Limites de l’extension coloniale espagnole et cartes de l’empire

Ce billet porte sur les limites de l’extension coloniale espagnole, principalement sous la dynastie des Habsbourgs. Il prétend également montrer quelques limites des cartes historiques que nous utilisons souvent. Il ne s’appuie pas sur une revue exhaustive, mais essentiellement – et cela fait partie de l’objectif – sur des cartes aisément accessibles à partir d’une recherche google. Sans exposer le détail, il prétend donner quelques indications pour aider les lecteurs à garder une distance critique face à quelques cartes qu’on peut trouver dans les manuels d’histoire et quelques repères à vérifier.

Si on cherche des cartes de l’Empire colonial espagnol au temps de sa grandeur, il est possible, et même probable, qu’on trouve des cartes rapportant son extension géographique maximale, au XVIIIe siècle. Or, l’extension géographique maximale de l’empire espagnol ne correspond pas au moment où l’Espagne apparaissait comme la principale puissance européenne, sinon la première puissance mondiale (quelques empires asiatiques ayant cette prétention). Dans la mesure où nous avons tendance à associer « puissance » et « extension géographique », nous avons une certaine tendance à vivre cette contradiction comme une dissonance cognitive. En conséquence, on associe une carte plus tardive à une situation antérieure. Parfois, la carte est accompagnée d’une date, mais sert à illustrer un passage portant sur l’Espagne des Habsbourgs, ce qui fait qu’on rapporte plutôt la carte aux Habsbourgs qu’à la date, même si celle-ci est plus tardive. D’autres fois – plus fréquemment que je ne le croyais d’ailleurs, car je l’ai beaucoup trouvée sur internet en préparant ce billet – on montre une carte antérieure, où le sud de l’Argentine et du Chili est exclu des frontières espagnoles.

L’une des cartes les plus caricaturales que j’ai trouvées peut être vue, au moment d’écrire ces lignes, en en-tête de l’article wikipédia sur l’empire espagnol. La légende précise qu’il s’agit d’une carte « anachronique, à différentes périodes ». Il y a donc une certaine honnêteté: l’empire espagnol n’a, à aucun moment de son histoire, ressemblé à cela. Elle inclut des revendications, remonte très loin au nord, amalgame des territoires qui n’ont jamais appartenu à cet empire aux mêmes époques (l’Allemagne et le sud du Chili, par exemple), les possessions espagnoles et portugaises (j’aborde ce point plus loin) et peint le tout sans égard aux types de dominations variables auxquelles ces différentes régions ont pu être sujettes. Ainsi l’Allemagne n’a jamais « appartenu à l’Espagne » d’un point de vue juridique. Simplement, Charles Quint fut à la fois roi de Castille, d’Aragon et Empereur [d’Allemagne]. Honnête sur son anachronisme, elle n’en alimente pas moins des images de grandeurs qui ne correspondent à aucune réalité historique concrète.

On trouve sur les différentes cartes de l’empire espagnol certains flottements. C’est le cas en particulier de la frontière nord de l’Empire. Les cartes tracées aujourd’hui hésitent à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, comme si ceux qui les traçaient hésitaient à montrer que ce qui correspond au territoire étasunien aujourd’hui appartint à une autre puissance occidentale auparavant. Mais n’exagérons rien: la présence espagnole, puis mexicaine, sur certains territoires est intégrée au récit national étasunien, dont certains passages – fort Alamo, l’annexion de la Floride – seraient incompréhensibles si cette présence espagnole n’était pas d’abord reconnue. Toute la question est de savoir jusqu’où on reconnaît la présence espagnole.

On voit ici une carte assez minimaliste où la Floride est espagnole, mais où le territoire espagnol ne remonte pas trop loin au nord du Rio Grande. Certaines cartes ont une approche plus maximaliste, intégrant au nord de l’Empire non seulement les territoires occupés, mais aussi ceux qui sont revendiqués par la couronne espagnole, donnant l’impression d’une extension couvrant la majorité de l’Amérique du nord, alors que la présence espagnole y était faible, voire anecdotique. On peut prendre celle-ci comme exemple.

