Le débat des Perses chez Hérodote (3) – La part de la guerre

Jusqu’à maintenant, j’ai assez peu discuté des arguments présentés au sein du débat. Dans ce billet, j’aimerais revenir sur la place des enjeux militaires au sein des débats sur les régimes politiques antiques. J’ai eu envie d’aborder ce thème, car, pour discret qu’il soit – principalement une phrase dans l’argumentation de Darius, auquel on peut peut-être ajouter une exclamation de Mégabyze – il a une importance primordiale dans les préoccupations de l’époque, tandis qu’il est facile pour nos contemporains de lever le nez sur celui-ci. Dans des sociétés où les valeurs guerrières sont aussi importantes que chez les Grecs et les Perses, il faut donner à cet argument toute son importance.

J’ai eu l’occasion de mentionner rapidement l’existence de deux passages où on peut percevoir un jugement d’Hérodote sur la vertu militaire qu’inspire la démocratie, pour l’un, ou la vaillance que peut inspirer le regard d’un monarque, pour l’autre. Je prendrai ici le temps de les citer, pour insister sur l’importance des considérations militaires dans le débat sur les régimes.

Le premier passage fait suite au récit de l’avènement de la démocratie à Athènes. Hérodote raconte que les Athéniens chassèrent leurs tyrans une première fois et que « [d]éjà puissante, Athènes le devint plus encore lorsqu’elle fut délivrée de ses tyrans. » (V, 66) Puis, deux Athéniens, Isagoras et Clisthènes, luttèrent pour le pouvoir; ce dernier « vaincu, se tourna du côté du peuple » et entama des réformes démocratiques afin de mettre le peuple de son côté. Après avoir battu une expédition spartiate qui tentait de rétablir Isagoras au pouvoir, la démocratie devient véritablement le régime d’Athènes.

Athènes vit alors grandir sa puissance. D’ailleurs on constate toujours et partout que l’égalité entre les citoyens est un avantage précieux: soumis à des tyrans, les Athéniens ne valaient pas mieux à la guerre que leurs voisins, mais, libérés de la tyrannie, leur supériorité fut éclatante. On voit bien par là que dans la servitude ils refusaient de manifester leur valeur puisqu’ils peinaient pour un maître, tandis que, libres, chacun dans on propre intérêt collaborait de toutes ses forces au triomphe d’une entreprise. (V, 78)

L’autre passage que je souhaite citer nuance considérablement l’idée de l’infériorité militaire de la monarchie. Car ce qu’il suggère c’est que, si le monarque est présent sur les lieux de la bataille, sa présence peut dynamiser les troupes. Ainsi à la bataille de Salamine:

[…] ils étaient(car ils le furent ce jour-là) bien plus braves qu’ils ne l’avaient été devant l’Eubée, car tous rivalisaient d’ardeur et redoutaient Xerxès, et chacun se croyait spécialement observé par le roi. (VIII, 86)

Pour revenir au débat des Perses, on y retrouve les valeurs militaires, d’une part comme critique de la démocratie, d’autre part comme argument en faveur de la monarchie. C’est d’abord Mégabyze qui avance qu’une démocratie est incapable de se gouverner de manière éclairée et s’en retrouve par conséquent affaiblie. C’est pourquoi il s’exclame: « Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! » (voir les extraits ici). Ce passage éclaire quelque peu celui où Hérodote évoque l’instauration de démocraties par les Perses dans les cités ioniennes où il indique que « [le général perse] Mardonios débarrassa les cités ionniennes de leurs tyrans et les transforma en démocratie. » (Hérodote, VI, 43), tout en soulignant que les Grecs seraient très surpris de cette initiative. Les cités ioniennes, en effet, gouvernées par des tyrans, venaient de se soulever et d’être matées. Si les tyrans ionniens venaient de faire la preuve qu’ils n’étaient pas dociles, et si les Perses croyaient, à l’instar de Mégabyze et Darius, que des régimes populaires seraient de moins dangereux ennemis, alors remplacer les tyrans rebelles par des démocraties paraît être une décision logique. Il faut noter toutefois qu’Hérodote ne fait pas lui-même une telle mise en perspective et semble plutôt accueillir ces changements de régime comme une forme de libération pour les Ioniens par rapport à leurs tyrans – si toutefois le verbe « débarrasser » traduit fidèlement les connotations de l’original.

