Réforme et fiscalité: le contre-argument

Dans un précédent billet, je rapportais la proposition de l’historien turc Tahsin Görgün de considérer l’Empire ottoman comme un modèle aux origines de la modernité européenne. Au sein de la réflexion qu’il propose, on retrouve l’élément de la critique de la fiscalité romaine, dont j’avais dit que j’avais déjà commencé à y réfléchir. D’après Görgün, les progrès de l’Empire ottoman en Europe avaient suscité une réaction chrétienne menée par l’Église romaine, qui avait levé des impôts pour financer la croisade. L’alourdissement consécutif de la fiscalité ecclésiale en Allemagne, où elle ne pouvait pas être récupérée par une monarchie forte, comme c’était le cas en France, en Angleterre ou dans la péninsule ibérique, aurait entraîné un appauvrissement de l’Allemagne au profit de Rome. Ce serait donc en réaction à ces lourdes charges que la Réforme aurait éclaté, comme une révolte antifiscale contre Rome1. J’ai déjà discuté dans le précédent billet de différents éléments pour et contre cette thèse. Je souhaiterais maintenant revenir sur le fait que la question est déjà débattue. Déjà en 1968, dans son ouvrage classique sur la naissance de la réforme, Delumeau se positionnait sur cette question en donnant un avis de poids :

Est-il vrai encore que l’or d’Allemagne et d’Angleterre, partant de façon massive vers Rome et appauvrissant les pays ultra-montains, enrichissait au contraire toute l’Italie, qui aurait eu dès lors intérêt à la continuation d’un tel état de choses ? En pays protestant, les populations l’ont cru et la propagande réformée, au XVIe siècle, l’a affirmé. Mais cette accusation aurait été beaucoup plus fondée vers 1350 qu’en 1520. À l’époque de la Renaissance en effet les revenus annuels de la Papauté avaient beaucoup baissé. Ils ne dépassaient guère 350 000 ducats d’or sous Jules II, la plus grande partie provenant d’ailleurs du « domaine temporel ». Tout compte fait, le Pape n’était guère plus riche que l’État florentin.2

Delumeau connaissait bien cette question, lui qui, quelques années auparavant, déposait une thèse sur la vie économique à Rome. Au surplus de sa thèse, il indiquait une « impression concordante » de la part de P. Partner, dans un article intituler « The Budget of the Roman Church in the Renaissance Period », qui signalait également un déclin des revenus romains. L’argument est de taille, bien que ces impressions fondées sur une étude du budget romain peuvent avoir été aveugle à des mécanismes plus indirects, une fiscalité qui, par exemple, serait prélevée par l’Église sans cependant atterrir dans les coffres de Rome.

Mais surtout, cette contre-argumentation soulève un problème sérieux : comme l’indique Delumeau, les Allemands ont bel et bien cru à la lourdeur des prélèvements romains. Dans L’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520) Luther tempête sans arrêt contre les multiples subterfuges utilisés par le Pape pour soustraire de l’argent aux fidèles, ruinant la nation allemande. Voici un extrait parmi d’autres :

Quand on reparle de faire la guerre contre les Turcs, ils envoient une délégation pour ramasser de l’argent ; combien de fois aussi n’ont-ils pas promulgué des indulgences, toujours sous couleur de faire la guerre contre les Turcs, car ils pensent que les Allemands resteront indéfiniment des archifous fieffés qui ne cesseront pas de donner de l’argent et alimenteront leur cupidité sans nom, bien qu’ils viennent clairement que ni les Annates, ni l’argent des indulgences, ni aucun autre, que pas un heller n’est employé contre les Turcs, mais que tout tombe dans le sac qui n’a pas de fond. Ils mentent et dupent, ils contractent et concluent avec nous des traités que pas une seconde ils ne songent à respecter.3

L’Appel à la noblesse est rédigé à une époque critique de la vie de Luther où, condamné par le Pape, il cherche à mobiliser des alliés en sa faveur. Sa stratégie est de miser sur un concile, réuni par les princes séculiers, qui réformerait l’Église en y réduisant les pouvoirs pontificaux. Puisqu’il en appelle en particulier à la noblesse allemande, Luther insiste beaucoup sur des thèmes qui paraissent moins spirituels, mais qui interpellent davantage ses alliés potentiels. La critique de la fiscalité romaine, il ne l’a pas inventée. Il est vraisemblable qu’il ait puisé la majorité de ses arguments dans un traité publié quelques mois plus tôt par un humaniste allemand, Ulrich Von Hutten. Dans ce traité qui eut une bonne diffusion, le Vadiscus ou la triade romaine, Hutten menait une charge à fond de train contre la Papauté. Hutten, du reste, n’en était pas à son coup d’envoi, puisqu’il avait déjà publié les Inspicientes (les Spectateurs), un dialogue où il critiquait la corruption du pape Léon X4. Cependant, il ne semble pas avoir disposé de thèse théologique systématique comme Luther. Ce que ce dernier fit, ce fut de joindre les arguments patriotiques de Hutten à une théorie théologique, le sacerdoce universel, qui donnait une légitimité religieuse aux aristocrates allemands, justifiant ainsi la mobilisation. Pierre Chaunu a souligné l’importance de l’argument antifiscal dans le ralliement à Luther.

