d’extrême-droite, puis mes réflexions sur l’ensemble de l’article.

Le mot « race », du concept médiéval au sens biologique

Le concept de « race », tel que nous l’entendons aujourd’hui, n’existait pas au Moyen Âge. Le mot existait, mais il désignait autre chose, lié à la parenté. Jacques Heers le mentionne dans un passage où il indique que ce mot était employé pour désigner des groupes solidaires d’aristocrates regroupant plusieurs familles qui s’appropriaient le contrôle de territoire:

On parlait volontiers de « parentés » ou de « races », de consorterie en Toscane et à Gênes, d’alberghi plus tard à Gênes, de domus à Vérone. Souvent, faute d’un vocable approprié, l’on se contentait de citer des noms de famille en employant systématiquement le pluriel; mais, partout, chacun savait la force de ces solidarités qui dictaient leur loi, vivaient en blocs compacts et de la sorte, imposaient inévitablement une marque originale au tissu et au paysage.[1]

Cette petite remarque vise à rappeler qu’il faut distinguer le mot du concept. L’un des grands problèmes dans l’histoire du racisme est d’identifier le moment et, surtout, les conditions d’apparition du concept de race au sens du « racisme biologique ».

Dans un article très intéressant publié en 2014, Thierry Hoquet a proposé six critères pour « préciser et circonscrire » et étudier le concept de « race » dans une perspective historique. [2]

Il ne s’agit pas forcément de dire qui que si l’un de ces critères n’est pas employé, il n’y a pas de concept de « race ». Il s’agirait plutôt de dire qu’une étude de l’histoire du concept de race devrait, dans chaque situation étudiée, se demander si ces critères sont rencontrés, afin de permettre une approche comparative et évolutive du concept dans le temps.

Voici les six critères en abrégé:

  1. Le mot « race » est-il utilisé explicitement par l’auteur?
  2. De quel manière l’auteur divise-t-il le genre humain? Y a-t-il un nombre limité de catégories?
  3. La couleur de la peau est-elle un critère employé pour distinguer les groupes humains?
  4. Y a-t-il une hiérarchisation des groupes humains identifiés?
  5. Les catégories ont-elles leurs souces dans des phénomènes naturels? Autrement dit, sont-elles naturalisées?
  6. Y a-t-il des passages possibles entre les groupes?

C’est à partir de ces différends critères que Hoquet entreprend d’identifier l’apparition du concept de « race » au sens du « racisme classique » ou du « racisme biologique ». Ce qu’il faut en comprendre, c’est que, se situant dans une perspective d’histoire des concepts, Hoquet fait une histoire emic de la race (sur l’opposition etic-emic voir mon billet sur le sujet), en s’intéressant à la manière dont ce concept a servi à des gens à donner un sens à ce qui les entourait.

Les idéologies racialistes et leurs traits principaux

Dans un chapitre publié en 1989, Tzvetan Todorov, lui, s’intéressait plutôt à l’élaboration d’un concept etic du « racialisme », autrement dit d’une idéologie raciste. En effet, Todorov a choisi de distinguer une idéologie fondée sur la distinction des races humaines (le racialisme) du comportement discriminatoire envers des gens ayant des caractéristiques physiques données (le racisme). Les critères qu’il se donne pour reconnaître le racialisme, sous quelque nom qu’il se donne, sont au nombre de 5 :[3]

  1. La croyance en l’existence physique des races humaines.
  2. La continuité entre physique et morale, autrement dit la croyance selon laquelle on peut inférer des caractéristiques morales d’une personne d’après des caractéristiques physiques de celles-ci.
  3. L’action du groupe sur l’individu, autrement dit l’idée que les caractéristiques identifiées sont collectives et communes à l’ensemble du groupe.
  4. Une hiérarchie unique de valeurs. Autrement dit, si chaque groupe a des valeurs distinctes et qu’il n’y a, dans l’absolu, qu’une seule hiérarchie de valeur, il y a également une hiérarchie entre les groupes.
  5. La volonté de décider d’une politique en fonction d’un savoir sur les races humaines conformes aux trois premiers points.

