Dynamiques identitaires

Ce débat opposant Jocelyne Dakhlia à Fawzia Zouari (entre 14:20 et 35:00 environ) me trotte dans la tête depuis que je l’ai vu. Non pas que les idées échangées soient particulièrement intéressantes : il y a de bonnes pistes, mais elles sont généralement tuées dans l’œuf par la déplorable dynamique du débat, un authentique dialogue de sourds. Aussi m’a-t-il fallu un bon moment pour comprendre ce qui avait vraiment attiré mon attention dans ce non-échange. On pourrait dire que mon attention s’est focalisée sur la forme du débat et les rhétoriques qui ont interdit l’échange d’idées. Plus précisément, ce sont les dynamiques identitaires à l’œuvre entre les deux débatteuses qui me semblent valoir la peine d’être analysées. Il faut dire que ces dynamiques touchent à des notions d’analyses avec lesquelles je jongle ces temps-ci : la mobilisation des identités latentes.

L’article qui suit ne tentera donc pas de relever les arguments échangés, encore moins de trancher sur le thème « qui a raison », ni de juger les participantes. Il s’agira plutôt d’analyser la dynamique identitaire entre les deux débatteuses, afin tenter de voir comment elles mobilisent leurs identités pour structurer le débat. La notion d’identité latente que j’emploie ici n’est pas entièrement une nouveauté sur ce blogue (je l’ai évoquée ici et ici), mais il convient de l’expliciter un peu. Une identité latente est un trait quelconque qui peut servir à une personne pour désigner son identité, ou pour une autre personne pour lui en assigner une. Ainsi, une personne qui, juridiquement, a une nationalité peut se sentir [insérez ici la nationalité] et la revendiquer, ou la laisser lettre morte. Une tierce personne peut aussi, si elle connait la nationalité de la précédente, choisir de la traiter en fonction de ce critère. Notons que, lorsque l’on parle d’identité latente, on présume qu’aucun trait identitaire n’a d’emblée davantage d’importance qu’une autre et que les critères pour désigner une identité sont multiples : genre, nationalité, religion, couleur de peau, profession, orientation politique, génération, niveau d’éducation, mais aussi couleurs des yeux et des cheveux, handicap, résidence dans un quartier ou un immeuble, tatouage, longueur des ongles, ou que sais-je : la liste est pratiquement infinie. Ce sont les contextes sociaux, les discours ambiants et les réalités juridiques qui donneront davantage d’importance à certaines identités plutôt qu’à d’autres et qui feront en sorte qu’une personne revendiquera, ou se fera imposer, une identité dans certaines circonstances : on dira alors que l’identité a été activée ou mobilisée. Certaines identités seront mobilisées quasiment en permanence, au point d’être profondément intériorisée par la personne, tandis que d’autres ne le seront qu’occasionnellement, voire jamais, au point où personne n’aura conscience de leur existence.

Le débat Dakhlia-Zouari offre un point de départ parfait pour ce type d’analyse. Je soupçonne que les journalistes ont fait exprès : les « marqueurs identitaires » des deux débatteuses sont pratiquement identiques. Elles sont en effet toutes les deux qualifiées d’intellectuelles franco-tunisiennes. Elles sont donc toutes les deux à la fois femmes, intellectuelles, françaises, arabes, tunisiennes, présumées musulmanes. Pourtant, à la fin du débat, elles ont marqué entre elles une frontière identitaire infranchissable. Elles étaient convoquées, il est vrai, pour des prises de position différentes par rapport à l’article écrit par Kamel Daoud sur les viols de Cologne : Dakhlia, signataire d’une lettre collective dénonçant les « clichés orientalistes éculés » présentés par Kamel Daoud comme analyse des événements; Zouari, écrivant une lettre de soutien à Kamel Daoud. Peut-être les journalistes pensaient-ils qu’en invitant deux personnes cumulant les mêmes marqueurs identitaires, ils s’assuraient de mettre l’identité à l’écart du débat et de ne laisser la place qu’à l’affrontement des idées. Or, c’est tout le contraire qui s’est produit. Le nombre d’idées qui ont été émises, reprises et discutées lors de l’échange fut nettement inférieur à ce qu’on aurait pu attendre de deux intellectuelles de bon calibre. La joute a été identitaire avant tout. C’est que les choix rhétoriques qu’elles exercent pour se positionner d’une manière ou d’une autre façonnent ce qu’elles peuvent légitimement dire, et par conséquent le rapport de force dans le débat qui les oppose.

