Mélanie Beauregard sur Martineau et l’islamophobie (1): aperçu du mémoire

Lors de son dépôt en 2015, le mémoire de Mélanie Beauregard [1] a attiré le regard de la presse. Chose rarissime pour un mémoire de maîtrise de sociologie, cette étude a été discutée dans la sphère publique, pas toujours pour les bonnes raisons, et notamment attaquée par tout un pan des acteurs médiatiques, y compris bien sûr de l’objet d’étude. Le phénomène de la médiatisation et de la réception de ce mémoire mériteraient, à eux seuls, une petite étude. J’ai fait la lecture de ce mémoire et j’ai l’intention de livrer deux billets sur celui-ci. En premier lieu, un résumé détaillé du mémoire, de sa structure et de son contenu. Je ne m’y interdirai pas quelques commentaires et interprétations personnels, mais je réserverai l’essentiel de mes réflexions sur ce mémoire au billet suivant.

Une contribution à la sociologie des médias

La problématique abordée par Mélanie Beauregard n’est pas « Richard Martineau est-il islamophobe ? », mais plutôt « les médias sont-ils producteurs ou simplement reflet et organisateurs de l’islamophobie ? » Elle l’exprime aux pages 6 et 7 de son mémoire :

Au sein de la littérature scientifique circule l’idée selon laquelle les médias ne sont pas créateurs de phénomènes sociaux tels que l’islamophobie. Cette conception perçoit plutôt les médias comme des organisateurs des discours sociaux sur l’islam ou les musulmans et des reproducteurs de l’islamophobie (par sa banalisation). […] Pourtant, diverses études adoptent une posture différente […]. Pour Poole et Richardson [et bien d’autres], les médias participent à la reproduction de l’islamophobie, à sa production et à son maintien au sein de la société. […] une question persiste : quelle est la relation entre les médias et l’islamophobie ?

Pour tender de répondre à cette question, nous effectuons une étude de cas qui traite du discours médiatique québécois sur l’islam ou les musulmans (ou les personnes associées à l’islam). Plus précisément, nous analysons les discours sur l’islam ou les musulmans publiés au sein des chroniques de Richard Martineau dans Le Journal de Montréal. Ainsi, notre travail permettra une meilleure compréhension de la relation qui existe entre les médias et l’islamophobie.

Après une revue de littérature assez complète sur concept d’islamophobie et ses critiques, elle en formule la définition suivante :

un rapport de domination (raciste et impérialiste) qui assure la stigmatisation et l’exclusion sociale de l’islam et de musulmans (et de personnes associées à l’islam) ; l’islam étant jugé intrinsèquement différent aux sociétés dites occidentales en plus de devenir un trait caractéristique inhérent aux musulmans. (p.38)

On notera au passage que les commentateurs qui, à l’époque de la réception médiatique du mémoire, ont affirmé qu’elle ne proposait aucune définition de l’islamophobie ont eu tort. Ils ont dû sauter quelques pages.

Pour guider sa recherche, Mélanie Beauregard fait deux hypothèses. Il s’agit bien d’hypothèses, non de conclusions. Il ne s’agit pas de les confirmer à tout prix, mais de savoir quoi observer.

  1. Les discours de Richard Martineau sur l’islam ou les musulmans dans ses chroniques du Journal de Montréal fonctionnent à l’homogénéisation, à l’essentialisation, à l’infériorisation, à la diabolisation ainsi qu’à la stigmatisation de l’islam ou des musulmans.
  2. Les discours de Richard Martineau sur l’islam ou les musulmans dans ses chroniques du Journal de Montréal véhiculent des stéréotypes à l’égard de l’islam ou des musulmans : l’islam étant perçu comme une religion dangereuse, les hommes musulmans étant représentés comme des êtres violents, patriarcaux et terroristes tandis que les femmes sont perçues comme étant soumises et voilées.

