Pour quiconque n’est pas complètement aveugle à l’actualité, connait un tant soit peu la dynamique des réseaux sociaux et sait additionner deux et deux, il n’y a guère de doute que dans les semaines qui viennent, nous serons bientôt nombreux à nous traiter réciproquement de fascistes. Ce qui est amusant avec cette insulte, c’est que 1) ceux qui l’emploient ne savent généralement pas ce qu’elle signifie et que 2) ceux qui leur reprochent de ne pas savoir de quoi ils parlent n’en savent généralement pas davantage, malgré leurs airs supérieurs. Profitons donc de ce prétexte en or pour examiner un peu la définition du fascisme proposée par Emilio Gentile, dans le livre Qu’est-ce que le fascisme? Histoire et interprétation (2004 pour l’édition française). Ainsi, vous pourrez savoir si l’ami de votre ami Facebook mérite les mots que vous vous retenez à grand-peine de lui adresser (ou pas). Je préciserai d’emblée que je n’en ai, pour le moment, lu que les quatre premiers chapitres : n’étant pas spécialiste du fascisme, contemporéaniste ou politologue, je n’éprouve aucune urgence à en finir la lecture. Il quitte mes tablettes et y retourne au gré de mes temps libres et de ma curiosité.
Il se trouve cependant que dans les quatre chapitres lus, il y a bien assez à se mettre sous la dent en ce qui concerne la définition du fascisme. Si le chapitre 1 est une rapide esquisse du régime mussolinien, le chapitre 2 propose une revue des interprétations du phénomène fasciste (et par conséquent plusieurs des définitions proposées par les spécialistes), le troisième la définition proposée par Emilio Gentile et la quatrième une réflexion sur l’idéologie du fascisme. Pour faire simple, ce billet portera donc principalement sur le chapitre 3 (pp.93-122).
Les difficultés d’une définition
Définir le fascisme est extrêmement difficile. D’abord, parce que l’usage a imposé à l’analyse à la fois des fascismes prototypiques (le fascisme proprement dit, autrement dit le régime mussolinien, et le nazisme allemand) et des régimes dits « fascistes » dont le statut est moins certain (les « fascismes ibériques » de Franco et Salazar étant des cas d’espèce). Ces descriptions reposent essentiellement sur des analogies, puisque, au contraire du communisme, le fascisme ne s’est jamais proposé comme un type de régime universel (pp.97-98). Il y a donc une tension, dans la définition, entre un particularisme excessif (ne fut fasciste que le régime de Mussolini) et un « fascisme générique » qui étendrait excessivement les critères à force de comparaisons cumulatives. Entre ces deux risques, Emilio Gentile choisit de partir de l’expérience historique du fascisme italien afin de proposer une définition dont l’objectif doit servir « de point de référence à une analyse comparative » (p.119). Si c’est le régime mussolinien qui sert de modèle, c’est qu’il est le premier à s’être organisé en « parti-milice » et à avoir conquis la démocratie parlementaire pour la détruire et « construire un État nouveau et régénérer la nation », le premier également à avoir imposé sa mythologie politique comme « foi collective » et enfin le premier à avoir été qualifié dès le début comme « totalitaire ». Mais surtout, « c’est seulement après l’avènement du fascisme en Italie qu’a commencé à se poser la question du fascisme, autrement dit l’ensemble des interprétations qui ont été données de ce phénomène au cours des huit dernières décennies. »
Le totalitarisme : une définition
Pour Emilio Gentile, la notion de totalitarisme doit être au cœur de la réflexion sur le fascisme.
Le fascisme a été historiquement le seul des régimes de parti unique du XXe siècle à s’être autodéfini comme État totalitaire : il se référait ainsi à sa conception de la politique et à son régime d’un type nouveau, fondé sur la concentration du pouvoir entre les mains du parti et de son duce, et sur l’organisation méticuleuse des masses, dans l’idée de fasciser la société à travers le contrôle du parti, sur tous les aspects de la vie individuelle et collective afin de créer une nouvelle race de conquérants et de dominateurs. (p.108)
Il rappelle que cette notion a été précisément forgée par les opposants au fascisme entre 1923 et 1925. Après 1925, les fascistes eux-mêmes récupérèrent le terme pour désigner leur conception du pouvoir, concentré entre les mains du Duce et fondé sur « l’expansion du contrôle du parti sur tous les aspects de la vie collective » afin de créer une nouvelle race de conquérants. La définition complète du totalitarisme proposée par Emilio Gentile est longue (173 mots), fourmille d’un enchevêtrement complexe de notions et comporte des termes techniques que la plupart des gens ne comprendraient pas (ce qui n’empêche pas le livre en général d’être assez accessible, à mon avis). Je n’en ferai donc pas une transcription mot à mot, mais en proposerai ici une version simplifiée autour de ce qui me semble être les quatre lignes de force à retenir
- Il s’agit d’une « expérience de domination politique […] qui […] détruit ou transforme le régime préexistant et construit un État nouveau […] »
- L’État totalitaire est « fondé sur le régime de parti unique, avec pour objectif principal […] l’homogénéisation des gouvernés » par la politisation de l’ensemble des aspects de la vie collective et individuelle.
