Bartolomé de Las Casas: une colonisation pacifique?

Dans un précédent billet, j’ai évoqué les premiers critiques de l’encomienda dans le système colonial espagnol. Je souhaite maintenant aborder un peu Bartolomé de Las Casas. Connu comme défenseur des Indiens, les nuances du personnage demeurent mal connues du grand public. Ce n’est pas faute, pourtant, de manquer de documentation ou de bonnes biographies sur celui-ci : il a beaucoup écrit et a suscité une grande fascination – ainsi que des détracteurs acharnés qui l’accusaient de salir la réputation de l’Espagne[1]. Le personnage étant un peu trop complexe pour être traité entièrement dans un seul billet, je me contenterai ici d’évoquer un aspect mal connu de son évolution, dans une première phase de sa défense des Indiens.

Étant arrivé dans l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue) pour se joindre à l’expédition de conquête de Cuba et y devenir lui-même un encomendero, Las Casas ne paraît initialement pas destiné à devenir un critique de cette institution. Cependant, après le sermon de Montesinos que j’ai évoqué dans le précédent billet, il semble que la pratique se soit répandue chez plusieurs dominicains de l’île de refuser l’absolution aux encomenderos qui souhaitaient se confesser. Un tel refus ébranla Las Casas et semble être un motif de ce que certains appellent sa « première conversion » : il abandonna son encomienda en 1515 et commença à travailler avec les dominicains pour combattre cette institution[2].

Dans un premier temps, la réflexion de Bartolomé de Las Casas ne remettra pas en cause les fondements du pouvoir colonial. Convaincu avec beaucoup d’autres que Dieu avait permis la découverte de l’Amérique pour favoriser l’évangélisation des Indiens, il tentera plutôt de penser une colonisation sans encomienda ni violence. Proposant son projet au roi, il doit également lui en montrer l’intérêt, autrement dit, s’il peut mettre en cause les formes du travail exigé des Indiens, il ne pouvait cependant le remettre en cause et devait garantir au roi que ce contrôle lui permettrait d’accroître les revenus de la Couronne. Après un premier mémoire parfois qualifié « d’utopiste », les premiers projets de Las Casas se mettent en place au moment où la colonisation passe de sa phase antillaise à l’arrivée des Espagnols sur le continent – la « Terre ferme » comme ils disaient (plus tard, ce nom sera réservé aux premières côtes continentales explorées, en Amérique centrale et au Venezuela). Elle concorde avec le début du règne de Charles Quint en Espagne, avec la conquête de l’Empire Aztèque par Hernán Cortés et avec les révoltes des Comunidades en Espagne, qui accapareront l’attention du monarque et perturberont un peu les communications entre l’Espagne et les « Indes ». Le projet de colonisation pacifique imaginé par Las Casas recevra en 1519 l’appui du chancelier de l’Empereur, Mercurino di Gattinara, qui lui permettra d’obtenir une concession de 260 lieux (au lieu des 1000 demandées). Le projet proposé par Las Casas laissait entendre que la colonie pourrait, par l’agriculture et le commerce, procurer des revenus de 15 000 ducats après trois ans et de 60 000 après dix[3]. Citons longuement le récit de Bernard Lavallé :