Au point 1, Todorov précise que la plupart des théoriciens des races humaines ont reconnu l’existence du métissage tout en s’y opposant. À leurs yeux, l’humanité demeurait une seule espèce, et les croisements entre des « races » étaient une évidence mainte fois constatée. Elle demeurait cependant indésirable, puisque, en vertu de l’existence d’une hiérarchie, l’hybridité ne pouvait représenter qu’une dégénération de la race supérieure. Si l’hybridité est donc possible, en revanche, ce ne peut être que par la reproduction : l’individu, lui, est figé à l’intérieur de sa « race ». Voici donc deux séries d’outils (d’autres peuvent exister) pour travailler sur le racisme. L’aspect qui retiendra le plus l’attention ici est la question de l’hermétisme des groupes dits « raciaux ».

Islamophobie et racisme: quelques enjeux

Venons-en à l’article, récent, de l’historien espagnol Fernando Bravo López[4]. Il y examine la question de savoir si l’islamophobie est une forme de racisme. La réponse qu’il y apporte est nuancée : à ses yeux, il existe différentes sortes d’islamophobie, certaines relevant du racisme et d’autres non. Ce n’est pas première fois qu’il fait cette affirmation. Fernando Bravo López n’est en effet pas un nouveau venu dans l’étude de l’islamophobie et il apparaît généralement dans les bibliographies sur le sujet. La synthèse de Hajjat et Mohammed mentionne surtout ses travaux — sa thèse — comme pionniers dans l’étude comparative de l’islamophobie et de l’antisémitisme (chapitre 11)[5]. Ces différentes revues de littératures indiquent les débats autour de la définition qu’il convient de donner à l’islamophobie pour en retirer les meilleurs avantages épistémologiques. Fernando Bravo revient également, au début de son article, sur ces débats en soulignant que la tendance dominante serait de définir l’islamophobie comme un racisme anti-musulman. Or, qu’est-ce qui définit le racisme ? En se fondant sur sa revue de littérature, l’auteur retient en particulier le critère 6 de Thierry Hoquet, soit l’impossibilité de passer d’un groupe dit racial à un autre. Dans cette acceptation, les racistes attribuent (à tort ou à raison, peu importe) l’identité musulmane à certains individus en vertu de certains traits stigmatisés (apparence, sonorité du nom, façon de s’habiller) et supposent cette identité statique, immuable et porteuse de caractéristiques morales définies : c’est le processus de racisation.

Cette définition de l’islamophobie permet en effet de comprendre bien des phénomènes de discrimination envers les musulmans et les exemples ne manquent pas pour la corroborer. Mais le fait que ces exemples existent, précise Bravo López, s’il signifie que l’islamophobie « raciale » existe, n’implique cependant pas que toute islamophobie soit raciale. Le critère de l’enfermement dans une identité immuable, l’impossibilité de passer d’un groupe à l’autre, tendrait à exclure de l’islamophobie des discours d’intolérance religieuse particulièrement virulents, mais qui admettent en principe la possibilité que le « problème » se résolve par la conversion. La prise en compte de ces discours d’intolérance religieuse se heurte cependant à des résistances chez plusieurs chercheurs, notamment dans l’université anglo-saxonne, qui y voient une manière de diminuer l’importance du problème en le réduisant à une critique de la religion. Cette réaction est compréhensible, d’après Bravo López, car dans la tradition législative britannique, la notion de « race » est au cœur du dispositif légal protégeant les minorités des discriminations. Par conséquent, plutôt que d’attaquer ces discriminations comme des atteintes à la liberté de conscience, ces chercheurs s’efforcent de faire entrer l’ensemble des formes d’islamophobie au sein du « système des relations raciales » (p.144-145). Pour l’auteur, cependant, l’intolérance religieuse — la diabolisation d’une religion dans le but de justifier des mesures discriminatoires envers les tenants de cette religion, voire des persécutions pour les forcer à la conversion — ne peut aucunement être confondue avec la critique de la religion, une activité légitime. « It is one thing to contend that Muslims are wrong and altogether something else to contend that Muslims are a vital threat » (p. 144). Cela posé, l’auteur avance que l’inconvénient de réduire l’islamophobie à un racisme est s’empêcher de saisir la complexité du phénomène et notamment de s’aveugler sur les conflits et contradiction qui peuvent traverser les mouvements islamophobes. C’est ce qu’il s’efforce de démontrer en étudiant un ouvrage publié par Josep Anglada, qui fut jusqu’en 2015 le principal leader d’extrême-droite en Catalogne, son parti ayant enregistré 75 000 voix aux élections de 2010 (pour un résultat de zéro siège). J’aborderai cette partie dans le prochain billet.