L’autrice justifie le choix du Journal de Montréal par son tirage, d’une part, et par une série de citations de précédentes études qui suggéraient que le Journal de Montréal a joué un rôle de premier plan dans la mise à l’agenda médiatique de l’islam considéré comme un « problème public » (p.43-44). Elle s’est concentrée sur Richard Martineau parce qu’elle a constaté dans un premier temps qu’entre 2008 et 2011, il a écrit environ la moitié des chroniques d’opinion portant sur l’islam au Journal, tandis que, pour l’ensemble de la période considérée (2008-2014), il a écrit quelque 35 % des chroniques sur le sujet dans cette publication (p.45). Le corpus final est donc décrit ainsi : « ce que nous désignerons par notre corpus d’étude est constitué de 438 chroniques réparties sur une période de près de neuf ans (novembre 2006 à avril 2014) » (p.48). Sur l’ensemble de la période, un peu plus de 20 % des chroniques de Martineau portent sur l’islam.

Une méthode d’analyse du discours

La méthode d’analyse de discours appliquée est connue sous l’expression analyse critique de discours (ACD) et s’inspire de T. A. van Dijk, un sociologue des discours racistes. Celui-ci se situe dans une sociologie critique héritière de l’école de Francfort, en particulier l’un de ses cofondateurs, Horkheimer (p.52). Cette méthode d’analyse du discours, dite « sociocognitive », « s’intéresse aux représentations et processus langagiers créés pour produire et comprendre les discours. [Ces dynamiques] sont partagées socialement et construites en relation avec les autres. Par conséquent, la dimension sociocognitive du discours est “the relations between mind, discursive interaction and society”.

L’autrice utilise trois types de mesures pour analyser son corpus (pp.55-56) :

  1. La fréquence, soit “le nombre total d’apparitions d’un mot” ;
  2. La cooccurrence, soit la relation entre deux mots ou expressions apparaissant en même temps ;
  3. Le coefficient de Jaccard, qui mesure l’association entre deux mots selon l’intensité de leur relation. Plus il est élevé, plus ils sont fortement associés.

Résultats

À partir de ces outils, l’autrice commence à examiner les thèmes en lien avec l’islam qui apparaissent le plus souvent dans les chroniques de Martineau. L’islamisme et le voile se démarquent très nettement, et les thèmes des accommodements raisonnables et les enjeux liés à la condition des femmes apparaissent en lien avec le thème de l’islam. Je passe ici sur le détail des autres termes identifiés. Elle examine ensuite les occurrences de trois procédés antiracistes, soit la nuance, la non-homogénéisation et la condamnation des discriminations raciales (p.60). Ces différents aspects apparaissent respectivement dans 4,1 %, 4,6 % et 2,1 %. Quant au terme “antiraciste”, dans les chroniques de Martineau, il n’apparaît que lorsque celui-ci critique les groupes luttant contre le racisme (p.62). De même, le terme “islamophobie” n’apparaît que pour discréditer l’usage de ce terme. De plus, lorsque le terme “raciste” apparaît, c’est surtout pour critiquer le racisme provenant d’autres groupes que le groupe dominant ou pour en discréditer l’usage (p.63). Enfin, dans les rares chroniques où Martineau condamne le racisme ou les discriminations envers les minorités, c’est toujours pour, plus loin dans la chronique, minimiser l’existence du racisme.

