Le 12 février dernier, je suis allé voir une conférence organisée par le Groupe d’Histoire de Montréal dont le titre avait attiré mon attention : « « In Your Corporate Capacity »: Taxation and Poverty in Late Victorian Montreal », donnée par Elsbeth Heaman. Alors que nous vivons, au début XXIe siècle, une crise fiscale (selon l’expression de Brigitte Alepin), je me demandais ce qu’on apprendrait sur la fiscalité de la fin du XIXe siècle. Je dois dire avoir été impressionné par l’aisance de la conférencière. Si j’ai l’occasion de retourner la voir, j’en profiterai certainement.
Le compte-rendu qui suit, écrit un mois plus tard sur la foi de deux petites pages de notes (prises davantage pour maintenir l’attention pendant la conférence que pour faire un compte-rendu) ne peut rendre compte de l’intégralité du contenu. J’espère seulement qu’il ne contient pas trop d’erreurs, d’autant que je ne suis ni historien du Canada ni contemporéaniste.
La conférence reflète le contenu d’un chapitre du livre en préparation de Mme Heaman portant sur les politiques fiscales et les luttes sociales au Canada. La chercheuse s’intéresse à la figure de John A. Macdonald dont la domination sur la politique canadienne jusqu’en 1891 demande à être éclaircie. Or, le premier ministre aurait transformé le Canada de cette époque en véritable « empire fiscal » au service de la classe d’affaires. On se souvient que c’est aussi vers la fin du XIXe siècle qu’Alain Deneault a localisé les premiers signes de construction de paradis fiscaux dans les Caraïbes depuis le Canada. Le système fiscal canadien de la fin du XIXe siècle avait une dimension authentiquement prédatrice, ayant pour objet non seulement de financer l’État, mais aussi de maintenir les pauvres dans un état d’impuissance politique. À la fin du XIXe siècle, cette taxation prédatrice fut l’objet d’une vive contestation à travers le Canada. La première contestation vint de Montréal (sur laquelle portait la conférence), qui servit d’inspiration par la suite ailleurs au Canada. Deux exemples de taxes régressives illustrent l’objet des luttes montréalaises.
Un premier exemple vient de la corvée, une taxe établie à l’origine pour la construction du réseau routier. Sur papier, elle pouvait être acquittée en argent (destiné à acheter les matériaux, outils ou à payer des employés) ou en travail. Mais à la fin du XIXe siècle, le réseau était complété et il n’y avait plus de travail. La taxe, maintenue malgré la disparition de son objet, ne pouvait donc plus être acquittée qu’en argent, ce que les pauvres ne pouvaient se permettre. Or, celui qui ne payait pas ses taxes se voyait privé de son droit de vote.
La constitutionnalité d’une taxe aussi régressive était contestée. Elle s’ancrait toutefois également fortement dans les idéologies des élites. On était encore dans une mentalité de suffrage censitaire où on estimait que seul celui qui contribuait à l’État par ses taxes et avait des biens à défendre pouvait légitimement se prononcer sur l’élection des dirigeants. Le demos (le peuple) de démocratie, c’était le peuple des possédants. Un avocat questionné sur la constitutionnalité de la corvée aurait ainsi reconnu qu’elle n’était sans doute pas valide, mais pour ajouter aussitôt qu’une démocratie avait besoin d’une poor tax, une taxe aux pauvres, destinés à les écarter du suffrage. Clairement régressive, la corvée fut cependant abolie à cette époque (je n’ai pas noté la date).
Autre taxe controversée, la taxe sur l’eau. Elle avait été établie avec deux objectifs. Le premier avait trait à la construction des infrastructures afin de rendre l’eau accessible à tous. Le second était pédagogique. Il s’agissait en effet de former un bon sujet libéral, sensible à valeur de la propriété, dotée d’une bonne discipline de contribuable. Les pauvres, cibles de cet objectif « pédagogique », devaient ainsi être amenés à intérioriser les valeurs de l’État libéral. Entre ces deux objectifs, il y avait contradiction, car imposer la taxe aux pauvres pour les transformer en bons sujets libéraux allait à l’encontre de l’objectif d’accès universel à l’eau que devait remplir la mise sur pied du réseau de distribution. Or, c’est le second objectif qui fut privilégié. Entre cet objectif et la médiocrité du réseau de distribution, la taxe fut extrêmement difficile à collecter et, en outre, ouvertement contestée. La ville la défendit vivement — un graphique distribué pendant la conférence illustre que la taxe sur l’eau représentait la deuxième source de revenus de la ville (environ 30 % du budget), loin derrière les taxes foncières, mais loin devant les taxes sur les affaires — en s’efforçant d’argumenter que la taxe était progressive.
