L’émergence du fascisme italien

Faisceau de licteur

Après ma petite récapitulation de mes anciens billets sur le fascisme, je me suis rendu compte que ma mémoire de mes lectures antérieures sur le sujet était devenue passablement floue avec les années. Je voulais me rafraîchir, ou parfois me mettre à niveau, sur les bases de l’histoire du fascisme. Une autre motivation a été la lecture de ce texte réfléchissant aux comparaisons possible entre le fascisme historique et le trumpisme. Aussi ce billet et le suivant seront-ils consacrés à la trajectoire historique du fascisme italien. Ceux qui suivent ce blogue auront compris que ma principale référence sur le sujet est un livre intitulé Qu’est-ce que le fascisme? d’Emilio Gentile, essentiellement parce que ce livre est dans ma bibliothèque personnelle. Le premier chapitre refait cette trajectoire du fascisme italien à l’intention des lecteurs et lectrices à qui celle-ci ne serait pas familière. J’ajouterai ici et là des références à des articles wikipédia pour éclairer quelques éléments qu’il ne prend pas la peine d’élaborer. Puisque les notes s’allongeaient, j’ai pris le parti de découper le tout en plusieurs billets. Celui-ci couvrira l’émergence du fascisme italien en tant que mouvement, depuis ses premiers tâtonnements jusqu’à l’émergence du squadrisme. La conquête du pouvoir, sa consolidation, son apogée et le déclin lors de la deuxième guerre mondiale seront renvoyés à un ou plusieurs billets à venir.

Industrialisée relativement tardivement, l’Italie connaît à la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle l’émergence de classes ouvrières et de classes moyennes caractéristiques des pays industrialisés. Avec celles-ci viennent des phénomènes nouveaux de mobilisations sociales de masse. On pourrait parler d’une crise de modernité ou d’une crise de modernisation. Cette crise produit un bouillonnement d’idées et de sensibilités faisant naître différentes idéologies dont les premiers fascistes s’inspireront. Ces idéologies peuvent être opposées entre elles et ont pu par ailleurs donner naissance (ou nourrir) à des mouvements antifascistes par la suite, elles ne peuvent donc pas être vues comme des « pré-fascismes », mais elles avaient en commun différents traits qu’on retrouvera ensuite chez les fascistes. En voici une liste :

  • un sentiment tragique et activiste de la vie
  • une « vision de la modernité comme explosion d’énergie humaines et de conflits de forces collectives, organisées en classes ou en nations »
  • l’attente (comme une forme d’eschatologie séculière?) d’un « tournant historique imminent » qui mettrait fin au libéralisme bourgeois.
  • le rejet de l’humanisme et de l’égalitarisme
  • le mépris du parlementarisme
  • l’exaltation des minorités actives
  • une volonté politique de modeler la conscience des masses
  • le culte de la jeunesse
  • l’apologie de la violence, la guerre, l’action directe et la révolution

Au nombre des mouvements partageant ces traits, Gentile évoque des radicalismes de droite et de gauche, du nationalisme, le syndicalisme révolutionnaire et le futurisme. Je m’étonne de voir le syndicalisme révolutionnaire dans une liste qui mentionne le rejet de l’égalitarisme, mais je le vois bien partager plusieurs autres traits.
Il faut aussi mentionner les intellectuels d’opposition à l’homme politique libéral G. Giolitti (on parle d’antigiolittisme).

Les éléments événementiels qui ont favorisé l’émergence du fascisme italien sont la première guerre mondiale et les « deux années rouges » (1919-1920) ou biennio rosso, deux années d’intense activisme paysan et ouvrier, communiste et syndical qui suivent immédiatement la fin de la Grande Guerre. La guerre a alimenté le nationalisme et fait vivre une expérience intime de la violence à une large partie de la population, prêts dès lors à l’appliquer à d’autres domaines de la vie. De plus, bien que l’Italie soit sortie de la première guerre mondiale du côté des vainqueurs, elle a eu son propre équivalent du mythe de l’ennemi intérieur, qui fut si important pour l’Allemagne, le thème de la « victoire mutilée », centré sur le fait que le traité de Versailles n’accordait pas à l’Italie ce qu’elle s’était fait promettre pour entrer dans l’alliance. Quant au biennio rosso, il a terrorisé la bourgeoisie et la classe moyenne, craignant une révolution à la manière russe. Ce phénomène n’était pas spécifique à l’Italie et connu différents avatars à travers l’Europe. La peur du bolchévisme sera l’aliment justifiant la répression dont le fascisme deviendra le porte-étendard.

Et dans ce contexte social, idéologique et événementiel, se forme Benito Mussolini. Cela étonne quand on sait ce qu’il est devenu mais le jeune Mussolini fut socialiste, antinationaliste, antimilitariste et internationaliste. Directeur d’une revue, « il fut de 1912 à 1914 la figure la plus populaire du socialisme italien » (p.26). Mais déjà, on voit chez lui la soif de pouvoir, l’ambition, le penchant pour la domination. Comme quoi la personnalité est souvent plus forte que l’idéologie. Au déclenchement de la guerre, il se prononce contre la participation de l’Italie. Puis, après quelques mois, « dans le courant de l’automne 1914, il se convertit à l’interventionnisme, considérant que la guerre était nécessaire pour abattre le militarisme et l’autoritarisme des Empires centraux et créer les conditions d’une révolution sociale. » (p.27) Peu de socialistes lui emboîtent le pas.
Il participe à la guerre de 1915 à 1917, date où il est blessé. L’expérience de la guerre affecte sa réflexion et il remet en cause le socialisme et le marxisme, conserve cependant sa volonté révolutionnaire et adhère, selon le mot de Gentile, à un « nationalisme révolutionnaire éclectique ». Il lance alors les fasci di combattimiento.
Cette expression de fasci, qui renvoie au faisceau de licteurs, était utilisée depuis des années dans la gauche italienne pour désigner une organisation qui n’est pas un parti, puis pour désigner un « antiparti », c’est-à-dire une organisation de militants refusant les liens organisationnels – trop contraignants – d’un parti politique. Les fasci di combattimiento de Mussolini réunirent, lors de leur fondation, une centaine de militants semblable à lui: anciens gauchistes « interventionnistes » (de ceux qui ont plaidé pour l’entrée en guerre), anciens combattants, devenus des nationalistes révolutionnaires suite à l’expérience des combats. Ce fascisme pratiquait déjà la violence de rue, tout en prônant des réformes politiques et économiques radicales. Il est cependant demeuré marginal et n’eut aucun succès aux élections de 1919, après quoi il abandonna son programme politique radical pour se convertir définitivement à droite. Revoyant se manière de se présenter comme son électorat, il se fit le parti de ceux qui, au sein de la bourgeoisie et des classes moyennes, ne se reconnaissaient pas dans l’État libéral.

À l’automne 1920 se déroulent une série d’occupations d’usines, tandis que les élections administratives s’avèrent néfastes pour le parti socialiste. Ce contexte favorise les fascistes, car la bourgeoisie et les classes moyennes face au gouvernement faible et aux violences, perdent confiance dans la capacité du gouvernement à les défendre contre le « danger bolchévique ». Ils se tournent alors vers des milices privées et autres groupes violents auto-organisés, dont les fascistes prendront rapidement la tête. Les groupes de combat fascistes (squadras), organisés militairement par les anciens combattants dans leurs rangs, détruisirent une bonne partie des organisations « prolétariennes » (socialistes, ligues rouges, syndicats) dans la région de la Valle Padana où elles étaient dominantes. Les partis anti-socialistes applaudirent ces violences fascistes, y voyant une « saine réaction » contre le « maximalisme » socialiste, en défense, selon la rhétorique des fascistes, de la nation et de la propriété. Ces coups d’éclat nourrissent la popularité fasciste, dont le nombre de membres est multiplié par 10 en un peu plus d’un an. (p.31-32)

Les membres de ce nouveau fascisme étaient majoritairement issus des classes moyennes » en grande partie novices sur la scène politique » (p.32), tant dans le parti, que les faisceaux ou du squadrisme. Ce qui fait dire à Emilio Gentile que le squadrisme fut « un maximalisme de classes moyennes » et la source du véritable fascisme.

