Dans ce billet (qui fait suite à celui-ci), je tenterai de voir ce que Noiriel retient de la notion de démocratie du public pour les besoins de son livre sur les intellectuels et si l’on peut en apprendre davantage sur cette notion grâce à celui-ci. Rappelons que la définition que nous utilisons d’« intellectuels » désigne les universitaires, chercheurs au moins par leur formation, qui interviennent dans le champ public, politique, pour appuyer une cause. Comme je l’ai indiqué ici, la posture d’intellectuel est le produit de la spécialisation des fonctions et, au moins à son origine, de l’illégitimité de passer de l’une à l’autre pour les spécialistes. C’est pourquoi l’intellectuel ne naît vraiment qu’à la fin du XIXe siècle, lorsqu’émerge une société de masse, où les fonctions se spécialisent et se séparent. La figure de l’intellectuel n’a donc pas habité la première phase des régimes représentatifs selon Manin, le parlementarisme, car celle-ci correspondait à une période où ni le monde politique ni le monde savant ne s’étaient professionnalisés.
Ces rappels effectués, qu’est-ce qui caractérise les intellectuels dans la démocratie du public?
L’impact de la démocratie du public sur le rôle des intellectuels se comprend bien sûr essentiellement par rapport aux médias. Cependant, à y regarder de plus près, il existe des liens plus complexes unissant les différents éléments de la démocratie du public à la situation des intellectuels. La démocratie du public s’est en effet accompagnée d’une croissance considérable des effectifs universitaires. Sous la poussée d’une économie dépendant d’une éducation de plus en plus poussée, le nombre des formations et des thèmes de recherche s’est significativement accru, entraînant une multiplication des profils intellectuels. « Le lien entre la compétence disciplinaire et la forme de l’engagement est devenu beaucoup plus complexe qu’au début du XXe siècle. »[1] Cette variété coïncide avec la diversification des enjeux politiques propres à la démocratie du public : « l’ampleur de la tâche des gouvernants s’est considérablement accrue au cours du dernier siècle : le gouvernement ne règle plus seulement les conditions générales de la vie sociale, il intervient dans toute une série de domaines (en particulier dans le domaine économique) par des décisions ponctuelles et singulières »[2].
La multiplication de champs d’intervention de l’État, la variété des groupes qui accèdent aux études supérieures et l’effondrement des structures d’intégration propres à la société industrielle sont autant de facteurs qui entraînent corrélativement la multiplication des « causes ». Alors que sous la démocratie de parti les enjeux de classe et de nation structuraient l’essentiel des conflits arbitrés par le champ politique, les groupes exprimant des revendications se sont diversifiés et les lignes de démarcation gauche-droite sont à redéfinir à chaque élection. Cela entraîne aussi une transformation dans le positionnement de l’intellectuel par rapport à ses groupes d’appartenance. En effet, toute la réflexion de Jean-Paul Sartre sur la condition d’intellectuel dépend de la dichotomie prolétaire/bourgeoisie. Pour Sartre, l’intellectuel est une créature paradoxale, créée par le capital pour que la bourgeoisie puisse profiter de la puissance de la technique, mais ne pouvant, en raison de l’engagement envers la vérité qu’implique sa fonction, que voir que le pouvoir bourgeois est une imposture. Traître à ses maîtres, mais suspect aux yeux de ses alliés prolétaires, l’intellectuel est voué à l’isolement et la traîtrise. C’est cette posture inconfortable qui lui assurait, aux yeux de Sartre, la valeur universelle de sa parole, qui n’était censée être attachée par aucune loyauté[3]. Cette posture d’isolement a connu un net recul dans la « démocratie du public », car la relative diversification des universitaires permet à certains d’entre eux de prendre la posture du porte-parole d’un groupe auquel il appartient. Il y gagne, car on lui concède volontiers cette légitimité de porte-parole; il y perd cependant au moins autant, car le public l’enfermera dans cette posture en refusant de voir une dimension universelle à sa prise de parole. Ce problème, Noiriel l’analyse en particulier par rapport aux « intellectuels critiques »[4]. Les intellectuels de gouvernement s’associant au pouvoir, ils peuvent difficilement représenter un groupe. Les intellectuels spécifiques, pour leur part, refusent cette posture, car elle rompt avec les valeurs d’autonomie scientifique qu’ils défendent. Le seul moment où les intellectuels spécifiques peuvent être les porte-paroles d’un groupe, c’est donc lorsqu’ils se font porte-paroles des universitaires pour défendre leur statut.