Cette question (progressivité/régressivité de la taxe sur l’eau) était difficile à trancher avec l’outillage de l’époque. Répondre à la question (difficilement concevable aujourd’hui) « l’État doit-il continuer à prendre l’argent aux pauvres pour le transmettre aux riches? » (les riches étant présumés savoir mieux quoi en faire) ne pouvait être résolue sans une définition de la pauvreté, qui n’existait pas à cette époque. L’une des thèses décisives proposées par Heaman est que les luttes de contestation de la taxe sur l’eau, qui culminent en 1891, ont ainsi débouché sur une « découverte de la pauvreté », c’est-à-dire sur l’élaboration de nouveaux savoirs sociaux permettant la recherche des mécanismes de production et de reproduction de la pauvreté. C’est grâce à ces savoirs sociaux qu’on a pu enfin politiser le problème de la pauvreté. Même sans remporter de victoire immédiate, il s’agirait donc d’un moment-clé dans l’histoire de la lutte contre la pauvreté.
Je terminerai ce billet sur deux réflexions personnelles. En premier lieu, si j’ai attendu plus d’un mois avant de me décider à écrire un billet sur cette conférence, c’est qu’il ne me semblait pas que mes maigres notes me permettaient d’y rendre justice et que le risque de transmettre une erreur me faisait hésiter. Si cependant j’ai décidé d’écrire ce billet et de le publier, c’est que cette conférence m’a fasciné. L’aridité apparente du thème cache en effet une histoire très vivante, passionnante tant comme histoire des misères quotidiennes que comme sociohistoire du pouvoir. Or, cet épisode de notre passé a été pratiquement supprimé de notre mémoire collective. Pas un mot dans mes cours de secondaires, pas un mot dans mes cours d’histoire du Canada contemporain à l’université (pourtant donnés par un spécialiste des luttes ouvrières). De même, pas un film, pas une série télévisée ou un documentaire grand public qui en rendent compte. Pourquoi? L’hypothèse qui me vient à l’esprit est que la mémoire québécoise est structurée par deux matrices qui excluent les luttes sociales du XIXe siècle. La première est la matrice nationale (d’où l’importance de la Conquête, des Rébellions patriotes, de la crise de la conscription et des référendums sur l’indépendance). La seconde est la Révolution tranquille, vue comme le point d’origine de toutes les luttes sociales (excluant par conséquent qu’il ait pu y en avoir avant cela).
En second lieu, une question me trotte dans l’esprit. 1891, ce n’est pas si loin. C’est une époque connue par mes arrières-grands-parents. Ce pourrait-il que la proximité de cette taxation prédatrice à l’encontre des pauvres, même disparue de notre mémoire collective, ait laissé des traces? Se pourrait-il que le rejet viscéral de la taxation manifesté par certains de nos contemporains leur ait été transmis par des gens qui ont connu cette époque? L’histoire récente a démontré que la fiscalité peut être mise au service du peuple, mais il se pourrait bien que cette réalité n’ait pas été entièrement intériorisée. Quand, par ailleurs, l’évasion fiscale et la tarification rendent possible la réémergence d’une taxation prédatrice, il y a matière à s’inquiéter.
Une réflexion post-scriptum me semble de mise. Il me faut en effet signaler que les deux réflexions personnelles émises dans ce billet relèvent d’une logique différente de celle de la conférence de Mme Heaman. En effet, il s’agissait pour elle de communiquer des résultats de recherche, cela relève donc d’une logique d’histoire scientifique. Mais la fascination que j’ai signalée comme un motif pour écrire ce billet est un critère affectif, il relève donc d’une logique d’histoire mémorielle. La seconde réflexion est moins définie, puisqu’il s’agit au fond d’une question. Elle naît d’une préoccupation politique, mais est susceptible d’être traduite en d’autres recherches scientifiques ou en un argumentaire militant, selon la logique avec laquelle chacun voudra y répondre.