Les humbles, l’histoire sérielle et les études de cas

Bartolomé Bennassar est probablement le premier historien que j’ai lu avec l’envie de travailler un peu comme lui. Cela remonte à la lecture de L’homme espagnol, attitude et mentalités du XVIe au XIXe siècle, alors que j’étudiais, au bac, dans un cours de celle qui allait devenir ma directrice de thèse. Puis j’ai lu L’inquisition espagnole et, à la maîtrise, Les chrétiens d’Allah, un livre qui m’a complètement enchanté. On trouve dans l’introduction de ce livre un petit passage, sans grandes prétentions, mais tout à fait à propos pour le jeune étudiant que j’étais, qui a ouvert et marqué durablement ma conception de la méthode historique.

Bennassar appartient à l’école historiographique française, il est proche de la troisième génération des Annales, celle qui, pour étudier les mentalités, a eu recours à l’histoire sérielle, aux mentalités. Pour sa part, c’est largement à travers les sources inquisitoriales que Bennassar a construit ses séries. Dans Les Chrétiens d’Allah, il rappelle l’émergence de la microhistoire comme un défi à l’histoire sérielle. Cette dernière avait prétendu réintégrer les humbles au sein de la mémoire collective par le biais des statistiques. Bennassar cite François Furet (1963) :

La notion de classes inférieures évoque d’abord celle de nombre et d’anonymat […] L’histoire d’aujourd’hui le réintègre dans l’aventure humaine par l’étude quantitative des sociétés du passé, mais il y reste silencieux… Les classes inférieures […] analphabètes, et le plus souvent résignées […] n’ont laissé dans l’histoire écrite des sociétés précapitalistes que peu de traces, généralement dues à un curé de campagne ou à un intellectuel philanthrope. »[1] (cité par Bennassar, p.11)

Aussitôt l’a-t-il cité qu’il souligne l’imprudence des formules utilisées par Furet, née d’une sous-estimation « [d]es ressources de nos archives et [de] l’imagination de l’avenir. » Puis il enchaîne sur la réaction des microhistoriens.

Cependant, la résignation de François Furet au silence des humbles avait suscité un certain nombre de protestations au de contestations. L’une des plus vives vint de l’historien italien Carlo Ginzburg qui en profita pour sonner la charge contre l’histoire sérielle : il considérait que la massification propre à cette forme d’histoire effaçait les tensions sociales, noyait dans l’anonymat les ruptures et les dissidences et produisait des images de consensus à la fois factices et mystificatrices. Il opposait à l’histoire sérielle, devenue idéologiquement suspecte, les études de cas, susceptibles de rendre à des individus et à de petits groupes leur dimension historique. Il fondait son argumentation sur un exemple, admirable il est vrai, celui du meunier du Frioul Menocchio, héros d’un très beau livre, le Fromage et les Vers. Sans polémique, mais avec à-propos, d’autres historiens exhumaient de l’oubli des mémoires ou des journaux personnels rédigés par des artisans ou des prolétaires, qui sont maintenant dans les manuels et ont réussi leur évasion de l’anonymat : le Jacques-Louis Ménétra de Daniel Roche ; le Pierre-Ignace Chavatte d’Alain Lottin ou le Ventura Perez de Teófanes Egido…[2]

Vient enfin la synthèse propre de Bennassar, qu’il emprunte en réalité à Michel Vovelle.

À vrai dire, la controverse entre les défenseurs de l’histoire sérielle et les avocats des cases studies nous paraît être l’exemple même de ces faux débats dont les historiens français sont, croyons-nous, trop friands. Déjà, Michel Vovelle a formulé quelques réflexions de bon sens : « Un récit de vie, c’est très bien, jaillissant, bouleversant de nouveauté. Dix récits de vie, douze récits de vie : les récurrences apparaissent, les clichés, le fait, évident a posteriori, que ces témoignages individuels sont eux-mêmes reflet de modèles et de conditionnements reçus… » Certes, demeure « l’extrême richesse de témoignages à multiples facettes », mais, si on accumule les preuves de ce genre, à supposer qu’elles existent, au lieu de la spontanéité « on retrouve la norme ». L’étude de cas ne saurait devenir la panacée de la recherche historique tandis que l’histoire sérielle n’est pas condamnée à gommer les différences, à dissimuler les oppositions, à exclure les non-conformistes.[3]

La leçon de Vovelle, qui m’est parvenue par Bennassar, que tout cas trouve sa place dans les statistiques et que toute statistique cache en son sein une vie frémissante, m’est toujours restée. Il faut dire que Bennassar, s’il n’a pas formulé lui-même la leçon, la mettait merveilleusement en pratique. Car pour la plupart des statistiques données, on trouve sous sa plume un florilège d’exemples. Mieux : chaque fois qu’il le peut, Bennassar nomme les exemples choisis par leur nom. C’est alors toute la vie foisonnante d’une époque qui est donnée à voir au lecteur. Les Chrétiens d’Allah, qui utilise les deux méthodes, en est un magnifique exemple.

Mais ajoutons un extrait de Vovelle, provenant du texte même cité par Bennassar, mais un peu plus loin. Il rend hommage à Ginzburg, non sans une pétillante taquinerie. Car il souligne un enjeu épistémologie des études de cas : elles retrouvent souvent la norme, en s’y insérant, car le cas cité n’a rien d’exceptionnel, ou bien elles sont si différentes qu’on se demande si ces cas isolés peuvent bien être de l’histoire…

En réponse à ce dilemme, je suis particulièrement sensible à l’argumentation de Carlo Ginzburg, dans l’introduction qu’il a donnée à l’aventure de son meunier frioulan, en valorisant l’importance de l’“eccezione normale”. C’est à travers l’exceptionnel (qui n’est point l’anecdotique) que l’on peut découvrir un éclair de vérité, en témoignage irremplaçable. Si je voulais chicaner amicalement l’auteur, je le soupçonnerais un peu de vouloir gagner sur tous les tableaux : valorisant d’une part la trouvaille unique qu’il a faite, tout en disant qu’il y a des tas d’autres meuniers, et des Menocchio par dizaines… Non que je conteste la réalité bien cachée donc méconnue de toute cette contestation, populaire ou non. Mais c’est bien comme témoignage à la limite que l’histoire de ce héros obscur nous intéresse par elle-même, et au-delà d’elle-même.[4]

L’exceptionnel normal, j’en ai déjà parlé dans un précédent billet auquel je renvoie le lecteur désireux de quelques précisions. Carlo Ginzburg s’insère lui aussi parmi les historiens m’ayant le plus influencé. Reste un enjeu laissé de côté par ces différents débats : c’est que la statistique tend à gommer la manière dont différents phénomènes, classés en séries distinctes, convergent et s’articulent au sein de chaque cas.

