Parmi les ouvrages que je lis à temps partiel, plusieurs portent sur la conceptualisation de ce qu’est une « culture ». L’un d’entre eux est Les origines animales de la culture, un livre signé Dominique Lestel organisé en six chapitres : 1. Des animaux-machines aux animaux de culture (qui retrace à grands traits l’histoire de l’éthologie); 2. Médiations de l’action chez l’animal (qui s’interroge sur l’utilisation d’outils par les animaux); 3. Animal de culture(s); 4. Est-ce que les animaux disent quelque chose à quelqu’un? Paradoxes et complexités des communications animales; 5. L’animal comme sujet; 6. Vers une ethnographie des mondes animaux. Je suis loin d’en avoir terminé la lecture (c’est pourquoi je ne résume pas le contenu de chaque chapitre), mais la thèse du livre est claire :
Cet essai soutient que l’éthologie de ces dernières années a opéré une formidable révolution scientifique qui reste en partie occultée et qui revient à considérer qu’il est désormais impossible de ne pas considérer certains animaux comme des sujets. La raison pour laquelle cette révolution fondamentale est négligée me paraît être principalement sociologique. À une époque où tous les yeux sont tournés vers les succès d’une biologie moléculaire qui promet tout et n’importe quoi, on en vient à oublier qu’une biologie plus holistique opère au même moment une révolution tout aussi importante. Qu’éthologues et anthropologues s’ignorent mutuellement, quand ils ne se regardent pas avec suspicion, n’améliore guère la situation. À propos des questions de culture dont il sera tant question dans les pages qui suivent, les éthologues sous-estiment radicalement les exigences des anthropologues. Ils ironisent volontiers sur le manque de curiosité éthologique des spécialistes des sciences sociales, alors que ces derniers pourraient aisément leur renvoyer le compliment. Les éthologues acceptent une thèse minimaliste, voire simpliste, de la culture — et leur position est d’autant moins défendable que leurs résultats leur permettent de soutenir une thèse autrement plus forte. Inversement, la majorité des anthropologues continuent à instituer une coupure théologique, même s’ils s’en défendent, entre l’homme et l’animal, alors que celle-ci est de plus en plus obsolète et inconsistante. »
Au terme du second chapitre, je ne peux prononcer de jugement global sur le livre, mais je peux déjà dire que c’est une lecture passionnante. Le chapitre que j’achève traite de l’utilisation d’outils chez les animaux. Plutôt que d’en faire un résumé (j’attendrai d’avoir fini le livre, ce qui n’est sans doute pas pour demain), je m’arrêterai sur l’un des rares passages qui ne m’ont pas tout à fait convaincu, le temps d’une réflexion.
Si les enfants font des pâtés de sable, ce que les chimpanzés font aussi, ils prétendent faire des gâteaux, ce qui n’est jamais le cas de leurs cousins phylogénétiques. D’un point de vue purement comportemental, aucune différence ne permet réellement de distinguer l’activité de l’enfant de celle du singe, et Reynolds estime à juste titre que les béhaviouristes ont raison de souligner la continuité de comportement entre les deux espèces. Mais la culture matérielle, celle précisément sur laquelle insiste McGrew, est loin d’être suffisante à ses yeux. Pour lui, le tas de boue n’est précisément plus un tas de boue parce que l’enfant l’a désigné comme étant un gâteau. La combinaison de la pensée symbolique et de l’utilisation d’outils par l’humain est un phénomène profondément signifiant.
Cet extrait appelle deux réserves. Dans le premier cas, il m’est difficile de l’approfondir, n’ayant presque aucune culture en matière d’éthologie. Dans second cas, il y a une nuance nécessaire au propos, mais qui n’invalide pas la conclusion.
La première réserve est la suivante : comment saurait-on affirmer que le chimpanzé n’effectue aucune projection symbolique sur le tas de boue? Sans doute n’imagine-t-il pas un gâteau (puisque cet objet n’appartient pas à son quotidien), mais peut-être imagine-t-il autre chose? Le chapitre d’où est extraite la citation ne comporte pas d’argumentation qui exclurait l’hypothèse que les chimpanzés puissent faire preuve de pensée symbolique : on ne comprend donc pas bien pourquoi celle-ci est considérée d’emblée comme étant le propre de l’être humain. Peut-être Reynolds a-t-il avancé des arguments en ce sens; mais si c’est le cas, Lestel ne nous ne les rapporte pas et ne les a pas intégrés à sa propre réflexion. Il est même possible d’y réfléchir en renversant les termes de la question : si l’éthologue a observé que l’animal « jouait », se peut-il que le jeu trouve son intérêt précisément au fait que l’action de « faire un tas de boue » remplisse une autre finalité que simplement « être un tas de boue »? Je me pose la question : qu’implique donc le fait de jouer?