En attendant, les impatients peuvent lire son article ici.

 Notes:

[1] Jacques HEERS, La ville au Moyen Âge, paysages, pouvoir et conflits, Paris, Fayard, 1990, p. 206.

[2] Thierry HOQUET, « Biologisation de la race et racialisation de l’humain: Bernier, Buffon, Linné », in L’invention de la race. Des représentations scientifiques aux exhibitions populaires, Paris, La Découverte, 2014, pp. 25‑42.

[3] Tzvetan TODOROV, Nous et les autres, La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989, p. 133‑140.

[4] Fernando BRAVO LÓPEZ, « Völkisch versus Catholic Islamophobia in Spain: the conflict between racial and religious understandings of Muslim identity », Revista de estudios internacionales mediterráneos, 2017, no 22, pp. 141‑164.

[5] Abdellali HAJJAT et Marwan MOHAMMED, Islamophobie: comment les élites françaises fabriquent le problème musulman, Paris, La Découverte, 2013, 302 p.

« Tenir les jugements de valeur à distance »

Il y a peu, j’ai engagé une discussion avec une doctorante en littérature rencontrée au hasard. À un moment, elle m’a interrogé sur les sujets de recherche actuels, ce à quoi j’ai répondu en esquissant quelques thématiques qui m’intéressent un peu plus que le reste de l’univers ces temps-ci. Puis, pour m’interroger sur mon angle d’approche, elle m’a posé une question qui m’a paru curieuse, voire m’a rendu mal à l’aise: « et qu’est-ce que tu essaies de démontrer? » À cette question, j’ai répondu en précisant que je n’essayaia pas de démontrer une chose en particulier et que j’essayais plutôt de répondre à certaines questions (en donnant des exemples de questions sous-tendant ma recherche). Assez étrangement, elle n’a pas semblé comprendre ce que je voulais dire et a réitéré sa question initiale: « Qu’est-ce que tu essaies de démontrer? »

Cet échange m’a mis mal à l’aise, car la question qu’elle me posait traduit une conception de la recherche qui n’a pas ma faveur et que j’essaie autant que possible de tenir à distance. Faire de la recherche afin de « démontrer quelque chose », en effet, suppose qu’on met la réponse devant la question, qu’on ait avant même de collecter les données une idée de ce qu’on va trouver. On pourrait d’ailleurs se demander ironiquement pourquoi on fait une recherche, si on sait déjà ce qu’on va trouver. Au mieux, on pourrait aboutir à une formalisation de nos opinions préexistantes. Cette approche ouvre en grand la porte au biais de confirmation. Le danger s’avère particulièrement aiguë lorsqu’il s’agit de sujet comme les relations entre chrétiens et musulmans (l’un des axes autour desquels s’articulent une bonne partie de mes recherches), un thème nettement saisi par l’actualité.

Quelques jours plus tard, je suis tombé sur une préface signée Gérard Noiriel (encore lui! j’ai pas fait exprès, je le jure!) qui exprimait assez bien l’enjeu. Il traite d’abord des jugements de valeur, mais la réflexion peut être élargie à l’ensemble des biais de confirmation.

L’un des grands mérites de cet ouvrage tient à son souci de tenir à distance les jugements de valeur. Cette posture savante est particulièrement difficile à assumer jusqu’au bout lorsqu’on étudie des questions comme les « discriminations » ou le « racisme », parce que les termes qui nous servent à nommer ces réalités viennent du champ politique. Loin d’être neutres, ils ont une forte charge dénonciatrice. Qualifier une personne de « raciste » est aujourd’hui la pire des insultes. Même les chercheurs ont souvent tendance à confondre la défense d’une cause et l’étude d’un problème, ce qui les conduit à occulter les faits qui contredisent leurs convictions, de crainte qu’ils ne soient exploités par « l’adversaire »[1].

