Bartolomé de Las Casas: une colonisation pacifique?

Dans un précédent billet, j’ai évoqué les premiers critiques de l’encomienda dans le système colonial espagnol. Je souhaite maintenant aborder un peu Bartolomé de Las Casas. Connu comme défenseur des Indiens, les nuances du personnage demeurent mal connues du grand public. Ce n’est pas faute, pourtant, de manquer de documentation ou de bonnes biographies sur celui-ci : il a beaucoup écrit et a suscité une grande fascination – ainsi que des détracteurs acharnés qui l’accusaient de salir la réputation de l’Espagne[1]. Le personnage étant un peu trop complexe pour être traité entièrement dans un seul billet, je me contenterai ici d’évoquer un aspect mal connu de son évolution, dans une première phase de sa défense des Indiens.

Étant arrivé dans l’île d’Hispaniola (Saint-Domingue) pour se joindre à l’expédition de conquête de Cuba et y devenir lui-même un encomendero, Las Casas ne paraît initialement pas destiné à devenir un critique de cette institution. Cependant, après le sermon de Montesinos que j’ai évoqué dans le précédent billet, il semble que la pratique se soit répandue chez plusieurs dominicains de l’île de refuser l’absolution aux encomenderos qui souhaitaient se confesser. Un tel refus ébranla Las Casas et semble être un motif de ce que certains appellent sa « première conversion » : il abandonna son encomienda en 1515 et commença à travailler avec les dominicains pour combattre cette institution[2].

Dans un premier temps, la réflexion de Bartolomé de Las Casas ne remettra pas en cause les fondements du pouvoir colonial. Convaincu avec beaucoup d’autres que Dieu avait permis la découverte de l’Amérique pour favoriser l’évangélisation des Indiens, il tentera plutôt de penser une colonisation sans encomienda ni violence. Proposant son projet au roi, il doit également lui en montrer l’intérêt, autrement dit, s’il peut mettre en cause les formes du travail exigé des Indiens, il ne pouvait cependant le remettre en cause et devait garantir au roi que ce contrôle lui permettrait d’accroître les revenus de la Couronne. Après un premier mémoire parfois qualifié « d’utopiste », les premiers projets de Las Casas se mettent en place au moment où la colonisation passe de sa phase antillaise à l’arrivée des Espagnols sur le continent – la « Terre ferme » comme ils disaient (plus tard, ce nom sera réservé aux premières côtes continentales explorées, en Amérique centrale et au Venezuela). Elle concorde avec le début du règne de Charles Quint en Espagne, avec la conquête de l’Empire Aztèque par Hernán Cortés et avec les révoltes des Comunidades en Espagne, qui accapareront l’attention du monarque et perturberont un peu les communications entre l’Espagne et les « Indes ». Le projet de colonisation pacifique imaginé par Las Casas recevra en 1519 l’appui du chancelier de l’Empereur, Mercurino di Gattinara, qui lui permettra d’obtenir une concession de 260 lieux (au lieu des 1000 demandées). Le projet proposé par Las Casas laissait entendre que la colonie pourrait, par l’agriculture et le commerce, procurer des revenus de 15 000 ducats après trois ans et de 60 000 après dix[3]. Citons longuement le récit de Bernard Lavallé :

Après la mort de Cisneros, Bartolomé de Las Casas s’est efforcé de gagner de nouveaux appuis dans son combat contre l’encomienda. Entre 1517 et 1521, il a tenté d’imaginer et de mettre en oeuvre un projet de colonisation qui ne reproduirait pas les cruautés auxquelles il avait assisté. Il tente ainsi de faire « envoyer à Hispaniola des colons laboureurs espagnols placés sous l’autorité directe du roi et chargés dans certains villages d’enseigner par leur exemple aux familles indiennes les techniques de travail et le mode de vie européen. »[4] Mais ceux-ci ne purent trouver les terres promises et se fondirent parmi les autres Espagnols, dont ils adoptèrent les comportements à l’égard des Indiens. L’autre projet de Las Casas était de coloniser le continent. « Il consistait à fonder sur plusieurs centaines de lieues de côté (de l’est de la Colombie à l’est du Venezuela aujourd’hui) des villages d’Espagnols. Ces nouveaux colons, faits « chevaliers aux éperons dorés », étaient dotés d’un statut personnel très favorable, mais s’engageaient à ne pas se faire attribuer d’Indiens en encomienda, le système d’exploitation généralisé dans l’Empire espagnol, et à se comporter avec eux de façon à « les inciter à aimer et à fréquenter les Espagnols ». Pour ne pas exiger de corvées, chaque colon pourrait emmener jusqu’à dix esclaves noirs. Tous les Indiens capturés seraient libérés. Douze franciscains et douze dominicains seraient chargés du travail évangélique dans cette colonisation « douce ». »  Ce projet n’a guère abouti. Les quelques colonies sur le terrain se brouillèrent rapidement avec les Indiens; la mission dominicaine de Chiribichí (Venezuela) fut massacrée par les Indiens; ce fut ensuite au tour de la mission franciscaine de Cumaná.[5]

