Depuis la parution d’un excellent petit livre de Jacques Le Goff intitulé « Les intellectuels au Moyen Âge », il existe nombre d’études d’histoire médiévale qui se centrent sur la dénomination « intellectuel ». Or, ce mot n’existait pas au Moyen Âge. Faut-il écarter pour autant cette historiographie du revers de la main ? Bien sûr que non, mais cela implique un certain nombre de prudences. Il faut commencer par cerner les enjeux suscités par ce choix de mot.
Jacques Le Goff avait lui-même assez bien saisi les enjeux. Le groupe social qu’il cherchait à étudier était composé de gens qu’on appelait des « philosophus ». Mais ce terme rappelle « philosophe », que nous utilisons aujourd’hui avec un bagage de connotations nettement différent de celles qui sont rendues au Moyen Âge par « philosophus ». Le philosophe, aujourd’hui, est associé à une discipline universitaire spécifique, ou renvoyé à une attitude de détachement par rapport à la vie (« il prit la nouvelle avec philosophie »). L’emploi du terme « philosophus » aurait donc orienté le lecteur contemporain vers une compréhension erronée de ce qu’était ce groupe social. Le Goff s’est donc mis à la recherche du terme contemporain le plus proche de ce qu’étaient les philosophus. En fait, il en en est un dont la définition lui semble décrire avec exactitude les philosophus : intellectuels. Ils seraient des intellectuels, ne leur manquant que le nom. Bien sûr, ce choix est discutable, puisqu’il existe de nombreuses définitions d’intellectuels. Comme je l’ai déjà indiqué, Christophe Charle pense que toute définition de ce qu’est un intellectuel est une manière pour celui qui la donne de se situer dans le champ, de se définir soi-même comme intellectuel et d’exclure d’autres personnes de ce groupe social[1]. Dans le cas de Jacques Le Goff, c’est moins de se situer lui-même qui a importé que de situer son objet, lointain dans le temps, par rapport à un terme qu’on utilise aujourd’hui[2]. C’est pourquoi il a sélectionné, de préférence, la définition la plus large et la plus souple parmi celles communément données à ce terme (un homme de culture intervenant politiquement et socialement), qui lui permette d’inclure les philosophus dans la continuité du grand phénomène des intellectuels. Cependant, dans la définition de Noiriel, dont j’ai parlé sur ce blogue à plusieurs reprises, cette démarche ne pourrait fonctionner[3]. Pour Noiriel en effet, la groupe social des intellectuels naît d’une certaine configuration de l’espace public, de la spécialisation des disciplines et de l’affinement de la division sociale du travail. C’est pourquoi, pour lui, ce groupe est propre à la modernité tardive, n’apparaissant qu’à la fin du XIXe siècle, avec l’apparition du mot « intellectuel », sous sa forme substantivée.
Ces différentes remarques permettent de situer l’enjeu de la relation entre l’emic et l’etic dans une perspective historique. Le langage utilisé par l’historien est trompeur, tant qu’il se cantonne à un seul de ces niveaux de langage : c’est en confrontant les enjeux intégrés aux deux niveaux de langage qu’on peut comprendre le passé. En effet, à défaut de confronter les deux langages, on risque deux pièges opposés dans leur structure, mais similaires quant à leur résultat :
- Dans le premier cas, on utilise le langage actuel, et les concepts qu’il véhicule, pour comprendre le passé, avec pour résultat d’en faire une lecture anachronique, projetant le concept actuel sur les réalités passées.
- Dans le second cas, on utilise un langage ancien, mais qui, faute d’être comparé au langage actuel, n’est pas compris selon ses propres normes. Il est donc compris comme son plus proche analogue actuel, ce qui a aussi pour résultat une lecture anachronique du passé, en lui appliquant un concept présent (quoique pas le même que dans le cas 1).
La solution adoptée par Le Goff fut, en quelque sorte, un exercice d’analyse de traduction : analyser le terme médiéval et choisir, par la suite, un mot moderne pour « dire presque la même chose » selon l’expression d’Umberto Eco. La solution est élégante, mais n’esquive pas entièrement le premier écueil. Tenu de garder toujours à l’esprit la relation emic-etic entre le « philosophus » et « l’intellectuel médiéval », le lecteur est doté d’outils pour éviter de projeter le sens actuel sur le sens médiéval, mais demeure soumis à cette tentation. La fortune du terme « intellectuel » dans une certaine historiographie médiéviste postérieure pourrait en témoigner. Cette historiographie sur les intellectuels médiévaux fut suffisamment prolifique pour que, abordant les origines des intellectuels à la fin du XIXe siècle, Yvan Lamonde ressente le besoin de se justifier de s’interroger sur un possible anachronisme qui consisterait à parler d’intellectuels avant la naissance du mot[4]. Les précautions initiales de Le Goff ne sont pas toujours répétées et les confusions peuvent aisément renaître.
Notes
[1] Christophe CHARLE, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle: essai d’histoire comparée, 2. ed., Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Histoire », n˚ 291, 2001, 452 p.
[2] Jacques LE GOFF, Les intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 2000, 188 p.
[3] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, 310 p.
[4] Yvan LAMONDE, « Les « intellectuels » francophones au Québec au XIXe siècle: questions préalables » », Revue d’histoire de l’Amérique française, 1994, vol. 48, no 2, pp. 153‑185.