Notes

[1] Cité par Bartolomé BENNASSAR et Lucile BENNASSAR, Les chrétiens d’Allah, L’histoire extraordinaire des renégats, XVIe et XVIIe siècle, Paris, Perrin, 2006, p. 11.

[2] Ibid., p. 12.

[3] Ibid., p. 12‑13.

[4] Michel VOVELLE, Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, 1982, p. 347‑348.

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Estranger les « normaux » de l’expérience de Asch

Mon billet sur l’expérience de Asch a eu un succès qui m’a surpris, il faut croire que le sujet touche une corde sensible. Néanmoins, je pensais sur le moment avoir tout dit sur le sujet et ne pas avoir à y revenir. J’avais commencé à préparer d’autres billets sur d’autres expériences de psychologie sociale qui m’ont intéressé au cours du temps. Et puis je me suis retrouvé cette semaine, marchant dans la rue à songer : est-ce que je n’aurais pas négligé de parler du plus important, dans cette histoire ?

Comme je l’ai indiqué, la manière dont on présente généralement l’expérience de Asch, comme une démonstration du pouvoir de la majorité sur la minorité, une démonstration éclatante du conformisme humain, en limite considérablement l’interprétation. Cela est vrai, mais beaucoup moins qu’on ne l’a souvent dit. Dans une moindre mesure, elle est également mentionnée pour démontrer les bienfaits de la dissidence, une seule voix divergente aidant beaucoup le sujet de l’expérience à exprimer sa propre opinion.

Les résultats sur la dissidence proviennent des variations de l’expérience testées par Asch pour mieux connaître l’impact des différentes variables sur le sujet. Dans l’expérience principale, qui sert de référence, les complices sont unanimes. Or, dans les manières dont l’expérience est généralement présentée, on constate, d’une part, une exagération de ses résultats et, d’autre part, une attention extrême portée aux cas extrêmes : ceux qui ont résisté tout au long de l’épreuve à la pression des pairs et ceux qui, au contraire, y ont entièrement cédé. Asch précise bien que ces deux cas sont des cas d’exception. La très grande majorité des participants ont, dans certains cas, donné la bonne réponse, dans l’autre donné la réponse majoritaire. Lorsqu’on dit que le taux d’erreur global augmente de 1 % (en l’absence de pairs) à 36,8 % (sous la pression des pairs), il faut comprendre que la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs au moins une fois, mais aussi que la même majorité des participants a résisté à la pression des pairs au moins une fois et que, au total, il y a davantage de résistance que de conformisme. La première partie de l’énoncé, « la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs au moins une fois » explique en partie la réception usuelle exagérée des résultats de Asch, souvent sur le thème « la majorité des participants ont cédé à la pression des pairs ». Ils se retrouvent ainsi assimilés à une minorité, celle qui a cédé à la pression des pairs dans tous les cas.

Or, voilà : l’analyse se porte assez peu sur ces cas majoritaires. On s’intéresse aux héroïques résistants ou aux conformistes extrêmes. Les « normaux » sont soit assimilés aux conformistes, soit ignorés. Cela s’explique en partie parce que les résultats les concernant ne semblent pas particulièrement spectaculaires. D’une manière générale, nous sommes peu portés à analyser des gens que nous considérons comme « normaux », parce que, dans la normalité, il ne semble y avoir rien à expliquer. Pourtant, si on veut tirer de cette expérience des leçons il conviendrait de s’intéresser au cas le plus commun.

Pour analyser ces cas, il faut commencer par recourir à un procédé d’estrangement. Cette notion est utilisée par certains historiens, comme Carlo Ginzburg, pour parler d’un état cognitif qui permet d’identifier quelque chose qui passe inaperçu et de le trouver bizarre, digne d’analyse. Il s’agit de « regarder [les choses] comme si elles étaient parfaitement dénuées de sens — comme des devinettes »[1]. Or, si on y pense bien, les cas « normaux » dans l’expérience de Asch peuvent bien paraître étranges. Comment expliquer que, sur les douze fois où ils étaient dans des situations identiques (confrontés à une réponse fausse, mais unanime de l’ensemble de leurs pairs), ces « normaux » n’aient pas réagi de la même manière tout au long de l’expérience ? Après tout, si la situation se répétait à l’identique, on aurait pu s’attendre à ce que la réaction soit toujours la même, non ? En ce sens, les cas « extrêmes » ont au moins eu le mérite de la cohérence, en maintenant la même attitude face à la même situation, tout au long de l’expérience.

Peut-on interpréter cette attitude changeante de la catégorie majoritaire à partir des données fournies par Asch ? Lui-même ne semble pas s’être posé la question et les graphiques fournis à la fin de l’article ne me semblent pas vraiment adaptés pour fournir une réponse claire. Nous pouvons cependant formuler quelques hypothèses informées, à charge pour chacun d’en discuter la pertinence et, éventuellement, d’imaginer les expériences qui infirmeraient ou confirmeraient ces hypothèses. Pour ce faire, il faut supposer — ce qui me semble raisonnable — qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre les cas « extrêmes » et les « normaux ». De cette manière, nous pouvons interpréter le comportement standard à partir d’indices fournis par les cas extrêmes.

Asch indique, à partir d’interrogatoires préliminaires, qu’un trait commun des sujets qui résistent à l’influence des pairs est une bonne capacité à se remettre d’une situation où ils sont déstabilisés. Ainsi ils choisissent une attitude à laquelle ils se tiennent, soit par confiance en soi, soit parce qu’ils s’en remettent à un idéal supérieur (le besoin de fournir des données fiables pour l’expérience). A contrario, on peut supposer que les sujets « normaux » sont déstabilisés par l’unanimité qui se fait contre toute évidence et toute attente : ils se mettent donc dans une attitude de tâtonnements, qui les pousse à tenter différentes approches pour résoudre le problème.

De même, toute l’expérience étant centrée sur l’influence du groupe sur l’individu, il faut supposer que ce dernier observe constamment les autres membres du groupe. On peut ainsi avancer l’hypothèse qu’il ne subit pas l’influence du groupe de manière inactive, mais qu’il varie ses réponses précisément pour tenter de voir s’il y a des réactions et si ses réponses ont un impact sur le groupe. D’ailleurs, dans la mesure où l’expérience démontre qu’une seule dissidence peut accroître significativement la capacité du sujet à émettre une idée divergente de celle de la majorité, il n’est pas invraisemblable d’avancer que les sujets cherchent précisément leur allié, émettant d’occasionnelles divergences pour voir si émerge quelqu’un pour les appuyer, puis se retirant lorsque la pression paraît trop forte et qu’ils voient qu’il n’y a pas de résultat à leur dissidence. Ce point amène d’ailleurs à rappeler le caractère artificiel de l’unanimité à laquelle sont confrontés les sujets : alors qu’en temps normal leur dissidence susciterait probablement une divergence parmi les autres membres du groupe, celui-ci est lié par les instructions données par l’expérimentateur et conserve son unanimité en toutes circonstances. Si cette hypothèse est juste, cela signifie également, vu ce que l’expérience révèle par ailleurs sur la dynamique de dissidence, que, dans un groupe donné confronté à une situation répétée un certain nombre de fois, il existe toujours un potentiel important pour que s’expriment les divergences.

