Un néologisme: atellectuels

 J’ai fait paraître, dans le dernier numéro de la revue Relations, un compte-rendu plutôt positif — avec quelques réserves — du pamphlet du philosophe et politologue Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels. Cet auteur estime que l’objectif, à long terme, de la lutte des intellectuels critiques doit être de partager leurs compétences de recherche et de critique au point où l’ensemble de la population pourra en jouir. À terme, ce modèle d’action tendrait à effacer toute distinction entre les « intellectuels » et le reste de la population, menant à la disparition des intellectuels en tant que groupe social. Après la lecture de son livre, il reste encore beaucoup à faire pour poser les bases de son utopie. Mais ce billet n’a pas pour prétention de poursuivre cette réflexion, mais simplement d’en partager un extrait. J’ai choisi un extrait où il propose un amusant néologisme destiné à exclure des valeurs à promouvoir certains comportements de certains intellectuels.

Le passage que je citerai se situe après un chapitre où, en se fondant sur les autobiographies d’Howard Zinn et de Didier Eribon, l’auteur s’attaque à une représentation méritocratique de l’intellectuel, en montrant que la chance et les déterminants sociaux sont essentiels à l’élévation sociale. Il écrit ensuite un microchapitre sur le thème des « atellectuels », en somme des intellectuels qui s’accrochent à une pensée fautive par commodité. La première commodité est celle qui leur permet de se conforter dans la certitude de leur mérite (le « récit méritocratique » qu’il vient juste de critiquer). La seconde commodité est celle qui amène à faire un usage abusif des catégories de dominants et dominés pour simplifier l’analyse du monde. Voici l’extrait :

Cette foi aveugle au récit méritocratique permet de séparer les in-tellectuels des a-tellectuels. Les atellectuels sont des intellectuels de profession, qui se distinguent de leurs confrères par leur manque cruel d’acuité intellectuelle. Ils voient le monde en deux dimensions, comme une surface plane sur laquelle évoluent des individus égaux entre eux. À leurs yeux, la société est entièrement régie par des contrats, des accords, des consensus, des discussions, des pactes. La seule façon dont les individus se lient les uns aux autres est la coopération, l’association, le partage, la discussion et l’entente. Autrement dit, ces atellectuels méconnaissent les multiples rapports d’exploitation, de relégation et d’oppression qui structurent pourtant la société réellement existante. Le monde est composé de trois et non de deux dimensions, puisque parallèlement aux accords conclus entre partenaires, il existe d’innombrables situations d’injustice dans lesquelles règnent la pauvreté et la servitude. Or ceux qui exercent le pouvoir et ceux sur qui s’exerce le pouvoir ne se situent pas sur le même plan. Ils ne rentrent pas dans le monde en deux dimensions que fantasment les atellectuels.

Une seconde catégorie d’atellectuels est affectée par une cécité pourtant diagnostiquée depuis la théologie médiévale. Le manichéisme. Ces atellectuels admettent sans problème qu’il existe des rapports de domination, mais ils les comprennent sur un mode binaire qui intègre de force les individus dans la catégorie de « dominant » ou de « dominé ». Leur vision du monde ne laisse place à aucun intermédiaire. La frontière entre ceux d’en bas et ceux d’en haut est clairement établie. La figure du dominé est automatiquement associée à celle de la victime et de l’innocent. Et la figure du dominant est systématiquement renvoyée du côté du mal et de l’activité. Cette pensée binaire méconnaît la leçon de Nietzsche, d’après laquelle les faibles ne sont pas toujours bons, et celle d’Étienne de la Boétie, d’après laquelle les dominés sont en partie responsables de leur asservissement. Mais le manichéisme n’admet pas les complexités, les hésitations et les contradictions du réel. Au point que ces atellectuels sont profondément désemparés lorsqu’ils trouvent face à eux des individualités qui ne rentrent pas dans les cases prédéfinies : une féministe voilée, une musulmane lesbienne, un juif antisioniste, un bourgeois révolutionnaire, un ouvrier de droite, un homosexuel membre du Front national, etc.

Référence :

CERVERA-MARZAL, Manuel. Pour Un Suicide Des Intellectuels. Petite Encyclopédie Critique. Paris: Textuel, 2015.

 

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005. Voir l’article Wikipédia sur la pensée complexe.

Repenser le problème de l’anti-intellectualisme

Dans le premier billet que j’ai consacré à Dire la vérité au pouvoir, de Gérard Noiriel, je présentais les conditions d’émergence de la figure publique de l’intellectuel à la fin du XIXe siècle, telle que l’auteur l’expose dans le premier chapitre de ce livre. Dans le second billet, je présentais les principaux types d’intellectuels qu’il exposait dans la suite du livre, en les confrontant aux réflexions qu’il avait déjà exprimées dans trois différents chapitres de Penser avec, penser contre. Je devais faire un dernier billet pour compléter cette série, consacré à des réflexions éparses qui me sont venues à l’esprit, mais en y repensant je me suis dit que ces réflexions éparses risquaient de nuire au potentiel de discussion de chacune d’entre elles. Je fragmenterai donc ces différents billets, mais en établissant à l’avance leur nombre et leurs thèmes. En premier lieu, j’aborderai la question de l’anti-intellectualisme. En second lieu, je reviendrai sur certaines limites que je crois percevoir dans la méthode d’analyse de Noiriel et donc dans sa typologie. En troisième lieu, je tenterai un lien hypothétique avec les questions étudiantes. Enfin, je tenterai une esquisse très intuitive de ce qui distingue le milieu intellectuel français du milieu intellectuel québécois.