L’échec de cette tentative poussera Bartolomé de Las Casas à faire sa « seconde conversion », prenant l’habit de dominicain en 1523. Les années suivantes seront consacrées à un travail de réflexion approfondie, notamment sur une méthode d’évangélisation des Indiens fondée sur la raison[6]. Mais l’idée de mettre en place une colonisation pacifique n’a pas disparu de ses projets avec la chute de Cumaná. On peut en effet lire le projet d’une colonisation pacifique dans la lettre qu’il écrit au Conseil des Indes en 1531. Dans cette lettre, il signale d’abord aux membres du Conseil des Indes que leurs responsabilités considérables envers les sujets de l’Empereur — incluant les Indiens — mettent leurs âmes en péril, car ils doivent tout faire pour assurer leur évangélisation, sous peine de péché mortel. Il leur rappelle par ailleurs leur avoir déjà parlé de la situation des Indes, où l’évangélisation est délaissée et les Indiens massacrés par esprit du lucre et qu’ils ne peuvent plaider l’ignorance.

Il faudra que Vos Seigneuries et Grâces ordonnent de bannir de toutes les contrées de ce Nouveau Monde les chrétiens qui y gouvernent et créent la désolation (car ils sont incapables et peu leur importe de verser le sang) ; qu’ils soient remplacés par des personnes craignant Dieu, à la conscience droite et de grande vertu. Qu’à chacun de ceux qui auront charge de gouverner soient adjoints, par vos ordres, quinze à vingt religieux, de l’ordre de Saint François ou de celui de Saint Dominique, ou des deux ; des hommes éminents par la sainteté et par la science, qui ne prétendent qu’à la gloire de Dieu ; à la grandeur de sa foi et de son Église, et au Salut des âmes. Dans ces deux ordres, vous trouverez beaucoup d’hommes dont le seul désir est de voir écartés les empêchements à la prédication et à l’enseignement de la foi chrétienne aux Indes, et prêts à mourir pour le Christ. Vos Seigneuries s’emploieront à ce que Sa Majesté choisisse parmi ces hommes de Dieu des évêques destinés à ces régions et détermine les limites de leurs diocèses.

Sa Majesté devra dire, tant à l’évêque qu’aux religieux : « Père (ou Pères), je confie et délègue à vos consciences la charge et le soin de la conversion de ces infidèles que j’ai reçus de Dieu et de son vicaire le pape. Tout comme pour moi ce doit être pour vous une tâche qui vous tienne à cœur plus que tout autre : vous employer, de toutes les façons (qui sont conformes à la loi de Dieu, à la volonté du Christ, à l’exemple de ses Apôtres et au précepte du pape que les rois de Castille ont dans le cas présent à conduire), à convertir, à attirer, tous les peuples des régions dont vous avez la charge, et de procéder de façon à ce qu’ils parviennent aisément à la connaissance de Dieu et à l’adoption de notre sainte foi catholique. Pour votre protection, je vous donne telle caballero accompagnée de cent hommes ; ils auront pour charge de construire une forteresse, des ouvrages de défense et des abris, et, en général, tout ce qui vous semblera bon de faire. Quand vous aurez rassuré et pacifié les gens de cette contrée, quand vous les aurez amenés à la connaissance et à la crainte de Dieu, au moment qui vous paraîtra le plus opportun, je vous prie, mes Pères, de vous employer à persuader ces gens de me payer le tribut qui m’est dû en raison de la suprématie qui me revient sur eux.[7]

À la fin de la lettre, un post-scriptum est ajouté. Il mentionne deux éléments supplémentaires à son projet de colonisation, dont un qu’il allait par la suite amèrement regretter, croyant qu’il s’était peut-être condamné à l’enfer[8] :

“dans les forteresses qu’il y a à faire, on peut aussi installer les villages des chrétiens qui voudront, sans pour autant recevoir un salaire du roi, s’y installer pour vivre de leurs exploitations agricoles. Ils pourront emmener des esclaves nègres ou maures ou autres, pour les servir et travailler de leurs mains, ou d’une autre manière sans préjudice pour les Indiens.”[9]