C’est Zouari qui a porté le premier coup, en attaquant le principal marqueur de différence : l’opposition écrivain/savant, attaquant d’abord les « anthropologues et les sociologues » (16:30). Ce faisant, elle faisait voler en éclat le marqueur intellectuel, censé les rapprocher : l’écrivain, affirme-t-elle, « n’énonce pas des théories. Il est dans le réel des choses » (16:45). Élément essentiel de son positionnement face à son interlocutrice, elle le relancera plus tard en discréditant les savants, accusés de paternalisme étouffant. Nous retrouvons ici paradoxalement un thème cher aux critiques de l’orientalisme, qui font des sciences sociales étudiant les sociétés musulmanes les agents de la colonisation et de l’impérialisme occidental.

Cette accusation introduit un second clivage identitaire, qu’on discerne aisément au « nous/vous » utilisées par les protagonistes. « Nous ne voulons de ce paternalisme d’une certaine gauche occidentale […] et c’est toujours des sociologues, des anthropologues […] », lancera Zouari plus tard dans le débat (33:20), réaffirmant définitivement un clivage introduit vers la 18e minute. Nous, les musulmans, les Arabes peut-être. Les identités arabo-musulmanes sont régulièrement revendiquées par Zouari de diverses manières, par exemple lorsqu’elle affirme ressentir « dans son corps » la frustration sexuelle (18:10). Par ces affirmations identitaires, elle se positionne comme la représentante du groupe opprimé, porteuse de sa juste parole contre l’oppresseur savant et seule habileté à dire le vrai. Dakhlia se retrouve dès lors de facto exclue des identités arabe, musulmane ou tunisienne : elle n’est plus qu’anthropologue (et ce, même si les journalistes la présentent comme historienne). Quant à son identité française, elle reste d’abord en suspens, jusqu’à la 33e minute où l’assignation a lieu, dans l’extrait déjà cité. Il est remarquable que l’opposition sur une base ethnico-nationale demeure en suspend pendant la plus grande partie du débat, au profit d’un clivage musulman/savant, plus régulièrement et plus fortement martelée. Il est fort possible cependant que le public, habitué à opposer l’arabe au français (une opposition entre deux peuples) plutôt que l’arabe au savant (une opposition contre-intuitive entre un peuple et un statut social) la voit dès le début du débat comme la Française d’entre les deux. Exclue de son identité tunisienne, Dakhlia pouvait réagir de deux manières : soit en contestant la manœuvre et en revendiquant les diverses identités dont on prétendait l’exclure, soit en assumant les identités qui lui étaient assignées. Le choix apparaît lorsque Zouari réaffirme le clivage arabes/savants en disant « nous ne voulons plus être des objets d’étude des sociologues et des anthropologues, nous voulons êtres sujets de notre histoire » (33:35 — 33:40). Sentant bien l’accusation de déshumanisation et de colonialisme derrière ce propos, Dakhlia s’empresse de répondre en lui assurant que ses études ne réduisent en rien la capacité de son interlocutrice d’agir : « vous êtes sujets de votre histoire ». Ce faisant, elle accepte implicitement son exclusion de l’identité musulmane (et sans doute les identités ethniques et nationales associées), reconnaissant à son interlocutrice la position de représentante des peuples musulmans. Elle ne peut plus parler que depuis son identité savante ou française. Cette dernière est cependant pratiquement neutralisée, car déjà marquée par la précédente intervention de Zouari de « certaine gauche française » et « paternaliste ». Parler depuis son identité française serait à la fois admettre cette accusation qu’elle récuse à toute force et fragiliser son identité savante. Or, c’est bien en gauchiste (l’assignation identitaire a déjà eu lieu) que sa prise de parole initiale a été perçue, sans qu’elle ne cherche à récuser cette perception. Ne reste plus que l’identité savante, qu’elle assume d’autant plus naturellement qu’elle n’en a jamais revendiqué d’autres : c’est à ce titre qu’elle a signé la dénonciation collective des « clichés orientalistes » chez Kamel Daoud. C’est sans doute pourquoi elle n’a jamais tenté de s’opposer à la démarcation identitaire pratiquée par son opposante : elle n’a pas sans doute pas ressenti d’être « réduite » au rôle de savante comme une limitation, puisqu’elle n’a jamais tenté de sortir de ce rôle.