L’argument de Darius, de son côté, concerne les secrets militaires: « jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé ». Cinzia Bearzot confirme qu’il s’agira d’un argument thématique dans la réflexion sur la démocratie chez les Grecs. Démosthène, un démocrate, rappellera que c’est un avantage dont jouit Philippe de Macédoine par rapport à Athènes:

« Devant la rapidité d’action et l’efficacité d’un souverain comme Philippe, capable de concentrer tous les pouvoirs dans ses mains et d’agir promptement sur la base de ses seules décisions personnelles, sans les dévoiler si cela s’avère nécessaire, le processus décisionnel transparent, mais aussi inévitablement lent, de la démocratie athénienne semblait inadéquat, même aux yeux des démocrates convaincus, car faible et peut réactif, et aussi aisément exposé à être éventé à travers des décisions d’espionnage. »1 (2015, p.118)

Bearzot développe ce thème en rappelant des cas connus à travers des enjeux rencontrés par les stratèges Miltiade après la bataille de Marathon, Thémistocle à la veille de la guerre du Péloponnèse, ou Périclès et Theramène au cours de celle-ci. Dans tous les cas, ils durent élaborer des pratiques autour du secret militaire qui constituaient des décalages(provisoirement acceptés) par rapport aux normes démocratiques athéniennes. Or, ces décalages peuvent introduire le soupçon que l’urgence du moment est exploitée pour trahir la démocratie et usurper le pouvoir. On retrouve par ailleurs dans un discours prêté à Périclès par Thucydide la mention que les athéniens doivent se reposer sur leurs seules vertues guerrières sans compter sur le secret et la surprise:

« Nous nous distinguons encore de nos adversaires par la façon dont nous nous préparons à la guerre. Notre cité est accueillante à tous et jamais nous ne procédons à des expulsions d’étrangers pour éviter qu’on ne recueille certains renseignements ou qu’on ne soit témoin de certains faits dont la divulgation pourrait rendre service à nos ennemis. Car, plutôt que sur les préparatifs et les effets de surprise, nous comptons sur le courage avec lequel nos homme se battent. » (Thucydide, II, 39)

Ce discours est une oraison funèbre pour les hommes tombés au combat lors de la première année de la guerre du Péloponnèse, il faut donc faire la part de l’idéalisation de ce type de discours. On l’a déjà dit, Périclès verra la nécessité du secret en des occasions plus concrètes. Mais il importe de voir ici la réponse idéologique apportée par les démocrates à la critique de l’inefficacité militaire de la démocratie.

Il est naturel d’entretenir un certain scepticisme par rapport à l’argument de Darius. Il y a à ça de bonnes et de mauvaises raisons. Parmi les mauvaises, les habitudes créées chez nous par les démocraties représentatives, où la population ne participe guère aux délibérations militaires, par rapport à une démocratie directe comme celle d’Athènes, où elle est directement impliquée dans les décisions. Parmi les bonnes, on peut se demander à quel point un monarque pouvait vraiment être seul à conserver le secret de ses projets tout en conservant l’efficacité de la chaîne de commande. Pour que ses ordres soient bien exécutés, au moins une partie des exécutants devaient en comprendre le sens – ce qui permet d’affirmer que la formulation d’un Darius (ou d’un Démosthène) est sans doute exagérée, mais n’invalide pas forcément tout l’argument.

Quoiqu’il en soit de ce qu’on pense de l’argument, il témoigne du moins de l’importance que cette préoccupation avait aux yeux des contemporains.