La seconde réserve repose sur l’affirmation selon laquelle, pour l’enfant, le tas de boue « ne serait plus un tas de boue » à partir du moment où il l’aurait désigné comme un gâteau. Dans cette formulation, il semble supposer que l’enfant serait dupe de la projection symbolique qu’il fait sur le tas de boue. Or, cela me semble improbable. Il est rare qu’un enfant qui fait « un gâteau » avec de la vase ou une autre matière indigeste (et visiblement dégoûtante) tente de manger son « gâteau». Il fera semblant de le manger, montrant ainsi qu’il n’est pas dupe de la projection symbolique qu’il fait sur l’amas de boue : sans doute le gâteau imaginaire est-il délicieux, mais l’agrégat de bourbe est dégoûtant. Encore, dirais-je, cette interprétation est-elle généreuse avec l’hypothèse de la projection symbolique. On prendra bien note des réflexions, sur ce thème, d’un dessinateur de bande dessinée qui, se fondant sur ses souvenirs d’enfance, nous présente le portrait d’un enfant joueur, mais pas si imaginatif.
Cette seconde réserve offre cependant une piste sur les moyens par lesquels il peut être possible de déterminer l’existence, ou non, d’une projection symbolique dans les jeux des chimpanzés : même s’ils ne sont pas « dupes » de la projection, celle-ci produit une altération des comportements du singe vis-à-vis du susdit tas. Autrement dit, il mimera des comportements analogues à ceux qu’il aurait face à un autre objet. Par exemple, s’il imagine que son tas de boue est une fourmilière, il pourra faire semblant d’y pêcher des fourmis pour les manger. L’observateur devra donc s’efforcer de voir si et en quoi le singe a un comportement différent vis-à-vis du tas de boue qu’il a fabriqué que vis-à-vis d’une autre masse de gadoue. Sans doute est-il difficile de se projeter dans la tête d’un chimpanzé et de savoir ce qu’il projette sur la fange. On pourra toutefois sans doute noter qu’un comportement différent est apparu vis-à-vis de ce dépôt particulier par rapport à un autre. On pourra alors en inférer qu’il y voit quelque chose que l’observateur humain n’y voit pas. La question de savoir quoi exactement sera alors secondaire. D’ici à ce que je lise Reynolds (ce n’est pas dans mes projets immédiats), ce raisonnement nous ramène à la question que je posais à l’issue de ma première réserve : à quoi l’observateur voit-il que le chimpanzé «joue»? Je pourrais reformuler cette question sous la forme que Becker donne à ce qu’il appelle «la ficelle de Wittgenstein » (1) : que reste-t-il du fait de jouer à faire un tas de boue, une fois qu’on en soustrait le fait d’avoir fait un tas de boue?
Je laisserai cette question en suspend, car comme je l’ai dit je n’ai pas en main les éléments pour la résoudre, ni la culture éthologique élaborer le cas des jeux des chimpanzés. Mais si je prends la peine d’écrire ce billet (en dehors du fait qu’il était temps que j’en publie un), c’est que, même si le passage me laisse dubitatif, il montre ce qu’il y a de passionnant dans l’ouvrage de Dominique Lestel. Les sciences « humaines » et sociales sont parasitées de postulats non vérifiés sur ce qui est « le propre de l’homme ». La philosophie éthique et politique l’est tout autant. L’éthologie, par son observation systématique des comportements animaux, apporte un ensemble de données empiriques qui remettent en cause radicalement ces présupposés. Toutefois, on peut d’emblée affirmer qu’une affirmation radicale telle qu’« il n’y a rien de propre à l’homme » est forcément erronée, puisqu’on peut distinguer cette espèce des autres. Tout l’enjeu est de savoir quoi et de fonder nos affirmations. Or, déterminer ce qui est spécifique ne peut se faire que par la comparaison. C’est pourquoi l’observation des animaux est primordiale à la réflexion sur l’être humain et aux chercheurs qui s’y consacrent. Mais le livre de Lestel est aussi particulièrement utile en ce qu’il montre — et inspire — un travail intellectuel exigeant sur le concept. La transposition d’une terminologie que nous avons toute entière conçue en fonction de préoccupations humano-centrées ne va pas de soi. Elle exige de repenser en détail les implications de chacun des termes utilisés : qu’est-ce qu’un « outil »? Que signifie « jouer »? Qu’est-ce que la « culture »? Qu’est-ce qu’un « langage »? Sans doute est-ce parce que la comparaison de l’humain et des autres espèces pose des questions conceptuelles aussi fondamentales que Lestel signe ses ouvrages «éthologue et philosophe » (les italiques sont de moi).
Notes :
(1) Becker a trouvé son inspiration pour cette « ficelle du métier de sociologue » dans la manière dont Wittgenstein posait la question de l’intention « quand je lève mon bras, mon bras se lève. Et voici né le problème : qu’est-ce que la chose qui reste, après que j’ai soustrait le fait que mon bras se lève de celui que je lève mon bras? » voir .
Ouvrages cités :