Tous ceux que blessent la fiscalité pontificale et ses alliés allemands se rassemblent. Les voilà dressés contre l’intrusion des étrangers […], dans le mépris des agents italiens, sûrs d’une supériorité culturelle qui n’est peut-être plus aussi vraie et que ne compense pas, comme en France, la puissance politique, réunis dans une profonde solidarité territoriale5.

Comme l’a indiqué Delumeau dans la citation ci-haut, il est clair que les populations allemandes et en particulier les réformés ont cru en la lourdeur excessive des charges imposées par l’Église. Mais, si Delumeau et Partner ont raison sur le déclin des revenus pontificaux à la même époque, de deux choses l’une : ou bien le prélèvement ne parvient pas jusqu’à Rome, ou bien ce prélèvement n’existe pas, mais quelque chose entretient l’illusion qu’il existe et est excessif. La question sera alors, selon l’hypothèse qui se confirme : où va l’argent ? Ou bien : quel est ce quelque chose qui entretient cette croyance ?

L’affaire est décidément plus complexe que ce que suggère la première approche.

La référence, blablabla…

Les deux sources signalées par Delumeau, afin de mieux comprendre son raisonnement et ses limites :

Jean Delumeau, Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle.

P. Partner, « The ‘Budget’ of the Roman Church in the Renaissance Period », dans Italian Renaissance Studies, Londres, 1960.

Notes

1Tahsin GÖRGÜN, « The Ottoman State as a Factor In the Sociopolitical Formation of Europe », in The Great Ottoman-Turkish Civilization 3. Philosophy, science and Institutions, par Kemal ÇIÇEK (Yenî Türkiye, 2000), 61‑72.

2Jean DELUMEAU, Naissance et affirmation de la Réforme (Paris: Presses Universitaires de France, 1968), 271.

3Martin LUTHER, Les grands écrits réformateurs (Paris: GF-Flammarion, 1992), 125.

4Peter BURKE, La Renaisance européenne (Paris: Seuil, 2000), 114‑15.

5Pierre CHAUNU, Le temps des Réformes, Histoire religieuse et système de civilisation, Pluriel histoire (Paris: Fayard, 1975), 443.

La dispute de Zurich et quelques autres

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer les disputes, comme l’un des moyens de diffusion de la Réforme protestante. Au coeur de cette brève, il y avait la dispute de Lausanne, telle que la rapportait Bernard Cottret.

Voici maintenant un extrait relatant les disputes de Zurich et résumant leurs conséquences, tout en évoquant quelques autres événements du même types ayant été tenus à l’époque. L’extrait provient de la synthèse sur le guerres de religion coécrite par David El Kenz et Claire Gantet, le premier étant spécialiste des guerres de religion françaises, la seconde de la Guerre de Trente Ans, en particulier de la mémoire allemande de cette guerre.

L’adoption de la Réforme par la cité de Zurich, en 1523, fait basculer une trentaine de cités helvétiques et allemandes. Le clerc Huldrych Zwingli (1484-1531) en appelle au Conseil de ville pour trancher le conflit religieux avec l’évêque de Constance. Devant le refus par l’évêque de toute intervention politique, le Conseil convoque, en janvier 1523, une dispute entre Zwingli et le vicaire général Johann Fabri devant 600 personnes. Il adopte le programme du premier, rédigé en Soixante-sept thèses et axé sur la supériorité de l’Écriture sur l’Église visible. Après une série d’actes iconolastes, une seconde dispute a lieu, en octobre 1523, devant 800 personnes, sur le seul thème, cette fois, des images et de la messe. Aux yeux de la hiérarchie romaine, ce type de dispute est une « révolution » car la communauté civique s’arroge le droit de décider en matière doctrinale, privilège ecclésiastique. À l’inverse, pour les Zurichois, la dispute émane de l’institution médiévale des assemblées communales et ecclésiastiques, qui toutefois ne se réfère plus qu’à l’autorité de la Bible. L’utilisation de la langue vernaculaire, l’exposition des thèses, propres à souligner les divergences, l’appel exclusif aux Écritures et la volonté d’une décision municipale placent l’Église catholique en position défensive face à l’idéal communautaire exalté par le s réformateurs: la dispute se réduit à un rituel public, sous forme d’une conjuration urbaine, qui officialise le choix de la Réforme. Considérée comme une décision prise à l’unanimité, l’orientation nouvelle engage dorénavant l’ensemble des citoyens. Les assemblées d’Obberbüren (1528) et de Kesswil (1529) qui rejettent le protestantisme sont exceptionnelles.

Les disputes ont été au coeur du commencement de la Réforme. L’extrait, cité dans l’autre billet, de Bernard Cottret, indique bien qu’elles dérivent en partie de la forme universitaire du débat. Elles s’observaient aussi au Moyen Âge, entre tendances opposées au sein du christianisme, ou entre chrétiens, juifs et musulmans là où ces différences religions étaient représentés. Les 95 thèses de Luther empruntent elles-même à la forme des débats universitaires de l’époque.

L’une des premières disputes significatives dans la diffusion de la Réforme fut celle de Leipzig, qui avait été organisée entre Eck, le vice-chancelier de l’université d’Ingolstadt, défenseur de la hiérarchie et de la tradition catholique, et Carlstadt, l’un des plus fervents disciples de Luther à ce moment. Voici comment Delumeau voit celle-ci.

