Les larmes de Sepúlveda

J’avais il y a peu écrit un court billet sur Juan Ginés de Sepúlveda, l’adversaire de Bartolomé de Las Casas lors de la controverse de Valladolid. J’y indiquais deux citations grappillées dans ma bibliothèque en rappelant pourquoi il était moins connu que Las Casas et qu’il était nécessaire de le comprendre un peu pour comprendre les dynamiques de son époque. Aujourd’hui, rapidement, je reviens avec une autre citation. Celle-ci concerne moins ses idées sur la conquête de l’Amérique que la manière dont il a appréhendé la controverse avec Las Casas.

Sepúlveda, traducteur d’Aristote, s’était aussi fait connaître entre autres dans les années 1520 par des ouvrages polémiques contre Luther (1526) et un ouvrage faisant la promotion de la guerre contre les Turcs (1529), qui étaient alors sur l’offensive dans la Méditerranée et les Balkans. Il devint chroniqueur de l’empereur à partir de 1536. Au début des années 1530, la question de la menace turque avait entraîné des débats intenses sur l’opportunité de leur faire la guerre. Nombre d’intellectuels, parfois mineurs, parfois de premier plan comme Érasme, Vives et Luther, se sont commis sur cette question. Or, au même moment, chez les étudiants de Salamanque et Valladolid, se développait autour de l’école du droit naturel l’idée que même une guerre défensive était incompatible avec les idéaux chrétiens. Pour Sepúlveda, qui avait fait la promotion de la guerre contre les Turcs quelques années plus tôt, ce courant était une menace aux intérêts de la chrétienté. Il écrit donc un traité (dit le premier Democrates,parce qu’il était écrit sous la forme d’un dialogue où le personnage représentant les idées promues par Sepúlveda s’appelait Democrates), publié en latin en 1535 et en espagnol en 1541, pour affirmer l’idée que la guerre et la religion chrétienne étaient compatibles.[1] 

Ce qui amena Sepúlveda à se heurter à Las Casas, c’est qu’il poussa plus avant sa démarche. À ce point, Sepúlveda s’était montré davantage préoccupé par la discussion des enjeux du pouvoir par la lecture d’Aristote et la question de la menace ottomane. C’est en étendant sa réflexion à d’autres débats en vogue qu’il en vint à s’intéresser à ce qu’on appelait les « Indes », dans un traité reprenant le dialogue entre Democrates et son interlocuteur, Leopoldo (qu’on appelle communément le Democrates secundus, écrit dans la deuxième moitié des années 1540). Il y adaptait les idées d’Aristote aux « Indiens » tout en acceptant la prémisse que ces derniers étaient, au moins provisoirement,inférieurs intellectuellement. À Leopoldo, Democrates disait :

Une d’elles, la mieux applicable aux barbares vulgairement appelés Indiens, dont tu sembles t’être chargé de la défense, est la suivante : lorsque ceux dont la condition naturelle est qu’ils doivent obéir à d’autres refusent leur autorité, ou lorsqu’il n’y a pas d’autre moyen, il faut les dominer par les armes ; une telle guerre est juste, selon l’opinion des plus éminents philosophes.[2]

Dans le précédent billet que j’ai écrit sur cette question, on peut voit que cette « domination » n’impliquait pas pour lui une mise en esclavage, et Sepulveda combattit sur cette question ceux qui simplifiaient sa thèse pour justifier une mise en esclavage des « Indiens »[3]. Il reste que les idées défendues permettaient la défense du système des conquêtes militaires et de la répartition des conquis en encomiendas, deux pratiques auxquelles Las Casas s’opposait. Aussi celui-ci attaqua-t-il le Demorates secundus dès qu’il en apprit la rédaction, faisant jouer ses contacts au Conseil de Castille et au Conseil des Indes pour en empêcher la publication. Sepulveda répliqua en demandant l’examen d’un ouvrage controversé de Las Casas et en attaquant son adversaire sur sa réputation d’homme toujours au milieu des polémiques. C’est cet engrenage qui mena à l’organisation, quelques années plus tard, de la polémique de Valladolid, sur laquelle je ne reviendrai pas ici, faute de temps.

Je me contenterai de rappeler qu’après la controverse de 1550, Sepúlveda ne put publier ses écrits. Ces derniers étaient cependant connus des conquistadores, qui en récupéraient l’argumentation pour défendre leurs intérêts, tandis que Bartolomé de Las Casas poursuivait ses attaques, allant jusqu’à publier — sans autorisation de le faire — sa version de la controverse de Valladolid à Séville en 1552.