Après la mort de Cisneros, Bartolomé de Las Casas s’est efforcé de gagner de nouveaux appuis dans son combat contre l’encomienda. Entre 1517 et 1521, il a tenté d’imaginer et de mettre en oeuvre un projet de colonisation qui ne reproduirait pas les cruautés auxquelles il avait assisté. Il tente ainsi de faire « envoyer à Hispaniola des colons laboureurs espagnols placés sous l’autorité directe du roi et chargés dans certains villages d’enseigner par leur exemple aux familles indiennes les techniques de travail et le mode de vie européen. »[4] Mais ceux-ci ne purent trouver les terres promises et se fondirent parmi les autres Espagnols, dont ils adoptèrent les comportements à l’égard des Indiens. L’autre projet de Las Casas était de coloniser le continent. « Il consistait à fonder sur plusieurs centaines de lieues de côté (de l’est de la Colombie à l’est du Venezuela aujourd’hui) des villages d’Espagnols. Ces nouveaux colons, faits « chevaliers aux éperons dorés », étaient dotés d’un statut personnel très favorable, mais s’engageaient à ne pas se faire attribuer d’Indiens en encomienda, le système d’exploitation généralisé dans l’Empire espagnol, et à se comporter avec eux de façon à « les inciter à aimer et à fréquenter les Espagnols ». Pour ne pas exiger de corvées, chaque colon pourrait emmener jusqu’à dix esclaves noirs. Tous les Indiens capturés seraient libérés. Douze franciscains et douze dominicains seraient chargés du travail évangélique dans cette colonisation « douce ». »  Ce projet n’a guère abouti. Les quelques colonies sur le terrain se brouillèrent rapidement avec les Indiens; la mission dominicaine de Chiribichí (Venezuela) fut massacrée par les Indiens; ce fut ensuite au tour de la mission franciscaine de Cumaná.[5]

L’échec de cette tentative poussera Bartolomé de Las Casas à faire sa « seconde conversion », prenant l’habit de dominicain en 1523. Les années suivantes seront consacrées à un travail de réflexion approfondie, notamment sur une méthode d’évangélisation des Indiens fondée sur la raison[6]. Mais l’idée de mettre en place une colonisation pacifique n’a pas disparu de ses projets avec la chute de Cumaná. On peut en effet lire le projet d’une colonisation pacifique dans la lettre qu’il écrit au Conseil des Indes en 1531. Dans cette lettre, il signale d’abord aux membres du Conseil des Indes que leurs responsabilités considérables envers les sujets de l’Empereur — incluant les Indiens — mettent leurs âmes en péril, car ils doivent tout faire pour assurer leur évangélisation, sous peine de péché mortel. Il leur rappelle par ailleurs leur avoir déjà parlé de la situation des Indes, où l’évangélisation est délaissée et les Indiens massacrés par esprit du lucre et qu’ils ne peuvent plaider l’ignorance.

Il faudra que Vos Seigneuries et Grâces ordonnent de bannir de toutes les contrées de ce Nouveau Monde les chrétiens qui y gouvernent et créent la désolation (car ils sont incapables et peu leur importe de verser le sang) ; qu’ils soient remplacés par des personnes craignant Dieu, à la conscience droite et de grande vertu. Qu’à chacun de ceux qui auront charge de gouverner soient adjoints, par vos ordres, quinze à vingt religieux, de l’ordre de Saint François ou de celui de Saint Dominique, ou des deux ; des hommes éminents par la sainteté et par la science, qui ne prétendent qu’à la gloire de Dieu ; à la grandeur de sa foi et de son Église, et au Salut des âmes. Dans ces deux ordres, vous trouverez beaucoup d’hommes dont le seul désir est de voir écartés les empêchements à la prédication et à l’enseignement de la foi chrétienne aux Indes, et prêts à mourir pour le Christ. Vos Seigneuries s’emploieront à ce que Sa Majesté choisisse parmi ces hommes de Dieu des évêques destinés à ces régions et détermine les limites de leurs diocèses.

Sa Majesté devra dire, tant à l’évêque qu’aux religieux : « Père (ou Pères), je confie et délègue à vos consciences la charge et le soin de la conversion de ces infidèles que j’ai reçus de Dieu et de son vicaire le pape. Tout comme pour moi ce doit être pour vous une tâche qui vous tienne à cœur plus que tout autre : vous employer, de toutes les façons (qui sont conformes à la loi de Dieu, à la volonté du Christ, à l’exemple de ses Apôtres et au précepte du pape que les rois de Castille ont dans le cas présent à conduire), à convertir, à attirer, tous les peuples des régions dont vous avez la charge, et de procéder de façon à ce qu’ils parviennent aisément à la connaissance de Dieu et à l’adoption de notre sainte foi catholique. Pour votre protection, je vous donne telle caballero accompagnée de cent hommes ; ils auront pour charge de construire une forteresse, des ouvrages de défense et des abris, et, en général, tout ce qui vous semblera bon de faire. Quand vous aurez rassuré et pacifié les gens de cette contrée, quand vous les aurez amenés à la connaissance et à la crainte de Dieu, au moment qui vous paraîtra le plus opportun, je vous prie, mes Pères, de vous employer à persuader ces gens de me payer le tribut qui m’est dû en raison de la suprématie qui me revient sur eux.[7]

À la fin de la lettre, un post-scriptum est ajouté. Il mentionne deux éléments supplémentaires à son projet de colonisation, dont un qu’il allait par la suite amèrement regretter, croyant qu’il s’était peut-être condamné à l’enfer[8] :

“dans les forteresses qu’il y a à faire, on peut aussi installer les villages des chrétiens qui voudront, sans pour autant recevoir un salaire du roi, s’y installer pour vivre de leurs exploitations agricoles. Ils pourront emmener des esclaves nègres ou maures ou autres, pour les servir et travailler de leurs mains, ou d’une autre manière sans préjudice pour les Indiens.”[9]

L’insistance sur les forteresses, qui devaient être “sur la côte maritime dans quelque port approprié”[10] se comprend peut-être en raison de l’échec de son projet de colonisation au Venezuela. Les escarmouches entre les deux camps ayant mené à l’élimination des colonies par les contre-attaques indiennes il est possible que Las Casas ait cru qu’un dispositif défensif était indispensable pour “pacifier”, comme il le dit, les Indiens. Il ne s’en explique pas de manière claire dans ce document. Chose certaine, il craignait que les colons ne dépassent les bornes, en avait même une quasi-certitude, même si les colons étaient triés sur le volet sur des critères moraux, “parce que ceux qui ont ici un poste de commandement deviennent vite audacieux, perdent la crainte de Dieu, la foi, la fidélité à leur roi et l’honneur”[11]. Si une telle chose arrivait, la répression des abus devait être sévère, cruelle : “que la moindre et la plus petite [initiative outrepassant les directives royales], la première et la dernière peine que vous lui donnerez ne soit autre que de l’écarteler en huit et de mettre chaque morceau aux confins de la province. S’il n’en était pas fait ainsi, Seigneurs, il n’y aurait pas de remède. Alors tout serait paroles, tromperie et moquerie, comme jusqu’à présent.”[12]

Ces projets de colonisation pacifique montrent chez Las Casas une certaine logique qui n’était pas encore parvenue à son aboutissement. La trajectoire du dominicain est souvent lue comme une trajectoire de radicalisation dans l’opposition à la colonisation. Elle est également souvent lue comme de plus en plus nourrie de réflexion théorique et fondamentale sur les fondements juridiques de la domination coloniale des Espagnols. Déjà en 1531, il rappelle que seule l’évangélisation peut justifier la souveraineté de l’Empereur sur les Indes, mais que par ailleurs, la violence de la conquête corrompt et empêche l’évangélisation. Dans un temps, et c’est la raison pour laquelle Gattinara et Charles Quint lui offriront leur appui, ses thèses offrent des outils pour légitimer la domination impériale sur l’Amérique et centraliser les pouvoir. Mais sur le plus long terme, les thèses lascasiennes pouvaient aboutir à une remise en cause complète de la colonisation et de la domination impériale. Au début du règne de Philippe II, le vice-roi du Pérou Francisco de Toledo combattit pour cette raison les dominicains qui avaient repris les thèses de Las Casas[13].

 

Notes

[1] Gilles BIBEAU, Andalucía: l’histoire à rebours, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017, p. 102‑103.

[2] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas: conquête, domination, souveraineté, 1re édition., Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements de la politique. Série essais », 2012, p. 34‑35.

[3] Rebecca Ard BOONE, Mercurino di Gattinara and the Creation of the Spanish Empire, London and Brookfield, Pickering & Chatto, 2014, p. 39.