Ainsi pleinement formé, le fascisme était désormais prêt à se lancer à la conquête du pouvoir en employant une méthode originale, faite d’un mélange de compositions avec les institutions traditionnelles et de violences terroristes pour désorganiser toute forme d’opposition. Ça sera l’objet d’un prochain billet

Trois familles idéologiques

Je pense depuis longtemps que l’analyse politique est mieux servie, en termes de catégories générales, par une analyses de trois « familles » politiques, ou peut-être trois « matrices » idéologiques, que par l’axe gauche-droite qui a tendance à mettre pêle-mêle des tendances politiques qui sont plutôt des alliées de circonstances dans des conjonctures particulières que des philosophies partageant une vision du monde relativement similaires. Ces trois matrices idéologiques, nées de la modernité, sont le conservatisme, le libéralisme et le radicalisme. Je ne les ai pas inventées. J’ai rencontré cette tripartition à différents endroits de mes lectures et ai fini par la faire mienne à bouts de fragments vaguement intériorisés. Ceci n’ayant jamais été au centre de mes recherches, j’ai toujours eu cependant de ces trois familles idéologiques une idée très vague, sauf peut-être concernant le libéralisme, pour lequel j’ai lu la grosse synthèse de Catherine Audard. Jusque-là, ça avait été suffisant pour les conversations politiques. Mais avec le temps on a commencé à me demander des détails, et comme je n’ai jamais pris de notes, je n’avais pas tant les moyens de préciser ma pensée à ce niveau. J’aimerais éventuellement faire un billet ayant une forme relativement achevée pour discuter de cette tripartition, mais l’un des aspects de la philosophie de ce blogue est aussi de laisser entrevoir des réflexions en formation, des fragments sur le chemin. Aujourd’hui, je reprendrai simplement trois extraits de chez cette même Catherine Audard qui montrent, d’une part, que je n’ai pas inventé cette catégorisation, qu’elle reprend, et qui en donnent une esquisse – non une définition, mais un aperçu de l’usage dans le vocabulaire politique courant.

Il faut d’abord commencer par l’extrait sur le libéralisme, qui est dans le corps du texte de l’avant-propos :

« Aux États-Unis, où les trois familles politiques – conservateurs, libéraux et radicaux – sont différentes de celles de l’Europe continentale et ne peuvent guère se définir qu’à travers leurs relations mutuelles, le libéralisme occupe à peu près le terrain de la gauche au sens européen et il est représenté par l’aile social-démocrate du Parti démocrate. Il se définit par la défense de l’État-providence et des interventions de l’État en matière de santé, d’éducation, d’urbanisme et d’environnement, et par des impôt s´levés. Il est l’avocat des minorités ethniques et de la discrimination positive » en leur faveur (*afffirmative action*). Il défend par ailleurs les minorités sexuelles et se montre partisan de la légalisation des mariages « gays » et du droit à l’adopton pour les couples hoos. Il défend les droits des femmes, le droit à l’avortement au nom de la liberté des femmes à disposer de leur corps et il est de tous les combats en faveur des droits civils: la déségrégation dans les années 60, les immigrants clandestins maintenant. »1

Les deux extraits suivants sont des notes de fin de livre (j’abhorre le placement des notes en fin de volume, mais s’il faut aller y chercher des informations, j’irai). Voici ce qu’elle écrit sur les conservateurs américains :

« Les conservateurs ou, plus récemment, les « néo-conservateurs », correspodnent à peu près aux droites européeennes, mais avec des nuances qui tiennent aux partuclarités de l’histoire américaine, dont l’imaginaire ne fait de place à l’Ancient Régime que pour exalter le principe d’égalité des chances, indépendamment de l’origine sociale, et où, en revanche, la religion, notamment protestante, joue un rôle central, alors même que la Constitution a rompu avec toute idée d’une religion « établie ». Les conservateurs américains sont donc volontiers sécuritaireset favorables à des politiques pénales dures. Ils se méfient de l’État-providece et de la social-démocratie, sans parler du socialisme, au nom à la fois de la défense de la propriété privéeet de la responsabilité individuelle; ils sont aussi inquiets devant les difficultés de l’institution familiale ou devant le déclin des Églises et certains peuvent même être conduits aujourd’hui à soutenir les positions de la droite religieuse » sur des questions comme l’avortement, la prière à l’école ou l’enseignement du « créationnisme  » antidarwinien. »2

Voici enfin, dans une autre note de fin de volume (argh!) ce qu’elle dit des radicaux :

« Les « radicaux », qu’on oppose aux libéraux, correspondraient à notre extrême gauche. Mais l’absence de culture jacobine, et surtout léniniste, fait qu’ils sont aussi, le plus souvent, des démocrates fervents, très attachés à certaines du moins des valeurs « libérales » et des « libertés formelles » que n’esttiment guère la plupart des courants « gauchistes » du Vieux Continent; il y a du reste une généalogie proprement américaine du « radicalisme » qui entend réactualiser les éléments démocratiques de la tradition nationale et se férérant à des figures comme Thomas Paine (à l’époque « révolutionnaire ») ou encore l’abolitionniste Garrison, et dont une étude un peu fine montrerait qu’elle emprunte beaucoup aux sources « libérales » et puritaines de la démocratie américaine. C’est d’ailleurs pour cela que l’historien Gordon S. Wood a pu a bon droit parler du « radicalisme » de la Révolution américaine (Gordon S. Wood, 1991, *La création de la Républicque américaine 1776-1787*, Paris, Belin, 1992). »3

Notes

1AUDARD, Qu’est-ce que le libéralisme?, 14.

2AUDARD, 744.

3AUDARD, 744‑45.

Jolene, le pouvoir sans rival

  Je me suis surpris à beaucoup penser à Jolene ces derniers jours. Et puis à l’écouter. Je parle bien sûr de la chanson de Dolly Parton. J’ai écouté plusieurs interprétations, elles sont variables en qualité. C’est une chanson populaire, donc les versions sont nombreuses et beaucoup veulent surtout montrer leur maîtrise vocale en oubliant ce qu’évoquent les paroles. Jolene est une de ces chansons où la théâtralité est importante. Les meilleures interprètes y mettent un accent de supplication, qui ajoute toujours un je-ne-sais-quoi de poignant.
Jolene me fascine depuis longtemps. Elle donne à entendre quelque chose qu’on entend rarement ailleurs dans notre musique. Je suppose qu’il y a plusieurs manières de l’écouter. J’ignore combien de gens y entendent ce que j’entends, moi. Ce n’est pas l’histoire d’amour qui m’intéresse, pas la beauté du personnage éponyme, pas la rivalité des femmes de l’histoire (mais peut-on appeler ça une rivalité?). Pour moi, Jolene raconte le désespoir de celles et ceux qui se retrouvent du mauvais côté d’un rapport de force complètement déséquilibré. Dans le conflit qui l’oppose à Jolene, la narratrice a perdu d’avance, elle n’a aucun atout. Elle en est littéralement rendu à supplier Jolene de lui laisser le peu qu’elle a.
Car Jolene a tout, elle peut tout prendre à son gré. Dira-t-on que la narratrice, à l’opposé, n’a rien? non, en réalité, c’est pire: elle a peu. Cette nuance est importante. Pour le bonheur de quelqu’un, avoir peu est mieux que de ne rien avoir. Mais en termes de rapport de force, avoir peu est plus grave que de ne rien avoir, car celle qui n’a rien n’a rien à perdre.
Voilà donc le drame de la narratrice: elle a quelque chose à perdre, quelque chose dont elle fait dépendre son bonheur. Dans la chanson, c’est un homme dont elle est amoureuse, ce qui peut légitimement faire l’objet d’une critique féministe – mais pour moi, l’homme ne compte pas vraiment, c’est ce que les scénaristes appellent un MacGuffin, un prétexte vide pour raconter l’histoire qui importe vraiment. L’objet du conflit pourrait être n’importe quoi d’autre: l’important est que la narratrice en fait dépendre son bonheur et peut en être privée par Jolene à tout moment. On peut en dire de même de la « beauté » de Jolene: on peut lire ce trait simplement comme un prétexte pour parler de la disproportion du rapport de force. Ce pourrait être un paysan sans défense face à un pillard, ou face à l’impôt abusif d’un seigneur rapace. Ce pourrait être un petit pays mal armé face à un envahisseur tout puissant. Un enfant faiblard face au bully dans la court d’école. Un artiste volé face à une armée d’avocats.
De Jolene, justement, nous ne savons rien, sinon que sa beauté – lire son pouvoir – est sans rivale. On ne sait pas si elle désire vraiment l’objet du conflit, ni si c’est une bonne personne. Est-elle froide et cruelle, ou bien empathique? On ne connaîtra jamais sa décision non plus, après que la narratrice lui ait adressé sa supplique. L’entendra-t-elle? sera-t-elle magnanime ou impitoyable?
J’ai le sentiment que ne pas le savoir met l’accent, précisément, sur le plus important. Toute la chanson est concentrée sur un seul moment, l’émotion et les enjeux dont il est chargé. À ce moment précis, on ne peut pas savoir comment Jolene réagira, mais qu’importe: ce que la narratrice ressent est bien réel et aura existé, peu importe le verdict qu’on lui adressera par la suite. C’est à ce moment précis, et non au moment où la décision est rendue, que la cruauté de leur inégalité est la plus fortement ressentie.
Depuis longtemps Jolene me fascine parce que j’entends peu ce type de situation, ce type de souffrance, être dépeint ailleurs. Nous n’avons pas l’habitude d’entendre ces situations, ces sentiments, ces souffrances. Bien que nous vivions dans des sociétés globalement inégalitaires, nous avons un imaginaire profondément égalitaire, nous aimons nier, au moins en imagination, les rapports de force déséquilibrés. Sauf si c’est pour montrer la victoire de David contre Goliath. Dans notre imaginaire, le petit ne supplie jamais, il se bat et il gagne. Nous avons, avec raison, fabriqué des contre-pouvoirs institutionnels et politiques pour éviter de nous retrouver face à Jolene et d’avoir à la supplier. Avec raison, nous refusons de faire face à ce pouvoir sans rival et comptons sur nos garde-fous pour nous en protéger… quitte, avec le temps, à oublier qu’il pourrait exister. Nous célébrons ceux qui partent de tout en bas pour parvenir au sommet, nous valorisons l’empowerment. À tel point que nous le donnons en exemple comme s’il suffisait qu’il soit vu pour qu’il bénéficie à tous. Les faibles, c’est leur faute, on leur a donné assez d’exemples de personnes fortes, ils n’avaient qu’à les imiter. Et cependant les inégalités croissent, les contre-pouvoirs tombent les uns après les autres et l’empowerment ne sait plus à quoi se raccrocher.
Depuis longtemps j’écoute Jolene parce que j’entends dans cette supplique la souffrance des faibles et l’injustice du rapport de force. Et je l’écoute souvent ces derniers jours, en pensant aux gens effrayés qui, si tombent les derniers contre-pouvoirs, en seront réduits à espérer la clémence des puissants emportés par leur folie.

