Les « deux royaumes »

Depuis longtemps, j’entretiens des doutes face l’analogie qu’on trace communément entre l’opposition spirituel/temporel qu’on retrouve dans le christianisme avant le XVIIe siècle et l’opposition entre le politique et le religieux (ou Église et État). Cette analogie est récurrente et je suis régulièrement confronté à des débatteurs qui refusent de voir les anachronismes de leurs raisonnements en se cachant derrière l’argument que « même s’il n’existait pas de séparation de l’Église et de l’État, il y avait séparation du spirituel et du temporel », au nom duquel ils proposent toutes sortes de confusions. La doctrine des « deux règnes » de Luther, celui du ciel et celui du monde, est sujette aux mêmes réserves et aux mêmes confusions. Ceux qui aiment à voir en ces dichotomies d’ancien régime les sources de la laïcité ne veulent pas voir qu’à cette époque, l’ordre du monde est organisé, voulu et légitimé par Dieu. On ne peut parler de séparation du politique et du religieux qu’à partir du moment où le politique peut se penser sans référence au religieux. Plus, le vocabulaire même pour séparer l’un et l’autre n’est pas encore disponible (voir ici et ici, par exemple). Je sais que l’esprit contemporain résiste à ces arguments et je mentirais si je disais n’avoir jamais croisé de contre-argumentation qui ne m’ait troublé dans ma position sur la question. Il reste que depuis plus de dix ans que je me pose ces questions, l’essentiel de ce que j’ai lu m’a globalement renforcé dans le sentiment qu’on ne peut tracer de lien direct entre ces dichotomies.

Cela étant dit, je renvoie à un billet futur (futur indéterminé, comme d’habitude) un traitement détaillé de ces questions et prendrai pour un moment l’hypothèse opposée à ce que je crois. Dans ce billet, je partirai de l’idée que la doctrine des « deux règnes » de Martin Luther est en quelque sorte équivalente à une séparation du politique et du religieux. En suivant l’analyse que Bernard Cottret fait de l’attitude de Luther face à la Guerre des Paysans, je m’interrogerai sur ce qu’implique la séparation des deux règnes.

La diffusion de la doctrine luthérienne avait fait l’objet de nombreuses récupérations subversives. Les mouvements de 1524, et soulèvements de 1525, qu’on appelle traditionnellement la Guerre des Paysans, se construisirent en utilisant les outils que la nouvelle doctrine mettait à disposition. « Comment ne pas saisir le prétexte de la liberté religieuse pour réclamer également la liberté civile ou politique? » . « La « liberté chrétienne », prônée par Luther, permettait de s’affranchir de la hiérarchie sociale pour prôner une utopie communautaire, fondée sur l’égalité et la quête du bien commun » .

Luther, qui devait sa sécurité face au pape à la noblesse allemande, ne pouvait sans risque accréditer un tel mouvement subversif. Il composa plusieurs pamphlets pour le condamner. En 1524, Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit séditieux; en 1525, Exhortation à la paix à propos des douze articles de la paysannerie souabe; en 1525 encore, Contre les hordes criminelles et pillardes de paysans et enfin, la même année, Missive touchant le dur livret contre les paysans.

L’argumentation doctrinaire de Luther pour condamner les révoltes repose sur deux principes: que les liens d’autorité soient voulus par Dieu et que les règnes du ciel et du monde devaient être séparés. On se concentrera sur le second. Bernard Cottret en dit: « La Réforme évangélique [de Luther] prenait bruyamment congé de la Réforme radicale [représentée par Müntzer] en distinguant les « deux règnes », le domaine de la foi et celui de la vie sociale » .

Les revendications des paysans, écrit Luther, sont une affaire grave, car « Elle concerne tout ensemble le royaume de Dieu et le royaume du monde – car si cette révolte devait se propager et l’emporter, les deux royaumes périraient, en sorte que ni le gouvernement temporel ni la Parole de Dieu se survivraient mais qu’il s’ensuivrait une destruction éternelle de toute l’Allemagne » .

Après la révolte, il persiste et signe: « Celui qui voudrait mélanger ces deux royaumes, ainsi que font nos faux esprits partisans, mettrait al colère dans le royaume de Dieu et la miséricorde dans le royaume du monde; ce qui reviendrait à mettre le diable dans le ciel et Dieu en enfer » .

Cottret suggère à plusieurs reprises que la doctrine luthérienne, dans ses formulations initiales, ouvraient bien la porte à ces soulèvements. Les catholiques, à l’époque, l’ont vu et s’en s’ont servi contre lui, en le présentant comme un boutefeu . La doctrine des deux règnes, chez Luther, joue à cette occasion (sans que ce soit forcément sa motivation première) un rôle stratégique, la clé qui permet de verrouiller le passage entre luthéranisme et subversion des hiérarchies sociales.

« En condamnant les insurgés, Luther ne sauvait-il pas la Réforme, sa Réforme, dorénavant distincte des revendications sociales? » demande Cottret. Puis: « Ces gages de conformisme renforcèrent l’appui que princes et bourgeois accordèrent au luthéranisme. Mais ce fut au dépens de son image populaire. » C’est la « Réforme radicale » qui portera les espoirs de ceux qui défendaient une plus grande justice sociale ici-bas, dans le règne du monde .

Aujourd’hui, nous avons l’habitude de voir en la laïcité et la séparation du politique et du religieux des facteurs d’émancipation. Cette habitude nous vient de l’histoire récente: en séparant le politique et le religieux, nous nous sommes donné les moyens de saper l’influence de l’Église sur les affaires politiques et de mener notre barque comme bon nous l’entendons, à l’écart de leurs sermons. De ce fait, nous avons considéré que le caractère émancipateur de la séparation du politique et du religieux était une propriété intrinsèque à l’exercice de cette distinction (1). En examinant le dossier de l’attitude de Luther face aux revendications paysannes à la lumière des analyses de Cottret et des citations qu’il propose, en revanche, le portrait n’est pas le même. En effet, si on accepte l’hypothèse d’une stricte correspondance entre la dichotomie luthérienne des deux règnes et notre dichotomie entre politique et religieux, alors on ne peut que constater que cette distinction a mené à une politique conformiste – sans parler d’une répression sanglante – et autoritaire. Sur ce point, la distinction luthérienne a été l’exact opposé d’une idéologie émancipatrice. Il faudrait donc conclure que la distinction du politique et du religieux est une arme à double tranchant. Au mieux, elle ne peut être émancipatrice que de façon circonstancielle; au pire, elle est oppressive.

Mais comme je l’ai dit, je ne crois pas à une stricte équivalence des deux distinctions.

Note

(1) Cependant, un historien profondément chrétien comme Jean Delumeau pose les termes exactement à l’inverse: ce n’est pas le politique qui s’émancipe du religieux, mais le religieux qui s’émancipe du politique. Pour lui, il s’agit de purifier la foi des implications politiques: « Les frères ennemis n’avaient probablement pas conscience de mener un même combat pour la liberté et la purification de l’Église et pourtant les uns et les autres tentèrent souvent avec timidité, parfois avec vigueur, de dégager la religion, de lui donner du champ par rapport à une autorité civile que l’évolution politique rendait chaque jour un peu plus efficace et envahissante. » .

Bibliographie

COTTRET, Bernard. Histoire de la Réforme protestante. Luther, Calvin, Wesley, XVIe-XVIIIe siècle [2001]. Paris: Perrin, 2010.
DELUMEAU, Jean. Naissance et affirmation de la Réforme. Paris: Presses Universitaires de France, 1968.