L’étape suivante est d’examiner les logiques de l’islamophobie, telles qu’observables sous l’aspect de formes discursives. Onze logiques sont examinées qui avaient fait l’objet d’une discussion dans le cadre théorique : l’homogénéisation, l’essentialisation, le placement du groupe dominé en situation d’altérité, le placement du groupe dominant en situation d’altérité, l’infériorisation, la stigmatisation, l’incompatibilité, la diabolisation, les stéréotypes, les insultes, la possession de l’autre et la hiérarchisation (si ça fait douze, c’est parce que le placement en situation d’altérité se décline en deux versions). Cinq d’entre elles sont fortement présentes dans les chroniques de Martineau : l’homogénéisation (44,1 %), la mise en place du groupe dominé en situation d’altérité (31,1 %), la mise en place du groupe dominant en situation d’altérité (16,9 %), l’insulte (19,9 %) et l’essentialisation (19,6 %). Deux autres se situent au-dessus de la barre des 10 %, soit la diabolisation (12,1 %) et la hiérarchisation (10,3 %). Examinées années par année, on constate que certaines années sont marquées par une croissance des usages de ces principes, les années 2009, 2010, 2011 et 2013. L’autrice n’en parle pas, mais j’avance l’hypothèse que la baisse (très nette) de 2012 peut être attribuée à l’accaparement médiatique suscité par la grève étudiante cette année-là. Elle examine ensuite une à une les pratiques discursives identifiées en discutant leur forme et leurs logiques.

D’autres pratiques discursives sont ensuite analysées, notamment les usages nombreux que Martineau fait de l’argument d’autorité (pp.90-93). Chez Martineau, l’argument d’autorité est utilisé principalement dans une optique anti-antiraciste.

[…] la contestation systématique [italiques dans le texte] des phénomènes et des concepts liés au racisme et à l’islamophobie peut être associée à une mouvance contestataire de l’antiracisme (soit l’anti-antiracisme [van Dijk, 1991, p.190]). Cet anti-antiracisme s’oppose donc à l’opposition aux logiques du racisme et à ses manifestations […]. En toute logique, l’anti-antiracisme relève ainsi du racisme (idem). (p.92)

L’autre pratique fait l’objet d’une des parties du mémoire qui m’a semblé la plus intéressante. La hiérarchisation des musulmans est une stratégie qui semble rompre avec l’homogénéisation des musulmans tout en en reproduisant les logiques de manière plus pernicieuse (ici c’est mon commentaire). Plutôt que de décrire les musulmans comme étant tous pareils, il s’agit de les décrire comme un nombre réduit de sous-groupes, eux-mêmes homogènes, dont on déclarera que certains sont supérieurs aux autres. Typiquement, on dénonce cette pratique sous sa forme la plus simple, la hiérarchisation en deux groupes, les “bons musulmans” et les “mauvais musulmans”. Mélanie Beauregard affine l’analyse et identifie dans le discours de Martineau une hiérarchisation des musulmans en quatre groupes disposés sur une échelle des “meilleurs” aux “pires”.

  1. Les femmes d’origine musulmane s’affichant publiquement contre le voile et l’islamisme (voir l’article d’Amine Brahimi sur les Dissidents de l’islam). Elles sont traitées de manière très positive et sont les seules à être toujours nommées par leur nom.
  2. Les musulmans désirant s’intégrer et adhérer aux valeurs de la société d’accueil et les “musulmans contre le voile et l’islamisme”. Peu présents dans le corpus étudié, ils sont traités de manière positive, mais comme un groupe générique.
  3. Les musulmans dits “modérés” qui ne critiquent pas publiquement l’islamisme. Peu mentionné également, ce groupe est cependant systématiquement accusé de passivité, voire de complicité de facto avec le terrorisme.
  4. Enfin, les islamistes, la lie de la lie, injuriés dans 19,9 % des chroniques.

Cette hiérarchisation produit une injonction : ressembler au groupe dominant et agir selon les préférences édictées par celui-ci (p.97). Dans cette optique, les représentations positives participent du même phénomène que les représentations négatives en maintenant un rapport de domination où le dominant s’arroge le pouvoir de décider qui est bon et qui est méchant et selon quels critères. La représentation positive des groupes en haut de l’échelle “implique donc, implicitement, une compréhension de l’islam et des musulmans (non émancipés) comme étant rétrogrades et à dominer” (p.97).