Reprise du blogue

D’aucuns auront remarqué que ce lieu a été laissé à l’abandon depuis un certain temps. La raison est simple: d’abord, je me suis réorienté d’historien en développeur web. La formation et l’apprentissage en emploi ont absorbé toute mon énergie et j’ai laissé tombé pratiquement toute autre activité pendant longtemps, y compris ce blogue. Pendant un temps, même une partie importante de mes loisirs était consacré à m’exercer à la programmation. Après j’ai recommencé à avoir des loisirs que je consacrais à autre chose, mais ayant déjà perdu l’habitude de bloguer, m’y remettre n’était pas un automatisme.

Je reprends parce qu’en plus d’avoir désormais un peu plus de temps, je ressens le besoin de recommencer à prendre des notes sur les lectures, à organiser mes pensées. Certains des thèmes que j’aborderai seront semblables à ce qu’on trouvait déjà ici, d’autres seront nouveau: les intérêts évoluent. Par ailleurs, si j’ai davantage de temps, j’en ai quand même moins qu’il y a quelques années, aussi je ne pense pas reprendre le même rythme qu’auparavant. Je publiais un billet par semaine. Désormais, mon objectif est d’avoir un billet régulier par mois, à date fixe (probablement le deuxième vendredi du mois), auxquels s’ajouteront peut-être d’autres billets à date flottante.

Le premier billet est déjà composé et sa publication a été planifiée pour vendredi le 11. D’autres sont déjà ébauchés et suivront.

Un autre objectif, plus souterrain, va être de réparer progressivement les références cassées dans de vieux billets. En effet, par le passé, j’ai beaucoup utilisé Zotpress, un plugin de wordpress servant à faire le lien avec le logiciel de gestion bibliographique Zotero, pour faire les références de mes billets. J’avais déjà constaté avant d’arrêter de bloguer que ce système ne fonctionne pas très bien. En effet, Zotpress fonctionne avec des pointeurs qui, pour une raison quelconque, semble régulièrement se réinitialiser. Autrement dit, après un certain temps, il ne parvient plus à retrouver les références, ce qui laisse des articles privés de ces outils précieux. J’aimerais donc consacrer un peu de temps, petit à petit, pour remplacer les vieilles références zotpress par des références plus solides et durables.

Concurrencer Facebook

Je disais il y a longtemps, dans mon premier billet, que je comptais sur ce blogue aborder des thèmes liés à mes intérêts d’historiens tout comme à mes intérêts citoyens. Bien sûr, ces deux domaines se recoupent, mais pas entièrement. Mais jusqu’ici, j’ai essentiellement traité de sujets historiques. Aujourd’hui une question dont j’ai eu l’occasion de débattre avec quelques amis au cours des années. Qu’on prenne donc ce texte pour ce qu’il est, c’est-à-dire d’abord un essai d’imagination où je partage quelques réflexions sur un enjeu qui me paraît important. Le déclencheur de ce billet est cependant la lecture de l’ouvrage de Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, ou plus exactement de la préface de 2018. Dans cette préface, l’auteur revient sur la manière dont se conçoit le mouvement du logiciel libre, c’est-à-dire comme utopie concrète et selon une logique interstitielle. Utopie concrète: c’est-à-dire un mouvement résultant en la construction d’organisations concrètes, pensées en rupture avec les logiques du monde d’aujourd’hui et fonction d’un monde à advenir. Une logique interstitielle: c’est-à-dire qu’il prétend produire des fissures dans le système actuel en montrant qu’il y existe des alternatives crédibles. Or, dans la préface, Broca indique que, s’il estime toujours que le logiciel libre répond aux caractéristiques d’une utopie concrète, il est plus circonspect quand à la logique interstitielle.

Il me semble en effet que cette stratégie ne suffit pas, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, tous les projets alternatifs sont loin de connaître le succès de Linux ou de Wikipédia. Ainsi le réseau social libre Diaspora, qui souleva beaucoup d’enthousiasme au début des années 2010, n’a jamais réussi à concurrencer sérieusement Facebook. Ces espoirs déçus ont des causes profondes. La principale est le phénomène économique appelé « effet de réseau », qui a de puissantes conséquences monopolistiques dans le monde numérique. L’intérêt de s’inscrire sur un réseau social augmente en effet en fonction du nombre total d’utilisateurs du service. Il n’est guère avantageux d’être sur un réseau social que personne ne fréquente… Il s’ensuit que les positions dominantes, comme celle de Facebook, ne peuvent être remises en cause que si une majorité d’utilisateurs migrent simultanément (ou presque) vers un service concurrent. Cela a relativement peu de chances d’arriver[1].

À la suite de ce paragraphe sur l’effet de réseau, il aborde aussi en mentionnant plusieurs exemples le déséquilibre des forces en présence: les géants de l’industrie numérique peuvent compter sur des développeurs bien rémunérés et beaucoup plus nombreux que les développeurs des logiciels libres. Il note cependant que l’utopie du logiciel libre a des impacts, malgré sa situation marginale, notamment sur les représentations du public, ses attentes et donc le débat public. Il faut donc poursuivre l’utopie du Libre, mais sans illusions, et en gardant à l’esprit que nous sommes sans doute condamné à vivre longtemps à l’ombre d’une société dominée par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple… auxquels ont ajoute parfois le « M » de Microsoft). Aussi Broca insiste-t-il sur l’importance d’arracher à ces entreprises des compromis socialement viables, concernant par exemple la fiscalité et la protection des données.

C’est pourquoi il faut aussi savoir délaisser les utopies concrètes: réinvestir les luttes politiques et syndicales traditionnelles, ne pas désespérer totalement de l’État et préférer, parfois, imposer une réforme par le haut qu’ouvrir une brèche par le bas. Sur des sujets comme la lutte contre l’ « optimisation fiscale », la protection des données personnelles ou la défense du droit du travail, nous aurions bien besoin de politiques nationales et européennes qui soient à la hauteur des enjeux. »[2]

J’adhère tout à fait à ce propos. Cela étant, je m’étonne qu’il n’ait pas fait le pas suivant, celui qui permettrait non pas de superposer les deux stratégies, mais plutôt de les croiser. Mais on peut aussi faire quelques réflexions, que j’espère n’être pas trop naïves car je ne suis pas à jour sur les débats que les agents du logiciel libre ont entre eux, sur ce que peuvent faire les développeurs de plus.