La Dispute de Leipzig (juillet 1519) amena la rupture. Eck devait s’y mesurer avec Carlstadt, un des tout premiers disciples de Luther. Mais le professeur d’Ingolstadt ayant pris facilement l’avantage sur Carlstadt dans une discussion sur le lbire arbitre, Luther remplaça son ami. Les deux adversaires étaient maintenant de taille. Eck connaissait admirablement les Pères et les décrets des conciles, Luther possédait très bien les Écritures. L’un avait « une voix puissante et une mémoire prodigieuse »; l’autre « une voix claire et coupante, la parole abondante, riche de pensées et d’expressions, le ton tour à tour agressif, méprisant, impétueux, mordant ». Eck chercha moins à convaincre charitablement son antagoniste qu’à pousser vers des positions extrêmes le « docteur hyperbolique » [Luther] qu’il « était facile d’entraîner aux excès ». Rappelant le conflit qui, dans l’Église primitive, avait opposé Paul à Pierre, Luther conclut: 1º Que Paul était alors indépendant de Pierre, qui n’était donc pas le pasteur de toute l’Église apostolique; 2º Que Pierre n’était pas infaillible, puisque Paul l’avait convaincu d’erreur. Insistant d’autre part sur la fausseté de la donation de Constantin, l’Augustin [aka Luther, qui était issu de l’ordre des augustins] attaqua le pouvoir temporel des papes. Mais Luther précédemment avait fait appel au concile. Eck l’amena à reconnaître que le concile de Constance avait condamné des formules que lui, Luther, tenait pour chrétiennes, entre autres celles-ci: « Il n’est pas nécessaire au salut de croire que l’Église romaine est supérieure aux autres. » Alors à quoi bon l’appel au concile?

Rentré à Wittenberg, Luther chercha une justification à l’attitude qu’il avait adopté à Leipzig. Il la trouva dans la Première Épître de saint Pierre (I,9):

« Vous (Chrétiens), vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s’est formé, afin que vous annonciez les vertus de celui qui vous a appelé des ténèbres à une admirable lumière ».

C’est la théorie du sacerdoce universel. Désormais, sans nier l’utilité de toute hiérarchie, Luther ne verra plus de différence de nature entre prêtres et fidèles. Et si un simple fidèle est illuminé par l’Esprit, il en sait plus que tous les conciles. 

Au-delà du récit des événements et de l’importance respective de chacune des disputes rapportées dans ces différents extraits, on notera la différence de traitement selon les historiens. Cottret, El Kenz et Gantet mettent l’accent sur le système de la dispute, son cadrage et le passage d’un milieu contrôlé (universitaire, notamment) à un milieu hors du contrôle ecclésiastique (l’assemblée des fidèles). Quand on réfléchit à ce qu’implique l’analyse proposée par El Kenz et Gantet, on réalise que le dispositif de la dispute de Zurich était subversif, même si d’aventure la représentation catholique l’avait emporté, car le jugement final, prononcé par les représentants civils, contrevenait à l’autorité de la hiérarchie catholique. Autant dire que le format n’était pas neutre. Delumeau traite bien autrement la dispute de Leipzig. Il est vrai que, se situant au commencement du processus, elle ne montre pas les mêmes rapports de force. Cottret décrit la dispute de Lausanne, bien plus tardive, comme un dispositif de propagande bien rodé par les partisans de la Réforme. Au contraire, à Leipzig, les catholiques avaient pu imposer un de leurs poids lourds face à un théologien mal préparé (Carlstadt) et contraint Luther à faire évoluer ses doctrines pour faire face à ses contradictions. C’est justement sur ce point que le traitement de Delumeau se différencie de ceux des autres historiens cités : en historien qui n’a jamais caché son engagement chrétien, Delumeau s’intéresse davantage à la dimension doctrinaire de la dispute et décrit fort peu le dispositif qui l’a encadré, ne laisse pas savoir qui l’organisait ni qui devait juger du résultat.

Bibliographie

Renaissance et Réforme: l’avis de Peter Burke

À la fin du dernier mois de novembre, j’avais écris un billet sur la relation complexe de Luther avec l’humanisme. J’y rapportais notamment l’avis de Jean Delumeau, selon lequel, en raison de sa théologie du péché originel, les protestantismes étaient des antihumanismes. Selon lui, cela pouvait être corroboré par le faible nombre d’humanistes étant passés à la Réforme. Aujourd’hui, en complément de ce précédent billet, le son de cloche différent de Peter Burke, qui défend la thèse inverse.

[…] nous constatons que certaines des grandes figures de la Réforme approuvaient la Renaissance et considéraient ses acteurs comme leurs précurseurs. Luther estimait que c’était Dieu qui avait fait revivre l’hébreu, le grec et le latin (via la diaspora grecque de 1453), à des fins évangéliques, et encourageait son ami Melanchthon à enseigner les humanités à l’université de Wittenberg. Ulrich von Hutten publia en 1517 le traité de Lorenzo Valla sur la « Donation de Constantin », pour en faire une arme dans le conflit entre Luther et le pape. Zwingli et Calvin avaient tous deux reçu une solide éducation humaniste avant de devenir protestants. Calvin, par exemple, commença sa carrière intellectuelle par un commentaire sur le traité de Sénèque De la clémence. Critique féroce du néoplatonisme qui avait cours dans le cercle de Marguerite de Navarre, Calvin n’en cite pas moins plusieurs fois Platon dans son oeuvre majeure, L’Institution de la religion chrétienne. Son disciple Théodore de Bèze louait François Ier d’avoir ressuscité l’hébreu, le grec et le latin, « les portières du temple de la vraie religion » .