Il y a aussi des codes graphiques qui donnent à l’oeil des informations qui peuvent induire en erreur. Par exemple, si la frontière nord est délimitée avec des petits angles et un découpage rectiligne, nos habitudes par rapport aux cartes tendent à décoder l’information comme précise: c’est le découpage des frontières « réelles ». En réalité, cela signifie généralement que, pour construire la carte, son concepteur a pris une carte des états américains et a colorié ceux où il estimait devoir indiquer une présence ou une domination espagnole. La précision de la carte ne renvoie donc pas à une information historique, mais plutôt à l’état actuel des frontières des états américains, produisant un puissant anachronisme. Une autre manière de dessiner la frontière nord est de tracer une courbe. L’oeil est alors immédiatement avertit qu’il y a imprécision: les frontières juridiques n’étant jamais dessinées selon des courbes harmonieuses, ce type de découpage se retrouve donc surtout sur des cartes historiques qui représentent des « aires d’influences » approximatives. A priori, ce type de tracé paraît plus honnête, car il indique les limites de nos capacités à cartographier la chose. Mais l’approximation peut aussi avoir des effets pervers, et avoir l’effet par exemple de « gruger » un peu plus de territoire qu’il ne faudrait.

Quant à ce qu’il faut inclure au sein de la carte, l’un des problèmes est de savoir si une présence ou une revendication espagnole justifie de dire que l’endroit est inséré l’empire espagnol, alors qu’existent sur place des populations qui n’en reconnaissent pas forcément la souveraineté et décident de leur organisation interne et politique externe par elles-mêmes. Mais il existe d’autres problèmes, par exemple le statut des colonies portugaises. En effet, en 1580, Philippe II devient roi du Portugal. Pour autant, le Portugal n’est pas annexé à la Castille et il préserve l’autonomie de ses institutions. Certes, ayant le même roi, leurs politiques tendront à converger, ce qui n’empêchera pas des rivalités entre castillans et portugais. Cette situation se terminera en 1640, lorsque le Portugal se soulèvera contre les politiques fiscales du comte-duc d’Olivarès, renverra son roi et s’en choisira un indépendant.

Ici par exemple, la carte est relativement minimaliste et conservatrice quant à l’étendue des frontières (on ne s’aventure pas trop au nord, on n’annexe pas toute l’Argentine ni tout le Chili), mais inclut les colonies portugaises comme partie du même empire. On note que le titre de la carte précise « bajo el reinado de los Austrias », autrement dit la dynastie des Habsbourgs, évincés d’Espagne après la guerre de Succession d’Espagne au début du XVIIIe siècle. Cette précision, qui cette fois est prise au sérieux, oblige à se concentrer sur une extension antérieure au XVIIIe siècle. Cette autre carte monte beaucoup plus au nord, respecte les mêmes limites au sud et distingue deux couleurs pour les empires espagnol et portugais.

Mais j’ai gardé le meilleur pour la fin. L’un des problèmes de ces cartographies, c’est qu’une fois la zone recouverte et entourée, les limites du pouvoir n’y apparaissent plus. Le problème apparaît à différents niveaux pour trois régions en particulier: le Chili, l’Amérique centrale et le Yucatan.