Le principe de l’effet de réseau, dont il est question, est revenu à de nombreuses reprises dans mes discussions au cours des dernières années. La première fois, il s’agissait de Facebook et de Diaspora. Plus récemment, il s’agissait plutôt de Academia et de son alternative libre H-Commons. Dans les deux cas, les plates-formes libres ont échoué à concurrencer leur contrepartie monopolistique. Diaspora avait pourtant eu une idée formidable pour tenter de réduire le coût de la migration depuis Facebook : il y existe une fonction qui permet de publier sur Facebook depuis Diaspora. Le problème, c’est que la fonction inverse — voir ce qui se passe sur Facebook depuis Diaspora — n’existait pas. Or, la communication, c’est quelque chose qui doit exister dans les deux sens, sinon il n’y a pas d’intérêt, du moins pas dans une logique bibliofaciale. J’ignore si quelqu’un a tenté de développer cette fonction, si cela s’est avéré impraticable, ou si personne n’y a pensé (ce qui m’étonnerait un peu quand même). Mais l’existence de cette seconde fonction aurait permis à des individus de migrer tranquillement sans perdre le bénéfice de leur réseau, ce qui aurait facilité la migration d’un plus grand nombre de personnes, à terme. Cependant, ces outils dussent-ils se mettre en place, je serais étonné que Facebook ne perçoive pas la menace et ne prenne pas des dispositions pour enrayer le phénomène en bloquant d’une manière ou d’une autre l’une des fonctions. Ce moyen, pour fonctionner, devrait donc être appuyé par les législateurs, qui devraient prendre des dispositions pour protéger ce type de dispositifs. Ce n’est donc pas quelque chose que les développeurs peuvent faire seuls.

Ce qu’ils peuvent tenter seuls, c’est d’accroître leur capacité d’initiative. L’effet de réseau, c’est aussi ce qu’on appelle le « winner take all » ou qu’on devrait dans ce cas-ci appeler le « first take all ». Le réseau qui gagne n’est pas forcément le mieux conçu : c’est tout simplement le premier à offrir un service donné. Une fois qu’il a atteint un niveau critique et que des émules apparaissent pour tenter de l’imiter et de le concurrencer, il est déjà trop tard : il a gagné, les concurrents ont perdu d’avance. Rien ne sert donc aux développeurs de développer des « Facebook libre », des « Academia libre » ou des « LinkedIn libre » : ils perdent leur temps. Il faut changer de stratégie, cesser d’imiter et imaginer des concepts de réseaux sociaux qui n’existent pas encore et les créer les premiers. Alors seulement le libre aura une longueur d’avance. Pas facile, car cela suppose d’imaginer ce qui n’existe pas encore et pourrait attirer l’intérêt et l’activité d’un public. Mais pas infaisable, avec de l’imagination. Après seulement, en partant d’un réseau constitué, on pourrait intégrer de nouvelles fonctions qui seraient « Facebook-like ». Bien sûr, cette stratégie n’est pas sans failles, car Facebook toujours aux aguets des possibles concurrents, aime ajouter des idées et des fonctions similaires pour freiner leurs développements. Pourtant, même lorsqu’il agit ainsi, Facebook ne semble pas échapper à la règle générale du « first take all » : quand il s’aperçoit qu’un nouveau concept se taille une place, il tend à réagir avec un temps de retard. Il y a donc une lumière d’espoir de ce côté.

Mais le plus intéressant, c’est encore de croiser les stratégies du libre et les stratégies traditionnelles. Le problème posé par l’effet de réseau, comme celui posé par la disproportion des forces, peut être en partie pallié par l’appui d’institutions déjà existantes. Par exemple, dans la mesure où Diaspora fonctionne sur le principe de serveurs décentralisés, chaque serveur entretenant un petit réseau connecté aux autres réseaux, il n’est pas interdit de penser que des institutions solides pourraient entretenir quelques serveurs : cela pourrait être des municipalités, des coopératives d’une certaine taille comme Desjardins, des syndicats ou autres choses. Dans tous les cas, quelques garde-fous sont nécessaires, car les réseaux sociaux ne peuvent pas devenir la créature de gouvernements (fussent-ils municipaux). Il faudra donc, un peu à la manière dont un média public se distingue d’un média d’État par une autonomie de gestion et de décision, assurer que le serveur conserve son autonomie. Cela impliquerait dans plusieurs cas de redynamiser la démocratie de certaines institutions rongées par la faiblesse de la participation ou des pratiques de gestion délétères. Mais des mouvements pour relancer la démocratie de telles institutions existent. Des voisins de la blogosphère (voir mes liens) comme Jonathan Durand Folco (pour le municipalisme) et Gabriel Monette (pour les coopératives et tout particulièrement Desjardins) y réfléchissent activement. Une autre voie envisageable serait d’entretenir ce type de serveurs par des sociétés de média, comme les a imaginé Julia Cagé[3]. Cela étant, les sociétés de média ne peuvent pas exister encore : les dispositifs pour les rendre possibles doivent encore être mis en place par les législateurs. C’est pourquoi cette voie devrait être avant tout portée par un parti politique où on aura lu, compris et débattu les propositions de Julia Cagé, capable de les porter devant l’Assemblée nationale.

Comme on le voit, chacune des avenues envisagées dans ce dernier paragraphe implique de croiser des acteurs traditionnels, des mouvements sociaux et les stratégies du libre.  Je ne sais pas à quel point mes idées sont réalistes. Elles me paraissent suffisamment valables pour être proposées au débat. Et si elles ne le sont pas, il restera à chacun à faire aussi son exercice d’imagination pour trouver des voies possibles.

Notes

[1] Sébastien BROCA, Utopie du logiciel libre, Lyon, le passager clandestin, 2018, p. 11‑12.

[2] Ibid., p. 13.

[3] Julia CAGÉ, Sauver les médias: capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil : La République des Idées, coll. « La République des idées », 2015, 115 p.

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Variations sur la non-violence

J’ai commencé à m’intéresser à l’action non violente à partir des débats Facebook entre militants, ou plutôt à partir de leur sclérose. Dans mon réseau élargi — mes amis et leurs amis, ou du moins ceux qui commentent chez mes amis — existe un débat sur la pertinence de la violence au sein des mouvements sociaux. Ce débat sur la violence n’est pas nouveau. Il traverse l’histoire des mouvements sociaux et ressurgit forcément à l’heure où ils gagnent en dynamisme, puis au moment où ils déclinent.

Dans mon réseau, le débat s’est moins fait entre des promoteurs de la non-violence et des promoteurs de la violence — ce serait caricaturer les derniers intervenants que de les présenter ainsi — mais entre promoteurs de la non-violence et critiques de la non-violence. D’une manière générale, même si mes sensibilités propres me portent dans le premier camp, je dois concéder que de ce que j’ai pu observer, le second camp montre davantage de dynamisme intellectuel que le premier.  Ils ont ainsi mis l’accent sur la confusion entre les différents registres de violence, confusion le plus souvent faite à l’avantage des forces dominantes, tout comme ils ont fait valoir que les mouvements non violents retenus par la mémoire collective pour leurs succès ont souvent coexisté avec des mouvements plus violents – et selon leur hypothèse, c’est une dynamique de type bon cop, bad cop qui obtiendrait les concessions, plutôt que le seul mouvement non violent. À mon sens, le camp défendant la non-violence, face à ces arguments, a eu tendance à se retrancher dans une opposition de principe sans argumenter sa position, ce qui a contribué à faire piétiner le débat. C’est pourquoi il me semble que la redécouverte de la littérature sur la non-violence, plus riche que de simples positions de principes et plus subversives que ce que la mémoire dominante en a fait, me paraît figurer parmi les démarches qu’il faudrait entreprendre pour relever ce débat.

En effet, les sociétés actuelles ont héroïsé des grandes figures de la non-violence. Mais ces figures demeurent mal connues. On aura beau avoir entendu parler de Martin Luther King à la petite école, avoir écouté deux ou trois fois le film Gandhi, entendu chanter les louanges de Mandela dans sa seconde période, celle où il a récusé l’action violente, cela ne nous fait à peine connaître ces figures qu’à travers leur mythe et leur image la plus édulcorée. Lorsque nous aimons dans ces révolutionnaires davantage leur non-violence que leur sens de la justice, ne perdons-nous pas de vue l’essentiel ? C’est pourtant à travers l’évocation de ces figures que nous valorisons le plus la non-violence. Bien souvent, sans connaître même les limites du concept de non-violence.

En réalité, les grandes figures de la non-violence nous parviennent souvent à travers la mémoire des dominants, expurgée de son caractère subversif. Comme l’écrit Sylvie Laurent à propos de Martin Luther King

Comme bien d’autres révolutionnaires, de Che Guevara à Frantz Fanon, King fut reconstruit comme une icône romantique. Les aspérités de sa     « voix » gommées, son message est édulcoré, ignoré ou incompris. King fut un militant et un pasteur, ou plus exactement un pasteur militant, mais il fut plus que cela : intellectuel dissident et théoricien de l’insurrection non violente, il nous donne des clés pour comprendre les modalités de révolte qui, au sein de nos démocraties et ailleurs, nous inspirent et nous édifient. Théoricien de la justice sociale, par-delà race et classe, Martin Luther King opéra une extraordinaire synthèse entre christianisme, liturgie noire, non-violence, désobéissance civile et marxisme.[1]

Pour commencer à débroussailler un peu le terrain et se repérer dans la littérature, un article de Jacques Semelin, daté de 1998, peut être un bon point de départ[2]. Bien que déjà ancien de 20 ans, cet article sur « la force des faibles » permet de découvrir les grandes lignes des débats qui ont traversés la littérature sur la non-violence. En raison de sa date, cet article ne permet pas de prendre acte des plus récents développement, mais il demeure pertinent pour connaître les tendances dominantes des origines à 1998. Jacques Semelin, historien spécialiste de l’histoire comparée des génocides[3], a également étudié les mouvements de résistance aux dictatures, ce qui situe cette revue de littérature au sein de son travail sur les mouvements d’opposition.

La première distinction opérée par Semelin pour analyser les différentes tendances repose sur les choix sémantiques des théoriciens de la non-violence, autrement dit sur la manière dont ils formulent leur philosophie. Il identifie trois tendances:

    1. La résistance passive : la plus anciennement définie, cette notion est apparue en Allemagne au milieu du XIXe siècle pour désigner la résistance de certains parlementaires à l’autoritarisme du monarque. En 1990, le politologue Steven D. Huzley a défini la résistance passive en termes de refus d’obéissance.
    2. La non-violence : cette notion s’est popularisée à partir de l’action de Gandhi. Chez les universitaires, le premier à en parler est Clarence Case. Partant de l’idée de résistance passive, il l’augmente d’un concept de « coercition non violente ». Gandhi s’appuyait sur une notion indienne appelée la satyagraha, qu’on traduit par « fermeté pour une juste cause ». À partir de cette notion, on a récusé l’idée de passivité, considérant qu’on parle d’une action non violente, qui ne peut se réduire à un « refus », mais est faite d’initiatives et de contraintes exercées sur le pouvoir. Bien qu’il ne partage pas les prémisses spirituelles de Gandhi, le politologue Gene Sharp est devenu le grand théoricien de cette approche, avec le livre The Politics of Non-Violent Action. Il y explique que « l’action non violente est une technique utilisée pour contrôler, combattre et détruire le pouvoir de l’adversaire par des moyens non violents d’exercice du pouvoir ».
    3. La résistance civile : construite sur le refus du terme de non-violence, l’approche en termes de résistance civile justifie ce changement de termes par la nécessitée de caractériser positivement l’action étudiée. Pour eux, on ne peut pas caractériser une action simplement par ce qu’elle n’est pas (« non » violente). Jacques Sémelin définit la résistance civile comme « la résistance d’acteurs sociaux ou politiques appartenant à la société civile et/ou à l’appareil de l’État, et ce, par des moyens politiques, juridiques, économiques ou culturels ». Cette approche est centrée sur le caractère « civil » des moyens mis en œuvre, par opposition aux moyens « militaires ».

Malgré leurs divergences, ces différentes tendances sont réunies par des références communes. Ainsi, les classiques les plus souvent cités par les tenants des trois tendances comprennent notamment Henry David Thoreau, La désobéissance civile et Étienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire. Ces deux textes mettent l’accent sur la dépendance des gouvernants envers l’obéissance des gouvernés, et sont utilisés dans la perspective d’une critique de la définition webérienne de l’État comme monopole de la violence légitime. En effet, pour les théoriciens de la non-violence, ce qui caractérise le pouvoir étatique est davantage fondé sur la coopération que la contrainte. Ce point est un lieu de ralliement des différents courants indiqués plus haut, par-delà leurs divergences.

Sur cette base, les principes généraux communs aux différentes tendances incluent:

  1. La conscientisation du sujet pour construire sa résistance.
  2. Le refus collectif de coopération — incluant la grève (non-coopération dans le travail), le boycottage (non-coopération dans la consommation) et la désobéissance civile (non-coopération concernant les lois).
  3. La « triangulation du conflit », c’est-à-dire la médiatisation du conflit à un tiers, afin de briser la polarité dominant-dominé.

Malgré l’accord sur ces principes, les théoriciens des trois courants sémantiques mentionnées plus haut se divisent en deux tendances stratégiques, l’une aux accents spirituels et humanistes influencée par Gandhi, l’autre aux accents pragmatistes et machiavéliens s’incarnant dans plutôt dans Gene Sharp. Alors que pour la première tendance le stoïcisme et le courage devant la souffrance visent à émouvoir et « convertir » l’adversaire, les tenants de la seconde tendance visent surtout à produire une situation invivable pour ce dernier et donc à lui forcer la main.

Hors des enjeux normatifs, bon nombre de théoriciens de la non-violence produisent également des études pour vérifier leurs présupposés et tester leurs hypothèses sur les conditions d’efficacité de leurs méthodes. Ils le font par des études de cas, où s’illustre particulièrement Adam Robert qui multiplie les monographies pour ensuite en faire des études comparatives. D’autres élaborent des typologies de l’action, notamment Gene Sharp. Ou des approches multifactorielles menées par des équipes de chercheurs, qui prennent appui sur les études de cas pour identifier les variables influant sur l’impact des méthodes.

Mais la non-violence ne garantit pas le succès. Or, quels sont les résultats des études sur les facteurs qui favorisent ou non la réussite des campagnes d’action non violentes ? Semelin, synthétisant les idées des diverses études, les expose selon deux axes : les facteurs internes au mouvement et les facteurs qui lui sont externes.

Le principal des facteurs internes (apparemment peu étudiés) relève de la cohésion et de l’unité du mouvement de résistance. La lutte non violente ne peut fonctionner que — selon Basil Liddel Hart — si aucune partie du mouvement ne fait le jeu de l’adversaire ou ne cède à la tentation d’adopter une tactique violente. Gene Sharp abonde en ce sens en soulignant que ce sont les bénéfices symboliques (gains de l’opinion publique) et politiques (ampleur du bassin de recrutement des activistes) de la lutte non violente qui sont compromis lorsqu’une frange du mouvement cède à la violence.

A contrario, les facteurs externes d’échec ont été davantage étudiés, en raison d’une objection fréquemment opposée aux apôtres de la non-violence : ces méthodes ne pourraient fonctionner que face à un adversaire doté d’une certaine conscience, et seraient condamnées à l’échec contre des forces « extrêmement féroces » telles que les nazis. C’est Gene Sharp qui a pris cette objection le plus au sérieux, en admettant qu’une répression violente peut casser un mouvement de résistance non violente. Il s’est efforcé de proposer des stratégies qu’il qualifie de « jiu-jitsu politique » pour esquiver ou tirer avantage de la violence de l’adversaire. Trois éléments peuvent amener le pouvoir répresseur à modérer sa répression (hors de sa conscience propre) :

– La désapprobation d’une puissance étrangère dotée d’influence sur ce pouvoir — ce qui s’est produit en Europe de l’Est quand la Russie de Gorbatchev a obligé certains pouvoirs de ces pays à modérer leurs répressions politiques pour des motifs diplomatiques.

– La résilience interne d’un mouvement particulièrement organisé.

– La réaction de l’opinion publique face au spectacle de la répression.

Sur la capacité des mouvements non violents à venir à bout de leur adversaire, Semelin identifie deux tendances. La première, incarnée par Gene Sharp, attribue au mouvement et à sa capacité organisationnelle intrinsèque un pouvoir susceptible de renverser n’importe quel adversaire pour peu qu’il soit bien manié. La seconde, incarnée par Adam Roberts, estime qu’un mouvement de résistance non violente ne peut être efficace que s’il s’élève dans un contexte favorable, autrement dit s’il vient concrétiser des faiblesses structurelles du régime auquel il s’oppose.

Ces débats sur l’efficacité des mouvements non violents ont amené à formuler des critères sur la base desquels on peut parler du succès ou de l’échec. On peut ainsi parler :

– De l’atteinte d’objectifs concrets à court terme (renforcement du mouvement ou obtention d’une concession).