Notes

1Cinzia BEARZOT, « La monarchie dans le Tripolitique d’Hérodote (III, 82) », Ktèma, no 40 (2015): 118.

Le débat des Perses chez Hérodote (2) – Structure du débat

Hérodote

Hérodote

Dans le précédent billet, j’ai présenté le débat des Perses sur la question du meilleur régime, tel qu’il est présent dans le récit d’Hérodote. Je l’ai également situé au sein du récit de l’histoire Perse qu’Hérodote effectue pour indiquer d’où viennent les adversaires qu’affrontent les Grecs lors des guerres médiques. Dans cette présentation, j’ai donné quelques indications sur les trois intervenants du débat des Perses. Je ne crois pas que les quatre autres Perses convoqués au choix du nouveau gouvernement de l’empire soient significatifs. Si aucun d’entre eux ne prend la parole, c’est avant tout pour des motifs narratifs: la typologie des gouvernements chez les Grecs reconnaît trois types (cette nomenclature se raffinera avec le temps, mais nous n’y sommes pas encore), donc trois Perses prennent la parole.

Dans ce billet, je souhaiterais compléter la présentation en abordant les effets de la structure du débat. A priori simple, puisqu’il s’agit de présenter les arguments pour un régime et contre les régimes adverses pour chacun des types de gouvernements envisagés, elle mérite une certaine attention parce qu’elle a des effets sur la manière dont les arguments et les régimes sont perçus.

Avant d’en venir à ce fait, j’aimerais ouvrir une brève parenthèse sur la position de l’auteur lui-même. Hérodote, qui narre le débat, est-il partial envers un régime? Il me semble difficile de l’affirmer sans l’ombre d’un doute. Plusieurs de ses lecteurs ont voulu voir chez Hérodote un penchant vers la démocratie. On peut évoquer un passage où il affirme la supériorité militaire des démocraties, dans la mesure où, selon lui, le guerrier d’une démocratie se bat pour sa liberté, tandis que le guerrier d’un tyran n’est guère motivé (Histoires, V, 78). Mais comme souvent chez Hérodote, on peut trouver un contre-exemple, car à la bataille de Salamine, il indique que le regard du tyran peut enflammer l’ardeur des combattants (Histoires, VIII, 86)1. Athénien d’adoption, ayant peut-être fréquenté Protagoras, Hérodote était bien placé pour être favorable au régime d’Athènes. Toutefois, le débat des Perses n’est pas strictement décisif sur cette question, il semble plutôt présenter trois positions. Si les Perses, eux, tranchent en faveur de la monarchie, rien n’indique qu’Hérodote penche dans le même sens que ses personnages.

Il est tentant en revanche d’affirmer que la présentation que fait Hérodote de l’aristocratie est la plus faible – et nous en arrivons maintenant au sujet principal de ce billet : la structure du débat. Non seulement, comme je l’ai noté dans le billet précédent, le défenseur de l’aristocratie, Mégabyze, est celui dont la charge symbolique est la moins forte2, mais la position de ce type de gouvernement y apparaît comme le régime du milieu, au sens littéral comme au figuré. En effet, non seulement Mégabyze est-il le second à parler, mais la quasi-totalité de ce qu’il a à dire se recoupe avec le propos des deux autres débatteurs. Dans son intervention, il n’a aucune critique originale à faire à la monarchie: il se contente de s’associer et faire siennes les critiques d’Otanès. Quant aux critiques qu’il adresse à la démocratie, elles semblent préparer l’intervention de Darius dont la première parole consiste à s’associer avec celles-ci. Il est par ailleurs remarquable que l’essentiel de son argumentation soit contre un autre type de régime et une seule phrase, la dernière, peut être regardée comme un argument pour l’aristocratie. L’aristocratie apparaît donc comme le meilleur des régimes, ou peut-être plutôt le moins pire des régimes, par défaut, parce que ses rivaux ont été disqualifiés.