L’un des éléments dont il serait intéressant de disposer — et qui nous manque — pour évaluer la justesse de ces hypothèses, est l’évolution du sujet au cours de l’expérience. On sait que les six premières tentatives sont là pour le mettre en confiance. Mais par la suite, le nombre d’erreurs s’accroît-il au cours de l’expérience ? Est-il chaotique ? Décroissant ?

En conclusion de ce billet, je me permets de noter que ce qui est amusant avec cette expérience, c’est qu’il semble que plus je passe du temps à y réfléchir, plus mes conclusions s’éloignent des conclusions qu’on en tire habituellement.

Note:

[1] Carlo GINZBURG, Charles ILLOUZ et Laurent VIDAL, « Carlo Ginzburg, « L’historien et l’avocat du Diable », Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Première partie. », Genèses, 2003, no 53, p. 128.

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Un moment fondateur de la criminologie?

Les réflexions sur la criminalité datent d’aussi longtemps que la criminalité. Cela ne fait pas pour autant de toute réflexion sur la criminalité une « criminologie ». Pour y accoler un suffixe suggérant l’étude et la science, un certain nombre de conditions doivent être réunies: d’abord un certain degré de spécialisation, l’émission de réflexions rompant avec les fausses évidences et la mise au point de méthodes spécifiques pour résoudre les problèmes intellectuels qui apparaissent par la lumière s’infiltrant dans cette rupture. Dans un ouvrage que j’ai dans ma bibliothèque – acheté juste après ma thèse pour élargir mes horizons et gambader hors des mes champs de spécialité, ouvrage dont je n’ai d’ailleurs lu que les premiers chapitres  – il est écrit que la criminologie trouve son origine dans l’Italie de la fin du XIXe siècle. À cette époque, où l’opinion prenait conscience de l’existence de la mafia en Sicile, les intellectuels italiens ont pour la première fois commencé à réfléchir à une forme de criminalité qui, leur semblait-il, était sans équivalent connu ailleurs. La démarche la plus importante de l’époque, sur cette question, est celle de deux aristocrates originaires de Toscane, les barons Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti. Ce dernier bénéficiait d’une solide formation humaniste, avait été disciple de John Stuart Mill, était économiste et peut être compté au nombre des intellectuels libéraux italiens de l’époque. Les deux comparses se sont rendus en Sicile pour enquêter sur la mafia. Dans le document qu’ils produisirent, la partie rédigée par Franchetti, est présentée par Jacques de Saint Victor comme un moment fondateur de la naissance de la criminologie:

Même si elle n’est pas exempte de certains préjugés conservateurs propres à cette époque, la recherche de Franchetti se présente comme l’analyse la plus lucide et la plus approfondie du phénomène mafieux au moment de sa naissance. Franchetti était un intellectuel libéral et son étude sur la mafia sicilienne constitue aujourd’hui un classique de l’analyse criminologique, un peu comme De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, en est un pour les études politiques .

Peut-être est-il exagéré de parler de moment fondateur d’une discipline, puisque, une fois rédigé, le rapport de Franchetti fut, dans l’ensemble, ignoré jusqu’aux années 1980. Il n’y a donc pas eu d’effet d’institutionnalisation de la criminologie à l’époque même de Franchetti. Reste que si la discipline a fini par s’intéresser à Franchetti, au-delà de l’intérêt historique de son enquête, c’est sans doute parce qu’elle a rompu avec l’évidence admise à l’époque et inséré la réflexion sur la criminalité dans le cadre plus large des transformations sociales induites par le capitalisme. Pour arriver à cette conclusion, Franchetti a dû revoir ses prémisses. En effet, en commençant l’enquête, le baron « supposait, comme de nombreux intellectuels de son temps, que la criminalité était fille de la misère et du besoin » . Or, ce n’est pas ce qu’il a trouvé une fois rendu en Sicile. En effet, les provinces les plus pauvres de l’île n’étaient ni celles où la criminalité mafieuse était la plus présente, ni celles où elle avait fait son apparition le plus tôt.

La mafia était née dans la luxuriante Conca d’Oro […]. Or, ces propriétés agrumicoles étaient non seulement riches mais gérées suivant les méthodes les plus modernes. La mafia serait-elle donc moins le produit de la pauvreté que de la richesse? Ce constat ne laissait pas de troubler Franchetti, qui avait foi dans le Progrès et croyait en ses effets bénéfiques .

C’est cette contradiction qui a obligé Franchetti à mener une enquête plus approfondie, faite d’entretiens « avec tous les acteurs locaux »: juges, policiers, fonctionnaires, grands propriétaires. Il a ainsi recueilli les éléments de portrait d’une « secte criminelle » bien structurée et, surtout, disposant de complicités en haut lieu. Ainsi, il découvrit que des aristocrates et des bourgeois – dans tous les cas grands propriétaires fonciers – étaient à la tête de l’organisation et les principaux bénéficiaires… même s’il n’osa pas accuser trop directement les aristocrates, ce que lui interdisaient ses propres préjugés de classe . Avides de gains et puissants, ces grands propriétaires fonciers « préférai[en]t diriger des criminels plutôt que d’en être inquiété[s]. De leur côté, ces criminels trouvaient commode de s’entendre avec ces barons et leurs intendants, car cela leur assurait une certaine impunité vis-à-vis des autorités et un grand ascendant sur le peuple et les autres bandits » . Libéral convaincu, Franchetti était embarrassé de devoir admettre que ces malfaiteurs étaient semblables « au capitaliste, à l’impresario et au directeur d’usine » (cité dans ).

[Le mafieux] régule la division du travail et des tâches, contrôle la discipline parmi les employés discipline aussi indispensables dans cette activité [criminelle] que dans n’importe quelle autre industrie si l’on veut obtenir des profits abondants et constants. Il appartient au chef mafieux de juger, en fonction des circonstances, s’il convient de suspendre les actes de violence pendant un certain temps ou au contraire de les multiplier et d’en augmenter la férocité. Ce patron doit s’adapter aux conditions du marché pour choisir les opérations à mener, les personnes à exploiter, la forme de violence à utiliser (cité ).