– De l’atteinte d’objectifs à long terme.

– De la durabilité des gains.

– Du coût humain des gains.

La conclusion formulée par les auteurs ayant défini ces critères (Akerman, Kruegler, Wehr et Burgess) que les luttes non violentes ont un coût bien moindre que les luttes violentes pour l’atteinte d’objectifs similaires.

Reste qu’en évoluant d’une posture spirituelle et morale au départ pour se raffiner dans une posture plus réaliste et machiavélienne vers la fin, en insistant sur les mécanismes de pouvoir de la non-violence et ses conditions sociologiques, la littérature a ouvert la voie à un autre problème : si la non-violence se construit à travers des mécanismes de pouvoir visant à contraindre l’adversaire, on ne peut pas présumer de la supériorité morale de l’objectif que cherche à atteindre les activistes non violents. Ainsi la grève des camionneurs ayant contribué à déstabiliser Salvador Allende a-t-elle ouvert la voie à la dictature de Pinochet.

Enfin, question finale pour Semelin, aucune étude ne vient résoudre un problème sociohistorique précis : pourquoi, au sein d’histoires particulièrement violentes, qui enseignent donc des comportements violents aux populations, émergent parfois de larges mouvements non violents ?

Notes

[1] Sylvie LAURENT, Martin Luther King: une biographie intellectuelle et politique, Paris, Éditions Points, 2016, p. 22.

[2] Jacques SEMELIN, « De la force des faibles: analyse des travaux sur la résistance civile et l’action non violente », Revue française de science poitique, 1998, vol. 48, no 6, pp. 773‑782.

[3] Je l’ai découvert par le fascinant ouvrage Purifier et détruire, que je recommande. Jacques SEMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides., Paris, Seuil, 2005, 640 p.

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« L’intellectuel médiéval »: une tension emic-etic

Depuis la parution d’un excellent petit livre de Jacques Le Goff intitulé « Les intellectuels au Moyen Âge », il existe nombre d’études d’histoire médiévale qui se centrent sur la dénomination « intellectuel ». Or, ce mot n’existait pas au Moyen Âge. Faut-il écarter pour autant cette historiographie du revers de la main ? Bien sûr que non, mais cela implique un certain nombre de prudences. Il faut commencer par cerner les enjeux suscités par ce choix de mot.

Jacques Le Goff avait lui-même assez bien saisi les enjeux. Le groupe social qu’il cherchait à étudier était composé de gens qu’on appelait des « philosophus ». Mais ce terme rappelle « philosophe », que nous utilisons aujourd’hui avec un bagage de connotations nettement différent de celles qui sont rendues au Moyen Âge par « philosophus ». Le philosophe, aujourd’hui, est associé à une discipline universitaire spécifique, ou renvoyé à une attitude de détachement par rapport à la vie (« il prit la nouvelle avec philosophie »). L’emploi du terme « philosophus » aurait donc orienté le lecteur contemporain vers une compréhension erronée de ce qu’était ce groupe social. Le Goff s’est donc mis à la recherche du terme contemporain le plus proche de ce qu’étaient les philosophus. En fait, il en en est un dont la définition lui semble décrire avec exactitude les philosophus : intellectuels. Ils seraient des intellectuels, ne leur manquant que le nom. Bien sûr, ce choix est discutable, puisqu’il existe de nombreuses définitions d’intellectuels. Comme je l’ai déjà indiqué, Christophe Charle pense que toute définition de ce qu’est un intellectuel est une manière pour celui qui la donne de se situer dans le champ, de se définir soi-même comme intellectuel et d’exclure d’autres personnes de ce groupe social[1]. Dans le cas de Jacques Le Goff, c’est moins de se situer lui-même qui a importé que de situer son objet, lointain dans le temps, par rapport à un terme qu’on utilise aujourd’hui[2]. C’est pourquoi il a sélectionné, de préférence, la définition la plus large et la plus souple parmi celles communément données à ce terme (un homme de culture intervenant politiquement et socialement), qui lui permette d’inclure les philosophus dans la continuité du grand phénomène des intellectuels. Cependant, dans la définition de Noiriel, dont j’ai parlé sur ce blogue à plusieurs reprises, cette démarche ne pourrait fonctionner[3]. Pour Noiriel en effet, la groupe social des intellectuels naît d’une certaine configuration de l’espace public, de la spécialisation des disciplines et de l’affinement de la division sociale du travail. C’est pourquoi, pour lui, ce groupe est propre à la modernité tardive, n’apparaissant qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’apparition du mot « intellectuel », sous sa forme substantivée.

Ces différentes remarques permettent de situer l’enjeu de la relation entre l’emic et l’etic dans une perspective historique. Le langage utilisé par l’historien est trompeur, tant qu’il se cantonne à un seul de ces niveaux de langage : c’est en confrontant les enjeux intégrés aux deux niveaux de langage qu’on peut comprendre le passé. En effet, à défaut de confronter les deux langages, on risque deux pièges opposés dans leur structure, mais similaires quant à leur résultat :

  1. Dans le premier cas, on utilise le langage actuel, et les concepts qu’il véhicule, pour comprendre le passé, avec pour résultat d’en faire une lecture anachronique, projetant le concept actuel sur les réalités passées.
  2. Dans le second cas, on utilise un langage ancien, mais qui, faute d’être comparé au langage actuel, n’est pas compris selon ses propres normes. Il est donc compris comme son plus proche analogue actuel, ce qui a aussi pour résultat une lecture anachronique du passé, en lui appliquant un concept présent (quoique pas le même que dans le cas 1).

La solution adoptée par Le Goff fut, en quelque sorte, un exercice d’analyse de traduction : analyser le terme médiéval et choisir, par la suite, un mot moderne pour « dire presque la même chose » selon l’expression d’Umberto Eco. La solution est élégante, mais n’esquive pas entièrement le premier écueil. Tenu de garder toujours à l’esprit la relation emic-etic entre le « philosophus » et « l’intellectuel médiéval », le lecteur est doté d’outils pour éviter de projeter le sens actuel sur le sens médiéval, mais demeure soumis à cette tentation. La fortune du terme « intellectuel » dans une certaine historiographie médiéviste postérieure pourrait en témoigner. Cette historiographie sur les intellectuels médiévaux fut suffisamment prolifique pour que, abordant les origines des intellectuels à la fin du XIXe siècle, Yvan Lamonde ressente le besoin de se justifier de s’interroger sur un possible anachronisme qui consisterait à parler d’intellectuels avant la naissance du mot[4]. Les précautions initiales de Le Goff ne sont pas toujours répétées et les confusions peuvent aisément renaître.

Notes

[1] Christophe CHARLE, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle: essai d’histoire comparée, 2. ed., Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Histoire », n˚ 291, 2001, 452 p.

[2] Jacques LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2000, 188 p.

[3] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, 310 p.

[4] Yvan LAMONDE, « Les « intellectuels » francophones au Québec au XIXe siècle: questions préalables » », Revue d’histoire de l’Amérique française, 1994, vol. 48, no 2, pp. 153‑185.

La dispute de Zurich et quelques autres

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les disputes, comme l’un des moyens de diffusion de la Réforme protestante. Au coeur de cette brève, il y avait la dispute de Lausanne, telle que la rapportait Bernard Cottret.

Voici maintenant un extrait relatant les disputes de Zurich et résumant leurs conséquences, tout en évoquant quelques autres événements du même types ayant été tenus à l’époque. L’extrait provient de la synthèse sur le guerres de religion coécrite par David El Kenz et Claire Gantet, le premier étant spécialiste des guerres de religion françaises, la seconde de la Guerre de Trente Ans, en particulier de la mémoire allemande de cette guerre.

L’adoption de la Réforme par la cité de Zurich, en 1523, fait basculer une trentaine de cités helvétiques et allemandes. Le clerc Huldrych Zwingli (1484-1531) en appelle au Conseil de ville pour trancher le conflit religieux avec l’évêque de Constance. Devant le refus par l’évêque de toute intervention politique, le Conseil convoque, en janvier 1523, une dispute entre Zwingli et le vicaire général Johann Fabri devant 600 personnes. Il adopte le programme du premier, rédigé en Soixante-sept thèses et axé sur la supériorité de l’Écriture sur l’Église visible. Après une série d’actes iconolastes, une seconde dispute a lieu, en octobre 1523, devant 800 personnes, sur le seul thème, cette fois, des images et de la messe. Aux yeux de la hiérarchie romaine, ce type de dispute est une « révolution » car la communauté civique s’arroge le droit de décider en matière doctrinale, privilège ecclésiastique. À l’inverse, pour les Zurichois, la dispute émane de l’institution médiévale des assemblées communales et ecclésiastiques, qui toutefois ne se réfère plus qu’à l’autorité de la Bible. L’utilisation de la langue vernaculaire, l’exposition des thèses, propres à souligner les divergences, l’appel exclusif aux Écritures et la volonté d’une décision municipale placent l’Église catholique en position défensive face à l’idéal communautaire exalté par le s réformateurs: la dispute se réduit à un rituel public, sous forme d’une conjuration urbaine, qui officialise le choix de la Réforme. Considérée comme une décision prise à l’unanimité, l’orientation nouvelle engage dorénavant l’ensemble des citoyens. Les assemblées d’Obberbüren (1528) et de Kesswil (1529) qui rejettent le protestantisme sont exceptionnelles.