J’ai évoqué à quelques reprises les cartes qui marquent les limites de l’extension coloniale vers le sud du Chili. C’est que la région centrale de ce qui correspond aujourd’hui à ce pays a férocement résisté à l’expansion espagnole, ce que les cartes les mieux construites montrent. Cette résistance était due à trois grands facteurs. Le premier était l’absence de centralisation étatique au Chili (contrairement au Pérou, la Bolivie et l’Équateur, recouverts par l’empire Inca), qui rendait impossible la reproduction des mécanismes de la conquête du Mexique et du Pérou: décapiter l’empire central, reprendre ses structures de dominations, les modifier par la suite lorsque le pouvoir est suffisamment ferme pour que ce soit possible.  Le second facteur était la tradition guerrière des groupes habitant la région, bien préparés à faire face à des envahisseurs et à mener une guerre de harcèlement. Le troisième facteur, enfin, était la relative faiblesse des richesses de ces régions. L’absence de métaux précieux en particulier a rendu les expéditions vers le Chili très peu rentables pour les conquistadores. Combiné à la résistance des Mapuches (Araucans) et des Huiliches (plus au sud), cela a rendu difficile de recruter des volontaires pour les expéditions vers ces régions. La conquête, qui jusqu’alors s’auto-organisait à partir de financements et d’initiatives privées (qui demandaient ou devançaient une autorisation royale), menées par des soldats très motivés à poursuivre la conquête jusqu’au bout, dû alors être reprise par le financement royal. Les soldats avaient alors comme principale motivation de toucher leur solde pour l’expédition, sachant qu’ils avaient peu de butin à espérer. La première expédition privée vers le Chili fut menée en 1535 par Diego de Almagro, qui s’était appuyé sur les aventuriers attirés par la conquête du Pérou, mais trop tard pour en tirer les fruits. Face à l’échec, Almagro revint au Pérou où s’amorçant une guerre entre ses partisans et ceux des frères Pizarre. La seconde tentative d’origine privée est venue de Pedro de Valdivía, dans une expédition qui regroupait les partisans défaits d’Almagro. Indésirables au Pérou où ils avaient été vaincus, ils n’avaient plus que le Chili où se tailler une place. Ils gagnèrent beaucoup de terrain, mais furent massacrés à Tucapel en 1553. Des tentatives pour pousser plus au sud la frontière furent tentées pendant le règne de Philippe II. À défaut d’y gagner de grandes sources de revenus, les côtes chiliennes pouvaient être intéressantes pour les navires qui contournaient l’Amérique par le sud. Mais l’Espagne ne dépassa pas la région du Biobío, au centre du Chili actuel. Les Mapuches demeurèrent indépendants jusqu’au XIXe siècle[1]. Cette limite de l’extension apparaît sur la plupart des cartes centrées sur les Habsbourgs, mais se retrouve gommée sur une carte comme la carte anachronique mentionnée au début du billet.

Une autre région où on peut noter les limites de la domination espagnole avant le XVIIIe siècle est la région Maya, correspondant au Yucatan et au Guatemala actuels. A priori, cela surprend davantage, car nous avons le sentiment d’être situé au coeur de l’empire. Le Yucatan était sur le chemin des Espagnols lorsqu’ils se rendirent dans l’Empire aztèque. Il se trouve en effet entre Cuba et Veracruz. Or, les Mayas résistèrent férocement à toute tentative d’invasion espagnole. L’une des explications tient peut-être précisément avec leur proximité avec la première région d’expansion espagnole, les Antilles. Les Mayas étaient bien placés pour connaître le sort réservé aux Taïnos, puisque ceux d’entre eux qui fuyaient les îles dévastées parvenaient parfois au Yucatan. De plus, quelques naufragés espagnols se retrouvèrent parmi les Mayas. L’un d’eux, Gonzalo Guerrero, y fit sa vie et se maria parmi eux. Il les instruisit dans les méthodes de combat des Espagnols et leur appris à fabriquer des arbalètes. Des prisonniers indiens faits par les Espagnols trouvèrent parfois refuge chez eux et les encouragèrent à mener la guerre aux Espagnols. De sorte que quand ces derniers parvinrent sur les côtes du Yucatan, ils furent généralement accueillis avec hostilité, souvent carrément par une volée de flèches et il était extrêmement difficile d’engager le moindre pourparler avec eux (Cortés y parvint une fois, avant de partir vers l’empire Aztèque moins hostile). Après la chute des Aztèques, Francisco de Montejo tenta la conquête du Yucatan, ne parvenant qu’à prendre quelques places. Son fils parvint à construire une certaine implantation espagnole dans l’est de la péninsule (Tulum, qu’il conquit) et le nord (Mérida, qu’il fonda). Mais plus au sud, un État indépendant, le Petén Itza (actuel Guatemala) résista à toute tentative d’invasion jusqu’en 1697, et « fut pendant de longues années le refuge de tous les Mayas qui fuyaient la domination hispanique. » Un exemple similaire peut être trouvé du côté du Costa Rica, la région de Talamanca demeurant insoumise encore au XVIIIe siècle, plus longuement encore que le Petén Itza [2].