Il s’agit en somme de ce que Baillargeon appelle le paralogisme de suppression de données pertinentes. L’auteur du Petit cours d’autodéfense intellectuelle rappelle que cette pratique n’est pas forcément intentionnelle (comme peut le suggérer la citation de Noiriel) et peut « tenir à notre propension à ne rechercher, ne voir ou ne retenir que des exemples qui confirment nos hypothèses préférées. »[2] Ce paralogisme est donc difficile à tenir à distance, pour ceux qui le commettent, comme il est difficile à repérer pour les lecteurs, car ils doivent pour cela connaître les données occultées. Cette propension s’appuie également sur une disposition psychologique, qui vise, en cas de dissonance cognitive, à réduire la tension occasionnées en sélectionnant les faits[3]. Dans l’ensemble, la question renvoie à l’équilibre de la collecte de données et de leur prise en compte dans l’analyse, et plus généralement à la question de l’objectivité.

Les biais des chercheurs sont des préoccupations constantes et, si elles sont rarement énoncées aussi directement que dans la citation de Noiriel, un certain nombre de stratégies sont souvent évoquées pour combattre ce danger. J’en évoquerai deux auxquelles je pense en particulier, puis une troisième qui renvoie à la discussion évoquée en introduction.

La première, et la plus communément évoquée, est un effort cognitif conscient du chercheur pour se tenir à distance de ses préjugés et résister à la tentation d’écarter des faits. En évoquant le rapport de l’anthropologue à l’altérité, Maurice Godelier pose une question semblable: comment « produire des connaissances qui ne soient pas la projection, la reproduction (dissimulée sous un vocabulaire d’aspect scientifique) des préjugés culturels et politiques de la société et de l’époque où l’ethnologue est né(e) et/ou il (elle) s’est formé(e) »[4]? La réponse à cette question amène de nombreux développements intéressant sur lesquels ne je reviendrai pas dans ce billet. Je voudrais cependant insister sur la similitude du problème des filtres culturels et celui du biais de confirmation: dans les deux cas, il s’agit d’abord de voir ce qu’on souhaite voir, d’aménager son confort psychologique et de reproduire à l’identique sa vision du monde. Citons quelques passages importants de la réponse de Godelier:

Or, la réponse est connue depuis longtemps, même si elle est difficile à mettre en pratique. L’anthropologue doit (comme l’historien qui se propose d’explorer des sociétés plus ou moins reculées dans le temps) s’efforcer de briser le miroir du Soi, ou tout au moins refouler le plus loin possible la tentation qui surgit spontanément en chaque ethnologue de déchiffrer à travers ce miroir les actes de les paroles des membres  de la société où il (elle) est venu(e) s’immerger pour faire son métier. Qu’est-ce que le Soi (Self)? C’est l’unité des divers Moi qui composent un individu et chantent au cours de son existence.  […] Mais quelles que soient l’époque et sa formation intellectuelle, la première chose qu’apprend un ethnologue c’est qu’il doit travailler sur lui-même et décentrer son Moi intellectuel des autres Moi qui font ce qu’il est.

Mais il doit tout autant se décentrer par rapport aux manières qui sont propres à sa société de penser l’autre, les autres, et se maintenir en état de vigilance critique contre leur intrusion de manière à se rendre toujours disponible pour observer et comprendre d’autres manières de penser et d’agir.[5]

Ces insistances sont essentielles, car elles permettent de conceptualiser comment une personne peut, psychologiquement, s’ouvrir à de nouvelles réalités. Leurs limites apparaissent cependant à travers leur caractère strictement cognitif. En somme, il s’agit de répondre à une disposition cognitive naturelle par un effort cognitif intense en sens inverse. L’effort est immense et la difficulté énorme. Mais il y a plus: puisque tout se passe dans la tête du chercheur, cette solution permet l’imposture (qui ira dire ce qui s’est passé ou non dans son for intérieur?) et n’offre aucun outil au lecteur pour juger lui-même du degré d’objectivité ainsi produit par le chercheur.