C’est dans ce contexte qu’on retrouve des correspondances de Sepúlveda, où il se plaint de la situation. Sepúlveda semble avoir été désireux de passer à autre chose et il reprochait à Las Casas de ne pas le laisser tranquille, de multiplier les attaques, insinuant que Sepúlveda défendait « des choses contraires à l’esprit évangélique et à toute la chrétienté », défendait les pratiques tyranniques des encomenderos et d’être un « exterminateur du genre humain qui va semant un aveuglement mortel. » Un passage de la lettre indique :

Il m’a ainsi placé dans la nécessité de défendre mon honneur. […] J’aurais sans doute souffert et laissé sans réponse ses injures à mon égard, si elles n’avaient pas été liées à la cause commune et n’avaient constitué un affront et un outrage à Dieu, en répandant des doctrines impies à l’égard des rois et des nations, en les accusant de tyrannie et de spoliation, et envers le public en faisant imprimer ses écrits sans autorisation.[4]

Dans l’analyse des différences entre Las Casas et Sepúlveda, il y a certainement des logiques intellectuelles, qui ont été longuement analysées par plusieurs auteurs. Mais la controverse n’avait pas la même signification pour l’un et l’autre. La carrière de Sepúlveda était typiquement celle d’un homme de lettres, qui développait un système d’idée et n’avait jamais mis les pieds en Amérique. Las Casas, au contraire, a été témoin (et partie, au début de sa vie) des exactions commises par les conquistadores envers les peuples conquis en Amérique. Là où Sepúlveda voyait un débat d’idée, Las Casas voyait d’abord des gens de chair et de sang[5]. De même, là où Sepúlveda voyait une étape dans sa réflexion, Las Casas avait fait de cette question le combat de toute sa vie.


Notes

[1] Bernard LAVALLÉ,Bartolomé de Las Casas: entre l’épée et la croix, Paris, Payot, coll. « BiographiePayot », 2007, p. 185. Pour la date des écrits, Henry MÉCHOULAN,Le sang de l’autre: ou, L’honneur de Dieu: indiens, juifs, morisques dans l’Espagnedu Siècle d’or, Paris, Fayard, coll. « La Force des idées »,1979, p. 279.

[2] Citations par Bernard LAVALLÉ, Bartolomé de Las Casas, op. cit., p. 185.

[3] Ibid., p. 187.

[4] Cité par Lavallée qui n’en précise malheureusement pas la date, mais qui est probablement postérieur à 1552. Ibid., p. 195.

[5] Ibid., p. 187.

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Deux citations de Sepulveda

La semaine dernière, une amie préparant un exercice pédagogique m’écrivait un message pour me demander si j’avais des citations de Juan Ginés de Sepúlveda. Ce dernier, grand penseur du XVIe siècle, est surtout connu comme celui qui a donné la réplique à Bartolomé de Las Casas, le « défenseur des Indiens ». J’avais déjà dit quelques mots de Las Casas ici, en me centrant sur des aspects moins connus de sa vie. L’épisode le plus connu de sa vie est cependant la controverse de Valladolid. Alors que les débats sur les droits des « Indiens » (les différents peuples autochtones d’Amérique conquis par les Espagnols ou vivant dans leur voisinage) lancés par Las Casas et d’autres religieux faisaient rage, la couronne a organisé une rencontre entre ce dernier et un contradicteur. Le débat, tenu en les circonstances, devait permettre aux décideurs de cerner les enjeux.

Las Casas est aujourd’hui beaucoup mieux connu que son adversaire. Il y a à cela deux raisons : d’abord, parce qu’il a remporté, à Valladolid, une certaine victoire. En effet, à la suite de la controverse, Sepulveda eut l’interdiction de publier son argumentation, un geste qui marque la préférence de la couronne pour les thèses de Las Casas. Ce n’est pas tant par grandeur d’âme que le souverain a fait ce choix, mais plutôt parce que les thèses de Las Casas, dans leur version la plus modérée, permettait à la Couronne de se poser en défenderesse des « Indiens » et de justifier ainsi sa politique visant à réduire le pouvoir et l’influence des encomenderos (voir ici) en Amérique. Lorsque cette victoire sera acquise, les agents du pouvoir royal se montreront beaucoup moins favorables aux disciples de Las Casas. Quoi qu’il en soit, les thèses de Sepulveda ne furent pas publiées avant le XIXe siècle, ce qui est l’une des raisons pour lesquelles elles sont moins connues. L’autre raison, tout simplement, est que tout le monde préfère entendre parler du « héros » plutôt que du « méchant » de l’histoire. Juan Ginés de Sepulveda mérite pourtant d’être connu, ne serait-ce que parce que la connaissance de ses idées est nécessaire pour comprendre son époque. L’homme n’était d’ailleurs pas un « deux de pique », comme on dit. Chroniqueur de l’Empereur, théoricien politique, bon connaisseur du grec, c’était probablement l’un des meilleurs traducteurs d’Aristote de l’époque. C’est d’ailleurs sur les thèses d’Aristote que s’appuie une bonne partie des idées de Sepulveda sur l’inégalité humaine.