D’autres approches cartographiques permettent de nuancer la présence européenne en Amérique à l’époque moderne. On trouve chez Frenette[3] une carte de l’Amérique du Nord qui distingue les établissements, points d’appuis et régions à forte densité de peuplement des régions où la présence est faible. C’est une approche intéressante. Pour autant, elle ne répond qu’à des questionnements portant strictement sur la présence européenne: cette approche ne donne aucun aperçu sur les populations autochtones. Nous pourrions imaginer une carte plus complexe qui réinsérerait les autochtones dans le jeu politique de l’époque puisque, même à puissance réduite, ils furent bien présents et tenaient au moins en partie les rênes de leur destinée. Ce type de cartographie bouleverserait notre mémoire de cette époque. Il serait précieux non seulement pour notre compréhension de cette histoire, mais sans doute également pour les premières nations qui s’y verraient resituées à leur juste place dans l’histoire.

Notes

[1] Georges BAUDOT, La vie quotidienne dans l’Amérique espagnole de Philippe II, XVIe siècle, Paris, Hachette, 1981, p. 66.

[2] Ibid., p. 55-56, 56 pour la citation.

[3] Une carte que je n’ai pas retrouvée sur internet, malheureusement et trop lourde pour que je puisse la télécharger sur ce blogue. On peut la trouver dans aYves FRENETTE, Marc ST-HILAIRE et Étienne RIVARD (éds.), La francophonie nord-américaine, Québec, Presses de l’Univ. Laval, coll. « Atlas historique du Québec », 2012, p. 6.

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Les premières critiques de l’encomienda

Lorsque les Espagnols sont arrivés en Amérique, leur implantation sur le territoire s’est construite en adaptant des institutions médiévales au nouveau territoire où ils arrivaient. L’institution clé des débuts de la colonisation espagnole en Amérique est une donation faite aux conquérants qu’on appelle l’encomienda. De l’avis général, il s’agit d’une institution qui trouve sa source dans la Reconquista espagnole, où les rois récompensaient les combattants les plus méritants en leur octroyant des terres et leurs habitants[1]. L’adaptation de l’encomienda à l’Amérique a toutefois altéré l’institution très tôt, peut-être même dès les premières encomiendas instituées par Christophe Colomb. Plutôt qu’une donation de terre permettant  d’acquérir du pouvoir sur les habitants, on concédait aux conquérants un groupe d’indigènes dont ils pouvaient exiger un tribut en travail et en biens, en échange de quoi l’encomendero était également responsable d’assurer leur évangélisation et d’assurer la défense du territoire. L’encomienda a servi au pouvoir espagnol à récompenser les conquistadores, à stabiliser la collecte des impôts auprès des Indiens, à légitimer la conquête en créant une institution théoriquement destinée à assurer l’évangélisation des nouveaux sujets et enfin à fixer les conquistadores sur le territoire conquis afin d’assurer la durabilité de la conquête. Au cours du XVIe siècle, l’institution de l’encomienda a beaucoup évolué dans sa constitution : créée à l’initiative des premiers chefs conquistadores, entérinée et réformée par les monarques, sa forme et sa finalité ont fait l’objet de luttes constantes. Tandis que les colons ont cherché à reproduire autant que possible l’institution féodale, afin d’en faire une récompense leur donnant le pouvoir sur les hommes et sur les terres, qui soit également héréditaire ; les monarques ont plutôt, pour leur part, cherché à en limiter l’ampleur en limitant la récompense à celui qui la recevait ou à son héritier immédiat, à n’accorder que le tribut dû par les indigènes à l’encomendero, et non le pouvoir sur la terre. Enfin, tandis que les encomenderos ont pour la plupart cherché à assurer le moins possible le poids de l’évangélisation, les religieux et la couronne ont tenté autant que possible de renforcer cette obligation. En ce sens, les évolutions historiques de l’encomienda (deux moments particulièrement forts : les lois de Burgos en 1512 — amendées l’année suivante — et les Leyes Nuevas de Indias en 1542), se fondent sur « une tension, caractéristique du fief, entre deux logiques, l’une favorable à celui qui reçoit le bien, l’autre à qui le concède. »[2] Étant donné les variations dans la portée de l’institution et dans les territoires où elle fut appliquée, les effets de l’encomienda furent plus ou moins importants selon les régions. Dans les Antilles, elle fut dévastatrice. Appliquée très précocement et initialement en-dehors de toute régulation royale, puis trop timidement régulée par celui-ci, elle mena à une exploitation des autochtones sans vergogne, un succédané d’esclavage qui épuisa jusqu’au trépas de nombreux Indiens, en poussa des masses au suicide, les soumis à des conditions telles qu’ils étaient, moins encore qu’à l’heure du premier contact, en condition de survivre au choc bactérien entre les deux continents. Les effets combinés de la rencontre, auxquelles il faut ajouter l’émigration, sont si désastreux qu’une vingtaine d’années après le premier contact, la population indigène ne représente plus que 10 % de la population initiale de l’île d’Hispaniola[3]. Dans ce contexte, un certain nombre d’Espagnols ne restent pas indifférents. Si les premiers critiques de l’encomienda furent certainement ses victimes elles-mêmes, les premières voix critiques de l’encomienda qui nous sont parvenues appartiennent à ce petit groupe d’Espagnols qui tentèrent de freiner l’exploitation des Indiens en faisant appel à l’autorité royale. Le plus connu de ces critiques est le dominicain Bartolomé de Las Casas, l’auteur de la Brève histoire de la destruction des Indes. Mais je souhaite aborder ici deux autres noms, les précurseurs.