Les deux stratégies discursives analysées, l’argument d’autorité et la hiérarchisation, sont liés, puisque les citations utilisées par Martineau comme arguments d’autorité viennent fréquemment du premier groupe de la hiérarchie, tandis que les citations du groupe inférieur apparaissent comme repoussoir. Les citations du premier groupe ne servent pas seulement d’argument d’autorité : elles servent à Martineau pour prétendre n’être pas raciste, puisqu’elles proviennent de femmes racisées. Elle discute ensuite des effets d’essentialisation que ces procédés en se fondant sur la littérature secondaire.

Conclusion

L’autrice revient en conclusions sur les limites de sa démarche en s’interrogeant sur les critères permettant de tracer la frontière entre une critique valable des enjeux de pouvoirs au sein des sociétés musulmanes et le discours reconnaissable comme islamophobe. Par ailleurs, elle souligne qu’ayant étudié un cas particulier, ses propos ne peuvent pas être généralisés. Après avoir récapitulé ses résultats, elle souligne également que, sur les onze procédés islamophobes sous analyse, les cinq qu’on retrouve de manière marquée sous la plume de Martineau sont des “logiques ayant un racisme subtil et non évident” (p.110). Sur ce point, je dois dire que ça me semble pertinent pour quatre d’entre eux, mais qu’il m’est difficile de ranger l’insulte parmi les procédés subtils. Par ailleurs, l’autrice indique que, par rapport à ses hypothèses de recherche, une partie seulement sont confirmées par ses résultats :

  • L’hypothèse selon laquelle le discours de Martineau emprunte des logiques islamophobes est corroborée.
  • En revanche, les stéréotypes rencontrés lors de l’étude ne correspondent pas aux stéréotypes attendus dans l’hypothèse initiale :

Les hommes musulmans ne sont pas particulièrement représentés comme étant violents, patriarcaux et terroristes et les femmes musulmanes ne sont pas perçues comme étant soumises et voilées. Au contraire, l’une des figures constitutives de la hiérarchie […] présente de nombreuses musulmanes comme étant émancipées. Certes, dans notre corpus, il y a une compréhension des musulmans de façon stéréotypique (par la hiérarchisation). Toutefois, cette compréhension ne correspond pas à celles recensées dans la littérature. Les stéréotypes utilisés relèvent donc à la fois de l’islamophilie[2] et de l’islamophobie (p.111).

Elle conclut que les procédés rhétoriques utilisés par Martineau, par leur caractère indirect, sont sans doute le fruit d’un racisme structurellement ancré, donc intériorisé et inconscient. Quant aux recherches à mener dans le futur, elle souligne un manque d’études sur la réception des discours médiatiques islamophobes (p.111). Elle exprime également l’importance d’élargir le cadre d’analyse à d’autres chroniqueurs et d’autres types de textes journalistiques (par exemple, les nouvelles et les enquêtes), ainsi que de s’attarder à l’iconographie (caricatures et photos). Enfin, elle aimerait une étude sur l’agentivité des musulmans au sein des médias québécois.

Ceci conclut mon résumé du contenu du mémoire. Mon appréciation est globalement positive. Comme je l’ai indiqué, je réserve l’essentiel de mes réflexions pour un prochain billet (celui-ci est déjà bien assez long). En attendant, je signale le vidéo de cette table-ronde organisée par le Centre Justice et Foi où Mélanie Beauregard, maintenant en doctorat à l’Université d’Ottawa, discute du traitement médiatique de l’islam à partir des résultats de son mémoire et où elle estime que ces résultats peuvent se généraliser au moins à une partie des médias québécois.

Notes

[1] Intitulé « Le traitement discursif de l’islam et des musulmans dans les médias : analyse critique des chroniques de Richard Martineau », UQÀM 2015.

[2] notons que dans le mémoire de Mélanie Beauregard, le concept d’islamophilie correspond moins à l’appréciation des musulmans qu’à l’identification de ceux qui sont caractérisés comme “bons musulmans”, il s’agit donc moins d’une catégorie opposée à l’islamophobie qu’une sous-catégorie de celle-ci.