Mais s’il eut l’honnêteté de formuler ces constats qui lui semblaient contre-intuitifs, la meilleure partie de l’analyse de Franchetti, la plus fondamentale, semble ailleurs. Notons en aparté que si la mafia n’était que la conséquence du libéralisme économique, elle serait née en Angleterre, pas en Italie. C’est une forme particulière de transition du féodalisme au libéralisme qui eut ce résultat en Sicile: l’État italien était centré plus au nord et les représentants de la police et de l’armée italienne ignoraient pour la plupart le dialecte sicilien, nuisant grandement à leur efficacité dans la région. En conséquence de quoi, le monopole de la violence de l’État central ne put s’imposer dans le sud. En revanche, la libéralisation déchaîna le jeu de la concurrence tout en intégrant les nobles au commerce et les commerçants à la propriété foncière. Parallèlement, les nobles se voyaient privés du rôle juridique qu’ils avaient auparavant. Franchetti a noté que cette dynamique a permis à chaque groupe susceptible de s’organiser les moyens d’avoir recours à la violence tout en forgeant une classe de propriétaires âpres au gain et héritiers d’une certaine tradition féodale de la violence et de la protection. Les nouveaux groupes violents et les propriétaires ont ainsi noué une relation de protection mutuelle . Cette alliance, qui profitait aux uns et aux autres, a produit une situation où le libéralisme naissait en l’absence d’une société de droit fermement constituée.

Ce récit, mis à part l’intérêt qu’il présente pour l’histoire de la mafia elle-même, présente quelques indications sur différentes innovations qui rapproche Franchetti d’une démarche scientifique (à défaut sans doute de l’atteindre): mise à distance des idées préconçues, problématisation, mise au point de méthodes et enquêtes. Dans ce cas-ci, la problématisation, construite à partir des compétences d’un économiste, revient à une insertion de la compréhension de la criminalité par un cadre explicatif socio-économique. Mais l’une des conclusions remarquable auquel arrivait l’économiste, c’était que le crime organisé lui-même naissait, à la manière d’une entreprise capitaliste moderne, d’une organisation rationnelle du crime.

Je signalerai en terminant que, à peu près à la même époque, en Angleterre, un écrivain de science-fiction imaginait également une gestion rationalisée, scientifique, du crime. Il s’agissait d’Arthur Conan Doyle. Je crois qu’on sous-estime souvent la part de science-fiction dans les aventures de Sherlock Holmes. L’idée principale de ces romans, incarnée dans la personne du célèbre détective, était de mettre en scène une approche scientifique de la résolution des crimes. Carlo Ginzburg a eu l’occasion de souligner que les méthodes de Sherlock Holmes étaient en grande partie la transposition des méthodes de diagnostic des médecins à l’enquête policière . De même, Sherlock Holmes regroupe dans sa pratique les trois grands éléments de la méthode scientifique: savoir préalable où il peut puiser, sens de l’observation permettant la collecte d’informations nouvelles, sens du raisonnement à partir des données cumulées. Mais le plus intéressant, pour ce billet, est qu’en cherchant un rival à son héros, Doyle a imaginé le professeur Moriarty, un spécialiste de la rationalisation du crime. Moriarty n’est pas à la tête d’un empire du crime, à la manière d’un grand mafieux: c’est plutôt une sorte de consultant spécialisé, qui prélevait une commission en échange de ses conseils pour réaliser le crime parfait. Il n’en demeure pas moins que les livres et nouvelles de Doyle témoignent de deux importantes intuitions: la rationalisation du crime et la scientificité de l’enquête policière. Sur l’une comme sur l’autre, ses intuitions ne se sont que partiellement réalisées.

Bibliographie

On lira aussi avec intérêt les trois essais de Jean-Jacques Pelletier sur Sherlock Holmes, que je n’ai pas pu relire pour l’occasion mais qui ont beaucoup contribué à façonner ma vision du personnage. Dans les numéro 2, 3 et 4 de la revue Alibis.

 

Naissance des faits divers en France

Le travail de Gérard Noiriel porte sur l’histoire des ouvriers, de l’État-nation et de l’immigration, essentiellement. Mais la réflexion sur l’immigration, en particulier, l’a amené à réfléchir sur les pratiques médiatiques, partant de l’hypothèse que celles-ci jouent un rôle important dans les pratiques de stigmatisation des immigrants et les défis auxquels ces derniers sont confrontés à leur arrivée. Ainsi, dans sa grande synthèse Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Discours publics, humiliations privées, Noiriel consacre un très long chapitre (le deuxième) à « La mise en place de l’espace public républicain » à l’époque de la troisième république. L’espace public ne se réduit pas aux médias: sa structure, à cette époque, fut également affectée par des événements majeurs comme la constitution des premiers partis politiques de masse et la professionnalisation des universités. Mais c’est également l’époque où est née la presse de masse. Pour l’essentiel, les réflexions de Noiriel sur ces questions ne paraissent pas reposer sur des recherches empiriques qu’il aurait lui-même menées et c’est à d’autres travaux que renvoient les notes de bas de page de ce passage: ceux de Marc Angenot, Michael Palmer, Jürgen Habermas, Christophe Charle, Dominique Kalifa et Anne-Claude Ambroise-Rendu en particulier.

La Troisième République a libéralisé les lois sur la presse et mis en place l’éducation primaire obligatoire, ce qui eut pour effet d’accroître considérablement la clientèle potentielle des journaux. Ces réformes apparaissaient comme des conséquences logiques de la mise en place du droit de suffrage universel: puisqu’on intégrait de nouveaux électeurs au jeu politique, il fallait s’assurer qu’ils soient suffisamment instruits et informés.

Cependant, les journaux de masse obéissaient aux impératifs du marché. Pour « livrer la marchandise » et faire entrer l’argent garantissant leur existence, ils ont dû, au contraire des journaux à petits tirages qui existaient auparavant, former des professionnels et former leurs propres codes et méthodes de travail. Les « publicistes » qui publiaient dans les journaux avant cette époque étaient en effet souvent des notables, des rentiers ou des professionnels vivant d’autres sources de revenu. Autre effet du marché, il fallait renouveler l’information chaque jour et faire en sorte que les lecteurs achètent le journal tous les jours. C’est à cette époque, et en suivant cette logique, que le mot « actualité » s’impose dans le champ journalistique. Par ailleurs, pour atteindre un public plus large et éviter de le cliver, les journaux de masse se sont dépolitisés.

Un autre des défis auxquels les journaux de l’époque ont dû répondre pour conquérir leur public était d’intéresser celui-ci à des événements auxquels il ne participait pas directement.

Lorsque cet intérêt pragmatique fait défaut, il n’existe qu’un seul grand moyen de motiver à distance les individus auxquels ont s’adresse, c’est de faire en sorte qu’ils s’identifient au récit qu’on leur présente. L’identification comble en effet, magiquement, la distance entre celui qui écrit et celui qui lit, car elle suscite chez le lecteur une participation fictive à l’histoire racontée. C’est l’émotion et non le raisonnement qui constitue ici la ressource déterminante .