L’insistance sur les forteresses, qui devaient être “sur la côte maritime dans quelque port approprié”[10] se comprend peut-être en raison de l’échec de son projet de colonisation au Venezuela. Les escarmouches entre les deux camps ayant mené à l’élimination des colonies par les contre-attaques indiennes il est possible que Las Casas ait cru qu’un dispositif défensif était indispensable pour “pacifier”, comme il le dit, les Indiens. Il ne s’en explique pas de manière claire dans ce document. Chose certaine, il craignait que les colons ne dépassent les bornes, en avait même une quasi-certitude, même si les colons étaient triés sur le volet sur des critères moraux, “parce que ceux qui ont ici un poste de commandement deviennent vite audacieux, perdent la crainte de Dieu, la foi, la fidélité à leur roi et l’honneur”[11]. Si une telle chose arrivait, la répression des abus devait être sévère, cruelle : “que la moindre et la plus petite [initiative outrepassant les directives royales], la première et la dernière peine que vous lui donnerez ne soit autre que de l’écarteler en huit et de mettre chaque morceau aux confins de la province. S’il n’en était pas fait ainsi, Seigneurs, il n’y aurait pas de remède. Alors tout serait paroles, tromperie et moquerie, comme jusqu’à présent.”[12]

Ces projets de colonisation pacifique montrent chez Las Casas une certaine logique qui n’était pas encore parvenue à son aboutissement. La trajectoire du dominicain est souvent lue comme une trajectoire de radicalisation dans l’opposition à la colonisation. Elle est également souvent lue comme de plus en plus nourrie de réflexion théorique et fondamentale sur les fondements juridiques de la domination coloniale des Espagnols. Déjà en 1531, il rappelle que seule l’évangélisation peut justifier la souveraineté de l’Empereur sur les Indes, mais que par ailleurs, la violence de la conquête corrompt et empêche l’évangélisation. Dans un temps, et c’est la raison pour laquelle Gattinara et Charles Quint lui offriront leur appui, ses thèses offrent des outils pour légitimer la domination impériale sur l’Amérique et centraliser les pouvoir. Mais sur le plus long terme, les thèses lascasiennes pouvaient aboutir à une remise en cause complète de la colonisation et de la domination impériale. Au début du règne de Philippe II, le vice-roi du Pérou Francisco de Toledo combattit pour cette raison les dominicains qui avaient repris les thèses de Las Casas[13].

 

Notes

[1] Gilles BIBEAU, Andalucía: l’histoire à rebours, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier, coll. « Cadastres », 2017, p. 102‑103.

[2] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas: conquête, domination, souveraineté, 1re édition., Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Fondements de la politique. Série essais », 2012, p. 34‑35.

[3] Rebecca Ard BOONE, Mercurino di Gattinara and the Creation of the Spanish Empire, London and Brookfield, Pickering & Chatto, 2014, p. 39.

[4] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens: une histoire de l’évangélisation en Amérique espagnole: XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Rivages, 2014, p. 30.

[5] Ibid., p. 31.

[6] Luis MORA RODRÍGUEZ, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 40‑41.

[7] Ibid., p. 32‑33.

[8] Bartolomé de las CASAS et Charles GILLEN, Une plume à la force d’un glaive: Lettres choisies, Paris, Cerf, 1996, p. 41‑42.

[9] Ibid., p. 38.

[10] Ibid., p. 35.

[11] Ibid., p. 34.

[12] Ibid., p. 35.

[13] Bernard LAVALLÉ, Au nom des Indiens, op. cit., p. 50.

Rodinson – Les étapes du regard occidental sur le monde musulman (5-8)

Comme je l’ai indiqué dans le billet de la semaine dernière, je reviens souvent sur ce texte de Maxime Rodinson sur les « Étapes du regard occidental sur le monde musulman ». Le texte retrace huit « étapes » (je n’aime pas le mot, auquel je préférerais « période », qui suggère moins l’idée d’une progression). J’avais résumé les quatre première dans le précédent billet. Voici les quatre suivantes. Elles sont marquées par la naissance de l’orientalisme, à partir de la Renaissance.