Cristobal Rodríguez

La majorité des critiques de l’encomienda furent des religieux. Mais le premier d’entre eux ne le fut pas. Il s’agit de Cristobal Rodríguez. Celui-ci s’était engagé sur le second voyage de Christophe Colomb, en 1493, puis était allé vivre dans un village de Taïnos environ six ans, pour apprendre leur langue. L’anthropologue Gilles Bibeau écrit dans un livre récent :

On peut trouver à l’Archivo general de Indias une douzaine de documents dans lesquels le nom de Cristobal Rodriguez figure. On y apprend qu’il avait maîtrisé rapidement la langue commune des Taïnos, qu’il connaissait quasiment tout de leurs coutumes et qu’il a été le premier avocat des Indiens face aux abus des encomenderos.[4]

Alors qu’il se rend en Espagne pour plaider la cause d’un ami, Rodríguez en profite pour faire parvenir au roi Ferdinand d’Aragon un texte de réforme des pratiques coloniales qui est, pour le pouvoir royal,

d’autant plus intéressant que sa proposition permettait de percevoir un tribut de la part des Indiens sans avoir à passer par les encomenderos. Dans son projet qui fut présenté au roi, Cristobal dénonçait les abus engendrés par le système des encomiendas qui conduisait à mettre les Indiens en esclavage plutôt que d’en faire les sujets du roi.[5]

Porteur à son retour à Hispaniola de directives de réforme, il échoua cependant à les faire appliquer, devant la résistance des encomenderos, trop loin du pouvoir royal pour être contraints.

Antón Montesinos ou Antonio de Montesino, et les dominicains d’Hispaniola

Plus que Cristobal Rodríguez, le dominicain Antón Montesinos est généralement vu comme le premier à avoir combattu le système de l’encomienda. Cette réputation lui vient d’un sermon vibrant prononcé en présence du vice-roi Diego Colomb et de nombreux encomenderos au cours de l’année 1511. Le sermon nous est connu par la référence qu’y fait Bartolomé de Las Casas, qui y voit la première critique de l’encomienda, une réputation qui allait rester à Montesino. Je reprendrai ici l’extrait traduit par Bernard Lavallée :

C’est pour vous apprendre cela que je suis monté ici, moi qui suis la voix du Christ dans le désert de cette île, et c’est pourquoi il convient que vous l’entendiez, non pas avec une attention superficielle, mais avec un soin extrême et de tout votre cœur. Ce sera la parole la plus nouvelle que vous ayez jamais ouïe, la plus sévère et la plus dure, la plus terrifiante et la plus effrayante que vous ayez jamais pensé entendre.