Comme je l’ai indiqué, la thèse défendue par Burke, celle d’une continuité entre humanisme et protestantisme, est la plus intuitive et la plus aisée à comprendre. Les arguments de Delumeau demeurent essentiels pour prendre une distance prudente et critique face à cette thèse et en voir les limites. Mais l’extrait de Burke montre notamment l’insuffisance des exemples donnés par Delumeau lorsqu’il s’agit de prétendre que peu d’humanistes sont passés à la Réforme.

Voilà une situation où le lecteur aura à s’interroger sur le guide qu’il suivra.

Bibliographie

Luther et l’humanisme: une relation compliquée

Il n’est pas question dans ce court billet de présenter systématiquement le débat sur les liens entre Luther et l’humanisme ni d’y apporter des éléments de réponse particulièrement originaux. Uniquement quelques éléments épars piochés à droite ou à gauche, convergeant sur un thème commun, celui du lien entre humanisme et luthéranisme. Il n’y a par conséquent pas de prétention non plus à livrer une conclusion définitive.

On a beaucoup parlé des liens de Luther et de l’humanisme. À l’époque même, plusieurs contemporains ont vu des liens de causalité entre humanisme et réforme. « Érasme a pondu l’œuf que Luther a couvé » — le beau mot origine, semble-t-il, des franciscains de Cologne : il est repris un peu partout . En Espagne comme en Italie, ses ennemis firent à Érasme une réputation de luthérien . L’application de la méthode philologique, le désir acharné des humanistes de retourner aux sources, de nettoyer la Bible des scories des multiples traductions, ne serait-elle pas une source de la doctrine du sacerdoce universel de Luther ? De même, la critique que Lorenzo Valla fit de la Donation de Constantin, démontrant que la possession des États pontificaux par le pape reposait sur une falsification, rendit ses écrits populaires auprès des protestants.

Du point de vue spirituel, nombres d’humanistes, notamment Érasme et Lefebvre d’Étaples, ont adhéré à un « évangélisme », une spiritualité chrétienne privilégiant les évangiles sur les autres textes bibliques, un autre point qui se retrouverait chez les réformés.

L’association entre humanisme, notamment sa version érasmienne, et le luthéranisme n’est donc pas complètement farfelue. On y adhère aisément. C’est même la manière dont, si je me fie aux copies d’examen, mes étudiants comprennent le plus facilement le rapport entre les deux.

Cependant, des historiens, comme Jean Delumeau, voient dans le protestantisme d’un Luther ou d’un Calvin un anti-humanisme. L’humanisme serait foncièrement optimiste sur la nature humaine : les théologies des humanistes n’insisteraient pas sur la doctrine du péché originel et lui donneraient peu d’importance. Au contraire, Luther a mis le péché originel au centre de sa théologie ; sa doctrine de la grâce (Dieu seul sauve le chrétien et les œuvres n’y sont pour rien) en découle. La doctrine de la prédestination de Calvin également. Vu l’importance de ces doctrines respectivement chez les humanistes et chez les protestants, Delumeau estime qu’elles étaient difficilement conciliables. Les humanistes ayant adhéré à la Réforme, comme Philipp Melanchton et Ulrich Zwingli, lui paraissent être l’exception plutôt que la norme. Les autres humanistes, soit restèrent au sein de l’Église catholique (Érasme, More, Lefèvre d’Étaples), soit apparurent comme des dissidents au sein des ensembles protestants (Miguel Servet) . Ce sont ces enjeux qui ont été au cœur de l’affrontement direct entre Érasme et Luther, écrivant respectivement, l’un contre l’autre, les traités Du libre arbitre et Du serf arbitre .

D’ailleurs, bien que Luther fut lecteur de théologie à l’université de Wittenberg, un foyer d’humanisme où il rencontra Philipp Melanchton, sa vision des textes de l’antiquité et du rapport à la lecture ne semble pas bien proche de l’idéal humaniste, lorsqu’on lit L’appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520), l’un de ses principaux traités réformateurs :

Les Universités auraient aussi bien besoin d’une bonne et solide réforme. Il faut que je le dise, s’en irrite qui voudra. […] que sont les Universités, tant que ne seront pas changées les dispositions actuelles, sinon comme le dit le livre des Macchabées [2 Macc. 4,9,12] des « gymnasia epheborum et graecae gloriae » où l’on mène une existence indépendante, où l’on n’enseigne guère la Sainte Écriture ni la foi chrétienne et où le maître aveugle et païen Aristote règne seul, ayant le pas même sur le Christ ? Je conseillerais alors que les livres d’Aristote, la Physique, la Métaphysique, le Traité de l’âme, l’Éthique qui jusqu’à présent ont été tenus pour les meilleurs soient purement et simplement supprimés ainsi que tous ceux qui se targuent de traiter des choses naturelles, alors qu’on ne peut en tirer aucun enseignement, ni sur les choses naturelles, ni sur les spirituelles, qu’en outre personne n’a pu jusqu’à présent saisir ce qu’il voulait dire et bien que tant d’heures et d’âmes nobles se soient vainement dépensées en travail, en études et en frais superflus. […] J’en ai le cœur marri, quand je pense qu’en sa malice et son orgueil ce maudit païen a réussi à séduire avec ses paroles trompeuses tant d’excellents Chrétiens ; ainsi Dieu s’est servi de lui pour nous châtier à cause de nos péchés » .