C’est pourquoi la deuxième solution généralement évoquée passe par l’explicitation des critères utilisés pour la collecte des faits et la production des analyses. On trouve une bonne énonciation de ce principe dans l’introduction de Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, de Gérard Bouchard (que je n’ai pas sous la main au moment d’écrire ces lignes). Cela implique un travail détaillé sur les notions utilisées, ainsi que sur celles qui sont récusées, pour en saisir les enjeux. Après ce travail de clarification des enjeux, l’énonciation des critères permet au chercheur d’exercer une contrainte sur son propre travail en posant un cadre cohérent auquel il doit se soumettre: le lecteur dispose alors d’une grille de lecture qui lui permet d’émettre une critique de la cohésion des critères et de la conformité de la collecte et de l’analyse à ceux-ci[6]. Ce procédé est sans doute moins exigeant psychologiquement que le précédent, mais il a l’avantage proposer un outil d’objectivation qui soit extérieur à la tête du chercheur, puisque l’explicitation et le lien avec le lecteur peuvent être observés et jugés par quelqu’un d’autre que le seul auteur. Il n’en est pas moins susceptible de manipulations, car le chercheur peut très bien élaborer un cadre conceptuel dont il perçoit à l’avance qu’il lui permettra d’obtenir les résultats qu’il souhaite obtenir. C’est pourquoi le travail d’objectivation des critères doit se croiser avec un travail sur soi, la production d’une connaissance de la situation du chercheur, des circonstances dans lesquels sont travail s’est effectué et des motifs contingents qui ont influencé sa démarche et ses conclusions. Ce travail réflexif renvoie à l’ironisme de Richard Rorty, centré sur les implications de la construction sociale. Il permet d’expliciter davantage les conditions de possibilité et les limites de la connaissance produite par le chercheur, et par conséquent d’outiller davantage le lecteur pour en saisir la portée.

Reste un troisième moyen d’éviter le biais de confirmation, moins souvent évoqué me semble-t-il, qui concerne le choix de la question à poser. Dans cette perspective, la recherche et la formulation de la problématique doivent être guidés par les incertitudes du chercheur plutôt que par ses convictions. Le chercheur doit moins se demander « comment défendre les idées qui sont les miennes? » (bien que cette question soit légitime dans le champ de l’action politique, elle ne favorise pas la compréhension), mais plutôt « que dois-je penser d’une question que je ne comprends pas? » Cette posture est, me semble-t-il, la mieux susceptible d’amener à collecter les données sans prendre position, puisqu’elle s’appuie sur un sentiment d’incertitude quant à la position à tenir. S’agit-il, pour autant, d’un refus d’une posture d’engagement du chercheur, autrement dit de la posture d’intellectuel engagé? Je ne le crois pas, puisque la force du doute est suscitée par  l’objectif de s’engager. L’engagement est donc la destination de la démarche plutôt que le chemin.

Au terme de ce billet, soulignons que l’objectif n’est pas de marquer une préférence d’une stratégie plutôt que d’une autre: elles peuvent être conciliables selon diverses modalités, ou pas. Elles ne constituent pas non plus l’ensemble des stratégies possibles. Mais du moins comprendra-t-on peut-être mon malaise face à la facilité avec laquelle certaines personnes, comme mon interlocutrice du début, assument qu’on s’engage dans la recherche avec l’objectif de « prouver » quelque chose.

Notes

[1] Gérard NOIRIEL, « Préface », in De l’invisibilité à l’islamophobie, Paris, Presses de Sciences Po, 2011, p. 13.

[2] Normand BAILLARGEON, Petit cours d’autodéfense intellectuelle, Montréal, Lux, 2006, p. 84.

[3] Ibid., p. 203‑204.

[4] Maurice GODELIER, Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, Flammarion, 2012, p. 53.

[5] Ibid., p. 53‑55.

[6] Gérard BOUCHARD, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde. Essai d’histoire comparée., Montréal, Boréal, 2001, 503 p.