5.Naissance de l’orientalisme

Les projets polémiques ont donné lieu à des projets érudits. Sur ce point, Rodinson affirme une certaine confiance dans la nature même de l’érudition, qui « tend d’elle-même à une certaine objectivité. […] L’érudition tend toujours à rechercher la vérité pour elle-même » . Quelques centres d’étude de la langue arabe naissent, en particulier à Rome, en raison des projets pontificaux de réunir les chrétiens de Syrie et Palestine à l’Église catholique. En France, l’un des pionniers est Guillaume Postel, humaniste mystique, qui rassemble une collection de manuscrits de langue arabe et fait progresser l’étude de l’arabe. L’un de ses disciples, Joseph Scaliger, se distingue en étant l’un des premiers à faire progresser l’étude des langues orientales sans inféoder son étude à un projet missionnaire.  À partir de la fin du XVIe siècle, des imprimeries en arabe permettent une diffusion d’une certaine importance des études de langue arabe, notamment aux Pays-Bas et en Allemagne .

L’émergence, à partir de la fin du XVIe siècle, de l’État moderne, a permit l’émergence de structures de réflexions et d’une lente tendance à la spécialisation de la recherche. Aux côtés des motivations religieuses, les États (Angleterre, France, Provinces-Unis) favorisaient l’étude des langues orientales dans le but de développer le commerce avec ces régions. D’autres étudaient l’Empire ottoman, encore menaçant, pour des motifs militaires. La spécialisation des recherches qui se développa tranquillement vers le début du XVIIe siècle s’accompagnait de la création d’outils linguistiques spécialisés, notamment de grammaires, de dictionnaires et de traductions. D’après Rodinson, « [d]ésormais, le monde musulman n’apparaît plus comme le domaine de l’Antéchrist, mais essentiellement comme le lieu d’une civilisation exotique, pittoresque, vivant dans une atmosphère fabuleuse peuplée de génies capricieux, bons ou mauvais, enchantant un public qui a eu tellement de goût pour les contes de fée européens » . C’est dans cet atmosphère, à laquelle il contribua significativement, qu’Antoine Galland publia, pour la première fois et non sans plusieurs trahisons de l’original, sa traduction des Mille et Une Nuit (1704-1717).

6.L’âge des Lumières

Si l’époque précédente avait rompu avec une approche strictement polémique et apologétique de l’islam, l’âge des Lumière franchit une étape supplémentaire vers « l’objectivité », d’après Rodinson, en raison de l’anticléricalisme des philosophes. Des thèmes de réflexion sur le monde musulman offrent davantage de points positifs. À partir du XVIIe siècle, par exemple, celui de la « tolérance turque » devient fréquente chez des auteurs chrétiens confrontés au spectacle des guerres de religion . Beaucoup voient l’islam comme une religion moins contraignante, plus simple et raisonnable. Chez les spécialistes, des progrès notables sont également accomplis, comme la parution d’une traduction annotée du Coran, celle de George Sale . Pour Rodinson, « le XVIIIe siècle regarda vraiment l’Orient musulman avec des yeux fraternels et compréhensifs » . Les philosophes des Lumières étaient susceptibles de relativiser les reproches faits au monde musulman en montrant que les mêmes reproches pouvaient être adressés aux chrétiens ou qu’un système politique autoritaire comme celui des ottomans pouvait être expliqué par des causes autres que religieuses (géographiques, chez Montesquieu). Les ambassadeurs établis à Istanbul envoyaient par ailleurs des informations précises. La femme de l’un d’entre eux, Lady Montagu, fournit les premières observations des harems turcs qui ne relèvent pas du fantasme ou du moralisme . D’autres récits de voyage, effectués par des observateurs à l’esprit scientifique, nourrissent les descriptions du monde musulman, en particulier le Voyage en Syrie et en Égypte de Volney (1787). Cependant, ces ouvrages d’observations précises servent aussi les entreprises impériales des puissances occidentales . Par ailleurs, aux côtés de ces observateurs positivistes, une littérature exotisante et fantastique, « pré-romantique », se développe dans la foulée de l’oeuvre d’Antoine Gallant .