J’ai retrouvé dans ma bibliothèque deux petits extraits de ses écrits. La première reproduit une partie de son argumentation sur l’inégalité humaine, justifiant la conquête de l’Amérique, d’après un traité sur « les causes de la guerre juste ».

« C’est pour cela que les fauves sont domptés et sont assujettis à l’empire de l’homme. Pour cette raison, l’homme commande à la femme, l’adulte à l’enfant, le père au fils : c’est-à-dire que les plus puissants et les parfaits l’emportent sur les plus faibles et les plus imparfaits. Cette même situation se constate entre les hommes ; puisqu’il y en a qui par nature sont seigneurs d’autres qui par nature sont serfs. Ceux qui devancent les autres par la prudence et par la raison, même s’ils ne l’emportent pas par la force physique, ceux-là sont, par nature même, les seigneurs ; par contre, les paresseux, les esprits lents, même s’ils ont les forces physiques pour accomplir toutes les tâches nécessaires, sont par nature des serfs. Et cela est juste et utile qu’ils soient serfs, et nous le voyons sanctionné par la loi divine elle-même. Puisqu’il est écrit dans le livre des proverbes : “Le sot servira le sage.” Telles sont les nations barbares et inhumaines, étrangères à la vie civile et aux mœurs paisibles. Et il sera toujours juste et conforme au droit naturel que ces gens soient soumis à l’empire de princes et de nations plus cultivés et humains, de façon que, grâce à la vertu de ces dernières et à la prudence de leurs lois, ils abandonnent la barbarie et se conforment à une vie plus humaine et au culte de la vertu. Et s’ils refusent cet empire, on peut le leur imposer par le moyen des armes et cette guerre sera juste ainsi que le déclare le droit naturel… En conclusion : il est juste, normal et conforme à la loi naturelle que les hommes probes, intelligents, vertueux et humains dominent tous ceux qui n’ont pas ces vertus. »[1]

La seconde est l’extrait d’une lettre qui précise les objectifs de Sepulveda, qu’on a souvent accusé de vouloir réduire les « Indiens » à l’esclavage. Henri Méchoulan, un historien qui n’est pas du genre à vouloir « excuser » qui que ce soit, la cite pour rappeler que la justification de la conquête, à des fins religieuses, n’implique pas pour Sepulveda la réduction des conquis en esclavage.

« Moi, je ne soutiens pas que les barbares doivent être réduits à l’esclavage, mais qu’ils doivent seulement être soumis à notre domination. Je ne soutiens pas que nous devons les priver de leurs biens, mais uniquement les soumettre, sans commettre contre eux la moindre injustice. Je ne soutiens pas que nous devons abuser de notre domination… En premier lieu, nous devons les arracher à leurs coutumes païennes et ensuite, avec affabilité, les pousser à ce qu’ils adoptent le droit naturel et, grâce à cette magnifique propédeutique à la doctrine du Christ, les attirer avec la mansuétude apostolique et des paroles d’amour à la religion chrétienne. »[2]

À ce point, il faut rappeler que même s’il ne préconise pas l’esclavage, c’est néanmoins une sujétion au moins provisoire qui est à l’ordre du jour pour lui. Au nom du christianisme, mais aussi au nom d’une conception de l’être humain comme être perfectible, une conception commune chez les humanistes de l’époque. Coluccio Salutati avait ainsi écrit que « puisque s’instruire est le propre de l’homme, et que les gens cultivés sont plus humains que les incultes, les Anciens ont bien nommé l’étude en l’appelant humanitas »[3]. Le mot « civilisation » n’existait pas encore[4], mais nous voyons poindre chez Sepulveda, pas encore tout à fait émergés de leur matrice chrétienne apostolique, les balbutiements de l’idée d’une mission civilisatrice qu’auraient les Européens.

Notes

[1] Sepulveda, Dialogum de justis belli causi, cité à partir des notes de cours de Claude Morin, inédit, 2001, p.91.

[2] Lettre à Francisco de Argote, cité par Henry MÉCHOULAN, Le sang de l’autre: ou, L’honneur de Dieu: indiens, juifs, morisques dans l’Espagne du Siècle d’or, Paris, Fayard, coll. « La Force des idées », 1979, p. 64.

[3] Cité par Peter BURKE, La Renaisance européenne, Paris, Seuil, 2000, p. 42.

[4] John HALE, La civilisation de l’Europe à la Renaissance [1993], Paris, Perrin, 2003, p. 365.

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