- L’État totalitaire sacralise son idéologie sous la forme d’une « religion politique ».
- L’État totalitaire a pour objectif de réaliser un homme nouveau voué corps et âme à la réalisation des projets de l’État.
Il faut noter que Gentile caractérise le totalitarisme comme une « expérience » et un « processus ». Il coupe ainsi court à la critique selon laquelle il n’y a eu aucun « totalitarisme achevé ». Ce qui importe, c’est l’existence d’un processus continue tendant vers le totalitarisme.
Et donc, cette définition?
Une fois posée la définition du totalitarisme, on peut passer à celle du fascisme. Celle que propose Gentile se décline en dix points organisés en trois groupes : la dimension organisationnelle, la dimension culturelle (incluant l’idéologie) et la dimension institutionnelle. À nouveau, étant donné qu’elle est très longue et difficile à mémoriser (près de trois pages, pp.119-122), j’en livrerai une forme simplifiée.
La dimension organisationnelle
Celle-ci ne comporte qu’un point : il s’agit d’un mouvement de masse organisé autour d’un parti-milice qui se considère comme étant en état de guerre contre ses adversaires politiques.
La dimension culturelle
Celle-ci comporte quatre points.
- Une culture fondée sur la pensée mythique et le sentiment tragique de la vie, le « mythe de la jeunesse comme artifice de l’histoire » et la militarisation de la politique
- Une « idéologie à caractère anti-idéologique et pragmatique », formée d’anti-plein de choses (anti-matérialistes, anti-individualiste, antilibérale, antidémocratique, anti-marxiste, anti-capitaliste) « exprimée esthétiquement plus que théoriquement ».
- « Une conception totalitaire du primat de la politique, comme expérience intégrale et révolution continue, afin de réaliser, à travers l’État totalitaire, la fusion de l’individu et des masses dans l’unité organique et mystique de la nation, comme communauté ethnique et orale, adoptant des mesures de discrimination et de persécution contre ceux que l’on juge hors de cette communauté, parce qu’ennemis du régime ou parce que appartenant à des races réputées inférieures ou, d’une manière ou d’une autre, dangereuses pour l’intégrité de la nation. »
- La subordination absolue du citoyen à l’État. Une éthique de la discipline, de la virilité, de la camaraderie et l’esprit guerrier.
La dimension institutionnelle
Celle-ci comporte les cinq derniers points.
- « Un appareil de police, qui prévient, contrôle et réprime, y compris en recourant à la terreur organisée, toute forme de dissension et d’opposition. »
- Un parti unique et doté d’une milice, chargée de défendre le régime. Le parti unique veille également à la formation des cadres et de l’« aristocratie du commandement », d’assurer la propagande.
- Un système politique fondé sur la symbiose entre le parti et l’État, avec à sa tête un chef charismatique.
- « Une organisation corporative de l’économie, qui supprime les libertés syndicales, élargit la sphère d’intervention de l’État » cherchant à assurer la collaboration des masses sans remettre en cause la propriété privée ou la division des classes.
- Une politique extérieure guidée par la volonté de puissance et d’impérialisme.
Remarques finales
Tout bien pesé, je ne remplis peut-être pas tout à fait ma promesse avec cette définition. En effet, une fois que vous l’aurez mémorisée, vous demeurerez sans doute néanmoins perplexe lorsque vous vous demanderez si votre ami d’ami Facebook est un fasciste. En effet, cette définition sert avant tout à identifier un régime fasciste. Elle fonctionne sur des entités collectives. En revanche, seul un nombre réduit des critères proposés peut être appliqué avec pertinence à un individu, essentiellement les critères dits « culturels ». Le chapitre 4 du livre de Gentile propose également quelques éléments qui permettent de compléter cet aspect : la formation d’un « homme nouveau » conforme aux exigences d’un régime totalitaire, le relativisme et la « destruction de la raison » au service de la « vie », la pratique de la politique comme spectacle. Avec ces éléments, vous voilà armés!
Référence:
1779142
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GENTILE, Emilio. Qu’est-ce que le fascisme? Histoire et interprétation. Paris: Gallimard, 2004.