7.Le XIXe siècle: exotisme, impérialisme, spécialisation

Les trois tendances du XIXe siècle, exprimées dans le titre de section, sont contradictoires, mais complémentaires. La sensibilité occidentale connaît une évolution qui l’amène à exacerber le goût de l’exotique. La recherche de l’exotisme, qui va de pair avec le romantisme qui se développe à l’époque, prend appui sur la représentation merveilleuse de l’Orient qui avait commencé à se développer au siècle précédent pour trouver l’expression la plus haute de la différence avec l’Occident. Cette « mode orientale » relance par ailleurs les études orientalistes. Malgré l’interaction entre l’orientalisme artistique, exotisant, et l’orientalisme savant, ce dernier a tenu à marquer sa différence en développant un soucis scrupuleux de la preuve. Le grand initiateur de l’orientalisme en France, Sylvestre de Sacy, « imposa au monde européen des spécialistes cette ascèse rigoureuse à laquelle son jansénisme l’avait préparé » . Les savants du XIXe siècle ont également achevé la rupture de l’étude des langues orientales et de la théologie . Pour Rodinson, « [c]e recours à l’objectivité, au travail ingrat du spécialiste était dans la ligne des tendances profondes d’une époque tournée vers l’organisation de la recherche scientifique en profondeur, dans une société où le capitalisme animait un développement industriel sans précédent » . Dans la foulée, de nombreux centres d’études orientales sont donc nés. C’est ce mouvement qui donne corps à l’idée qu’existe une discipline particulière dédiée à l’étude des pays d’orients, « l’orientalisme ». Reste la troisième tendance du XIXe siècle qui a été évoquée dans le titre: l’impérialisme. Le XIXe siècle est le grand siècle du colonialisme européen et de la compétition entre les empires européens. Le déclin de l’empire ottoman, depuis le XVIIIe siècle, pose la question de la répartition de ses possessions entre les empires qui lorgnent vers celle-ci: c’est la « Question d’Orient ». Les pays musulmans tombent progressivement sous le contrôle des européens, parfois directement par la conquête militaire, comme l’Algérie, ou d’abord par le contrôle économique. Leur faiblesse militaire face aux européens permet aux artistes d’imaginer la « barbarie » des musulmans sur le mode de l’exotisme, sans la craindre. La notion qu’existent des « civilisations » dotées d’essences distinctes naît de ce rapport de force. L’essentialisme de l’époque est alimenté par les théories raciales de l’anthropologie physique, les théories linguistiques qui identifient langue et mentalité et l’histoire des religions qui suppose une réalité immuable à celles-ci. La connaissance, souvent vulgarisée et sans nuance, de ces théories par les orientalistes orientent leur lecture des textes. Mais l’évolutionnisme et l’impérialisme en amènent aussi quelques-uns à concevoir ces sociétés, non pas comme figées, mais comme des entités à « régénérer » par l’adoption du modèle européen .

8.L’ébranlement de l’européocentrisme

Pour Rodinson, les débuts de l’ébranlement de l’européocentrisme doivent être situés lors de la guerre de 1914-1918. L’intensité et la barbarie de la guerre ont créé des failles (à défaut d’une destruction immédiate), dans la certitude de la supériorité de la civilisation européenne sur les autres. Plusieurs révoltes et mouvements nationalistes hors d’Occident ont également ébréché le mythe de l’invincibilité occidentale. Face à cette configuration, plusieurs réactions sont observables: la réaffirmation effrayée du racisme face à un monde menaçant l’Occident; l’anticolonialisme; l’exotisme colonial, regard affectueux pour la différence étrangère qui amène à figer les différences et les traditions en appuyant les groupes les plus conservateurs des sociétés colonisées; l’ésotérisme qui cherche dans l’Orient musulman (soufi), hindouiste ou bouddhiste des sources de sagesse. Du côté de l’Union soviétique et des marxistes, l’islam n’apparaît que comme une religion comme les autres, aliénant le peuple et devant par conséquent être éradiquée.  Du côté de l’anticolonialisme de gauche, l’universalisme tendra cependant vers une reconnaissance ou même une exaltation des spécificités. Pour les versants chrétiens de la gauche, la progression de l’athéisme fait voir les autres religions comme des soeurs en spiritualité et des alliées potentielles, les différences étant considérées comme secondaire. Ce sera également la posture oecuménique du Concile de Vatican II . Face à ces tendances, subsistent bien sûr des tendances opposées, parfois intégristes, souvent attachées à défendre la supériorité occidentale.

Pour les évolutions dans le monde savant, Rodinson note d’abord la volonté de dépasser les méthodes strictement philologiques qui avaient constitué l’écrasante majorité de l’activité des orientalistes du XIXe siècle. De ce fait, l’orientalisme tend à éclater en diverses disciplines étudiant le monde musulman sous des aspects divers (histoire, démographie, sociologie, science des religions, économie, etc.). Par ailleurs, les spécialistes occidentaux nouent davantage de liens avec des spécialistes musulmans, par ailleurs encore trop peu nombreux. Autre tendance, la diversification des intérêts, des régions et des époques délaissés par les orientalistes du XIXe siècle faisant l’objet d’études plus nombreuses. Cette diversification des intérêts tient en grande partie à l’influence des nouvelles disciplines intégrées à l’étude des mondes « orientaux », qui apportent avec elles leurs problématisations du monde. L’ébranlement, ici, est celui de l’hégémonie de la philologie. C’est ce sur quoi conclut Rodinson.