Les disputes ont été au coeur du commencement de la Réforme. L’extrait, cité dans l’autre billet, de Bernard Cottret, indique bien qu’elles dérivent en partie de la forme universitaire du débat. Elles s’observaient aussi au Moyen Âge, entre tendances opposées au sein du christianisme, ou entre chrétiens, juifs et musulmans là où ces différences religions étaient représentés. Les 95 thèses de Luther empruntent elles-même à la forme des débats universitaires de l’époque.

L’une des premières disputes significatives dans la diffusion de la Réforme fut celle de Leipzig, qui avait été organisée entre Eck, le vice-chancelier de l’université d’Ingolstadt, défenseur de la hiérarchie et de la tradition catholique, et Carlstadt, l’un des plus fervents disciples de Luther à ce moment. Voici comment Delumeau voit celle-ci.

La Dispute de Leipzig (juillet 1519) amena la rupture. Eck devait s’y mesurer avec Carlstadt, un des tout premiers disciples de Luther. Mais le professeur d’Ingolstadt ayant pris facilement l’avantage sur Carlstadt dans une discussion sur le lbire arbitre, Luther remplaça son ami. Les deux adversaires étaient maintenant de taille. Eck connaissait admirablement les Pères et les décrets des conciles, Luther possédait très bien les Écritures. L’un avait « une voix puissante et une mémoire prodigieuse »; l’autre « une voix claire et coupante, la parole abondante, riche de pensées et d’expressions, le ton tour à tour agressif, méprisant, impétueux, mordant ». Eck chercha moins à convaincre charitablement son antagoniste qu’à pousser vers des positions extrêmes le « docteur hyperbolique » [Luther] qu’il « était facile d’entraîner aux excès ». Rappelant le conflit qui, dans l’Église primitive, avait opposé Paul à Pierre, Luther conclut: 1º Que Paul était alors indépendant de Pierre, qui n’était donc pas le pasteur de toute l’Église apostolique; 2º Que Pierre n’était pas infaillible, puisque Paul l’avait convaincu d’erreur. Insistant d’autre part sur la fausseté de la donation de Constantin, l’Augustin [aka Luther, qui était issu de l’ordre des augustins] attaqua le pouvoir temporel des papes. Mais Luther précédemment avait fait appel au concile. Eck l’amena à reconnaître que le concile de Constance avait condamné des formules que lui, Luther, tenait pour chrétiennes, entre autres celles-ci: « Il n’est pas nécessaire au salut de croire que l’Église romaine est supérieure aux autres. » Alors à quoi bon l’appel au concile?

Rentré à Wittenberg, Luther chercha une justification à l’attitude qu’il avait adopté à Leipzig. Il la trouva dans la Première Épître de saint Pierre (I,9):

« Vous (Chrétiens), vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est formé, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelé des ténèbres à une admirable lumière ».

C’est la théorie du sacerdoce universel. Désormais, sans nier l’utilité de toute hiérarchie, Luther ne verra plus de différence de nature entre prêtres et fidèles. Et si un simple fidèle est illuminé par l’Esprit, il en sait plus que tous les conciles. 

Au-delà du récit des événements et de l’importance respective de chacune des disputes rapportées dans ces différents extraits, on notera la différence de traitement selon les historiens. Cottret, El Kenz et Gantet mettent l’accent sur le système de la dispute, son cadrage et le passage d’un milieu contrôlé (universitaire, notamment) à un milieu hors du contrôle ecclésiastique (l’assemblée des fidèles). Quand on réfléchit à ce qu’implique l’analyse proposée par El Kenz et Gantet, on réalise que le dispositif de la dispute de Zurich était subversif, même si d’aventure la représentation catholique l’avait emporté, car le jugement final, prononcé par les représentants civils, contrevenait à l’autorité de la hiérarchie catholique. Autant dire que le format n’était pas neutre. Delumeau traite bien autrement la dispute de Leipzig. Il est vrai que, se situant au commencement du processus, elle ne montre pas les mêmes rapports de force. Cottret décrit la dispute de Lausanne, bien plus tardive, comme un dispositif de propagande bien rodé par les partisans de la Réforme. Au contraire, à Leipzig, les catholiques avaient pu imposer un de leurs poids lourds face à un théologien mal préparé (Carlstadt) et contraint Luther à faire évoluer ses doctrines pour faire face à ses contradictions. C’est justement sur ce point que le traitement de Delumeau se différencie de ceux des autres historiens cités : en historien qui n’a jamais caché son engagement chrétien, Delumeau s’intéresse davantage à la dimension doctrinaire de la dispute et décrit fort peu le dispositif qui l’a encadré, ne laisse pas savoir qui l’organisait ni qui devait juger du résultat.

Bibliographie

Le Sultan, la Renaissance, l’Empire

Je ne m’étendrai pas beaucoup sur le sujet cette semaine. Je partagerai simplement deux extraits montrant la participation du sultan ottoman à la culture européenne de la Renaissance.

Curieusement, deux des monarques les plus intéressés par les nouvelles formes de culture régnaient dans ce qu’on pourrait aisément qualifier de périphérie de l’Europe : à Istanbul et à Buda. Mehmet le Conquérant, le sultan qui prit Constantinople, ne rejetait pas la tradition antique. Il avait coutume de se faire lire des textes classiques par un Italien, Cyriaque d’Ancône. Il aimait particulièrement Tite-Live, comme ses contemporains Alphonse V d’Aragon et Charles le Téméraire. En dépit de l’interdit officiel de l’islam sur l’art figuratif, le sultan invita Gentile Bellini à Istanbul pour peindre son portrait, et en commanda d’autres à des artistes turcs. Les centres d’intérêt de Mehmet n’avaient probablement guère d’écho hors des cercles de la cour. Mais, au début de la Renaissance, c’était le cas partout en Europe occidentale, même en Italie .

Si on veut se convaincre davantage encore de la participation du sultan ottoman à la culture européenne, on peut regarder trois générations plus tard, à l’époque de l’affrontement de Soliman et Charles Quint. En dehors de l’affrontement strictement militaire, qui a des sources économiques et stratégiques, l’affrontement fut également symbolique. Mais pour qu’il le soit, il fallait qu’ils partagent au moins quelques références. Gilles Veinstein résume la question en quelques lignes :

La rivalité entre Ottomans et Habsbourg est alors à son paroxysme : au-delà de la domination sur la Hongrie, elle porte sur l’héritage impérial et donc sur la prétention à la domination universelle. Le sultan n’admet pas que Charles Quint se fasse couronner empereur et son frère roi des Romains, puisqu’il se juge seul candidat légitime à la souveraineté suprême. Dans ces conditions, c’est spécifiquement contre Charles Quint, lequel s’était présenté comme le champion de la « guerre turque » à la diète de Ratisbonne en avril 1532, que sera dirigée la quatrième campagne de Soliman en Europe, désignée dans la tradition ottomane comme la « campagne d’Allemagne contre le roi d’Espagne » .

Bibliographie

Référence que j’aurais dû lire, mais n’ai pas lue pour écrire ce billet :

Chastel, André, « La Renaissance italienne et les Ottomans », dans Agostino Pertusi (dir.), Venezia e l’Oriente, Florence, 1966.

Un moment fondateur de la criminologie?