C’est pour répondre à ces défis (le renouvellement des nouvelles et la création d’une identification du lecteur à la nouvelle) que la presse de masse a développé un tel intérêt pour les faits divers. Les journalistes relatant les faits divers utilisent en effet différentes pratiques pour susciter l’émotion pour ou contre la ou le criminel.le, par une « excitation narrative » qui joue sur les sentiments d’empathie, la terreur, l’horreur pour le crime, le dégoût de la personne du criminel . Commercialement, la stratégie était sans aucun doute payante: un crime horrible en première page pouvait faire monter les ventes de 50 à 100%. Le fait divers ne concerne pas que le crime, même s’il s’est d’abord construit par le traitement de la criminalité:

L’immense succès que rencontre le récit criminel dans la presse de l’époque tient au fait qu’il met toujours en scène le mêmes personnages: des victimes, des agresseurs et des policiers (ou des juges). Le fait divers repose sur la structure narrative du « polar ». Mais l’émotion et l’identification des lecteurs sont accrues par l' »effet de réel » propre à ce type de récit. Étant donné que le drame qui est raconté par le journaliste s’est réellement produit, chaque lecteur est incité à penser que ça aurait pu lui arriver à lui aussi .

On peut grapiller un autre défi important auquel la presse de masse fit face lors de l’introduction du fait divers, un défi dont Noiriel ne parle pas, dans l’article déjà cité d’Anne-Claude Ambroise-Rendu: l’exposition régulière et racoleuse de la criminalité faisait l’objet de critiques fortes de la part des moralistes. Les journaux devaient donc justifier la couverture des faits divers en invoquant des motifs d’intérêt public, ce qu’ils firent souvent en invoquant l’idée que ces histoires pouvaient servir « d’avertissement ». En quelques cas, ils avancent que rapporter l’événement participe à un connaissance approfondie sur la société. Dans tous les cas, ils avancent leurs arguments sans vraiment se donner la peine de les démontrer. De cette manière, ils jugent les crimes en fonction d’une moralité qui ne doit pas grand-chose au droit . Il y a là l’expression d’une moralité publique qui préserve une certaine autonomie face aux institutions d’État, un peu comme l’imaginait John Locke dans ses Essais sur l’entendement humain (voir l’analyse de Koselleck ). N’est-ce pas aussi, alors que les moralistes prônaient la dissimulation des châtiments aux criminels, dont ils craignaient le caractère exemplaire, escamotant les supplices de l’échafaud public , une réintroduction de ce spectacle par la petite porte des entrefilets?

Ambroise-Rendu signale que les faits divers (de nombreux récits courts de crimes) se distinguent de la chronique judiciaire (quelques longs récits de crimes « importants », des « affaires » qui passionnent le public sur la longue durée), tout en entretenant avec eux une complémentarité et une interdépendance. Ce sont en effet la multiplicité des faits divers qui produit une « image de fond » à partir de laquelle la chronique judiciaire prend tout son sens, son intérêt, et devient ainsi passionnante pour le lecteur.

La structure fondamentale du récit de fait divers qu’on vient d’évoquer pouvait aussi bien être appliquée à d’autres domaines que celui de la petite criminalité et le furent en effet: la question sociale et le mouvement ouvrier étaient traités à travers les événements violents des grèves, la politique extérieur sera traitée en fonction des « personnages collectifs » nationaux (gentille France versus méchante Allemagne, par exemple) et la politique intérieure sous l’angle des « affaires », les grands scandales. Tous les journaux de l’époque, à gauche comme à droite, ont repris et systématisé la recette, « à l’exception notable de L’Humanité » . La gauche ne faisait que changer les personnages du récit:

Le récit ne met pas en scène ici des « apaches » agressent les vieille dames dans les communes de banlieue, mais des travailleurs morts dans un accident du travail ou victimes de la répression policière. Les solutions politiques qui découlent de ces diagnostics sont simples: il suffit d’éliminer les persécuteurs pour que cesse le malheur du peuple et pour que naisse un monde nouveau où l’exploitation de l’homme par l’homme aura disparu. .

Ne changent, par conséquent, que les paramètres d’identification du lecteur à la victime du récit: plutôt que « gens honnêtes » (contre truands) ou des nationaux (contre d’autres nations), on mettait de l’avance l’identification en tant que classe sociale: ouvrier ou prolétaire, victime du capitalisme ou de l’État (ce qui revenait au même). Un système d’identification se substituant à l’autre.

Dans un billet précédent, j’évoquais les faits divers comme un cas notable pouvant s’analyser « d’exceptionnel normal », concept issu de la microhistoire et systématisé par Ginzburg et Poni , qui peut être utilisé par le lecteur de journaux averti pour réfléchir à la signification des nouvelles qu’il lit. Le récit historique des conditions d’apparition des faits divers (du moins en France, tout porte à croire qu’il y a à la fois schémas similaire et variations selon les contextes nationaux) invitent à questionner d’autres éléments lorsque vient le temps de lire et interpréter les nouvelles: les conditions de production de celles-ci et la mise en forme privilégiée dans la livraison.

Bibliographie

L’article d’Anne-Claude Ambroise-Rendu auquel je fais référence se trouve ici .

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue pour ce billet:

Tim WU, The attention merchants: the epic scramble to get inside our heads, Knopf, 2016, 416 pages. Voir ici.

Merci à Gabriel de m’en avoir parlé. Allez lire son blogue.

Emic et etic: notes sur un enjeu de méthode

Je m’intéresse de plus en plus à la distinction méthodologique entre « emic » et « etic ». Comme beaucoup d’outils d’analyse, ce sont des concepts que j’ai découvert chez Carlo Ginzburg, dont les réflexions méthodologiques m’ont toujours été très utiles parce qu’elles s’attachent généralement à des difficultés bien concrètes de la pratique historienne.

La distinction entre « emic » et « etic », Ginzburg l’emprunte à Kenneth L. Pike, anthropologue et linguiste américain.

Pike souligne qu’il y a deux niveaux de langage: celui employé par les acteurs, dans une culture donnée – c’est le côté emic (mot calqué sur phonemics); de l’autre, le niveau etic (qui renvoie à phonetics), langage distancié de l’observateur ou du chercheur. Ce qui m’intéresse au plus haut point dans cette distinction, c’est que le chercheur , selon moi, n’est pas censé choisir entre ces deux niveaux. C’est précisément le rapport entre les deux niveaux qui est important .

Cette distinction affleure différents écrits sur la méthode historique, bien avant Ginzburg ou Pike. Marc Bloch en a fait une intéressante discussion dans son Apologie pour l’histoire . Ainsi, les historiens tendent à toujours être conscients de l’existence de deux niveaux de langage, l’un provenant de leurs sources, l’autre de leurs collègues. C’est d’ailleurs en prenant appui sur Bloch que Ginzburg entreprend la discussion de ce problème dans le principal article qu’il y a consacré . Ce qu’apporte la distinction entre « emic » et « etic », c’est un vocabulaire qui permet d’expliciter, donc de clarifier cette distinction et par conséquent de faciliter la discussion sur cette difficulté méthodologique. Cette difficulté ne se réduit pas à la discipline historique (les anthropologues et les sociologues la connaissent aussi), mais me semble particulièrement aiguë pour les historiens.

