Dans l’introduction du premier tome de son immense Histoire sociale des idées au Québec, Yvan Lamonde écrivait que l’une de ses motivations principales avait été de se situer lui-même dans le paysage historique des idées. Il utilisait l’image de la clairière, métaphore des défricheurs qui s’offrent un lieu habitable et un horizon pour travailler . Une ambition similaire m’a paru transpirer du petit livre de Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir, les intellectuels en question. L’image de la clairière s’impose moins, d’une part parce que l’image du défricheur est moins présente dans l’imaginaire du continent européen, d’autre part parce qu’on ne peut pas dire que la France manque d’histoire des idées ou des intellectuels. Ce n’est donc pas là un ouvrage qui impose un nouveau champ de recherche. Néanmoins, l’ambition de l’auteur demeure de se situer au sein d’une histoire donnée. Les échos entre l’expérience de l’auteur et son analyse sont évidents, jusque dans l’angle d’approche choisi : examiner la tension, dans la situation d’intellectuel, entre l’action politique et la recherche de la vérité et analyser les justifications utilisées par les intellectuels pour légitimer leurs interventions dans l’espace public. Noiriel justifie ce choix ainsi :
Au départ, j’ai fait ce choix [de privilégier les universitaires dans son enquête] parce que je voulais analyser la tension, que j’ai souvent éprouvée personnellement, entre deux types d’aspirations contradictoires, à savoir le désir de vérité et le souci de l’action. J’ai tenté de montrer que cette tension était caractéristique de l’universitaire désireux de faire entendre sa voix dans l’espace public. C’est une conséquence de la séparation du savant et du politique qui s’est institutionnalisée en France à la fin du XIXe siècle, en créant du même coup un vide dans l’espace public. « L’intellectuel » a surgi pendant l’affaire Dreyfus pour combler ce vide, mais il n’a pas réussi pour autant à résoudre la contradiction qui lui a donné naissance.
Le matériel empirique utilisé puise abondamment dans les précédents travaux de l’auteur : la confrontation de Durkheim et Bloch avec l’antisémitisme de leur époque avait été commentée dès Le creuset français, le rôle des historiens sous la troisième république (notamment Seignobos) était commenté dans Sur la « crise » de l’histoire, les conceptions de l’engagement intellectuel de Bourdieu et Foucault avaient fait l’objet de premières analyses dans Penser avec, penser contre, etc… en revanche, certaines analyses (par exemple sur Sartre, Mathiez, Rancière, Furet, Rémond, Finkielkraut ou Lévi-Strauss) m’étaient moins familières, mais je n’ai pas lu l’ensemble des livres de l’auteur. Sans tenir de compte exact, l’essai de Noiriel repose sur l’analyse d’environ 15 à 20 trajectoires d’intellectuels de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle. Pour ne pas être mesquin, il faut dire qu’il s’attache aussi beaucoup aux institutions qui ont soutenu leur action et que de nombreux autres noms apparaissent dans le voisinage des intellectuels qui font l’objet des principales analyses. Il n’ignore donc pas la présence de nombreux intellectuels de seconde ou troisième zone dans le paysage. Il reste qu’il s’attache tout particulièrement à l’analyse de trajectoires canoniques et qu’on ne saurait considérer que l’intérêt de l’ouvrage repose sur l’ampleur de l’étude empirique ou l’apport de nouvelles données. C’est donc l’angle d’attaque et l’originalité de l’analyse qui en fait le principal intérêt. Cet intérêt théorique comporte également une valeur militante (1), puisque l’objectif est de proposer une analyse des défis qui attendent les intellectuels français (2).