L’accroissement de l’accès à l’université a par ailleurs augmenté le nombre des intellectuels, ce qui a fait reculer les journalistes sur le terrain des « faiseurs d’opinions », et ce, alors même que les mass-médias gagnaient en puissance. En contrepartie, les journalistes se sont retrouvés arbitres de la visibilité des intellectuels et susceptibles de départager les « vrais » (qu’il vaut la peine d’entendre) des « faux » (qui ne méritent pas de temps d’antenne). Les intellectuels se retrouvent alors dans une situation de marché dont les journalistes sont les médiateurs : ils sélectionnent les intellectuels « vendables » sur la base de la cause défendue et de l’habileté communicationnelle de ceux-ci. Mais pour donner plus de force à sa critique, pour qu’elle puisse aboutir à de véritables changements politiques, l’historien reprend à son compte la façon dont les problèmes sont posés dans l’espace public et le vocabulaire avec lequel les journalistes et les militants les discutent »[5], un procédé qui risque fort de se traduire par l’expression d’une dimension normative peu compatible avec la volonté de dire quelque chose allant au-delà des idées reçues.
Dans l’ensemble, cette dynamique profite aux « intellectuels de gouvernement », qui profitent de nouveaux réseaux pour gouverner l’opinion. Ces réseaux permettent à des intellectuels émergents de prendre place aux côtés de, et de concurrencer, les intellectuels de gouvernement déjà présents. Ceux-ci recherchent les caméras et développent un style coup de poing, en phase avec les intérêts des médias. Les « produits » intellectuels que lancent les réseaux médiatiques sont par définition éphémères, puisqu’ils reposent sur l’idée de « nouveauté ». Il faut donc sans cesse relancer la machine, trouver des sujets neufs en lien avec l’actualité et promouvoir des philosophes encore plus nouveaux que les précédents. »[6]. Les intellectuels critiques parviennent pour leur part à tirer leur épingle du jeu, dans la mesure où ils peuvent discuter des mêmes enjeux, dans un style aussi percutant (voire davantage) que les intellectuels de gouvernement, en se contentant de renverser les présupposés normatifs de ces derniers. Ils ne souffrent que d’un plus faible réseautage.
Les intellectuels les plus durement frappés par la « démocratie du public » sont les « intellectuels spécifiques », soit ceux qui s’efforcent de poser autrement les problèmes de l’actualité. Deux évolutions propres à la démocratie du public sont à l’origine de cette crise : d’une part, en étendant largement ses champs d’intervention, l’État a aussi donné un accès accru à l’université. Les universitaires, désormais plus nombreux, ont également profité de l’extension de l’espace public pour étudier des thèmes de plus en plus variés et de plus en plus spécialisés. De sorte que les disciplines tendent vers l’éclatement et suscitent par conséquent des luttes professionnelles pour le maintien de la cohérence de la discipline et le maintien du statut qu’elle procure. Ces luttes favorisent un repli sur soi des universitaires les plus spécialisés — le fond qui alimente les intellectuels spécifiques — et le contexte est par conséquent est peu propice à ce qu’ils interviennent en grand nombre dans la politique. Le second facteur est l’élargissement de l’espace public et l’accélération du rythme auquel il fonctionne. Cette rapidité est peu favorable au travail patient des spécialistes, mais surtout, elle accroît la puissance des « professionnels de la parole publique » que sont les journalistes et les politiciens. Il faudrait ajouter les relationnistes, plus nombreux et plus puissants que les journalistes, ces derniers étant par ailleurs débordés par la nécessité de leur propre autopromotion[7]. Or, si les intellectuels spécifiques se démarquent en posant autrement les problèmes de l’actualité, cela implique que les politiques et les journalistes ont mal posé le problème. « Les journalistes (ou les politiques) ne peuvent pas accepter que le sujet qu’ils ont intérêt à promouvoir soit considéré comme un “faux problème”. »[8] Les intellectuels s’exposent ainsi à la critique, mais le plus fréquent est plutôt que leurs propos soient détournés de leur sens. « Il est évident qu’aujourd’hui nos interventions publiques sont intégrées à l’avance dans les stratégies de communication développées par les gouvernants. »[9]. La puissance de la récupération médiatique est telle que les intellectuels spécifiques, mais aussi critiques préfèrent parfois se taire plutôt que de réagir dans les médias.