Bibliographie

RODINSON, Maxime. La fascination de l’islam. La Découverte / Poche. Paris, 2003.

La Monarchie de Dante (1): Pourquoi l’Empire?

C’est à partir de l’étude de Charles Quint que j’ai commencé à m’intéresser à Dante. J’avais déjà lu L’Enfer et commencé la lecture du Purgatoire, vers 2004-2005, mais c’était une pure lecture de culture personnelle. Le genre de livre qu’on lit pour pouvoir dire qu’on l’a lu. Mais en m’intéressant à Charles Quint, c’est un autre livre de l’illustre italien qui a attiré mon attention, De Monarchia. Et c’est en voulant approfondir mes connaissances sur Gattinara, le chancelier de Charles Quint, que j’ai finit par me décider à lire ce traité. En effet, en 1527, c’est-à-dire au cœur du conflit opposant Charles Quint au Pape, Gattinara a fait des démarches auprès d’Érasme en espérant le convaincre d’en produire une nouvelle édition . Quel intérêt revêtait donc cet ouvrage datant du XIVe siècle pour le chancelier et l’Empereur?

J’ai donc composé un billet pour résumer La Monarchie, le principal texte politique de Dante, le texte, précisément, qui avait attiré l’attention de Gattinara. Puis, parce que ce traité est divisé en trois parties et que le résumé complet du texte sera long, j’ai divisé le tout en trois billets différents, un pour chaque partie.

Dante Alighieri est né à Florence en mai 1265. L’Italie était alors en proie à l’opposition de deux grandes factions, les Guelfes et les Gibelins, reflétant les deux grands pouvoirs qui ambitionnaient d’établir leur hégémonie sur la chrétienté. Les Guelfes étaient partisans de la supériorité du Pape contre l’Empereur, tandis que les Gibelins prenaient le parti de l’Empereur contre la Pape. Lorsque Dante s’est engagé en politique, les Guelfes avaient triomphé à Florence, mais ce triomphe n’avait pas pour autant apporté la paix à la république. En effet, les Guelfes s’étaient divisés en deux factions: les Guelfes noirs étaient partisans que Florence s’inféode au pape, tandis que les Guelfes blancs, tout en reconnaissant la suprématie théorique du pape, souhaitaient préserver l’autonomie politique de la république. C’est du côté des blancs que Dante s’engagea et ce choix allait faire de lui un ennemi de la papauté jusqu’à la fin de ses jours. Alors que Dante accomplissait une mission diplomatique auprès du pape Boniface VIII, les noirs prirent le pouvoir à Florence et entamèrent une répression systématique à l’encontre des représentants des blancs. Plutôt que de retourner à Florence pour se plier aux juges devant lesquels il fut condamné, Dante choisit alors le chemin de l’exil. Les tentatives des blancs pour reprendre Florence par la force se soldant par de nombreux échecs, Dante abandonne l’idée du retour et vie comme poète et lettré en errant de ville en ville, cherchant l’hospitalité là où on la lui offre. Le seul espoir de retour sérieux qui se représentera à lui fut l’expédition de l’Empereur Henri VII de Luxembourg, en 1310.

C’est à l’occasion de cette expédition que Dante écrivit De Monarchia. La date de l’écriture et la diffusion du traité n’est pas connue avec précision, mais on la situe généralement entre 1309 et 1313 (1). De Monarchia est donc un traité de propagande, destiné à convaincre ses lecteurs de la légitimité des revendications impériales sur l’Italie. Dante, de Guelfe blanc en exil, s’était fait Gibelin dans l’espoir que l’Empereur lui permettrait de vaincre ses ennemis à Florence et de rentrer chez lui.