Genèse de l’intellectuel
Mais avant de faire l’histoire de cette « tension » entre désir de vérité et souci de l’action, il fallait d’abord en montrer la genèse, qui coïncide avec l’origine des intellectuels en France. Le terme « intellectuel » apparaît avant l’affaire Dreyfus, désignant « ceux qui exerçaient des activités censées mobiliser « l’intellect ». Toutefois, l’affaire Dreyfus a changé la donne en désignant de ce mot « parmi les professions intellectuelles, la petite minorité de ceux qui s’engagent dans les combats civiques de leur temps, au nom d’un idéal de vérité et de justice » (p.14). Mais l’intellectuel ainsi désigné à partir de l’affaire Dreyfus se démarque de ceux à qui cette définition aurait pu s’appliquer (les philosophes des Lumières et leurs héritiers directs du XIXe siècle) en ce qu’il est d’abord un spécialiste. Au contraire des intellectuels dreyfusards et postérieurs, ces prédécesseurs ne ressentent guère de tension entre « la réflexion et l’action » :
Fortement imprégnés par la philosophie des Lumières, ce sont des « hommes complets » : à la fois savants, journalistes et militants politiques. Dans leur jeunesse, ils se sont tournés vers les deux disciplines que les nouvelles universités [du XIXe siècle, postérieures à la fondation de l’université de Berlin sous la direction de Wilhelm Von Humboldt] ont consacrées, la philosophie et l’histoire, pour y puiser des connaissances et des arguments qu’ils vont mettre ensuite au service de leur engagement partisan. (p.20)
Cette réalité correspond à la première étape des régimes représentatifs, celle que Bernard Manin appelle « le parlementarisme », qui correspond à l’époque du suffrage censitaire . La mise en place, sous la Troisième République, du suffrage censitaire et de la démocratie de partie sera décisive pour la naissance de l’intellectuel contemporain. Cette transformation tend à « professionnaliser » la politique, c’est-à-dire que les politiciens doivent désormais se consacrer à temps plein à cette activité pour espérer y avoir quelque succès. Parallèlement, l’école républicaine accomplit un travail d’alphabétisation des masses, ce qui favorise une transformation considérable de l’espace public. Les médias se professionnalisent et se structurent en journaux de masses et publications spécialisées à destination du public lettré. Enfin, les enseignants-chercheurs des universités tendent, pour leur part, à se spécialiser, comme en témoignent en particulier les sociologues, qui affirment leur autonomie à la fin du XIXe siècle par rapport aux philosophes et aux historiens. L’idée s’impose alors au monde universitaire qu’une connaissance valable est toujours une connaissance spécialisée (c’est notamment affirmé par Durkheim et Weber, cités en page 37). L’ère de « l’homme complet » s’achève, car il n’est plus possible à ce dernier de développer des connaissances suffisantes dans un domaine pour rivaliser avec un spécialiste, comme le montre la manière dont l’historien François-Alphonse Aulard démoli les thèses d’Hippolyte Taine (polémique analysée aux pages 47 à 50). Cette spécialisation est l’élément final qui rend possible l’émergence de la figure de l’intellectuel, car le spécialiste, pour élaborer les questionnements spécifiques de sa discipline, doit travailler à l’écart du monde politique.