Cette voix signifie que vous êtes tous en état de péché mortel, dans lequel vous vivez et mourez à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous faites preuve à l’égard de ces innocentes nations. De quel droit et au nom de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans une servitude aussi cruelle et aussi horrible ? De quelle autorité avez-vous fait des guerres aussi détestables à des gens qui vivaient de manière inoffensive et pacifique dans leur pays, et que vous avez, par des morts et des massacres inouïs, anéantis en nombre infini ? Comment pouvez-vous les opprimer et les épuiser ainsi, sans leur donner à manger ni les soigner lorsqu’ils sont malades, par les travaux excessifs que vous leur imposez et qui les font mourir, et il serait plus juste de dire que vous les tuez pour extraire et acquérir votre or chaque jour ? Et quel souci avez-vous de les évangéliser et qu’ils connaissent Dieu leur créateur, qu’ils soient baptisés, entendent la messe et sanctifient les fêtes et les dimanches ? Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une âme rationnelle ? N’êtes-vous pas obligés de les aimer comme vous-mêmes ? Ne le comprenez-vous pas ? Ne le sentez-vous pas ? Comment est-il possible que vous soyez plongés dans un aussi profond sommeil, dans cette léthargie ? Soyez certains que dans l’état où vous êtes, vous ne prouve pas plus être sauvés que les Maures ou les Turcs qui n’ont pas ou refusent la foi de Jésus-Christ.[6]

Dans le très beau film También la lluvia, le sermon de Montesino apparaît comme un ancrage de la protection des Indiens. La phrase « vous êtes état de péché mortel » y est répétée plusieurs fois, comme un mantra. Mais si l’accent est mis sur les deux personnages de Montesino et de Las Casas, il faut cependant voir que le sermon de Montesino n’était pas le sermon d’un seul homme. Chez les dominicains, le sermon est écrit avant d’être prononcé (au contraire des franciscains qui privilégient la rédaction d’un simple canevas censé guider le prédicateur dans un sermon improvisé[7]) puis signé par tous les membres de la communauté afin d’assurer leur approbation. Le sermon du dominicain est donc une œuvre collective à travers laquelle toute sa communauté (modeste : une douzaine de dominicains environ se trouvaient sur l’île) exprimait sa désapprobation. Pressé par les Espagnols de se rétracter, Montesino prononça par la suite un second sermon qui, au contraire, réaffirmait la critique de l’encomienda effectuée par sa communauté. Dès lors, les deux camps envoient leurs représentants en Espagne pour plaider leur cause devant le roi : Montesino représente alors les dominicains[8]. Si l’accès au roi lui est plus difficile qu’au représentant du parti, mieux organisé, des encomenderos, lorsqu’il parvient à obtenir une rencontre avec Ferdinand le Catholique, celui-ci se montre modérément réceptif à son discours. Il faut dire que la question tombe bien et permet à Ferdinand de réunir des juristes pour mieux organiser la colonie en y assurant mieux son pouvoir. La démarche débouche sur les lois de Burgos, qui organisent et régulent l’encomienda davantage qu’elles ne la limitent, s’efforçant de tempérer les abus tout en entérinant le principe du système. Un an plus tard, à la demande des dominicains, des amendements furent apportés pour réduire le temps de travail exigible des Indiens par les encomenderos. Aller plus loin aurait sans doute été risqué : la colonie était lointaine et le roi ne disposait que de peu de moyens — d’autant qu’il entamait la conquête du royaume de Navarre et s’y trouvait engagé — pour imposer sa volonté. Du reste, les lois de Burgos furent mal reçues et peu appliquées.

D’autres dominicains devaient reprendre le combat dans le sens inauguré par Montesinos, dont le plus connu fut Bartolomé de Las Casas.

Notes

[1] Bernard LAVALLÉ, L’Amérique espagnole : de Colomb à Bolivar, Paris, Belin, 2007, p. 62‑63.

[2] Jérôme BASCHET, La civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, 2006, p. 394.

[3] Bernard LAVALLÉ, L’Amérique espagnole, op. cit., p. 22.

[4] Gilles BIBEAU, Andalucía: l’histoire à rebours, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017, p. 92.

[5] Ibid.

[6] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens: une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Rivages, 2014, p. 18‑19.

[7] Augustin REDONDO, Antonio de Guevara (1480?-1545) et l’Espagne de son temps : de la carrière officielle aux œuvres politico-morales, Genève, Librairie Droz S.A., 1976, p. 180‑181.

[8] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens, op. cit., p. 21‑27.