L’autre aspect qu’il convient de relever sur la structure du débat concerne le placement de la monarchie. Jacqueline de Romilly le note d’emblée dans son analyse du débat des Perses: d’une part, « la royauté figure au début et à la fin, comme le régime le plus aisé à critiquer et comme le meilleur »3. Otanès intervenant en premier, il fonde sa défense de la démocratie sur la base d’une critique de la monarchie et, d’autre part, sur une défense de la démocratie. Otanès ne se préoccupe pas de l’aristocratie : il attaque le régime qui avait été jusque-là le régime perse et fait l’éloge d’un gouvernement égalitaire. La démocratie se légitime par le refus de la tyrannie – ce dernier terme se confondant chez lui avec le gouvernement d’un seul. On pourrait aller jusqu’à dire que la critique de la tyrannie fonde et justifie la pertinence même du débat.

Première mentionnée, la monarchie est également mentionnée la dernière. Cette fois-ci, c’est bien comme « monarchie » (et non tyrannie) qu’elle apparaît dans le discours de Darius. Elle devait nécessairement être mentionnée en dernier. En effet, puisqu’à l’heure où Hérodote narre son histoire, les Grecs savent bien que Darius, puis Xerxès, ont régné sur les Perses, Darius ne pouvait qu’emporter le débat. Son intervention étant située à la fin du passage renforce cet effet: il a le dernier mot dans tous les sens du terme. On note par ailleurs qu’il ne répond pas vraiment aux critiques formulées par Otanès: elles sont balayées sous le tapis. En effet, le fait que Darius soit situé à la fin du débat risque de faire oublier quelque chose: lorsqu’il suppose la monarchie sous son meilleur jour, il oublie qu’Otanès a déjà répondu à cet argument de manière préventive en disant que même le meilleur des hommes se laisserait corrompre. J’aurai l’occasion d’y revenir, parce que la corruption est l’un des thèmes que je prévois aborder dans cette série. Qu’il suffise pour le moment de retenir l’effet de disposition dans l’ordonnancement du débat: elle épargne à Darius la réplique qu’Otanès pourrait aisément lui faire.

Notes

1 Plus généralement, pour un rapide tour d’horizon des débats sur les affinités politiques d’Hérodote, voir la note 61 dans Julián GALLEGO, « La révolution athénienne. Penser l’événement démocratique », Dialogues d’Histoire ancienne 43, no 1 (2017): 33‑65.

2 On ne retrouve qu’une seule autre mention du personnage dans les *Histoires* et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage.

3 Jacqueline ROMILLY, « Le classement des constitutions d’Hérodote à Aristote », Revue des Études Grecques, s. d., 84.

Les principes du gouvernement représentatif (2): L’aristocratie démocratique

Mon précédent billet sur Bernard Manin portait sur les deux premiers chapitres de son livre, ceux qui abordent le thème du tirage au sort et de son éviction par l’élection dans les régimes représentatifs. Je le compléterai maintenant en abordant les quatre autres chapitres du même livre. En somme, après avoir montré comment les idées sur le contrat social et l’école du droit naturel ont fait triompher l’élection, Manin doit s’interroger sur la portée exacte de cette révolution. En quoi l’aristocratie d’un régime représentatif se distingue-t-elle d’un régime autoritaire fondé sur une petite oligarchie? Quels sont les principes qui fondent la représentation? Quelle est l’élasticité particulière de ce concept?