Les réflexions sur la criminalité datent d’aussi longtemps que la criminalité. Cela ne fait pas pour autant de toute réflexion sur la criminalité une « criminologie ». Pour y accoler un suffixe suggérant l’étude et la science, un certain nombre de conditions doivent être réunies: d’abord un certain degré de spécialisation, l’émission de réflexions rompant avec les fausses évidences et la mise au point de méthodes spécifiques pour résoudre les problèmes intellectuels qui apparaissent par la lumière s’infiltrant dans cette rupture. Dans un ouvrage que j’ai dans ma bibliothèque – acheté juste après ma thèse pour élargir mes horizons et gambader hors des mes champs de spécialité, ouvrage dont je n’ai d’ailleurs lu que les premiers chapitres  – il est écrit que la criminologie trouve son origine dans l’Italie de la fin du XIXe siècle. À cette époque, où l’opinion prenait conscience de l’existence de la mafia en Sicile, les intellectuels italiens ont pour la première fois commencé à réfléchir à une forme de criminalité qui, leur semblait-il, était sans équivalent connu ailleurs. La démarche la plus importante de l’époque, sur cette question, est celle de deux aristocrates originaires de Toscane, les barons Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti. Ce dernier bénéficiait d’une solide formation humaniste, avait été disciple de John Stuart Mill, était économiste et peut être compté au nombre des intellectuels libéraux italiens de l’époque. Les deux comparses se sont rendus en Sicile pour enquêter sur la mafia. Dans le document qu’ils produisirent, la partie rédigée par Franchetti, est présentée par Jacques de Saint Victor comme un moment fondateur de la naissance de la criminologie:

Même si elle n’est pas exempte de certains préjugés conservateurs propres à cette époque, la recherche de Franchetti se présente comme l’analyse la plus lucide et la plus approfondie du phénomène mafieux au moment de sa naissance. Franchetti était un intellectuel libéral et son étude sur la mafia sicilienne constitue aujourd’hui un classique de l’analyse criminologique, un peu comme De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, en est un pour les études politiques .

Peut-être est-il exagéré de parler de moment fondateur d’une discipline, puisque, une fois rédigé, le rapport de Franchetti fut, dans l’ensemble, ignoré jusqu’aux années 1980. Il n’y a donc pas eu d’effet d’institutionnalisation de la criminologie à l’époque même de Franchetti. Reste que si la discipline a fini par s’intéresser à Franchetti, au-delà de l’intérêt historique de son enquête, c’est sans doute parce qu’elle a rompu avec l’évidence admise à l’époque et inséré la réflexion sur la criminalité dans le cadre plus large des transformations sociales induites par le capitalisme. Pour arriver à cette conclusion, Franchetti a dû revoir ses prémisses. En effet, en commençant l’enquête, le baron « supposait, comme de nombreux intellectuels de son temps, que la criminalité était fille de la misère et du besoin » . Or, ce n’est pas ce qu’il a trouvé une fois rendu en Sicile. En effet, les provinces les plus pauvres de l’île n’étaient ni celles où la criminalité mafieuse était la plus présente, ni celles où elle avait fait son apparition le plus tôt.

La mafia était née dans la luxuriante Conca d’Oro […]. Or, ces propriétés agrumicoles étaient non seulement riches mais gérées suivant les méthodes les plus modernes. La mafia serait-elle donc moins le produit de la pauvreté que de la richesse? Ce constat ne laissait pas de troubler Franchetti, qui avait foi dans le Progrès et croyait en ses effets bénéfiques .

C’est cette contradiction qui a obligé Franchetti à mener une enquête plus approfondie, faite d’entretiens « avec tous les acteurs locaux »: juges, policiers, fonctionnaires, grands propriétaires. Il a ainsi recueilli les éléments de portrait d’une « secte criminelle » bien structurée et, surtout, disposant de complicités en haut lieu. Ainsi, il découvrit que des aristocrates et des bourgeois – dans tous les cas grands propriétaires fonciers – étaient à la tête de l’organisation et les principaux bénéficiaires… même s’il n’osa pas accuser trop directement les aristocrates, ce que lui interdisaient ses propres préjugés de classe . Avides de gains et puissants, ces grands propriétaires fonciers « préférai[en]t diriger des criminels plutôt que d’en être inquiété[s]. De leur côté, ces criminels trouvaient commode de s’entendre avec ces barons et leurs intendants, car cela leur assurait une certaine impunité vis-à-vis des autorités et un grand ascendant sur le peuple et les autres bandits » . Libéral convaincu, Franchetti était embarrassé de devoir admettre que ces malfaiteurs étaient semblables « au capitaliste, à l’impresario et au directeur d’usine » (cité dans ).

[Le mafieux] régule la division du travail et des tâches, contrôle la discipline parmi les employés discipline aussi indispensables dans cette activité [criminelle] que dans n’importe quelle autre industrie si l’on veut obtenir des profits abondants et constants. Il appartient au chef mafieux de juger, en fonction des circonstances, s’il convient de suspendre les actes de violence pendant un certain temps ou au contraire de les multiplier et d’en augmenter la férocité. Ce patron doit s’adapter aux conditions du marché pour choisir les opérations à mener, les personnes à exploiter, la forme de violence à utiliser (cité ).

Mais s’il eut l’honnêteté de formuler ces constats qui lui semblaient contre-intuitifs, la meilleure partie de l’analyse de Franchetti, la plus fondamentale, semble ailleurs. Notons en aparté que si la mafia n’était que la conséquence du libéralisme économique, elle serait née en Angleterre, pas en Italie. C’est une forme particulière de transition du féodalisme au libéralisme qui eut ce résultat en Sicile: l’État italien était centré plus au nord et les représentants de la police et de l’armée italienne ignoraient pour la plupart le dialecte sicilien, nuisant grandement à leur efficacité dans la région. En conséquence de quoi, le monopole de la violence de l’État central ne put s’imposer dans le sud. En revanche, la libéralisation déchaîna le jeu de la concurrence tout en intégrant les nobles au commerce et les commerçants à la propriété foncière. Parallèlement, les nobles se voyaient privés du rôle juridique qu’ils avaient auparavant. Franchetti a noté que cette dynamique a permis à chaque groupe susceptible de s’organiser les moyens d’avoir recours à la violence tout en forgeant une classe de propriétaires âpres au gain et héritiers d’une certaine tradition féodale de la violence et de la protection. Les nouveaux groupes violents et les propriétaires ont ainsi noué une relation de protection mutuelle . Cette alliance, qui profitait aux uns et aux autres, a produit une situation où le libéralisme naissait en l’absence d’une société de droit fermement constituée.

Ce récit, mis à part l’intérêt qu’il présente pour l’histoire de la mafia elle-même, présente quelques indications sur différentes innovations qui rapproche Franchetti d’une démarche scientifique (à défaut sans doute de l’atteindre): mise à distance des idées préconçues, problématisation, mise au point de méthodes et enquêtes. Dans ce cas-ci, la problématisation, construite à partir des compétences d’un économiste, revient à une insertion de la compréhension de la criminalité par un cadre explicatif socio-économique. Mais l’une des conclusions remarquable auquel arrivait l’économiste, c’était que le crime organisé lui-même naissait, à la manière d’une entreprise capitaliste moderne, d’une organisation rationnelle du crime.

Je signalerai en terminant que, à peu près à la même époque, en Angleterre, un écrivain de science-fiction imaginait également une gestion rationalisée, scientifique, du crime. Il s’agissait d’Arthur Conan Doyle. Je crois qu’on sous-estime souvent la part de science-fiction dans les aventures de Sherlock Holmes. L’idée principale de ces romans, incarnée dans la personne du célèbre détective, était de mettre en scène une approche scientifique de la résolution des crimes. Carlo Ginzburg a eu l’occasion de souligner que les méthodes de Sherlock Holmes étaient en grande partie la transposition des méthodes de diagnostic des médecins à l’enquête policière . De même, Sherlock Holmes regroupe dans sa pratique les trois grands éléments de la méthode scientifique: savoir préalable où il peut puiser, sens de l’observation permettant la collecte d’informations nouvelles, sens du raisonnement à partir des données cumulées. Mais le plus intéressant, pour ce billet, est qu’en cherchant un rival à son héros, Doyle a imaginé le professeur Moriarty, un spécialiste de la rationalisation du crime. Moriarty n’est pas à la tête d’un empire du crime, à la manière d’un grand mafieux: c’est plutôt une sorte de consultant spécialisé, qui prélevait une commission en échange de ses conseils pour réaliser le crime parfait. Il n’en demeure pas moins que les livres et nouvelles de Doyle témoignent de deux importantes intuitions: la rationalisation du crime et la scientificité de l’enquête policière. Sur l’une comme sur l’autre, ses intuitions ne se sont que partiellement réalisées.

Bibliographie

On lira aussi avec intérêt les trois essais de Jean-Jacques Pelletier sur Sherlock Holmes, que je n’ai pas pu relire pour l’occasion mais qui ont beaucoup contribué à façonner ma vision du personnage. Dans les numéro 2, 3 et 4 de la revue Alibis.