Culture et érudition

Voici un extrait pioché chez Antoine Prost, dans le troisième chapitre de ses Douze leçons sur l’histoire, qui porte sur la méthode critique chez les historiens. Sur ces douze leçons (qui sont en fait quatorze avec la nouvelle édition, quinze si on compte la conclusion), c’est la première qui porte sur la méthodologie, c’est dire s’il faut lui accorder de l’importance : la première chose à aborder dans la formation de l’historien, c’est la méthode critique. Je n’aborderai pas ici en détail tous les développements. La citation que je souhaite mettre en exergue porte sur un point très précis, celui du rôle de l’érudition.

Quel que soit l’objet sur lequel elle porte, la critique n’est pas affaire de débutant, comme le montrent bien les difficultés des étudiants aux prises avec un texte. Il faut déjà être historien pour critiquer un document, car il s’agit, pour l’essentiel, de le confronter avec tout ce que l’on sait déjà du sujet qu’il traite, du lieu et du moment qu’il concerne. En un sens, la critique, c’est l’histoire même, et elle s’affine au fur et à mesure que l’histoire s’approfondit et s’élargit[1].

Le principe qu’il décrit est ce qu’on appelle communément entre nous la « maîtrise de la bibliographie ». Autrement dit, il faut largement connaître les  études publiées sur un thème donné pour évaluer la qualité d’une nouvelle contribution sur ce thème. En règle générale, ce principe décrit par Prost me semble pouvoir être élargi nettement au-delà de la profession historienne et pouvoir se décliner en termes de spécialisation (qui demande une connaissance pointue du thème) ou de culture générale (qui demande d’avoir quelques connaissances sur le sujet, mais sans un savoir systématisé).

Le principal intérêt de ce type de remarques me paraît être de montrer l’intérêt des connaissances dans la mise en pratique de l’esprit critique, à une époque où on met généralement l’accent uniquement sur l’analyse de la cohérence interne. En effet, lorsqu’on met l’accent sur la seule analyse de la qualité interne d’un argument, on oublie le fait qu’il puisse bien se présenter, ou même reposer sur un travail relativement bien fait, mais néanmoins être faible, soit parce qu’il est contredit par des faits qui n’ont pas été pris en compte par la méthode. Or, il est très difficile de détecter ce type de faiblesses sans connaissances préalables : sans ces dernières, il est même probable qu’on n’aura pas l’idée de vérifier.

L’apport des connaissances n’est pas toujours préalable : lorsqu’un historien étudie une source donnée, il est rare qu’il ait déjà en main l’ensemble des connaissances nécessaires pour en proposer une analyse pertinente. Les questions qu’il se pose face à la source le guideront souvent dans la bibliographie. Mais pour cela, il faut être déjà dans une attitude de recherche. Le citoyen à qui on propose une nouvelle connaissance n’est, lui, généralement pas en « mode recherche » à ce moment précis ; l’envie de vérifier ne lui viendra que s’il constate un hiatus entre ses connaissances préalables et celle qu’on lui propose.

D’où l’intérêt, pour l’historien, de bien connaître sa bibliographie, et pour le citoyen, d’avoir une solide culture générale.

Note :

[1] Antoine PROST, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 2010, p. 59.

Pour soutenir ce blogue:

Il est actuellement possible de faire des dons sur la page tipeee

Les statistiques comme représentation (du terrorisme)

Il y a quelque temps, quelques-uns de mes amis facebook ont partagé ce billet du site Les crises, où se multiplient les tableaux statistiques sur les attentats dans le monde. L’auteur du billet ne commente presque pas, sauf pour dire que les débats devraient respecter la complexité du phénomène — on est bien d’accord. Ce qui m’ennuie, et je l’ai dit en partageant à mon tour le lien, c’est qu’il n’y a pas un mot d’explication sur la méthodologie par laquelle on a construit ces statistiques. En se présentant pour objectif, le billet occulte par conséquent l’un des principaux moyens par lesquels on pourrait apprécier la complexité du phénomène.

Les statistiques sont des représentations, comme les définit Roger Chartier. Elles appartiennent au domaine du symbolique, comme le définit Maurice Godelier dans la mesure où c’est l’usage que nous faisons des statistiques qui permet à une certaine idée du terrorisme de se traduire en action politique. Les représentations du terrorisme orientent la mesure des efforts que nous mettons à le combattre et le choix des méthodes que nous employons pour ce faire et, plus généralement, toutes nos attitudes face à celui-ci. La représentation est donc une réalité agissante et, pour cette raison, le cœur d’un combat politique où de nombreux acteurs s’affrontent pour orienter ladite représentation dans le sens de leurs intérêts.

Dans le billet, déjà cité, du blogue Les Crises, l’auteur oriente légèrement la lecture par son commentaire sarcastique : « la guerre au terrorisme : une réussite! » Dès lors, les nombreux tableaux semblent tous livrer le même message : le nombre d’actes de terrorisme recensés a bondi au cours des dernières années. On en conclut donc rapidement, au mieux que la guerre au terrorisme n’a pas pu empêcher la croissance du terrorisme, au pire que la guerre au terrorisme a aggravé la situation, galvanisé le terrorisme et favorisé son recrutement. Aussi plausibles que soient ces conclusions, elles évincent un autre élément de réponse, plus subtil et tortueux, mais tout aussi plausible : que la guerre au terrorisme ait bouleversé les modes de classification et de collecte des données. En donnant une efficacité symbolique concrète à la catégorie « terroriste », elle aurait ainsi conduit nombre d’acteurs à agir pour favoriser la classification de certains actes au sein de cette catégorie. Ce processus a d’ailleurs commencé avant le 11 septembre 2001, bien qu’il se soit sans doute accéléré depuis.

Prenons par exemple ce compte-rendu d’un essai sur la guerre civile algérienne, dans les années 1990. J’en citerai un paragraphe entier :

Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable « rente du terrorisme », car « la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie. » L’armée engage à cet effet « ses journaux et ses démocrates » et se fait relayer « par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux “nouveaux philosophes” aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger. » L’auteur redoute en fait que ces visites aient « trois conséquences : caution accordée à la “démocratie” algérienne; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du “terrorisme” et démantèlement des “réseaux terroristes” en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre “terrorisme” et “expression politique”. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme. » Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une « aide » financière est souligné. « Cette “aide” internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise. »

Le danger des statistiques sur des thèmes aussi sensibles est bien illustré ici. Lorsqu’un thème devient politiquement porteur, l’ensemble du vocabulaire médiatique et politique s’en trouve altéré et l’effet finit généralement par percoler sur les milieux intellectuels et les producteurs de statistiques. Si l’armée algérienne a besoin de financement, ses ennemis entreront rapidement dans les catégories statistiques qui attirent le mieux l’argent. Dans les années 1990, c’était déjà la catégorie « terroriste ». Et nous parlons là d’une époque antérieure au 11 septembre 2001! Imaginez après!

Voici un autre exemple : les tableaux exposés dans cet article de Métro. Citons le paragraphe où l’on explicite la définition :

Pour être considéré comme un acte terroriste et être recensé dans la Global Terrorism Database, l’acte doit être intentionnel, avec un but social, économique, politique ou religieux. Il doit y avoir des preuves d’une volonté à envoyer un message à d’autres personnes que les victimes elles-mêmes. L’acte doit aussi être fait en dehors des réglementations internationales sur les guerres.

La dernière phrase de cette définition est capitale : si un nombre croissant de guerres menées actuellement ne disent pas leur nom, alors logiquement, les morts qui autrefois auraient été catégorisés comme des victimes de guerre se retrouvent naturellement dans la catégorie des victimes du terrorisme. Politiquement, la logique est implacable : il vaut toujours mieux « combattre le terrorisme » que de n’être qu’une faction au cœur d’une guerre civile.

Tout ça pour dire que je ne pense pas qu’on puisse étudier l’évolution quantitative du terrorisme sans étudier en parallèle l’évolution de la catégorie « terrorisme », de sa définition, des méthodes de collecte et des enjeux politiques qui affectent chacun de ces éléments. Se priver de cette étude qualitative sous prétexte de « laisser parler les chiffres » revient à s’aveugler sur la signification réelle de ces chiffres.