Il ne faut pas forcément y voir une tendance rigoureusement absente chez les humanistes. Ces derniers, pour la plupart fervents chrétiens, ont été à la fin du XVe siècle et au début du XVIe traversé de courants de prudence dans le maniement des lettres païennes . Érasme, par exemple, rappelait que les livres anciens devaient servir, en fin de parcours, à être un meilleur chrétien, à cultiver sa vertu et son amour. Il posait pour principe général que « si toute science peut être reliée au Christ, l’une y conduit par une voie plus directe que l’autre. C’est d’après cette fin que tu dois mesurer l’utilité ou le danger de toutes les choses intermédiaires. » Il poursuivait avec un passage éloquent:

Tu aimes les lettres. Bravo, si c’est pour le Christ. Mais si tu ne les aimes que pour le savoir, tu restes arrêté là d’où tu aurais dû te mettre en marche. Si tu recherches les lettres pour qu’avec leur aide tu comprennes plus clairement le Christ caché dans les Saintes Lettres, pour que l’ayant compris tu l’aimes, l’ayant compris et aimé tu le fasses connaître ou en jouisses, prépare-toi à l’étude des lettres ; mais ne va pas au-delà de ce qui sera à ton avis utile pour avoir un esprit attaché au bien. Si tu as confiance en toi-même et espères un grand profit dans le Christ, continue comme un audacieux marchand ton voyage encore plus loin dans les lettres des païens et transforme les richesses des Égyptiens en ornement pour le temple du Seigneur. Mais si tu crains plus de perte que tu n’espères de profit, reviens à la première règle, connais-toi toi-même et mesure-toi à ton aune. Il vaut mieux moins de science et plus d’amour que plus de science et point d’amour .

Mais jamais Érasme n’alla aussi loin que recommander qu’on bannisse simplement ces lettres, comme Luther le faisait. Érasme restait un humaniste, qui aimait et souhaitait préserver les lettres anciennes. Luther, qui avait lu Aristote, s’en méfiait. Il participait de la culture humaniste, mais pas de leur sensibilité. Dans l’Appel à la noblesse de Luther, on retrouve même ici et là des rapprochements avec les humanistes. Ainsi, si on devait lire Aristote, il faudrait que ce soit pour former des prédicateurs et qu’on le lise « sans scolies », sans commentaires .

Mais plus loin encore, il écrivait ceci :

Quant aux livres, il faudrait aussi en réduire le nombre et choisir les meilleurs, il ne faudrait pas non plus lire beaucoup, mais lire de bonnes choses et les lire souvent, si peu que ce soit, voilà qui rend savant dans la Sainte Écriture et pieux en même temps. Il faudrait même [ne] lire les écrits de tous les Saints Pères que pendant quelque temps pour être initiés, grâce à eux, à la Sainte Écriture ; nous ne les lisons maintenant que pour nous y arrêter et nous n’entrons jamais dans l’Écriture, ainsi nous ressemblons à ceux qui regardent les indications des chemins et ne font quand même jamais le chemin » .

Le trait qui est au cœur de la sensibilité humaniste, l’amour des lettres anciennes, ne semble décidément pas être partagé par Luther. Tout au plus dira-t-on qu’ils sont le fruit d’un même temps et répondent à des questions communes.

Bibliographie

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue pour ce billet:

J.-C. MARGOLIN, « Érasme et Luther ? Érasme ou Luther ? Une problématique toujours ouverte », dans: Luther et la réforme. Du Commentaire de l’Épître aux Romains à la Messe allemande, éd. J.-M. Valentin, Paris, Desjonquères, p. 207-228.

Un article où j’ai repérée cette référence: http://rsr.revues.org/1981

Florilège de propositions laxistes

Dans un passage de L’aveu et le pardon, dont j’ai parlé dans le dernier billet, Jean Delumeau cite en vrac un ensemble de propositions qualifiées de « laxistes », qui ont été condamnées comme telles à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle . Il les regroupe en deux catégories, selon la morale d’aujourd’hui entre celles qui lui semblait moralement insoutenables (catégorie A) et celles qui lui semblaient « en avance sur l’époque » (catégorie B). Les dates entre crochets  indiquent l’année du texte où elles ont été condamnées.

Catégorie A

-Celui qui fait une confession volontairement nulle satisfait au précepte de l’Église [1665].

-Un mari ne pèche pas quand, de sa propre autorité, il tue sa femme surprise en crime d’adultère [1665].

-On trouverait difficilement chez des séculiers, même chez des rois, du superflu; dès los personne, ou à peu près,n’est tenu à faire l’aumône, puisque l’ont n’est tenu de la faire que de son superflu [1679].

-Il est permis de désirer d’une manière absolue la mort de son père, non point pour le mal du père, mais pour le bien de celui qui la désire, parce que cette mort rapportera à celui-ci un riche héritage [1679].

-Il est permis à un homme d’honneur de tuer un agresseur qui s’efforce de le calomnier, s’il n’a as d’autre moyen d’éviter cette ignominie; autant faut-il en dire du fait de tuer qui lui a donné un soufflet et l’a frappé d’un bâton, même si l’agresseur s’enfuit après le soufflet ou le coup de bâton [1679].