Chapitre 3 : Le principe de distinction

Dans ce chapitre, Manin cherche à montrer que l’intérêt de l’élection, aux yeux des fondateurs des régimes représentatifs, était précisément d’être aristocratique. Limitons-nous à l’exemple du débat américain, où précisément c’est le caractère aristocratique en soi de l’élection qui fut au cœur de la polémique. Le débat de ratification de la constitution américaine opposait les Fédéralistes, partisans de la ratification, aux Anti-fédéralistes, opposés à la ratification. Quel était le problème, aux yeux de ces derniers? C’est que la chambre des représentants était trop petite, le nombre de ceux-ci trop réduit, les circonscriptions trop grandes. De telles conditions, estimaient-ils, favoriseraient l’élection d’individus appartenant à une « aristocratie naturelle », dotés de traits caractéristiques tels que le charisme et l’argent. Au contraire, ils estimaient que de plus petites circonscriptions et, par voie de conséquence, un plus grand nombre de représentants à la chambre, favoriseraient une plus grande diversité des représentants ainsi qu’une plus grande proximité de ceux-ci avec les électeurs. Or, pour les anti-fédéralistes, les représentants du peuple ne devaient pas être meilleurs que le peuple, mais au contraire lui ressembler afin d’agir comme lui. Mais les anti-fédéraliste étaient incapables de préciser de quel type d’aristocratie il s’agirait et de quelle manière elle serait forcément favorisée par l’élection. Contre leur thèse, les fédéralistes soulignaient qu’il n’y avait aucune aristocratie de naissance aux États-Unis, que la seule aristocratie naturelle qui pourrait émerger de l’élection se distinguerait par sa vertu et ses talents. Mieux, ils affirmaient que l’émergence d’une telle aristocratie était naturelle était désirable pour que le pays prospère. Mais, comme le souligne Manin, ce faisant, ils concédaient implicitement que l’élection avait bel et bien un caractère aristocratique. Ainsi, les deux camps s’entendaient en réalité sur cette caractéristique du suffrage : il repose sur le principe de distinction.

Chapitre 4 : Une aristocratie démocratique

Puisque, comme il l’avait noté à propos des anti-fédéralistes, l’intuition que l’élection avait, en elle-même, un caractère aristocratique n’avait jamais été démontrée par une argumentation rationnelle, Manin cherche à montrer, dans ce chapitre, comment l’élection peut être aristocratique. Il identifie quatre éléments intrinsèques de l’élection qui lui donnent un caractère aristocratique.

Les préférences de personne se réfère au caractère personnalisé du choix électoral. Il s’ensuit non seulement que l’élection ne correspond pas à une égalité « mathématique », puisque tous les candidats n’ont pas des chances égales d’accéder aux charges, mais aussi qu’elle ne correspond pas à une égalité « méritocratique », car le choix de l’électeur est arbitraire et qu’il n’est pas tenu de justifier son choix.

La dynamique d’une situation de choix suppose que, pour choisir, il faut se fonder sur un critère qui distingue un candidat des autres. L’électeur a donc besoin d’un critère, même s’il n’a pas à s’en justifier. Étant donné qu’une population est un ensemble soumis à une certaine standardisation, notamment au niveau des échelles de valeurs, tous les critères de distinction ne se valent pas. Il s’ensuit que sont nécessairement sélectionnés des individus répondant aux critères de distinction les plus communs dans la population : les « meilleurs », donc les « aristocrates » du point de vue de ces critères.

Les contraintes cognitives, reposent sur une prémisse simple : « Élire consiste à choisir des individus connus. » Pour qu’un individu soit connu des électeurs, il doit pouvoir se démarquer par un trait qui le distingue de la population, par conséquent par un trait rare. 

Les coûts de la diffusion de l’information. Pour maximiser ou, au contraire, minimiser les avantages résultants des caractères saillants de leur candidat ou de leur adversaire, les partisans d’un individu doivent faire une campagne électorale. Mais cette procédure est coûteuse et favorise par conséquent les individus susceptibles de mobiliser des quantités importantes de capitaux.