De Monarchia ne fut d’ailleurs pas son seul écrit de propagande. Le Florentin en exil écrivit également plusieurs lettres pour favoriser l’entreprise impériale. Vers octobre 1310, alors qu’Henri de Luxembourg entrait à Turin, il écrivit une lettre adressée aux princes, nobles, sénateurs et peuples d’Italie. Dans celle-ci, il décrivait la situation de l’Italie, ravagée par la guerre, comme si misérable qu’elle était « objet de pitié même pour les Sarrasins ». Mais l’Empereur, tel Moïse, viendrait la sortir de la désolation en apportant la paix et la justice. Tel était le thème dominant de la lettre, qui invitait les cités à se soumettre à « César » et les exilés à pardonner à ceux qui les avait chassés car, si les « oppresseurs » méritaient bien d’être chassés, l’Empereur serait porté davantage au pardon qu’au châtiment. L’année suivante, il adressa aux « Florentins scélérats », qui avaient choisi de résister, une lettre remplie d’invectives et de menaces où il réaffirmait la légitimité du pouvoir impérial(2). Mais il demeure que c’est dans La Monarchie que se trouve affirmée cette légitimité avec la plus grande cohérence.

Le traité est composé de trois livres, chacun portant sur une question qui fondait les prétentions impériales. Pour ce faire, Dante se propose de démontrer trois thèses fondamentales: la première est que la Monarchie est nécessaire au bien du monde; la seconde est que les Romains l’ont légitimement acquise; la troisième est qu’elle ne peut revenir au Pape.

La première partie cherche donc à démontrer la nécessité de la Monarchie. L’ensemble des arguments déployés par Dante pour réaliser cet objectif suit la même stratégie: idéaliser l’unité du genre humain et suggérer qu’elle doit nécessairement s’incarner dans l’unité politique. Je passerai sur différents arguments mineurs. L’argumentation principale s’articule autour de la détermination de la mission du genre humain, que j’ai rapportée ici, en fonction de l’ordre du monde. Pour Dante, on devine la fonction d’une créature selon ce qui la distingue dans l’ordre naturel. L’être humain étant, de son point de vue, considéré comme la seule créature qui raisonne, il a donc vocation à accroître sa connaissance du monde. Or,

c’est dans le repos et la tranquillité que procure la paix, que le genre humain peut, de toute évidence, très librement et très facilement s’adonner à sa tâche propre […] par conséquent, il a semblé que le moyen le plus proche pour parvenir à ce bien auquel sont ordonnés toutes nos actions comme à leur fin dernière, c’est-à-dire la paix universelle, peut être tenu pour le fondement des raisonnements suivants. (pp.443-444)

Tout le problème devient donc d’identifier les sources de la guerre pour les supprimer. C’est en poursuivant cet objectif que Dante en viendra à proposer une conception très hiérarchisée de l’ordre du monde. Il l’énonce d’abord en se plaçant sous l’autorité d’Aristote, selon lequel « lorsque différentes choses sont ordonnées à une seule et même fin, il convient que l’une d’entre elles règle ou gouverne, et que les autres soient réglées ou gouvernées » (p.444), renvoyant à Aristote, Politique, I, 5). Mais surtout, il procède en glanant dans les sagesses populaires et en procédant par « la raison inductive » en le démontrant d’abord pour la famille, puis en étendant le raisonnement à des entités plus vastes. « Puisses-tu avoir un égal dans ta maison. » est une malédiction qu’on adresse à quelqu’un à qui on souhaite du mal, dit-il (p.444). Pour Dante, les conflits n’éclatent qu’entre égaux, quand il n’existe aucune indication claire de qui commande et qui doit obéir. « Si nous considérons un village donné, dont la fin consiste à assurer un secours mutuel et efficace, tant pour ce qui est des hommes que des biens, il faut qu’un seul donne des règles à la vie des autres » (p.445). Ce raisonnement s’étendra ensuite aux cités, aux royaumes et à l’ensemble du genre humain, dont le commandant sera alors le « Monarque » ou « l’Empereur ». Il ne s’agit pas pour lui de supprimer toute entité politique existante, mais d’établir clairement les hiérarchies. Car si le conflit n’existe qu’entre égaux, il doit exister un juge, supérieur à ceux-ci, pour chaque litige:

Ainsi entre deux princes, dont aucun n’est soumis à l’autre, il peut surgir un litige […]. Et puisque l’un ne saurait instruire la cause de l’autre, aucun d’entre eux n’étant soumis à l’autre […], il est nécessaire qu’il y en ait un troisième, à la juridiction plus étendue, qui ait autorité sur l’un et l’autre, grâce à son plus large pouvoir. Et celui-ci sera le Monarque, ou non. S’il l’est, notre démonstration est faite ; sinon, il se trouvera à son tour, en dehors des limites de sa juridiction, en face d’un de ses égaux: d’où la nécessité, une fois de plus, d’une tierce personne. Et l’on poursuivra à l’infini, ce qui n’est pas possible, ou bien il faudra en venir à un juge premier et suprême, dont le jugement résoudra, de façon médiate ou immédiate, tous les litiges: et ce sera le Monarque ou Empereur. La Monarchie est donc nécessaire au monde. (p.448)