Images d’historiens (2): l’historien-guide

Dans mon premier billet sur les « images d’historien », j’évoquais l’image d’historien-tisserand proposée par Carl E. Schorske, qui lui servait à discuter de sa conception des relations interdisciplinaires. L’image d’historien-guide, que je présenterai aujourd’hui, sert un autre dessein.

Dans une note de neuf pages publiée dans la London Book Review, l’historien Keith Thomas, un spécialiste de l’histoire de la magie en Angleterre à l’époque moderne, a traité de manière humoristique le problème des méthodes des historiens. De quelles méthodes parle-t-on ? La majorité des historiens n’en ont pas tant, dit-il : comme Geoffrey Barraclough, ils diraient qu’en lieu et place de « méthode », ils ont de vastes collections de matériels puisées de plus ou moins n’importe où. D’où, pense Thomas, que parler du détail de leurs méthodes n’aide pas souvent leur crédibilité : l’illusion de leur omniscience s’en trouverait dissipée par l’image d’un agrégat de fragments cousus ensemble comme une courtepointe (1). Thomas en rajoute une couche en décrivant son bureau en désordre, ses fiches de notes volant sous les tables, qu’il retrouve parfois des mois après la rédaction et d’autres anecdotes rigolotes rendant une image de désorganisation généralisée.

En conclusion du texte, Thomas cite la recension négative d’un de ses travaux faite par un historien plus jeune qui, critiquant la manière dont lui et d’autres auteurs appuient leurs affirmations de différents exemples : donner des exemples qui appuient un point de vue ne démontre rien, dit-il en substance. Loin de réfuter l’accusation, Keith Thomas la reprend pour en retourner le sens : voilà une très bonne description de sa méthode de travail, dit-il. Il s’agit en substance de lire aussi largement que possible de manière à « s’immerger dans le passé », afin d’aiguiser son jugement sur ce qui est ou n’est pas représentatif sans avoir à multiplier les débats épistémologiques sur chaque élément.

Les historiens, conclut-il, sont comme des guides locaux dignes de confiance. Idéalement, ils connaîtront le terrain sur le bout de leurs doigts. Ils reconnaîtront chaque habitant et auront un œil aiguisé pour distinguer les étrangers et les imposteurs. Ils n’ont sans doute pas une grande connaissance de la géographie du monde et ne sauront probablement même pas dessiner une carte. Mais si vous voulez savoir comment aller en un certain lieu, ils sont les seuls à pouvoir vous y emmener.

L’image du guide remplit donc chez Thomas un rôle épistémologique, c’est-à-dire qu’elle donne un élément de réponse à la question « quelle valeur donner à la connaissance produite par les historiens ? » Elle trouve sa pertinence dans un contexte où les historiens sont attaqués sur la « scientificité » et plus généralement la fiabilité de leurs travaux. Les connaissances produites par les historiens ne répondent pas forcément à des critères de scientificité, du moins pas dans la mesure où on prendrait la physique ou la chimie comme modèle de scientificité. De sorte que les historiens sont mis au défi de défendre la valeur de connaissances « imparfaites » ou « non scientifiques ». La réponse de Keith Thomas est de tracer une analogie avec une autre forme de connaissance non scientifique, celle du guide dans une région qu’il connaît comme sa poche. L’analogie est en effet séduisante : qui remettrait en question l’utilité d’avoir un guide connaissant bien un lieu où on s’aventure pour la première fois ? Et par ailleurs, comment nier que l’historien immergé dans la bibliographie et les archives d’une époque la connaît mieux que quiconque ? N’est-ce pas là une bonne raison d’accorder à l’historien au moins la fiabilité que nous accordons au guide?