[4] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens: une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Rivages, 2014, p. 30.

[5] Ibid., p. 31.

[6] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 40‑41.

[7] Ibid., p. 32‑33.

[8] Bartolomé de las CASAS et Charles GILLEN, Une plume à la force d’un glaive: Lettres choisies, Paris, Cerf, 1996, p. 41‑42.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Ibid., p. 35.

[11] Ibid., p. 34.

[12] Ibid., p. 35.

[13] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens, op. cit., p. 50.

Les premières critiques de l’encomienda

Lorsque les Espagnols sont arrivés en Amérique, leur implantation sur le territoire s’est construite en adaptant des institutions médiévales au nouveau territoire où ils arrivaient. L’institution clé des débuts de la colonisation espagnole en Amérique est une donation faite aux conquérants qu’on appelle l’encomienda. De l’avis général, il s’agit d’une institution qui trouve sa source dans la Reconquista espagnole, où les rois récompensaient les combattants les plus méritants en leur octroyant des terres et leurs habitants[1]. L’adaptation de l’encomienda à l’Amérique a toutefois altéré l’institution très tôt, peut-être même dès les premières encomiendas instituées par Christophe Colomb. Plutôt qu’une donation de terre permettant  d’acquérir du pouvoir sur les habitants, on concédait aux conquérants un groupe d’indigènes dont ils pouvaient exiger un tribut en travail et en biens, en échange de quoi l’encomendero était également responsable d’assurer leur évangélisation et d’assurer la défense du territoire. L’encomienda a servi au pouvoir espagnol à récompenser les conquistadores, à stabiliser la collecte des impôts auprès des Indiens, à légitimer la conquête en créant une institution théoriquement destinée à assurer l’évangélisation des nouveaux sujets et enfin à fixer les conquistadores sur le territoire conquis afin d’assurer la durabilité de la conquête. Au cours du XVIe siècle, l’institution de l’encomienda a beaucoup évolué dans sa constitution : créée à l’initiative des premiers chefs conquistadores, entérinée et réformée par les monarques, sa forme et sa finalité ont fait l’objet de luttes constantes. Tandis que les colons ont cherché à reproduire autant que possible l’institution féodale, afin d’en faire une récompense leur donnant le pouvoir sur les hommes et sur les terres, qui soit également héréditaire ; les monarques ont plutôt, pour leur part, cherché à en limiter l’ampleur en limitant la récompense à celui qui la recevait ou à son héritier immédiat, à n’accorder que le tribut dû par les indigènes à l’encomendero, et non le pouvoir sur la terre. Enfin, tandis que les encomenderos ont pour la plupart cherché à assurer le moins possible le poids de l’évangélisation, les religieux et la couronne ont tenté autant que possible de renforcer cette obligation. En ce sens, les évolutions historiques de l’encomienda (deux moments particulièrement forts : les lois de Burgos en 1512 — amendées l’année suivante — et les Leyes Nuevas de Indias en 1542), se fondent sur « une tension, caractéristique du fief, entre deux logiques, l’une favorable à celui qui reçoit le bien, l’autre à qui le concède. »[2] Étant donné les variations dans la portée de l’institution et dans les territoires où elle fut appliquée, les effets de l’encomienda furent plus ou moins importants selon les régions. Dans les Antilles, elle fut dévastatrice. Appliquée très précocement et initialement en-dehors de toute régulation royale, puis trop timidement régulée par celui-ci, elle mena à une exploitation des autochtones sans vergogne, un succédané d’esclavage qui épuisa jusqu’au trépas de nombreux Indiens, en poussa des masses au suicide, les soumis à des conditions telles qu’ils étaient, moins encore qu’à l’heure du premier contact, en condition de survivre au choc bactérien entre les deux continents. Les effets combinés de la rencontre, auxquelles il faut ajouter l’émigration, sont si désastreux qu’une vingtaine d’années après le premier contact, la population indigène ne représente plus que 10 % de la population initiale de l’île d’Hispaniola[3]. Dans ce contexte, un certain nombre d’Espagnols ne restent pas indifférents. Si les premiers critiques de l’encomienda furent certainement ses victimes elles-mêmes, les premières voix critiques de l’encomienda qui nous sont parvenues appartiennent à ce petit groupe d’Espagnols qui tentèrent de freiner l’exploitation des Indiens en faisant appel à l’autorité royale. Le plus connu de ces critiques est le dominicain Bartolomé de Las Casas, l’auteur de la Brève histoire de la destruction des Indes. Mais je souhaite aborder ici deux autres noms, les précurseurs.