Cette séparation de la sphère savante et de la sphère politique pose en termes neufs le problème de la finalité de la science. Durkheim et Weber sont convaincus que, pour expliquer le fonctionnement de la société, il faut que les savants développent leurs propres questionnements scientifiques, quitte à transmettre ensuite aux non-spécialistes, par le biais de l’enseignement ou des conférences publics, les connaissances ainsi produites. Mais ce point de vue est contesté par ceux qui estiment que les universitaires doivent aussi répondre aux questions que leur posent les gouvernants (ou les journalistes) et proposer des solutions aux problèmes du moment. La finalité de la science prend ici la forme de l’expertise. (p.38)
Ces différents ingrédients, une fois réunis, font émerger les intellectuels à partir du problème de leur légitimité. Payés par les deniers publics, disposant de compétences spécifiques inaccessibles au grand public et censés demeurer dans leur réserve, ils interviennent pourtant massivement dans l’affaire Dreyfus en signant la pétition demandant la révision du procès en y précisant leur métier et leur grade. D’où la grande question à partir de laquelle les anti-dreyfusards les attaqueront : au nom de quoi ces gens interviennent-ils dans les affaires d’un juge qui n’a pas sollicité leur avis et prétendent-ils intervenir dans le débat public? Les intellectuels ne seraient-ils pas, au fond, des « aristocrates de la pensée », selon le mot de Barrès? Les intellectuels dreyfusards inverseront l’accusation en affirmant que dire la vérité au pouvoir leur permet de rendre justice. Mais l’accusation portée contre eux, qui résulte du partage des compétences entre savant et politique affirmé à la fin du XIXe siècle, demeure. C’est pourquoi les intellectuels devront constamment, au cours de leur histoire, effectuer un travail de légitimation de leurs interventions. C’est cette histoire que retrace Gérard Noiriel qui, en analysant les stratégies qu’ils utilisent pour occuper l’espace ouvert entre savant et politique ainsi que les arguments de légitimation qu’ils emploient pour justifier leur action, dresse une typologie des intellectuels tout en prenant garde aux transformations de configurations tout au long du XXe siècles. Parmi celles-ci, l’émergence d’une nouvelle phase de l’histoire des gouvernements représentatifs, celle que Manin appelle « la démocratie du public » , marquée par les médias de masse (puis d’internet) et le brouillage des frontières entre les compétences, offre aux intellectuels une marge de manoeuvre beaucoup plus élevée, tout en les contraignant à des formats qui ne leur conviennent pas toujours. Reste que, même dans la démocratie du public, ces derniers sont aux prises avec le problème de la manière de faire le lien entre activité savante et activité politique, tout en justifiant de prendre la parole au-dessus du citoyen moyen. La thèse suggérée par le titre de la seconde version (« Dire la vérité au pouvoir ») est que l’ensemble des justifications produites par les intellectuels français pour justifier leur existence est des variations issues d’une même « matrice » qui se formulerait « Dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés ». De cette matrice, trois familles de justifications seraient issues, toujours en vigueur aujourd’hui: « Critiquer le pouvoir, gouverner l’opinion, éclairer les citoyens » (p.69). Dans un prochain billet, j’exposerai les principaux types d’intellectuels analysés par Noiriel. Puis, dans un autre billet, je reviendrai sur quelques réflexions éparses qui me sont venues en tête à la lecture de ce livre.
Notes
(1) Impression renforcée par deux indices : le sous-titre des Enfants maudits de la République, première édition parue chez Fayard, était L’avenir des intellectuels en France, annonçant un ouvrage tourné vers l’avenir. Par ailleurs, la réédition de l’ouvrage s’est faite aux éditions Agone, une coopérative qui se spécialise dans les ouvrages politiques et critiques.
(2) Noiriel signale par ailleurs trois différences entre l’édition originale et sa réécriture (voir pages 7 et 8). La première est que les polémiques entourant la grève des cheminots l’avaient poussé, dans la première version, à justifier a posture de « l’intellectuel spécifique », qui à cette époque était attaquée à travers la personne de Pierre Bourdieu, sans insister suffisamment sur les « limites » de cette figure, sur laquelle il revient dans Dire la vérité au pouvoir. La seconde est qu’il « succomb[ait] parfois à la tentation de proposer une nouvelle “histoire des intellectuels” », ce qui détournait l’attention de l’objet principal de l’ouvrage, l’analyse des arguments avancés par les intellectuels pour justifier leurs interventions publiques. N’ayant pas lu Les fils maudits de la République, je ne peux dire quelle est l’envergure de la réécriture qu’implique ce recentrage, Noiriel n’étant lui-même pas très précis à ce sujet. La troisième différence réside dans la prise en compte plus approfondie, dans Dire la vérité au pouvoir, des transformations du monde récent, à travers l’analyse des polémiques sur les lois mémorielles.
Bibliographie