La première réflexion, et sans doute la plus importante, concernera donc l’anti-intellectualisme. Évoluant dans le milieu universitaire depuis longtemps, je me souviens avoir entendu et émis des lamentations sur le thème de la « montée de l’anti-intellectualisme » ou de « l’anti-intellectualisme québécois » depuis aussi longtemps que j’y suis. Selon le ton adopté, cette litanie laisse supposer que l’anti-intellectualisme serait propre, soit à une époque, soit à une culture donnée, soit aux deux. Elle laisse en tout cas supposer que les intellectuels seraient les victimes d’un anti-intellectualisme qui n’aurait rien à voir avec eux. Or, le livre de Noiriel remet radicalement en cause cette lecture de l’anti-intellectualisme. En effet, si, comme il le pense, l’intellectuel surgit d’une disposition spécifique des institutions qui sépare l’activité savante de l’activité politique, alors l’intellectuel et l’anti-intellectualisme ne sont que deux faces d’une même pièce.

Vu du Québec, ce constat n’est pas banal, notamment parce qu’il remet en cause une certaine vision mythique de la France que les Québécois véhiculent souvent (à laquelle je ne croyais plus depuis longtemps, puisque vivre en France a quelques effets) selon laquelle l’Hexagone, patrie des intellectuels, ne connaîtrait pas ou peu ce fléau de l’anti-intellectualisme (1). En réalité, l’anti-intellectualisme est aussi profond en France que l’est l’intellectualisme. C’est vraisemblablement parce que le déficit de légitimité de l’intervention savante en politique est d’autant plus ancré dans le républicanisme français que les intellectuels français ont développé des stratégies de légitimation aussi vigoureuses. Au fil des pages de Dire la vérité au pouvoir, on réalise que les luttes que se sont livrés les intellectuels de types différents (2) ont certainement contribué à miner l’ensemble des stratégies de légitimation intellectuelles. Mais, au surplus, on se rend compte que la question fondamentale qui est posée aux savants qui interviennent dans l’espace public est parfaitement légitime : au nom de quoi? Les réponses apportées par les intellectuels à cette question sont cruciales, car c’est d’elles que dépend la place qu’on fera au savoir dans le monde politique. C’est pourquoi il convient également à l’intellectuel d’écarter toute réaction effarouchée face à l’anti-intellectualisme et de prendre toute la mesure de la question et les failles respectives des diverses réponses apportées. Croire que la position de l’intellectuel en politique va de soi est sans doute la pire erreur qu’on puisse faire.

À bien lire Noiriel, on voit qu’il faut poser le problème d’une éventuelle « montée de l’anti-intellectualisme » différemment et plutôt interroger la situation des intellectuels eux-mêmes. En un sens, si l’intellectuel existe par son travail de légitimation, supprimer les causes de son déficit de légitimité supprimerait en même temps la figure même de l’intellectuel. Mais serait-ce un mal? la figure du savant, elle, pourrait bien survivre à celle de l’intellectuel. Quoiqu’il en soit, cette perspective demeure purement hypothétique. Ce qui importe surtout, c’est de prendre la mesure du défi posé: éviter que le savoir ne soit l’objet de manipulations politiques tout en s’assurant que le savoir alimente et rehausse nos débats publics. Pour cela, il faudrait mettre sous la loupe nos méthodes pour lier savoir et politiques et déterminer laquelle remplit le mieux cette ambition démocratique.

Note:

(1) Une récente émission de Radio-Canada animée par Serge Bouchard et Jean-Philippe Pleau — je remercie Ianik Marcil dont l’intéressant billet m’a permis d’en prendre connaissance — aborde en profondeur cette question des intellectuels. On y discute de quelques clichés que j’ai abordés dans ce billet, la discussion n’évite pas toujours l’écueil d’analyser l’intellectualisme et l’anti-intellectualisme comme deux phénomènes distincts, mais elle flirte aussi avec les analyses noiréliennes en posant de différentes manières la manière dont les universitaires investissent le champ du politique. Toutefois, on note que la plupart des définitions proposées de l’intellectuel (celle de Le Goff excepté) au cours de cette émission correspondent en fait à des justifications, telles que les analyse Noiriel. En diffusant de nombreux extraits d’entrevues d’intellectuels québécois de la Révolution tranquille, cette émission montre à l’œuvre les exercices de justifications de même nature que celles qu’identifie Noiriel. Il faudrait les étudier systématiquement pour voir si la typologie est la même, mais d’emblée le problème fondamental semble identique, hier comme aujourd’hui : la légitimité de l’intellectuel et la nature de son rôle demeurent problématiques, car ils logent dans un espace social indéfini.

(2) Je dis de type différent davantage que de partis opposés, car il semble que l’affiliation politique soit moins décisive que le type de stratégie adopté pour lier savant et politique. C’est particulièrement vrai pour les intellectuels de gouvernement qui, de droite ou de gauche, modèrent leurs critiques les uns envers les autres, car ils évoluent dans les mêmes réseaux de pouvoir. Non seulement cette situation les amène à tisser des liens d’interdépendance (ils veulent que leurs collègues les invitent dans leurs colloques après tout), mais puisqu’ils partagent une même vision des liens entre le savant et le politique, ils peuvent respecter leurs collègues qui adoptent la même ligne de conduite qu’eux. Il en va autrement, par exemple, des intellectuels révolutionnaires pour qui le comportement des intellectuels de gouvernement est parfaitement illégitime.