-Il est licite de défendre, au besoin en tuant, non seulement sa vie, mais encore des biens temporels dont la perte serait un très grave dommage [1700].

-Un chevalier peut même offrir le duel, s’il n’a pas d’autre moyen de pourvoir à son honneur [1700].

-Une femme peut soustraire de l’argent à son mari, même pour se livrer au jeu, si cette femme est de condition telle qu’un jeu honnête entre pour elle dans les nécessités générales de la vie [1700].

-Les sujets peuvent ne pas payer les impôts légitimes [1700].

 

Catégorie B

-Il n’est pas évident que la coutume de ne pas manger d’oeufs ni de laitages en carême, soit obligatoire [1666].

-Elle est probable, l’opinion qui dit qu’il y a seulement péché véniel dans un baiser donné à cause de la délectation charnelle et sensuelle qui naît du baiser, sans péril de consentement ultérieur et de pollution [éjaculation] [1666].

-L’acte du mariage accompli exclusivement pour la volupté ne saurait aucunement constituer une faute, même vénielle [1679].

-Appeler Dieu en témoignage d’un mensonge léger n’est pas une irrévérence telle que Dieu veuille ou puisse, à cause d’elle, damner un homme [1679].

-Il est permis de procurer l’avortement, avant que le foetus soit animé, pour éviter à une fille devenue enceinte la mort ou le déshonneur [1679].

-Il est permis de voler, non seulement dans le cas de nécessité extrême, mais même dans celui de nécessité grave [1679].

-Une somme en espèces étant plus précieuse qu’une somme en espérance, n’y ayant personne qui ne préfère une somme présente à une somme future, le prêteur peut exiger de son débiteur quelque chose en plus de la somme prêtée, et être excusé d’usure à ce titre [1679].

-La pollution [masturbation] n’est pas défendue par le droit naturel. Dès lors, si Dieu ne l’avait pas interdite, souvent elle serait bonne; quelquefois même elle serait obligatoire sous peine de péché mortel [1679].

-Au for de sa conscience nul n’est tenu de fréquenter sa paroisse ni pour la confession annuelle, ni pour la messe paroissiale, ni pour y entendre la parole de Dieu, la loi divine, les éléments de la foi, la doctrine des moeurs qui y sont prêchés dans les instructions [1700].

 

Bibliographie

 

L’aveu et le pardon

L’aveu et le pardon est un petit livre de Jean Delumeau, qu’on pourrait ironiquement décrire comme le quatrième volume de la « trilogie de la peur ». Pour situer celle-ci, il faut rappeler que Delumeau, historien du christianisme moderne, est également l’un des pionniers de l’histoire des émotions. Catholique pratiquant, Delumeau a en grande partie orienté ses recherches à partir de la question de la désaffection des églises. C’est en suivant cette piste qu’il s’est intéressé à la manière dont l’Église manipulait les émotions des croyants. Il a ainsi écrit La peur en Occident , qui a été suivi de Le péché et la peur, le sentiment de culpabilité en Occident , puis de Rassurer et protéger, une histoire du sentiment de sécurité Le péché et la peur comporte une grosse section dédiée à l’histoire de la confession destinée à montrer qu’après le concile de Latran, les manuels de confession ont constamment affiné leur typologie du péché, produisant un puissant terreau de culpabilisation. En contrepartie, Rassurer et protéger devait comporter un dossier sur les composantes rassurantes de la confession. Pourtant, Delumeau a choisi d’isoler le dossier et d’en faire un livre à part sur l’histoire de la confession, considérant que le sujet avait une autonomie propre. C’est pourquoi je qualifie L’aveu et le pardon de « quatrième volume » de la « trilogie de la peur ».

Je traiterai les 14 chapitres du livre en les regroupant en quatre thèmes: l’obligation de la confession, les motifs du repentir, la querelle du laxisme et la querelle du probabilisme.

1. L’obligation de la confession

Dans ces  trois  chapitres, Delumeau insiste en particulier sur différentes conséquences sociales du choix fait par l’Église, à partir du Concile de Latran (1215), de rendre la confession obligatoire, une fois par année, pour chaque croyant. Cette obligatoire a d’abord fait naître une abondante littérature destinée à aider les confesseurs dans leur tâche, puisque désormais tous les catholiques étaient contraints à la confession. La tâche était soudainement alourdie pour les confesseurs et l’obligation de la  confession faisait entrer ce moment dans la vie intime de chaque catholique. La contrainte s’exerçait à la fois pour les confesseurs et les confessés, qui étaient, de part et d’autre, parfois tentés de bâcler la confession. Cependant les auteurs des manuels de confession étaient prolixes de conseils aux confesseurs, pour faire venir l’aveu des pénitents, pratiquant une « obstétrique spirituelle », faisant « accoucher » le pénitent de l’aveu de ses péchés. On distinguait différents groupes sociaux: il fallait se montrer rassurant avec les uns, autoritaire avec les autres. Dans tous les cas, le confesseur était invité à ne laisser paraître aucun jugement face aux aveux, afin de ne pas couvrir le pénitent d’une honte qui lui ferait fuir le confessionnal. Le vocabulaire de la charité et de la bonté remplit les conseils donnés aux confesseurs. Des tactiques d’interrogatoires sont suggérées, allant de l’ordre dans lequel le prêtre pose les questions, à la manière dont il accueille le pénitent dans le confessionnal. Pour rassurer ce dernier, il fallait insister sur trois caractère du sacrement: la confidentialité de celui-ci était sacré et inviolable; le confesseur serait charitable et compatissant; le confesseur est un pécheur comme le confessé . Ces mesures étaient d’autant plus nécessaire que toute la pastorale de l’époque visait à inquiéter les fidèles concernant leurs péchés et les conséquences de ceux-ci sur leur salut: il fallait en retour offrir des moyens de les rassurer. Toutefois, et cela conclut le troisième chapitre, l’insistance répétée sur le caractère compatissant du confesseur allait se heurter aux doctrines les plus rigoristes.