Cristobal Rodríguez

La majorité des critiques de l’encomienda furent des religieux. Mais le premier d’entre eux ne le fut pas. Il s’agit de Cristobal Rodríguez. Celui-ci s’était engagé sur le second voyage de Christophe Colomb, en 1493, puis était allé vivre dans un village de Taïnos environ six ans, pour apprendre leur langue. L’anthropologue Gilles Bibeau écrit dans un livre récent :

On peut trouver à l’Archivo general de Indias une douzaine de documents dans lesquels le nom de Cristobal Rodriguez figure. On y apprend qu’il avait maîtrisé rapidement la langue commune des Taïnos, qu’il connaissait quasiment tout de leurs coutumes et qu’il a été le premier avocat des Indiens face aux abus des encomenderos.[4]

Alors qu’il se rend en Espagne pour plaider la cause d’un ami, Rodríguez en profite pour faire parvenir au roi Ferdinand d’Aragon un texte de réforme des pratiques coloniales qui est, pour le pouvoir royal,

d’autant plus intéressant que sa proposition permettait de percevoir un tribut de la part des Indiens sans avoir à passer par les encomenderos. Dans son projet qui fut présenté au roi, Cristobal dénonçait les abus engendrés par le système des encomiendas qui conduisait à mettre les Indiens en esclavage plutôt que d’en faire les sujets du roi.[5]

Porteur à son retour à Hispaniola de directives de réforme, il échoua cependant à les faire appliquer, devant la résistance des encomenderos, trop loin du pouvoir royal pour être contraints.

Antón Montesinos ou Antonio de Montesino, et les dominicains d’Hispaniola

Plus que Cristobal Rodríguez, le dominicain Antón Montesinos est généralement vu comme le premier à avoir combattu le système de l’encomienda. Cette réputation lui vient d’un sermon vibrant prononcé en présence du vice-roi Diego Colomb et de nombreux encomenderos au cours de l’année 1511. Le sermon nous est connu par la référence qu’y fait Bartolomé de Las Casas, qui y voit la première critique de l’encomienda, une réputation qui allait rester à Montesino. Je reprendrai ici l’extrait traduit par Bernard Lavallée :

C’est pour vous apprendre cela que je suis monté ici, moi qui suis la voix du Christ dans le désert de cette île, et c’est pourquoi il convient que vous l’entendiez, non pas avec une attention superficielle, mais avec un soin extrême et de tout votre cœur. Ce sera la parole la plus nouvelle que vous ayez jamais ouïe, la plus sévère et la plus dure, la plus terrifiante et la plus effrayante que vous ayez jamais pensé entendre.