Ginzburg explique que le langage etic constitue le point de départ des historiens: ils y formulent leurs questions et profitent de l’effet heuristique que produit la distance qu’il met entre l’analyste et son objet. L’objectif de l’historien serait d’apporter des réponses emic à des questions etic. Le langage etic a d’autres propriétés intéressantes: il permet de formuler une critique de ce que le langage emic voile et il permet également la comparaison entre des sociétés employant des langages différents. Il n’en reste pas moins que le langage emic véhicule l’ensemble des significations qui ont cours dans une société donnée. En ce sens, il demeure l’objet premier de l’analyse.

Une autre historienne qui utilise explicitement la distinction emic/etic est Simona Cerutti, une interlocutrice de Ginzburg . Cerutti aborde le problème en soulignant que des catégories historiennes préétablies (etic) risquent d’occulter la manière dont les acteurs de l’histoire comprennent leurs propres actions. Cela se répercute sur la capacité de l’historien lui-même de comprendre le passé. Dans son débat avec Ginzburg, Cerutti questionne la nature de la distinction entre emic et etic: s’agit-il de procédures d’analyses  ou de différents niveaux de réalité? Elle formule le débat ainsi:

La question n’est pas d’établir la légitimité de l’une de ces perspectives contre l’autre, ni d’opposer des orthodoxies analytiques (l’emic comme seule dimension légitime). Le problème est plus radical et je le formulerais de cette manière: qu’est-ce qu’une méthode d’analyse « interne » [Cerutti emploi ce terme comme synonyme à emic] et où peut-elle être appliquée? […] emic et etic sont-ils deux procédures d’analyse – comme je le pense – ou bien sont-ils deux contextes (l’un étant le contexte le plus immédiat dans lequel émergent les comportements, et où les acteurs activent des modèles culturels; l’autre plus distant et plus profond, où les modèles culturels se sont construits)?

Aux yeux de Cerutti, la conception qu’elle prête à Ginzburg pose problème dans la mesure où elle suppose que emic ne révèlerait que la manière dont les acteurs s’empareraient de structures et de normes préexistentes, les motifs profonds de leurs actes ne pouvant être saisis qu’au niveau etic. En revanche, pour elle, la dimension etic de l’analyse se nourrie de la distanciation du chercheur et du comparatisme, tandis que la dimension emic, en s’intéressant aux paroles et aux gestes des acteurs, permet d’analyser des formations culturelles authentiquement originales et créatives, que ne permettrait pas l’analyse etic.

La perspective de Cerutti, bien qu’intéressante, ne m’a pas entièrement satisfait. D’une part, en analysant etic et emic depuis le point de vue de la micro-histoire, elle tend à identifier emic avec une échelle d’analyse, celle « au ras du sol » qu’utilisent les microhistoriens. Cette perspective risque de faire perdre de vue que la dichotomie etic / emic renvoie d’abord à des types de langage plutôt qu’à des jeux d’échelle. D’autre part, elle défend l’intérêt d’une analyse emic sans expliciter la relation entre etic et emic, l’aspect qui avait d’abord retenu mon attention chez Ginzburg.

La même Cerutti affine toutefois sa réflexion dans un autre article, où certaines propositions m’interpellent davantage. Ainsi, le langage etic  et le langage emic pourraient, chacun, nous protéger d’un biais différent: l’etic, parce qu’il est étranger au langage du rédacteur de la source, nous protégerait contre les biais de son idéologie; mais ce n’est pas sans nous exposer à nos propres biais idéologiques, dont l’emic, qui nous est étranger pourrait nous protéger: « L’anachronisme, il est peut-être utile de le rappeler, n’est pas l’effet d’une lecture des sources menée explicitement à travers les catégories des chercheurs; mais plutôt l’attribution, le plus souvent implicite, aux acteurs sociaux de nos propres catégories et de nos propres langages. »

Un exemple cas  intéressant de relation entre le langage des acteurs et le langage des analystes est fourni par Paul Veyne (qui n’emploie pas les termes etic et emic): il s’agit de l’évergétisme. Veyne explique que des historiens ont voulu voir dans les pratiques qu’on a regroupé sous ce nom, notamment les distributions de pain, des pratiques charitable. Or,

les mots de pauvre et de charité sont étrangers au vocabulaire païen: ce sont des concepts juifs et chrétiens; les païens déclaraient agir par munificence ou patriotisme, et les secours d’assistance étaient censés être destinés à tous les citoyens: cétait le peuple romain qui avait droit au blé public, « les citoyens » qui étaient envoyés dans les colonies de peuplement. Mais ne soyons pas dupes des valeurs: dans le fait, seuls les citoyens pauvres bénéficiaient du blé et des terres; la phraséologie n’en continuait pas moins à dissoudre la catégorie économique des pauvres dans l’universalisme civique de la loi. […] Les distributions de blé n’étaient donc pas exactement, ni ce qu’en disaient les valeurs antiques, ni l’équivalent de l’assistance moderne: elles sont un événement original […] l’évergétisme: ce concept, inventé par Marrou en 1948, désigne l’attitude de la classe gouvernante, composée de gentilshommes terriens qui vivent à la ville et pour qui le gouvernement de la cité est un droit et un devoir d’État; aussi se sentent-ils tenus de faire tourner la machine, fût-ce à leurs frais, et de se rendre populaires par leur munificence; au besoin, le peuple savait les rappeler à leur devoir par un charivari. Monuments, amphithéâtres, banquets publics, spectacles du cirque et de l’arène…. L’intrigue a donc pour sujet le mécanisme qui a fait, de la classe gouvernante païenne, la prisonnière de ses propres privilèges. Cette classe se faisait un devoir de se ruiner pour la cité, car noblesse oblige. Ce qui est une troisième intrigue: la munificence aristocratique; le noble distribue des pensions à ses clients, couche amis et domestiques sur son testament, bâtit un amphithéâtre, protège les arts et les lettres; devenu chrétien, il fait l’aumône, libère ses esclaves, embellit la basilique, multiplie les œuvres pieuses et charitables… […] On a vu plus haut le paradoxe: en ce qui concerne ces distributions, l’idée antique d’universalisme civique ne correspond pas aux faits et le concept d’évergétisme, qui leur va au contraire (il a été taillé sur eux) date de 1948 .