Mais la dimension aristocratique de l’élection comporte une forte ambiguïté, sur laquelle revient Manin en discutant de la notion, apparemment contradictoire, « d’aristocratie démocratique ». Car si l’élection ne permettra jamais à l’individu normal d’accéder aux magistratures, elle offre à la population un pouvoir de refus. L’élection combine alors des éléments aristocratiques, du point de vue de l’accès aux charges (tous ne peuvent pas accéder aux charges, il faut faire partie d’un groupe d’élite du point de vue d’une caractéristique valorisée) et des éléments démocratiques, du point de vue du droit de choisir qui gouvernera (dès que le suffrage universel est institué, tous ont un droit égal à élire le gouvernement). De même, s’il est certain que l’élection sélectionne des « élites », le critère selon lequel ces élites seront valorisées n’est pas précisé, ce qui rend possible à plusieurs formes d’élites (religieuses-morales, intellectuelles, médiatiques, industrielles, etc…) d’espérer être élues. Elles tendent donc toutes à être favorables à l’élection, tout en se battant pour valoriser un critère plutôt qu’un autre. De plus, en laissant à la population le choix du critère déterminant le choix des élites, elle permet aux citoyens ordinaires d’arbitrer les conflits entre les différentes élites en compétition et d’imposer les critères déterminants les résultats des élections. Cette dualité de l’élection, qui serait à la fois aristocratique et démocratique, explique en grande partie sa popularité et la stabilité des régimes représentatifs. En offrant à la fois aux élites et aux gens ordinaires des motifs de satisfaction, l’élection permet l’existence d’un régime dont la majorité des groupes sociaux estiment qu’ils ont intérêt à le maintenir en place. Mieux : l’élection combine ces caractéristiques « en une opération simple et indécomposable » (p.199).

Chapitre 5 : Le jugement public

Après avoir bien insisté sur la double dimension aristocratique et démocratique de l’élection, Manin s’efforce d’expliquer les quatre traits qui caractérisent tous les régimes représentatifs, par delà les différences qu’ils peuvent avoir entre eux. L’enjeu est de déterminer la nature de la représentation, c’est-à-dire la nature du lien entre les décisions des gouvernants et la volonté des gouvernés. Je m’en tiendrai ici à un bref résumé, point par point :

En premier lieu, la marge d’indépendance des gouvernants (pp.209-214). Les débats qui, dans différents pays, ont mis en place les régimes représentatifs, ont systématiquement, et généralement rapidement, écarté deux dispositifs qui auraient empêché les élus de prendre leurs propres décisions : les mandats impératifs et la révocabilité permanente des élus.

En second lieu, la liberté de l’opinion publique (pp.214-223). Si le peuple n’a pas le pouvoir, lorsqu’il élit ses dirigeants, de leur donner des instructions, il a en contrepartie le droit de lui signifier ses désirs en tout temps, en s’exprimant en public. Que ce soit par des manifestations, des pétitions, des sondages ou d’autres moyens, « les gouvernés ont toujours la possibilité de faire entendre une opinion collective différente de celle des gouvernants » (p.222). En conséquence, le gouvernement représentatif est « un régime où les représentants ne peuvent jamais dire avec une confiance et une certitude absolue : “Nous, le peuple.” ».

En troisième lieu, la réitération de l’élection (pp.223-234). C’est la possibilité de se voir confirmer ses décisions ou d’être sanctionné par les électeurs qui crée un lien entre gouvernants et gouvernés et permet à ces derniers d’influencer les décideurs. C’est là le dispositif central par lequel les électeurs peuvent exercer un pouvoir : « des représentants soumis à réélection sont incités à anticiper le jugement rétrospectif des électeurs sur la politique qu’ils mènent » (p.228). La dimension rétrospective du jugement préserve la marge d’autonomie des gouvernants en leur permettant le parie qu’une politique impopulaire maintenant pourra plus tard être jugée favorablement rétrospectivement, si le peuple a de bonnes raisons de croire qu’elle a finalement produit de bons résultats. Toutefois, souligne Manin, l’élection comporte une ambiguïté : elle permet au peuple de choisir à la fois en jugeant rétrospectivement du mandat des gouvernants et en jaugeant pour l’avenir l’offre des partis concurrents. Or, pour être démocratique en influençant toujours les gouvernants, l’élection doit toujours être un jugement rétrospectif. Or, dans la dimension prospective de l’élection (juger des programmes sur l’avenir), l’élection n’est pas démocratique, car elle ne permet pas de contraindre les élus à respecter leurs promesses. Manin conclut qu’on retrouve dans ce dispositif, à nouveau, une combinaison indissoluble d’éléments démocratiques et aristocratiques.