Cette voix signifie que vous êtes tous en état de péché mortel, dans lequel vous vivez et mourez à cause de la cruauté et de la tyrannie dont vous faites preuve à l’égard de ces innocentes nations. De quel droit et au nom de quelle justice tenez-vous ces Indiens dans une servitude aussi cruelle et aussi horrible ? De quelle autorité avez-vous fait des guerres aussi détestables à des gens qui vivaient de manière inoffensive et pacifique dans leur pays, et que vous avez, par des morts et des massacres inouïs, anéantis en nombre infini ? Comment pouvez-vous les opprimer et les épuiser ainsi, sans leur donner à manger ni les soigner lorsqu’ils sont malades, par les travaux excessifs que vous leur imposez et qui les font mourir, et il serait plus juste de dire que vous les tuez pour extraire et acquérir votre or chaque jour ? Et quel souci avez-vous de les évangéliser et qu’ils connaissent Dieu leur créateur, qu’ils soient baptisés, entendent la messe et sanctifient les fêtes et les dimanches ? Ces gens ne sont-ils pas des hommes ? N’ont-ils pas une âme rationnelle ? N’êtes-vous pas obligés de les aimer comme vous-mêmes ? Ne le comprenez-vous pas ? Ne le sentez-vous pas ? Comment est-il possible que vous soyez plongés dans un aussi profond sommeil, dans cette léthargie ? Soyez certains que dans l’état où vous êtes, vous ne prouve pas plus être sauvés que les Maures ou les Turcs qui n’ont pas ou refusent la foi de Jésus-Christ.[6]

Dans le très beau film También la lluvia, le sermon de Montesino apparaît comme un ancrage de la protection des Indiens. La phrase « vous êtes état de péché mortel » y est répétée plusieurs fois, comme un mantra. Mais si l’accent est mis sur les deux personnages de Montesino et de Las Casas, il faut cependant voir que le sermon de Montesino n’était pas le sermon d’un seul homme. Chez les dominicains, le sermon est écrit avant d’être prononcé (au contraire des franciscains qui privilégient la rédaction d’un simple canevas censé guider le prédicateur dans un sermon improvisé[7]) puis signé par tous les membres de la communauté afin d’assurer leur approbation. Le sermon du dominicain est donc une œuvre collective à travers laquelle toute sa communauté (modeste : une douzaine de dominicains environ se trouvaient sur l’île) exprimait sa désapprobation. Pressé par les Espagnols de se rétracter, Montesino prononça par la suite un second sermon qui, au contraire, réaffirmait la critique de l’encomienda effectuée par sa communauté. Dès lors, les deux camps envoient leurs représentants en Espagne pour plaider leur cause devant le roi : Montesino représente alors les dominicains[8]. Si l’accès au roi lui est plus difficile qu’au représentant du parti, mieux organisé, des encomenderos, lorsqu’il parvient à obtenir une rencontre avec Ferdinand le Catholique, celui-ci se montre modérément réceptif à son discours. Il faut dire que la question tombe bien et permet à Ferdinand de réunir des juristes pour mieux organiser la colonie en y assurant mieux son pouvoir. La démarche débouche sur les lois de Burgos, qui organisent et régulent l’encomienda davantage qu’elles ne la limitent, s’efforçant de tempérer les abus tout en entérinant le principe du système. Un an plus tard, à la demande des dominicains, des amendements furent apportés pour réduire le temps de travail exigible des Indiens par les encomenderos. Aller plus loin aurait sans doute été risqué : la colonie était lointaine et le roi ne disposait que de peu de moyens — d’autant qu’il entamait la conquête du royaume de Navarre et s’y trouvait engagé — pour imposer sa volonté. Du reste, les lois de Burgos furent mal reçues et peu appliquées.

D’autres dominicains devaient reprendre le combat dans le sens inauguré par Montesinos, dont le plus connu fut Bartolomé de Las Casas.

Notes

[1] Bernard LAVALLÉ, L’Amérique espagnole : de Colomb à Bolivar, Paris, Belin, 2007, p. 62‑63.

[2] Jérôme BASCHET, La civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Flammarion, 2006, p. 394.

[3] Bernard LAVALLÉ, L’Amérique espagnole, op. cit., p. 22.

[4] Gilles BIBEAU, Andalucía: l’histoire à rebours, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017, p. 92.

[5] Ibid.

[6] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens: une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Rivages, 2014, p. 18‑19.

[7] Augustin REDONDO, Antonio de Guevara (1480?-1545) et l’Espagne de son temps : de la carrière officielle aux œuvres politico-morales, Genève, Librairie Droz S.A., 1976, p. 180‑181.

[8] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens, op. cit., p. 21‑27.