Voilà donc un phénomène social désigné par un mot étranger à la société où il est vécu (pour plus de détails sur sa genèse, cf. ). Il s’agit par conséquent d’un mot etic. Dans la langue de l’époque, une multitudes de mots distincts étaient employés pour désigner le phénomène; un réseau de concepts emic. Ces pratiques pouvaient notamment être rapportées à la grandeur de l’homme, sa générosité, sa magnanimité, sa charité. Pourtant, Veyne souligne qu’employer un terme comme « charité », par exemple, pourrait induire des erreurs importantes dans la compréhension de l’histoire, et ne se prive pas d’épingler au passage de multiples synthèses de longue durée qui « fabriquent des invariants » artificiels:

Mais le danger le plus sournois est celui des mots qui suscitent dans notre esprit de fausses essences et qui peuplent l’histoire d’universaux qui n’existent pas. L’évergétisme antique, la charité chrétienne, l’assistance des modernes et la Sécurité sociale n’ont pratiquement rien de commun, ne vont pas au bénéfice des mêmes catégories de gens, ne secourent pas les mêmes besoins, n’ont pas les mêmes institutions, ne s’expliquent pas par les mêmes motifs et ne se couvrent pas des mêmes justifications; on n’en étudiera pas moins l’assistance et la charité à travers les âges, de l’Égypte pharaonique aux démocraties scandinaves; il ne restera plus qu’à conclure que l’assistance est une catégorie permanente, qu’elle remplit une fonction nécessaire à toute société humaine et que dans cette permanence doit être cachée quelque mystérieuse finalité d’intégration de tout le corps social; on aura ainsi apporté sa pierre à l’édifice d’une sociologie fonctionnaliste. Par là s’établissent dans l’histoire des continuités trompeuses, des généalogies abusives; […]

On a pu reprocher à Veyne de tomber lui-même dans le piège des invariants. En effet, dans Le pain et les jeux, sa principale étude sur l’évergétisme, il aurait négligé l’étude des termes employés dans les langues grecques et latines utilisés pour désigner son objet d’étude . En somme, il aurait oublié, pour étudier son sujet, d’étudier les données objectives que fournit le langage des acteurs (emic) pour comprendre le sens des pratiques dans lesquelles ils sont investis. Il ne s’agit pas pour ici pour moi de me prononcer sur l’approche de l’évergétisme, mais de souligner ce qu’implique l’argument, en tant qu’exigence méthodologique: le langage est toujours une données dur problème, même si le chercheur peut légitimement, pour différentes raisons, préférer employer un mot etic.  Il reste cependant que le problème soulevé par Veyne est pertinent et parfaitement validé par ses critiques: les mots, si on n’y prend pas garde, peuvent communiquer, à l’insu du chercheur et du lecteur, des fausses similarités. Plus encore: en croyant employer un mot emic, le chercheur risque, par défaut de vigilance, de l’investir d’un sens qui lui est étranger, etic. C’est pourquoi l’analyse peut parfois se trouver clarifiée si on forge un mot etic, qui sera alors un mot de spécialiste, dont on prendra garde à bien baliser l’usage, pour éviter les confusions.

Enfin, il est un autre avantage au mot etic: celui d’échapper aux rapports de pouvoirs dans lesquels les mots emic sont enfermés. Ce point me semble échapper à Cerutti – à moins qu’elle ne l’inclut dans les qualités heuristiques de l’etic, mais alors elle ne détaille pas cet aspect. Certes, l’emic peut apporter des richesses analytiques supplémentaires au chercheur en apportant la perspective des acteurs. En revanche, l’emic, comme langage engagé dans l’action, est un système de représentation du monde qui témoigne des rapports de force des acteurs en présence . Par exemple, on peut très bien cacher la domination d’un patricien sous le couvert de sa générosité ou de son patriotisme. Cela oblige à une analyse critique, qui sera apportée  par le langage etic.

Je rappellerai pour finir un élément incontournable, qui oblige même les plus fervents adeptes du seulement-l’emic à employer un langage etic, quoi qu’ils prétendent: si l’emic et l’etic désignent la différence entre le langage du chercheur et des acteurs de son étude, l’etic est le seul langage qui soit commun au chercheur et à son lecteur. C’est donc, dans un cadrage etic que le chercheur finira inévitablement par rendre ses résultats.

Bibliographie

La référence que je n’ai pas lue, mais aurais dû lire pour écrire ce billet:

Kenneth L. Pike, Language in Relation to a Unified Theory of Structure of Human Behavior, The Hague-Paris, Mouton, 2ième ed. revue, 1967.

L’exceptionnel normal

Un mot d’explication aujourd’hui sur un concept qui m’a été très utile au cours de ma thèse pour guider ma lecture de la documentation et développer mon argumentation. Je parle ici de l’exceptionnel normal, tel que j’en ai pris connaissance en lisant l’historien italien Carlo Ginzburg.

Ginzburg n’est pas l’inventeur de l’expression exceptionnel normal. Ce mérite revient à son compatriote Edoardo Grendi. Mais Ginzburg a sans doute été un plus zélé propagateur de l’expression que ne l’a été Grendi et, surtout, il en a développé des connotations qui n’étaient pas présentes à l’origine chez Grendi1. Dans un court article coécrit avec Poni en 1981, il en a exposé les principaux traits et cet article est aujourd’hui le plus cité lorsqu’il s’agit de référer à ce concept2.

Grendi et Ginzburg sont associés à un courant historique qu’on appelle communément la microstoria, ou microhistoire, bien que Ginzburg, qui a pratiqué ce type d’histoire, n’ait jamais particulièrement tenu à ne faire que cela. Ce courant historiographique s’est développé à une époque où l’histoire la plus couramment pratiquée était une histoire socio-économique qui valorisait l’analyse de séries statistiques sur la longue durée. C’est pourquoi les microhistoriens ont en grande partie développé leurs outils d’analyse en critiquant les faiblesses d’une analyse trop exclusivement statistique (les pratiquants de l’histoire sérielle ont-ils véritablement été aussi exclusivement statisticiens que les décrivent leurs adversaires? c’est une autre histoire).

Le premier sens donné à l’expression « exceptionnel normal », celle qui vient d’Edoardo Grendi, désigne le fait que plusieurs types d’archives ne répondent pas à des critères de représentativité statistique. Elles fonctionnent plutôt selon la logique du fait divers, en signalant les événements qui sortent de l’ordinaire. Par exemple, un officier de garnison qui écrit à son supérieur ne prendra pas la peine de parler des patrouilles qui n’avaient rien à signaler : il ne lui signalera que ce qui sort de l’ordinaire et constitue donc pour lui une information utile. Dans ce type d’archives (militaires, judiciaires ou autres), on ne trouvera donc quasiment que des événements exceptionnels et très peu d’événements normaux. L’exceptionnel est normal et on ne trouve qu’exceptionnellement du normal. Dans la lecture de ce type de documentation, on n’identifiera donc pas tant la normalité en compilant des statistiques qu’en analysant le ton et la manière dont ils sont mentionnés.