Mais voilà : la position de savante à laquelle elle se retrouve confinée s’avère très inconfortable. En effet, au fil de la joute identitaire, la position de savante a été attaquée de deux manières : comme incapable de porter une parole de vérité (alors que c’est ce qui fonde la raison d’être même de la savante) et comme oppressive. Dakhlia doit donc utiliser la plus grande partie de son énergie à défendre sa dignité comme savante, ce qui contribue à occulter le message qu’elle souhaitait diffuser. Autre inconvénient de taille, la lettre initiale proposait une thèse qui, pour vraie qu’elle soit, n’en est pas moins malcommode à démontrer dans le cadre d’un débat télévisé. Pour démontrer que Kamel Daoud a reproduit des clichés orientalistes, il faut en effet expliquer ce que fut l’orientalisme et multiplier les exemples qui montrent la reproduction des stéréotypes. Le procédé est long et, en format oral, particulièrement ennuyeux. Il implique de monopoliser longuement la parole, ce que l’interlocutrice de Dakhlia n’est pas disposée à laisser faire, non plus d’ailleurs que les journalistes qui modèrent celui-ci. Ces derniers, d’ailleurs, la ramènent à l’ordre à plusieurs reprises en interdisant de traiter de la lettre de Kamel Daoud — l’empêchant du même coup de défendre sa démarche. L’anthropologue doit donc renoncer à démontrer sa thèse principale et se rabattre sur des expédients, notamment le problème du contexte d’énonciation.

Ceci conclut cette brève analyse, car à ce point, la démarcation identitaire entre Dakhlia et Zouari est bien établie et définit déjà ce que l’une et l’autre peuvent dire et attendre dans le cadre ainsi délimité. Pour le reste, chacun est libre de peser les prises de position de chacune et de choisir celle qui lui semble avoir raison. Mais on doit noter que, par-delà la frontière identitaire ainsi tracée par les délibérantes entre elles, les positions de l’une et de l’autre ne sont pas forcément si différentes qu’on pourrait le croire : leur positionnement a accentué leurs divergences. Le débat les mettait en position d’affrontement : en marquant leur différence, elles se donnaient le moyen qu’on désigne une « gagnante » et une « perdante ».

L’analyse présentée ici, en termes d’identité latente, montre que les problématiques d’identités sont des problèmes dynamiques, qui se construisent et se négocient en permanence, dans l’interaction entre les acteurs concernés. Ce sont eux qui assignent, revendiquent ou refusent les identités en fonction de ce qu’elles signifient dans le contexte social où elles évoluent et de leurs préférences.

La nationalisation des sociétés

Le livre Réfugiés et sans-papiers, de Gérard Noiriel comporte un intéressant chapitre sur la « nationalisation des sociétés européennes ». Un concept-clé de l’ouvrage, dont la première édition était intitulée, non sans raison, La tyrannie du national.[1] (1) Le phénomène mérite qu’on s’y arrête, car il est décisif dans la genèse du monde tel qu’on le connaît.

Qu’est-ce que la « nationalisation » d’une société? En résumé, il s’agit de l’identification des citoyens à une nation. C’est un processus social qui les conduit à adhérer aux discours identitaires de l’État, à se soumettre aux mécanismes par lesquels celui-ci exerce son pouvoir. L’étude de ce processus et de ces mécanismes nous amène à comprendre la formation du pouvoir bureaucratique tel que nous le connaissons de nos jours.

La « nation » précède la nationalisation de la société. Les discours sur celle-ci font leur apparition à partir de la fin du XVIIIe siècle. La formation des régimes absolutistes et de leurs méthodes de centralisation étatique a permis l’émergence de représentations nationales. Loin de rompre avec ces développements, les régimes représentatifs des XVIIIe et XIXe siècles les ont accompagnés et prolongés. Néanmoins, l’existence d’un « imaginaire national » n’implique pas encore que la société ait été « nationalisée ». En effet, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, la société locale a pu préserver une importante marge d’autonomie par rapport au gouvernement central et aux représentations des élites. La capacité de l’État à imposer ses politiques, par exemple en matière d’identification des individus, est demeurée extrêmement limitée et dépendante de la coopération des pouvoirs locaux. Le processus que Noiriel appelle la « nationalisation des sociétés » désigne précisément le basculement au cours duquel ces « communautés imaginaires » (2) que sont les nations se sont imposées comme des éléments incontournables dans la vie de leurs citoyens, produisant un impact très concret dans la vie quotidienne de ceux-ci. En effet, souligne Noiriel, « de tous les groupes qui composent la société, [la nation] est assurément le plus contraignant pour les individus, puisque depuis la Première Guerre mondiale, qu’on le veuille ou non, il est impossible d’y échapper. »[2]

