Weil: La liberté d’expression et les propriétés du langage

Je suis assez étonné, chaque fois que je lis des débats sur la liberté d’expression, de ne pas voir poser en premier lieu ce qui me semble être le nœud et la principale difficulté de la question, celle-là même où logent la majorité des oppositions. Celle-là même qui explique par ailleurs que, d’un débat sur la liberté d’expression à l’autre, nombre d’acteurs changent de côté. Pour ma part, l’essentiel du déclic s’est fait en réfléchissant au développement accordé à la liberté d’opinion dans L’Enracinement de Simone Weil (1949). Dans la première partie du livre, celle-ci énumère et développe brièvement ce qui lui semble être les « besoins de l’âme humaine ». De tous ceux qu’elle évoque, c’est à la liberté d’opinion qu’elle accorde les plus longs développements, un signe de la force des débats sur ce thème au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. J’en citerai,  ici, l’extrait qui me semble le plus intéressant :

[…] la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion, quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence. […] La nature et les limites de la satisfaction correspondant à ce besoin sont inscrites dans la structure même des différentes facultés de l’âme. Car une même chose peut être limitée et illimitée, comme on peut prolonger indéfiniment la longueur d’un rectangle sans qu’il cesse d’être limité dans sa largeur.

[Suivent deux paragraphes dissertant sur les propriétés de l’intelligence et de l’âme]

C’est pourquoi il serait désirable de constituer, dans le domaine de la publication, une réserve de liberté absolue, mais de manière qu’il soit entendu que les ouvrages qui s’y trouvent publiés n’engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs. Là pourraient se trouver étalés dans toute leur force tous les arguments en faveur des causes mauvaises. Il est bon et salutaire qu’ils soient étalés. N’importe qui pourrait y faire l’éloge de ce qu’il réprouve le plus. Il serait de notoriété publique que de tels ouvrages auraient pour objet, non pas de définir la position des auteurs en face des problèmes de la vie, mais de contribuer, par des recherches préliminaires, à l’énumération complète et correcte des données relatives à chaque problème. La loi empêcherait que leur publication implique pour l’auteur aucun risque d’aucune espèce.

Au contraire, les publications destinées à influer sur ce qu’on nomme l’opinion, c’est-à-dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes restrictions que tous les actes. Autrement dit, elles ne doivent porter aucun préjudice illégitime à aucun être humain, et surtout elles ne doivent jamais contenir aucune négation, explicite ou implicite, des obligations éternelles envers l’être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi.

La distinction des deux domaines, celui qui est hors de l’action et celui qui en fait partie, est impossible à formuler sur le papier en langage juridique. Mais cela n’empêche pas qu’elle soit parfaitement claire. La séparation de ces domaines est facile à établir en fait, si seulement la volonté d’y parvenir est assez forte. — Weil, L’enracinement, 1949, pp.22-23.

La réflexion de Weil est critiquable à plusieurs points de vue. Il me semble cependant que ce passage identifie, sans l’expliciter, que la difficulté principale de la question se trouve dans les propriétés du langage — que Weil tente de rapporter, dans le passage que j’ai coupé, aux structures de l’intelligence et de l’âme. Le langage est à la fois communication et action. Selon les contextes et les paroles prononcées, il prend davantage l’un des atours ou l’autre. Après Weil, de nombreux auteurs ont eu l’occasion d’étudier la dimension performative du langage. On sait que le langage peut blesser psychologiquement, inciter à l’action, agir de lui-même. D’une manière générale, dans les débats sur la liberté d’expression, c’est cette dimension active et performatrice du langage qui est mise de l’avant par ceux qui prétendent la limiter; au contraire, c’est la dimension de communication, d’expression ou parfois de mise en forme de la pensée qui sont évoquées pour défendre une liberté d’expression absolue.

Comme le note Weil, formuler la distinction entre les deux dimensions du langage est quasiment impossible sur le plan juridique. C’est d’ailleurs pourquoi la tâche des tribunaux est si délicate lorsqu’ils doivent se prononcer sur un enjeu de liberté d’expression. En revanche, je la crois trop optimiste lorsqu’elle estime qu’on distingue aisément les deux domaines, celui dans l’action et celui hors de l’action. Cet optimisme lui vient peut-être du fait qu’à son époque, l’extrême droite n’était pas encore passée maître dans l’art de travestir l’un par l’autre. Aujourd’hui, il faut se rendre à l’évidence, les deux aspects sont indissociables, comme les deux faces d’une même pièce.

La référence que je n’ai pas lue et que j’aurais dû lire pour cet article :

John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991, 208 pages. Voir ici.

Une ficelle d’Elias

Dans un ouvrage classique de méthodologie en sciences sociales, le sociologue Howard S. Becker employait l’expression « ficelles du métier » pour désigner un ensemble de méthodes aidant à bien travailler en sciences sociales. Il y précise qu’une « ficelle » n’a pas pour objectif de rendre le travail forcément plus « facile », mais d’augmenter sa qualité ou débloquer des situations. Les ficelles du métier se présente ainsi surtout comme une « boîte à outil » où le lecteur pige des réflexions à adapter à sa recherche selon les circonstances et délaisse celles qui lui semblent superflues. C’est le type de manuel de méthode qu’on aimerait voir plus souvent .

Je profite de l’expression pour extraire ici une citation de l’ouvrage Du temps de Norbert Elias dont on peut extraire une « ficelle » contre-intuitive. Il y suggère que la manière dont la langue fixe certains mots n’est pas forcément la plus appropriée pour réfléchir au concept se cachant derrière le mot. Ainsi, le temps pourrait être vu, non comme une chose, mais comme une action:

Toute réflexion sur le problème du temps est entravée par la forme de substantif revêtue par ce concept. Comme je l’ai montré ailleurs, penser et s’exprimer à l’aide de substantifs réifiants est une convention qui peut rendre considérablement plus difficile la perception du nexis des événements. […] Il en va de même du concept de temps. S’il existait en allemand sous une forme verbale, du genre zeiten (« temporer ») sur le modèle de l’anglais timing, on n’aurait pas de peine à comprendre que le geste de « consulter sa montre » a pour but de mettre en correspondance (de « synchroniser ») des positions au sein de deux ou plusieurs séquences d’événements.

Bibliographie

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lu pour ce billet:

Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie?1970. Voir ici.