Signalons cependant, comme en toute analogie, des limites. Elles apparaissent principalement lorsqu’on passe du singulier (« un historien spécialiste de l’Allemagne du XVIIe siècle ») au pluriel (« les historiens spécialistes de l’Allemagne du XVIIe siècle). Les guides forment rarement des « communautés de compétences », des communautés disciplinaires chargées d’assurer la validation des connaissances « guidologiques » ; tout au plus quelques-uns se regrouperont-ils pour échanger des tuyaux. Mais lorsque deux guides également qualifiés entrent en conflit sur le meilleur lieu à visiter, comment trancher ? Les guides n’ont pas forcément à le faire entre eux ; ils peuvent simplement s’entendre diverger d’opinion et définir chacun sa tournée. Mais le conflit d’interprétations entre historiens spécialistes d’un même sujet demande à être régulé dans les règles : signalement des désaccords, questionnement des sources, identification des critères ayant mené au désaccord, etc. Cela ne signifie pas que les débats seront « tranchés », mais du moins ne seront-ils pas ignorés. Et c’est précisément pour réfléchir à ce type de désaccord que des réflexions plus poussées que celles exigibles du guide existent. L’analogie n’en reste pas moins utile pour rappeler qu’une connaissance peut être utile sans être scientifique au sens de la physique.

 

Note

(1) Funfact1 : en ce moment, je joue beaucoup à Patchwork et l’image de la courtepointe vient certainement de là.

Funfact 2 : entre la courtepointe et la tapisserie, la distance n’est pas si grande.

Usure de la culture

Sacrifiant la précision aux joies de l’assonance, mon titre peut induire en erreur : dans ce billet ce n’est pas la culture qui s’avérera usée, mais la catégorie de culture, le terme à l’intérieur duquel du nous regroupons certains concepts liant les productions idéelles et la vision du monde à l’aide desquels nous produisons un lieu que nous pouvons habiter collectivement et individuellement. J’ai déjà écrit un billet où je rapporte la définition de la culture de Maurice Godelier, ainsi qu’un billet rédigé d’après Guy Rocher qui indique les évolutions du sens de ce mot dans le temps. Aujourd’hui, je rapporterai essentiellement une mise en garde méthodologique de Serge Gruzinski dans La pensée métisse :

Pour appréhender les mélanges, il faut commencer par se méfier du terme « culture », usé jusqu’à la corde par des générations d’anthropologues, de sociologues et d’historiens. Progressivement doté des sens les plus divers, repris par les philosophes, adopté par des historiens souvent moins soucieux des contenus qu’ils lui donnent que leurs collègues anthropologues, le terme a fini par envahir les médias et les couloirs des administrations. Appliqué à l’origine aux mondes prémodernes et primitifs, il a ensuite été étendu aux sociétés de la modernité et aux réalités contemporaines, en devenant une sorte de fourre-tout de plus en plus difficile à cerner. Ce n’est pas qu’il soit aisé de s’en défaire : le terme colle à la plume et il n’est pas dit que dans ces pages on parviendra toujours à l’éviter. Or il entretient la croyance – avouée, inconsciente ou secrète qu’il existerait un « ensemble complexe », une totalité cohérente, stable, aux contours tangibles, capables de conditionner les comportements : la culture. Quel que soit l’époque ou le milieu, il ne resterait qu’à en définir le contenu, à dégager des « logiques », à mettre à jour des fonctions et des virtualités, tout en prenant soin d’en découvrir le noyau dur et inaltérable. Mais cette démarche « culturaliste » conduit à imprimer à la réalité une obsession d’ordre, de découpage et de mise en forme qui est en fait le propre de la modernité. En insistant sur les spécificités et les différences aux dépens de ce qui rattache chaque culture à d’autres ensembles, proches ou lointains, on en vient vite aux rhétoriques de l’altérité puis à celles du multiculturalisme qui défend « la cohabitation et la coexistence de groupes séparés et juxtaposés, résolument tournés vers le passé, qu’il convient de protéger de la rencontre avec les autres. ». Or, il suffit d’examiner l’histoire de n’importe quel groupe humain pour se rendre compte qu’en admettant que cet agencement de pratiques et de croyances possède une quelconque autonomie, il s’apparente davantage à une nébuleuse en perpétuel mouvement qu’à un système bien défini.

La catégorie de culture est l’exemple parfait du placage d’une notion occidentale sur des réalités qu’elle transforme ou fait disparaître. Son emploi routinier minimise ce que celles-ci comportent inévitablement et irréversiblement de « contaminations » étrangères, d’influences et d’emprunts venus d’autres horizons. Il incite à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables, dénommées cultures ou civilisations. Ou comme des sortes de désordre qui brouilleraient soudain des ensembles impeccablement structurés et réputés authentiques1 .

Cette mise en garde insiste sur deux traits remarquables. D’une part, il y mentionne la démarche culturaliste, qui correspond à une influence du courant de pensée de l’anthropologie américaine. Ce courant de pensée s’est construit dans la foulée d’une séquence de débats qu’on pourrait présenter, de manière simplifiée, ainsi : aux fondateurs de l’anthropologie, qui pensaient en termes évolutionnistes, se sont opposés ensuite des penseurs « diffusionnistes » qui, critiquant le modèle évolutionniste du changement humain fondé sur l’inventivité intrinsèque des êtres humains, ont étudié les diffusions de certains traits ou pratiques culturels comme source de changement. Ainsi, les changements culturels n’étaient pas le fruit d’un « avancement » dans des étapes où toute société doit passer tôt ou tard, mais le produit d’influences extérieures2 . C’est contre ce dernier modèle que les culturalistes ont construit leurs propres thèses. Parce que les diffusionnistes étudiaient des diffusions de traits culturels isolément les uns des autres, les culturalistes leur ont reproché de ne pas saisir l’interdépendance des différents aspects d’une culture. Le modèle culturaliste américain insistait sur différents traits des cultures : la continuité de transmission de l’enfance à l’âge adulte ; l’uniformité culturelle des sociétés ; la cohérence interne des cultures et la séparation des cultures les unes par rapport aux autres3 . Cette manière de penser les cultures, fortement critiquée depuis, est encore puissamment influente aujourd’hui et se retrouve dans la vision critiquée par Gruzinski. Les problèmes propres à supposer une culture comme un tout cohérent et séparé de ses voisines rend difficile toute compréhension des contacts culturels ou des évolutions internes des cultures.

L’autre aspect de cette mise en garde, qui se trouve au début du paragraphe, concerne l’érosion des concepts à force d’usage et de popularité. Une partie de l’évolution décrite se trouve déjà dans ce que retrace, avec davantage de détails, Guy Rocher que j’ai déjà résumé dans le billet mentionné plus haut. L’autre partie couvre des aspects que le sociologue a laissés de côté, soit les diffusions d’un milieu à l’autre qui ont érodé la consistance du concept. Dans la description de Gruzinski, on note deux types d’érosions : la sortie de la discipline initiale (l’anthropologie) et son utilisation dans une nouvelle discipline (l’histoire) et la diffusion dans les univers publics que sont le langage courant, la sphère médiatique et le monde politico-bureaucratique. Dans le premier cas, cela peut s’expliquer par le fait que, utilisé dans sa discipline d’origine, les spécialistes peuvent être habitués à « baliser » un concept dans son usage, des mesures de contrôle que la discipline « importatrice » n’a pas l’habitude d’appliquer. En migrant d’une discipline à l’autre, le concept peut acquérir une souplesse remarquable, qui contribue à sa popularité, mais lui fait également perdre beaucoup de valeur. Le passage au public, quant à lui, fait sauter tous ces contrôles et, en conséquence, « l’entropie s’accomplit avec une rapidité étonnante » 4(Foucault, cité par ). C’est d’autant plus rapide si les médias et les politiques, autrement dit les instances de pouvoir et d’affrontement, s’en emparent, car chacun cherche à y remodeler le concept en fonction de ses intérêts. Dans ces situations, pour le chercheur, le concept doit, soit être abandonné, soit faire l’objet d’un dépoussiérage qui passe souvent par un retour aux sources.

Note: ce billet est le dernier de l’année. Je reprendrai les publications en janvier.

Bibliographie

DELIÈGE, Robert. Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories. Paris: Seuil, 2013.
GRUZINSKI, Serge. La pensée métisse. Paris: Hachette Pluriel, 2012.
NOIRIEL, Gérard. Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien. Paris: Belin, 2014.

Notes

1Serge GRUZINSKI, La pensée métisse (Paris: Hachette Pluriel, 2012), 45‑46.

2Robert DELIÈGE, Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories (Paris: Seuil, 2013), 57‑72.

3DELIÈGE, 134‑35.

4Foucault, cité par Gérard NOIRIEL, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien (Paris: Belin, 2014), 174.