Mécanismes de la nationalisation

Comment un tel état s’est-il mis en place? Si les ressources pour créer un « imaginaire national » étaient déjà en place[3], le « sentiment national », c’est-à-dire l’identification des citoyens à cet imaginaire national, n’était en revanche pas encore bien diffusé dans la population. « Pour expliquer l’émergence du “sentiment national” à la fin du XIXe siècle, avant même d’invoquer le rôle de l’école, de la guerre de 1870 ou de la symbolique républicaine, il faut mettre en avant [l]e processus de construction d’un intérêt national, qui aboutit à la nationalisation en profondeur de la société française », explique Noiriel (p.90). Noiriel évoque différents leviers d’intégration qui acquièrent, à la fin du XIXe siècle, une importance capitale (sans qu’il l’évoque explicitement, on sent le rôle essentiel joué par la crise économique de 1873-1896 dans ce processus) pour uniformiser la société française et faire pénétrer l’imaginaire national dans les esprits. Il s’agit de la monnaie nationale, du droit, du parlement, de la presse populaire et des écoles. De ces différents critères, il n’évoque que rapidement les trois derniers (en particulier les écoles, dont l’effet lui semble un peu plus tardif). Concernant la monnaie, son analyse se fonde sur celle de Karl Polanyi (voir ce billet et ses liens). Avec la crise économique, l’État abandonne le laisser-faire qui avait caractérisé l’essentiel de sa politique économique au XIXe siècle pour mettre en place des mesures protectionnistes et intervenir dans l’économie. Socialement, cette première mise en place de « l’État-providence » (ou « État-social ») a un effet d’intégration sur la communauté nationale. Entre autre mesure protectionniste, celui-ci utilise la monnaie nationale comme une barrière dressée contre les marchandises étrangères. Cette monnaie devint alors « l’objet des méditations de l’homme d’affaire, de l’ouvrier syndiqué, de la ménagère » (3), car elle était définie par les politiques publiques et affectait leur niveau de vie. La monnaie agissait ainsi comme un lien entre les membres de la nation, affectés par ses fluctuation et ayant théoriquement leur mot à dire sur les politiques monétaires.

Après s’être appuyé sur Polanyi pour aborder le rôle de la monnaie (sous l’effet du protectionnisme) dans le processus d’intégration nationale, Noiriel apporte sa propre contribution en s’intéressant au droit « dans le processus de nationalisation de la société en liaison avec l’épanouissement de la démocratie politique. » (p.85). Le débat sur la loi sur la nationalité française (1882-1889 pour le débat, 1889 pour la loi) est l’occasion de constater qu’un thème qui, quelques années auparavant, n’intéressait que les juristes et les philosophes politiques, était devenu « un formidable enjeu social mettant aux prises les représentants des divers groupes de la société française » (p.88). C’est que le droit est l’occasion d’accorder des privilèges ou de les refuser, d’obliger des devoirs ou non, souvent en invoquant l’intérêt national. Ainsi, ce sont les citoyens qui sont susceptibles d’être mobilisés par l’armée (avec pour répercussion que cela pousse certains patrons à préférer engager des étrangers, qui ne risquent pas de partir pour la caserne). Mais aussi, bien des lois votées au début de la Troisième République accordent une protection sociale aux nationaux, comme la loi sur les accidents de travail (1898) ou celle sur les vieillards et les indigents (1905). Étant donné l’impact majeur que ces politiques ont sur les conditions de vie de leurs membres, les syndicats se structurent également en fonction du critère national, tiraillés qu’ils sont entre la volonté de défendre leurs membres contre la concurrence de récents arrivés et celle d’inclure les travailleurs étrangers dans leurs rangs afin de renforcer leur position face au patronat. (4) De tels facteurs ont pour effet de renforcer l’identification des citoyens à la Nation, car c’est d’elle qu’ils peuvent espérer différents avantages. L’un des effets de ce phénomène, c’est que la presse commence à s’intéresser aux « étrangers ». Alors que la criminalité par des étrangers a toujours existé, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les journaux font leur choux gras de ces faits divers pour augmenter leur tirage : « Les multiples formes de violence populaire auparavant ignorées par les journaux deviennent une aubaine. » (p.91). Ainsi, si on peut dire que la peur de l’étranger a toujours fait partie des réactions humaines[4], la xénophobie en tant que telle naît de la nationalisation de la société, dans les périodes où les crises tendent à mettre les populations sous pression. « L’intérêt national » tend alors à jouer contre les « immigrés ». De même, les crises diplomatiques provoquent également des crises de xénophobie, car les ressortissants du pays « ennemi » sont identifiés à celui-ci. Ce processus de nationalisation, qui alimente le nationalisme, est selon Noiriel pratiquement achevé lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, alors que le passeport, auparavant exigé des « nationaux », devient une mesure de contrôle des frontières. Le territoire national devient alors un espace à l’intérieur duquel la mobilité ne connaît aucune restriction, tandis que les frontières deviennent strictement contrôlées.