S’en suit alors que le problème de la justice des verdicts rendus par cette autorité suprême. Donc y consacre un chapitre, ce qui montre qu’il avait besoin de convaincre ses contemporains sur ce point, mais les arguments qu’il propose montre que pour lui le problème de la justice se résout pratiquement de lui-même d’une manière similaire à celle dont se résout le problème de la paix. En effet, les jugements injustes sont rendus lorsque « l’orientation de la volonté » n’est pas exempte de « cupidité » et fait obstacle à la justice (p.449-450) et que « [l]a cupidité définitivement écartée, plus rien ne s’oppose à la justice […]. Or pour le Monarque rien n’existe qui puisse être désiré: seul l’Océan met une frontière à sa juridiction, alors que ce n’est point le cas des autres princes » (p.450). S’ensuit une description du Monarque comme parangon de justice et d’amour (3).

Reste alors le problème de la liberté, cher au cœur des Italiens de cette époque . Puisqu’il cherche à les convaincre, il ne tentera pas d’esquiver l’enjeu, ni de le banaliser: « cette liberté […] est le plus grand don que Dieu ait accordé à la nature humaine […] car c’est par lui que nous sommes heureux ici-bas en tant qu’hommes et que nous serons heureux là-haut comme des dieux. » (p.452). Mais comment est-on libre sous la gouverne d’un Monarque? Pour répondre à la question, Dante a recours à la définition que donne Aristote de la liberté dans la Métaphysique: « est libre ce qui « est pour soi et non pour un autre » » (Métaphysique, I, 2. Dante p.452) par conséquent, dit Dante, « Ce n’est que lorsqu’il est soumis au Monarque que le genre humain existe pour lui et non pas pour autrui: alors seulement on redresse les formes faussées de gouvernement […] qui réduisent en esclavage le genre humain […] » (pp.452-453). Par ailleurs, parce qu’il est dépourvu de cupidité, et n’est donc que justice et amour, le Monarque voudra non seulement que ses sujets existent pour eux-mêmes, mais voudra rehausser leur vertu. À ce point du premier livre, l’argumentaire de Dante cherchant à démontrer la nécessité de la Monarchie pour le bien du monde est conclue. Les quelques paragraphes qui demeurent raffinent le raisonnement, mais n’ajoutent guère d’éléments fondamentalement nouveaux.

Mais au terme du premier livre, l’œuvre de propagande de Dante n’est pas terminée. S’il a « démontré » la nécessité d’une Monarchie, il n’a encore rien dit sur l’identité de celui qui doit être Monarque. Cet enjeu sera résolu en deux temps, dans les second et troisième livres. J’y reviendrai donc dans les prochains billets.

Notes

(1) C’est du moins ce qu’affirme Quentin Skinner, renvoyant à la discussion (que je n’ai pas lue) faites par Marjorie Reeves dans « Marsiglio of Padua and Dante Alighieri », Trends in Medieval Political Thought, éd. Beryl Smalley, Oxford, 1965. Voir

Toutefois, Dante avait au moins commencé la rédaction du Paradis lorsqu’il a écrit La Monarchie, puisqu’il mentionne  au moins une fois, dans ce traité, le dernier volet de la Divine Comédie. Or, si j’en crois la chronologie publiée dans mon édition, le Paradis a été composé entre 1316 et 1321. Il faudrait donc conclure que la publication de La Monarchie est un peu plus tardive que ce qu’affirme Skinner.

(2) Plusieurs autres lettres de Dante éclairent que son engagement en faveur d’Henri de Luxembourg est lié à sa condition d’exilé et son désir de retour. Ainsi, le 17 avril 1311, lorsque l’Empereur renonce à la conquête de la Toscane, Dante lui écrit sa déception et l’exhorte à ne pas lâcher prise: « êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? » demande-t-il, empruntant la formule à Saint Luc. Il s’emploie alors à démontrer qu’il n’y aura jamais la paix en Italie tant que Florence ne sera pas soumise.

Bibliographie

DANTE. Oeuvres complètes. Paris: Librairie Générale Française, 1996.

SKINNER, Quentin. Les fondements de la pensée politique moderne. Paris: Albin Michel, 2009.
BOONE, Rebecca Ard. Mercurino di Gattinara and the Creation of the Spanish Empire. London and Brookfield: Pickering & Chatto, 2014.