2. Les motifs du repentir

Les chapitre 4 à 6 portent du vaste et long débat opposant les partisans de « l’attrition » et de la « contrition ». Ces deux termes désignent deux attitudes que pouvaient adopter les  pénitents au moment de demander l’absolution. Le premier terme signifie « brisé », le second « broyé »:

Le cœur était-il « broyé » par la contrition ou « brisé » par l’attrition? Telle n’était pas vraiment la question. En revanche, [les pénitents] devaient  s’interroger sur le motif de leur repentir: étais-ce l’amour de Dieu (la contrition)? Ou, plus prosaïquement, la laideur du péché et la peur de l’enfer (l’attrition)? Cette dernière suffisait-elle pour obtenir le pardon de Dieu dans le sacrement de pénitence?

Le débat opposait ceux qui, cherchant à rassurer les fidèles, voulaient leur accorder l’absolution dès lors qu’ils étaient attrits, une attitude beaucoup plus commune que la contrition. Au contraire, les théologiens plus rigoristes estimaient qu’il fallait absolument être contrits pour bénéficier du pardon. Pascal se scandalisait ainsi des théologiens qui se contentaient de l’attrition: « On rend digne de jouir de Dieu dans l’éternité ceux qui n’ont jamais aimé Dieu en toute leur vie! » Pourtant, en plus de permettre de rallier un plus grand nombre de fidèles, accorder l’absolution en se contentant d’attrition pouvait aussi s’argumenter en rappelant la puissance du sacrement, qui pouvait sauver le fidèle malgré l’imperfection de son repentir. Ainsi, ce furent souvent les prêtres qui pratiquaient le plus régulièrement la confession, en particulier auprès des humbles, qui plaidèrent en faveur de l’attrition. Certains estimaient que le pardon accordé permettait au pénitent de passer de l’attrition à la contrition. Les subtilités des motifs du repentir et de l’examen des sentiment du pénitent alimentèrent une abondante littérature casuistique dont l’application était souvent, dans la pratique, très difficile.. Les débats entre les partisans de la contrition et ceux de l’attrition ne se tarirent pas, tout en long du XVIIe siècle. Au milieu de celui-ci, la « guerre aux confesseurs trop indulgents » avait atteint son sommet, sous l’influence des jansénistes. Les attritionnistes finirent cependant par avoir gain de cause, au prix d’une importante concession: il fallait, pour que le pardon soit efficace, éprouver « un début d’amour » pour Dieu, autrement dit un début de contrition.

3. La querelle du laxisme

Faisant directement suite au débat du l’attrition, les chapitres 7 à 10 portent sur la querelle du « laxisme ». Il s’agit, là aussi, d’un débat sur la sévérité du confesseur, sur l’accessibilité du pardon, sur l’importance de rassurer le fidèle. Mais la querelle opposant « rigoristes » et « laxistes » portait moins sur les motifs du repentir que sur le délais d’absolution. Avant 1643, en France, la coutume la plus répandue était d’absoudre les pénitents de tous leurs péchés, en bloc. À cette date, toutefois, l’un des best-sellers de l’époque, La Fréquente Communion, d’Arnauld, diffusait les recommandations de l’évêque Saint Charles Borromée, qui recommandait une plus grande sévérité. Les confesseurs trop indulgents étaient accusés de trahir les pénitents « avec une fausse miséricorde et une douceur cruelle, en couvrant seulement des playes qui ne se peuvent guérir que par le fer et par le feu » . D’après Charles  Borromée, les prêtres devaient différer l’absolution d’un péché jusqu’à ce qu’ils perçoivent des signes d’amendements; ils devaient être sûrs que les pénitents parviendraient à ne plus récidiver. Les rigoristes craignaient non seulement qu’une absolution trop facile n’encourage les pécheurs à retomber aussitôt dans la faute, mais également qu’en leur donnant cette absolution facile, le confesseur ne se fasse leur complice et compromette ainsi son propre salut. Mais les laxistes pouvaient montrer que les exigences rigoristes se heurtaient à de multiples situations moralement difficiles à trancher ou socialement problématiques. Ceux qui furent taxés de « laxistes » étaient généralement ceux qui prenaient en considération le contexte où évoluait le pécheur. À ce sujet, Delumeau note que les casuistes « ont certainement aidé à la [la notion de circonstances atténuantes] faire pénétrer dans les mentalités » . Un autre débat important concernait la pénitence à imposer au pécheur: nombre d’auteurs de manuels de confession estimaient qu’elle devait être « proportionnée à ses forces » . Mais d’autres circonstances que la personnalité du pécheur devaient être prises en compte. Ainsi, un péché commis publiquement devait être puni plus sévèrement pour éviter le scandale. Mais cette complexité du diagnostic entraînait des problèmes pratiques dans le confessionnal, tant au niveau de « l’obstétrique spirituelle » que de la conscience des pénitents. Il fallait à tout prix éviter de rendre « le joug de la confession insupportable », selon le mot de Melchor Cano et « délivrer un esprit sergenté de la tyrannie des scrupules », selon celui de Valère Régnault (tous deux cités ). Pour éviter de rendre la confession insupportable, il importait de bien distinguer les péchés mortels des péchés véniels et d’éviter de qualifier trop sévèrement ces derniers. Ici encore, les nuances proposées par nombre de théologiens et de casuistes afin de rassurer les pénitents ont indigné les plus rigoristes, qui se sont empressés de les dénoncer. L’apogée du « laxisme » se situe dans la première moitié du XVIIe siècle et le moment fort de la réaction rigoriste commence vers 1640. En observant les thèmes des propositions « laxistes » condamnées à cette époque, Delumeau note quatre domaines où les confesseurs ont particulièrement tenté de rassurer leurs pénitents :