Ginzburg a adopté ce sens de l’expression proposée par Grendi, mais, par la suite, en a proposé un second. Dans ce second sens, ce qui compte, ce n’est pas la fréquence de l’événement que le rapport entretenu entre l’exceptionnel et le normal. Pour Ginzburg, l’exceptionnel et le normal ne se définissent comme tels que l’un en rapport à l’autre. L’analyse d’un événement exceptionnel peut donc permettre de révéler la normalité, car l’événement exceptionnel suscite des réactions, des commentaires, des châtiments ou des récompenses qui permettent, en les recoupant soigneusement, de comprendre pourquoi les acteurs accordent de l’importance à cet événement particulier, quelle est leur perception de la norme et comment s’entretient la normalité.

Il n’est sans doute pas inutile de noter que l’exceptionnel normal, dans son premier sens, relève de ce que Marc Bloch nomme les preuves indirectes, c’est-à-dire que la source ainsi analysée ne permet pas d’observer directement l’événement dont elle parle, il faut donc tenir compte des déformations inhérentes à la source. Dans son second sens, elle relève plus souvent de la preuve directe, c’est-à-dire que la norme qu’on cherche à analyser est exprimée par la production même de la source. Un verdict de procès, par exemple, est un document normatif et performatif. L’argumentation qui accompagne une sentence ne fait pas que témoigner de la norme, elle en est aussi la productrice3.

Les deux sens de l’exceptionnel normal m’ont été assez rapidement utiles lors de ma thèse, notamment pour discuter des correspondances jésuites (signalaient-ils des événements normaux à leurs supérieurs, ou exceptionnels?) et pour discuter des méthodes utilisées par certains missionnaires alors même que les circonstances qui nous les faisait connaître étaient exceptionnelles. Je ne doute pas qu’acquérir l’habitude de penser avec cet outil soit utile dans des circonstances variées et communes.

Notes

1Carlo GINZBURG, Charles ILLOUZ et Laurent VIDAL, « Carlo Ginzburg, « L’historien et l’avocat du Diable », Entretien avec Charles Illouz et Laurent Vidal, Première partie. », Genèses, 2003, no 53, p. 122‑123.

2Carlo GINZBURG et Carlo PONI, « La micro-histoire », Le Débat, 1981, vol. 10, no 17, pp. 133‑136.

3Sur les preuves directes et indirectes, voir Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou le Métier d’historien [1949], Paris, Armand Colin, 1952, p. 32‑34.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet :

GRENDI, Edoardo, « Micro-analyse et histoire sociale », 2009.

L’appropriation

La notion d’appropriation est à la mode dans le milieu militant. Elle y est cependant rarement définie. Or, dans les sciences sociales qui inspirent les militants, les sens donnés à ce concept sont extrêmement variables. J’en donnerai quelques exemples en espérant qu’ils puissent permettre à quelques-uns de clarifier leurs idées face aux usages de ce terme.

Je reprendrai ici trois définitions du mot, telles que les rapportaient Roger Chartier dès 1982 .

  1. Un premier sens peut être retrouvé chez Michel Foucault, dans les travaux qu’ils consacrent aux discours, notamment L’archéologie du savoir et L’ordre du discours (Chartier reprenant la définition à ce dernier texte). « L’appropriation sociale des discours » désigne « l’une des procédures majeurs par lesquelles les discours sont assujettis et confisqués par les individus ou les institutions qui s’en arrogent le contrôle exclusif ». Par exemple: les psys se sont approprié le discours  sur la folie: leur parole a davantage de légitimité et de poids lorsqu’il s’agit  de parler de la folie que toute autre parole.
  2. La deuxième  provient de la philosophie herméneutique de Paul Ricoeur, dans laquelle elle désigne « le moment où l’ « application » d’une configuration narrative particulière à la situation du lecteur refigure sa compréhension de soi et du monde, donc son expérience phénoménologique. » Si je comprends bien cette définition ampoulée, et je ne suis pas sûr de la comprendre, on pourrait donner pour exemple le moment où un cégépien lit 1984 et fait le lien avec des moments  où il s’autocensure: il applique à sa propre vie un concept introduit par le récit et cela change un peu sa vision du monde.
  3. La troisième définition, inspirée par les travaux de Michel de Certeau (en particulier L’invention du quotidien, t.1: Arts de faire), désigne les « usages et [les] interprétations, rapportées à leurs déterminations fondamentales et inscrits dans les pratiques spécifiques qui les produisent. » En somme, cela signifie que des personnes, en raison de leur expérience et leur éducation particulière, sélectionnent des éléments donnés dans la culture à leur portée, les combinent à leur manière et construisent des sens nouveaux à partir de ces éléments. L’exemple donné par Chartier est Menocchio, meunier frioulan analysé par Carlo Ginzburg, qui a lu des textes de théologies, de géographie ou de poésie, qui n’avaient pas été écrits à l’intention d’un public semblable à lui et construit une représentation du monde très différente de celle des lettrés de son époque. Pour analyser l’appropriation culturelle de s textes, au sens de cette troisième définition, Chartier dit que « L’essentiel est donc de comprendre comment les mêmes textes -e n des formes imprimées possiblement différentes – peuvent être diversement appréhendés, maniés, compris. » Ce qui distingue cette définition de la précédente, c’est que l’appropriation heuristique reconduit le sens initial du fait culturel qu’on s’approprie, alors que l’appropriation « certalienne » produit des sens qui peuvent être nouveaux, distincts du sens initial.

Notons qu’on peut établir des interrelations  entre les différentes définitions proposées. Ainsi, les définitions 2 et 3, si elles sont distinctes, peuvent occasionnellement se recouper. En revanche, les définitions 1 et 3 semblent incompatibles l’une avec l’autre: en s’appropriant un discours, dans le sens foucaldien, un groupe refuse toute légitimité à ce qu’un autre effectue une appropriation de celui-ci, dans le sens certalien. Enfin, puisque la seconde définition n’implique pas d’altération du sens original, on pourrait affirmer qu’elle peut chevaucher le sens foucaldien du terme.

Et puisqu’on y est, on pourrait affirmer qu’en remettant à plat les définitions d’origines, je participe à une appropriation, dans le sens foucaldien du terme, du discours sur l’appropriation, au profit du groupe des chercheurs en sciences sociales, groupe auquel je m’identifie. Certes! encore que je ne pense pas que ce soit tout à fait illégitime, on notera cependant que la démarche entreprise ici invite surtout tout un chacun à expliciter ce qu’il entend par ce terme et offrir quelques repères qui puisse y aider.

Bibliographie:

Référence que je n’ai pas lue mais aurais dû lire pour composer ce billet:

RICOEUR, Paul, Temps et récit, t.III, Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1985.