Logiques du pouvoir et technologies de l’identification

Alors que depuis la fin du XVIIIe siècle, les militants républicains luttaient contre « l’autoritarisme du prince », la nationalisation qui prend place un siècle plus tard les désarçonne, car elle transforme la nature même du pouvoir étatique. Tandis qu’ils luttaient jusque-là pour la liberté de circulation et contre toute forme d’identification du citoyen par l’État, « les luttes sociales des années 1880-1890 les amènent bien vite à renoncer à cet universalisme pour des mesures qui inaugurent une nouvelle logique de pouvoir », estime Noiriel (p.309). L’adoption du suffrage universel masculin accroît les interactions et la mobilité entre les populations bénéficiant de la citoyenneté et les gens de pouvoir. Le parlement devient alors le lieu de convergence des luttes d’intérêts des différents groupes composant la « nation ». En négociant les politiques sociales qui bénéficieront aux citoyens, les forces en présence négocient également l’identité des bénéficiaires. L’exercice de ces politiques dépend par conséquent de l’identification, par la bureaucratie, des ayants droit et des autres. Le citoyen devient « demandeur » des services, revendique donc pour lui-même l’identité que lui assigne la bureaucratie, qu’il intériorise (p.313). La nation devient alors un exercice consistant à la fois à inclure et exclure différents groupes de la citoyenneté (5). L’État-social s’acquitte de cette tâche « par un travail incessant de catégorisation qui aboutit à la construction d’entités collectives affectant profondément l’identité des individus eux-mêmes. » (p.317) Ces pratiques valent pour les identités intérieures à la nation, mais sont également appliquées à l’extérieur, notamment par les programmes d’immigration qui assignent des identités correspondant ou non à des États étrangers (p.317-318).

La nationalisation des sociétés peut survenir à des rythmes et des intensités variables selon les pays, mais elle affecte, d’une manière générale, l’Europe et dans une moindre mesure l’Amérique du Nord de manière à peu près simultanée. Les interactions entre ces différents pays requièrent, pour faciliter les rapports, qu’ils adoptent des technologies de pouvoir semblables. Le livre de Noiriel montre d’ailleurs les difficultés posées par l’accueil de réfugiés provenant de pays où la bureaucratie, donc les technologies d’identification, est moins développée. Si Noiriel prend un espace considérable à développer la notion de « nationalisation des sociétés » dans un livre portant sur les « réfugiés et sans-papiers », c’est précisément parce qu’avant celle-ci, le concept de « sans-papier » n’avait guère de pertinence. Il aura fallu que la nationalisation entraîne le développement rapide, à partir de la fin du XIXe siècle, des technologies d’identification, pour que la possession de « papiers » en règle devienne une nécessité vitale, au sens littéral de l’expression : il est difficile de vivre sans eux.

Notes

(1) Dans ce billet, toutes les références à des numéros de pages sans précision supplémentaire renvoient à ce texte.

(2) Il s’agit d’une référence au titre du livre classique de Benedict Anderson sur le nationalisme: Imagined Communities: reflections on the origins and spread of nationalism (1991), traduit en français sous le titre L’imaginaire national: Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, (La Découverte, 2006).

(3) Polanyi, La grande transformation, 1944, cité par Noiriel (p.85).

(4) En plus de Noiriel, on pourra lire, sur ce sujet, Nancy Green[5].

(5) Le rôle en est confié à l’État, qui peut alors être défini, selon la définition de Martin Pâquet, comme la fonction de « gestion des altérités » des sociétés[6].

Références

[1] Gérard NOIRIEL, Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1991, 355 p.

[2] Ibid., p. 83.

[3] Anne-Marie THIESSE, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle [1999], Paris, Seuil, 2001, 307 p.

[4] Jean DELUMEAU, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, p. 64‑65.

[5] Nancy L. GREEN, « Religion et ethnicité. De la comparaison spatiale et temporelle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002, vol. 57, no 1, pp. 127‑144.

[6] Martin PÂQUET, « Appréhender le problème historique de l’État sous l’approche de la culture politique. Éléments de réflexion », Anuario Colombiano de Historia, 1998, no 25, pp. 309‑336.