  • La protection de l’honneur et de la réputation
  • Le prêt à intérêt
  • La sexualité
  • Les pratiques liées au culte.

Sur l’ensemble du débat, Delumeau note que les laxistes, quoiqu’on ait pu leur reprocher, avaient une conscience aiguë de l’évolution du monde de de sa croissance en complexité. Ils tentaient d’élaborer une morale adaptée à leur monde, convaincus que les Pères de l’Église n’avaient pas rencontré les mêmes problèmes qu’eux.

4. La querelle du probabilisme

Puis viennent les chapitres sur la querelle du probabilisme, très proche de celle du laxisme dans son esprit. Chronologiquement, cette doctrine vient après le « tutiorisme » et le « probabiliorisme ». La première doctrine à naître, le « tutiorisme », dominante entre 1300 et 1550, préconisait de toujours privilégier l’opinion qui apparaissait comme « la plus sûre », parce que défendue par des penseurs plus nombreux et plus prestigieux ). Pourtant, durant cette même période, apparaît également le « probabiliorisme » qu’on formulera ainsi: « Il n’est pas toujours de nécessité de salut de suivre une opinion plus sûre. Il suffit d’une opinion sûre. Car « plus sûr » [tutior] est un comparatif qui  présuppose qu’une autre opinion est sûre. » (Jean Niger, cité par Delumeau, ). Le passage du probabiliorisme au probabilisme se concrétise d’abord sous la plume du dominicain Bartolomé de Medina, puis celle du jésuite Francisco Suárez. Pour eux, en cas de doute, il suffisait de suivre une « opinion probable ». La préoccupation de Medina est surtout d’alléger l’inquiétude des gens lorsqu’il leur était difficile de déterminer, entre deux opinions probables, laquelle était la plus sûre. Cette préoccupation s’accompagnait, chez les penseurs probabilistes, d’une réflexion sur la liberté humaine et sur « ce qu’on pourrait appeler les « silences » de la loi, qui permettent la libre détermination individuelle » . Cette posture morale était susceptible de dérives, mais elle permettait aussi au croyant de faire des choix moraux contre l’avis dominant.

Le probabilisme, parce qu’il favorisait le laxisme, fut emporté avec lui par la victoire des rigoristes dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Et cependant, le rigorisme engendra une multitudes de difficultés, dans la pratique de la confession obligatoire, que l’Église ne parvint jamais vraiment à régler. Sa pratique, encore au XIXe siècle (et dans la première moitié du XXe, ajouterais-je pour le Québec), contribua à la désertion des sacrements et, en fin de parcours, à la défection des croyants du catholicisme. Aussi, au milieu du XVIIIe siècle, Saint Alphonse de Liguori tenta de combattre le rigorisme par la formulation d’une doctrine bienveillante évitant les écueils du laxisme. Il chercha à libérer la morale de l’autorité en leur substituant la Raison, fidèle en cela à la tendance du Siècle des Lumières. Il voulut aussi éviter que le confesseur n’impose des conduites, sauf en des situations où la Raison l’exigeait. En cela et en d’autres choses, il chercha le juste milieu. Dans l’ensemble, le nom d’Alphonse de Ligori est resté attaché à une doctrine dite « équiprobabiliste », qui rappelait qu’il fallait privilégier l’opinion la plus probable, mais qu’il arrivait parfois que deux opinions opposées soient également probables: « Alors, c’est à la conscience individuelle  de se déterminer » . Bien que le rigorisme est resté largement répandu jusqu’au milieu du XXe siècle, Saint Alphonse de Ligori a ouvert une voie alternative qui fut très influente. Concluons ce billet sur une dernière citation:

Le père Rey-Mermet parle d’ « humanisme des Lumières » et de « personnalisme chrétien »: c’est bien ainsi qu’historiquement a été comprise la morale alphonsienne. Elle invitait l’homme moderne à assumer lui-même ses responsabilités éthiques et donc à prendre des risques. Mais, en même temps, elle le rassurait en le déculpabilisant lorsqu’il se décidait en toute bonne foi et en s’étant entouré de garanties sérieuses .

Bibliographie