En quatrième lieu, l’épreuve de la discussion (pp.234-245). Lorsqu’une décision est prise, elle doit pouvoir être soumise par la suite à la discussion. L’objectif, à l’époque des fondateurs, était de faire tomber les intérêts particuliers pour favoriser l’intérêt général et, ainsi, convaincre les gouvernés de la valeur de la décision. La discussion devait créer l’assentiment de la majorité. « La démocratie représentative n’est pas un régime où la collectivité s’autogouverne, mais un système où tout ce qui tient au gouvernement est soumis au jugement public » (p.245).

Chapitre 6 : Les métamorphoses du gouvernement représentatif

Ces quatre principes fondamentaux forment par la suite le fil conducteur du dernier chapitre du livre. Celui-ci établit une chronologie en trois périodes des régimes représentatifs contemporains. Manin y parcourt les transformations qui ont touché les régimes représentatifs occidentaux en reprenant chaque fois les quatre critères de définition d’un « gouvernement représentatif ». Il y montre que si chacun des éléments s’incarne différemment au cours de chacune des périodes, ils demeurent néanmoins valides et observables. Ainsi, les métamorphoses du gouvernement représentatif montrent que celui-ci peut se présenter sous diverses formes, mais conserver son caractère semi-démocratique. Le changement central, c’est en général le type « d’élites » que ce système porte au pouvoir. Cette démonstration se fait sur les trois périodes. La première est celle que Manin appelle le « parlementarisme », qui correspond à la période du suffrage censitaire. À cette époque, il fallait une richesse minimale pour avoir le droit de vote et se présenter aux élections. Les élus se caractérisaient par leur enracinement local. Notables dans leur région, ou appuyés par un notable, ils représentaient leur région davantage qu’un alignement idéologique. La seconde période est celle que Manin a nommée la « démocratie des partis ». Celle-ci est née du suffrage universel. Le besoin de rejoindre un plus vaste public a posé des problèmes de coordination et de logistique inédits et ainsi favorisé la formation de partis politiques. Ces derniers favorisent une uniformisation idéologique de leurs membres et de leurs clientèles électorales privilégiées. Les économies d’échelles dont profitent ces formidables machines à mobilisation défavorisent les notables locaux. Dès lors, ce sont les mandarins de partis qui deviennent l’élite privilégiée pour l’élection dans cette forme de régime représentatif. La domination des partis sur la vie publique demeure jusque dans les années 1970. Vers cette époque, divers indices apparaissent indiquant une transition vers une nouvelle phase, celle de la « démocratie du public ». Le premier signe auquel on perçoit cette transformation du régime de pouvoir des gouvernements représentatifs est la fragmentation des suffrages : les appartenances sociales, économiques et culturelles qui déterminaient les comportements électoraux auparavant sont désormais des déterminants moins puissants. Si la corrélation demeure, elle est plus faible. La fidélité des électeurs s’effrite également : ils sont de plus en plus nombreux à changer de parti à chaque élection. Le choix des électeurs est désormais davantage guidé par la personnalité des candidats plutôt que par le programme ou l’enracinement local. Pour expliquer ce fait, Manin avance deux causes : d’une part, l’expansion du domaine et de l’efficacité des médias, notamment la télévision, qui permettent au candidat d’apparaître directement aux électeurs; d’autre part, la multiplication des domaines d’intervention de l’État, qui rend impossible de résumer toutes les interventions du gouvernement dans un programme et recentre donc le débat sur la personne qui assumera le pouvoir. La « démocratie du public » est donc le domaine privilégié de l’espace médiatique et les « élites » élues le sont en fonction de leur charisme et des moyens à leur disposition pour contrôler le message médiatique.