Ironiquement, on doit en effet noter que certains intellectuels critiques ont évolué vers la position d’intellectuels spécifiques au moment même où ces derniers perdaient l’accès aux médias. Ce fut le cas, par exemple, de Michel Foucault. Ce dernier a pu croire, à une époque de sa carrière que le succès de vente de ses livres était garant de la force de sa pensée et présageait d’une émancipation intellectuelle du peuple, qui serait capable de répondre à ses gouvernants, peut-être de s’en passer, mais « au lieu de répandre la pensée critique au-delà des cercles privilégiés, celle-ci s’est diffusée sous la forme de slogans, tels que “La raison, c’est le Goulag”, qui ont obscurci la réflexion collective au lieu de l’éclairer. » En l’absence des rigidités frustrantes de l’académisme, la pensée a été prise d’assaut et gravement érodée par la toute-puissance du Marché[10].
En somme, il faut garder ces analyses à l’esprit lorsque vient le moment de reprocher aux intellectuels de ne pas prendre leur juste place dans les médias et de laisser, par conséquent, l’espace être occupé par des charlatans. C’est le reproche qu’Usul adresse aux intellectuels dans le premier vidéo de Mes Chers Contemporains. Il ne faudrait pourtant pas oublier que des forces sociales puissantes agissent derrière ce repli : la marche vers la spécialisation, la surpuissance des spécialistes en relations publiques, la soumission des médias aux logiques du marché. Pour que les intellectuels puissent réaliser un retour vers le public, ils doivent pouvoir le faire dans un format qui convienne à la fois à leur pensée et au public. Toute la question est de trouver lequel. Aujourd’hui, internet demeure l’un des supports vers lesquels se tournent ceux qui tentent de contourner les médias traditionnels, mais il est trop tôt pour savoir s’il peut réaliser ses promesses. Sans doute cet enjeu donne-t-il d’autant plus d’importance aux questions touchant la liberté numérique. J’en sais encore trop peu pour traiter ce thème. Mais au-delà, il faut bien noter que c’est la formation de structures capable de réaliser une certaine autonomie face au marché qui saura permettre de rehausser le débat public, internet ou pas. Ainsi, revoir les structures du financement des médias pourrait être l’une des solutions.
Notes
[1] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, p. 67.
[2] Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012, p. 281.
[3] Jean-Paul SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, 111 p.
[4] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, op. cit., p. 135.
[5] Ibid., p. 131.
[6] Ibid., p. 165.
[7] Stéphane BAILLARGEON, « Média, médiation, immédiateté. Portrait du journaliste en hamster dans sa roue », Argument. Politique, société, histoire, 2013, vol. 15, no 2.
[8] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, op. cit., p. 264.
[9] Ibid., p. 266.
[10] Gérard NOIRIEL, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2014, p. 149- 150,174.
La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet :