Le fascisme corrompu

L’Italie fasciste de Mussolini était un régime corrompu. Cette affirmation peut sembler contre-intuitive, mais elle est vrai, et il me semble important d’en parler. Il m’est en effet venu à l’esprit que parfois les mouvements extrémistes, qu’ils soient religieux ou fascistes, puisent une partie de leur pouvoir de séduction à l’idée que leur extrémisme les mettrait à l’abri de la corruption. Dans des sociétés gangrenées par la corruption, ces mouvements peuvent faire miroiter la promesse d’en finir, soit parce qu’ils se drapent dans une vertu factice, soit parce qu’ils prétendent détenir une force toute-puissante, incorruptible parce que n’ayant besoin de rien venant de l’extérieur.

Concernant le fascisme historique, une telle affirmation est fausse. Le fascisme italien a été un régime profondément corrompu, incapable malgré ses prétentions de lutter contre la mafia.

Je reprendrai ici, pour l’essentiel, la démonstration de Jacques de Saint Victor, historien de la mafia, dans son livre Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique XIXe-XXe siècle, un livre que j’ai déjà cité ici, en recourant pour des éléments de contextualisation au profil historique du fascisme italien dressé par Emilio Gentile, un livre déjà cité ici.

Au début du XXe siècle, les organisations mafieuses prospéraient en Sicile, en Calabre et à Naples, où elles dominaient la haute société comme les campagnes. J’ai déjà dit dans mon précédent billet sur la mafia comment cette situation s’est fabriquée à partir d’une libéralisation brutale d’une société féodale qui n’avait connu aucune transition.

C’est vers cette époque que naissent les premières organisations qu’on appelait — ce qui risque de conduire à des contresens aujourd’hui — des fascis. Il s’agissait d’organisations de paysans ou d’ouvriers, dont le nom renvoyait à une certaine conception de la solidarité. Ce nom sera plus tard récupéré par les fascis di combattimento, qui réunissaient cette fois des anciens combattants de la Grande Guerre et sont les fascistes mussoliniens.[1]

Face à l’émergence des premiers fascis, ceux qui avaient un caractère syndical et socialiste, les mafias furent d’abord tentées de les infiltrer, mais, l’idéal d’émancipation collective proposé menaçant leurs intérêts, ils firent rapidement cause commune avec les grands propriétaires terriens (du reste, plusieurs grands propriétaires terriens étaient eux-mêms mafieux) pour briser les fascis, notamment par des campagnes d’assassinats. Le combat contre les syndicats, fascis ouvriers ou agricoles, ou partis socialistes étaient, à la même époque, assumé ailleurs par les fasci di combattimento et leurs sections de combat, les squadristes. Cette organisation en parti-milice, populaire auprès des classes moyennes, traduisait le sentiment de celles-ci que le gouvernement ne protégeait plus leurs intérêts et qu’elles ne pouvaient défendre leur propriété qu’en s’organisant elles-mêmes[2]. Or, à l’exception de petites sections en Sicile et dans les Pouilles, les fascistes-squadristes n’étaient vraiment implantés que dans le nord. Saint-Victor n’en parle pas, mais on peut faire l’hypothèse que, dans les régions où la mafia était implantée, le besoin d’une force de combat contre les socialistes s’était moins fait sentir chez les possédants, d’où l’absence des squadristes en Calabre et dans la région napolitaine en particulier, et une présence réduite en Sicile.

À leur arrivée au pouvoir, les fascistes mussoliniens prétendirent écraser les mafias, en particulier la mafia sicilienne. C’est que les fascistes, qui se concevaient eux-mêmes comme « totalitaires »[3], ne pouvaient admettre l’existence d’une « organisation privée [qui] concurrence l’État sur son propre territoire »[4]. L’agent de la répression fasciste contre la mafia était le préfet Cesare Mori, surnommé « le préfet de fer ». Celui-ci s’attaqua à la mafia sans avoir de connaissances exactes sur ce qu’elle était réellement. Il cibla les groupes les plus violents, qui appartenaient aux basses classes de la société et étaient surnommés « la mafia militaire ». Il multiplia également les arrestations arbitraires contre ceux qu’il soupçonnait (souvent avec raison) d’être des chefs mafieux dans les classes moyennes. Enfin, il mena d’authentiques opérations militaires contre des places fortes mafieuses en campagne, des attaques qui pouvaient se transformer en des opérations de siège en bonne et du forme[5]. L’action de Mori contre la mafia commença en 1925, ce qui correspond à la deuxième phase de renforcement du pouvoir mussolinien. En effet, suite à la marche sur Rome (octobre 1922) et son accession au pouvoir à la tête d’une coalition, Mussolini a passé les années 1923 et 1924 à implanter des fasci di combattimento dans le sud de l’Italie, où son parti était peu présent[6]. Après cette politique d’extension de la présence, la deuxième vague de consolidation a commencé en 1525. Elle comportait deux volets : la transformation des structures juridiques pour exclure l’opposition (abolition de la liberté d’association, fascisation de la presse, peine de mort pour les crimes contre la « sécurité de l’État », surbodination du parlement au chef de l’État, etc.) et la répression violente des groupes d’opposition. Éventuellement, la violence squadriste sera neutralisée par le Duce pour éviter de trop inquiéter son bourgeois, mais pas avant d’avoir éliminé ou désorganisé autant de groupes antifascistes que nécessaire[7]. L’action de Mori, commencée en 1925 contre la mafia, peut donc être comprise dans ce contexte de consolidation du pouvoir fasciste. En 1928, il avait fait emprisonner 11 000 personnes. Pourtant, Mori épargna toujours les aristocrates et autres personnes particulièrement influents, qui étaient souvent mafieux et membres du parti fasciste. Ces derniers, face à l’action décisive menée contre la mafia, avaient progressivement sacrifié les clans de la basse mafia qu’ils avaient naguère protégés, tout en renforçant constamment leurs liens avec le parti. En 1929, ils étaient pratiquement intouchables. Après que Mori s’en soit pris, en 1928, à quelqu’un d’un peu trop haut placé, ils répliquèrent en faisant jouer leurs contacts chez les fascistes et convainquirent Mussolini en personne que Mori en faisait trop. Il fut renvoyé en 1929[8].

Le régime fasciste ne s’attaqua jamais à la haute mafia. Il avait certes ébranlé de nombreux clans de la basse mafia, ce que le régime libéral antérieur n’avait pas réussi ; mais on peut argumenter que finalement, tout ce qu’il obtint fut la consolidation et la centralisation de la mafia. Or, en 1930, la crise économique frappe en Italie comme ailleurs : le terrain est posé pour que les mafias prospèrent sur la misère ainsi créée. Parallèlement, le régime fasciste célébra les dix ans de son arrivée au pouvoir en décrétant, en 1932, une large amnistie pour les opposants politiques emprisonnés. Il cherchait à démontrer par ce geste qu’il ne les craignait plus et était confiant en sa solidité[9]. Mais cette amnistie fit également sortir de prison de nombreux mafieux, qui purent ainsi reprendre leurs activités sous la protection des mafieux qui avaient intégré le parti fasciste[10]. Les squadres subsistants étaient alors souvent dirigés par des mafieux. La pénétration des différentes mafias au sein du parti fasciste était telle que des rivalités au sein du parti pouvaient trouver leur origine dans les conflits internes entre différents clans de la mafia. La mafia se rendait aussi utile au régime. Depuis qu’elle s’était implantée aux États-Unis, la mafia italienne avait les moyens d’y agir, car même lorsque les clans américains commencèrent à s’américaniser (vers 1920), les échanges de service entre clans américains et italiens étaient nombreux. Ils avaient l’habitude par exemple d’échanger leurs tueurs pour brouiller les pistes[11]. L’un des seconds de Lucky Luciano, un certain don Vito Genovese, avait fui la justice américaine en 1937 en se réfugiant en Italie et devint un proche de Mussolini. Les tueurs de la mafia américaine assassinèrent alors plusieurs opposants politiques au fascisme qui s’étaient réfugiés aux États-Unis, en échange de quoi les fascistes laissèrent les trafics mafieux s’épanouir[12]. Les liens entre le fascisme et la mafia perdurèrent jusqu’au débarquement des Alliés en Sicile, moment où, fidèle à son pragmatisme criminel, la mafia commença à retourner sa veste. Selon l’avis de Saint-Victor : « Loin de marquer un recul de la mafia, la période fasciste contribua plutôt à la renforcer. »[13].

Aujourd’hui, le sentiment que le régime fasciste fut un opposant féroce de la mafia repose sur trois éléments :

  1. Les campagnes militaires comme celles de Mori furent très visibles et brutales et marquèrent les esprits. C’est davantage que ce que le régime démocratique de la « gauche transformiste » était parvenu à faire.
  2. La propagande fasciste avait intérêt à présenter ses opérations comme un succès. De même, les groupes mafieux, qui ont toujours préféré l’anonymat, avaient également intérêt à ce que tous croient qu’ils avaient été éliminés, alors qu’ils avaient en fait intégré les rangs fascistes, au point de parfois utiliser le parti à leurs propres fins.
  3. Enfin, lorsque les Alliés prirent le pouvoir en Italie, la mafia se présenta à eux comme ayant été partout et toujours durement persécutée par le régime fasciste. Ils parvinrent ainsi à se positionner comme les alliés objectifs des Alliés, les aidant à tenir le pays contre les fascistes et n’allaient pas tarder à se présenter comme un outil indispensable pour lutter contre les communistes[14].

Mais cette image n’est bien sûr que propagande, qui convenait à tous les partis d’une certaine importance dans cette construction. Comme on l’a vu, la mafia s’est renforcée grâce à son intégration au régime totalitaire. Cela peut sans doute s’expliquer par la nature même du régime. Fondé sur la violence, le fascisme s’est épanoui là où il pouvait la faire accepter au nom de la lutte contre le socialisme et il lui fut difficile de pénétrer là où existait une force violente remplissant la même fonction, la mafia. Au moment où il pénétrait dans le sud, il a eu davantage besoin de cette force organisée que de la détruire. Ne pouvant s’imposer que par la violence, il avait besoin de transiger avec ceux qui étaient véritablement en mesure de la pratiquer. Regarder le régime fasciste sous cet angle permet de percer à jour l’un des plus grands mythes du fascisme, l’idée qu’il serait le régime de « la loi et l’ordre » poussé dans ses logiques les plus extrêmes. Cet idée rend les partis d’extrêmes-droite parfois séduisants pour les électorats d’aujourd’hui, excédés par la corruption, car nombreux sont ceux qui s’imaginent que ces partis de la loi et l’ordre seraient par nature imperméables à la corruption. Pourtant, c’est bien sa nature même — la violence et non l’ordre — qui a rendu le régime fasciste aisément corruptible.

Notes

[1] Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme ? Histoire et interprétation, Paris, Gallimard, 2004, p. 28.

[2] Ibid., p. 41.

[3] Ibid., p. 108.

[4] Jacques de SAINT VICTOR, Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique, XIXe-XXIe siècle, Paris, Gallimard, 2012, p. 126.

[5] Ibid., p. 127.

[6] Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme?, op. cit., p. 41.

[7] Ibid., p. 44‑47.

[8] Jacques de SAINT VICTOR, Un pouvoir invisible, op. cit., p. 129.

[9] Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme?, op. cit., p. 50.

[10] Jacques de SAINT VICTOR, Un pouvoir invisible, op. cit., p. 130.

[11] Ibid., p. 117.

[12] Ibid., p. 138‑139.

[13] Ibid., p. 132.

[14] Emilio GENTILE, Qu’est-ce que le fascisme?, op. cit., p. 130, 139‑145.

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Un moment fondateur de la criminologie?

Les réflexions sur la criminalité datent d’aussi longtemps que la criminalité. Cela ne fait pas pour autant de toute réflexion sur la criminalité une « criminologie ». Pour y accoler un suffixe suggérant l’étude et la science, un certain nombre de conditions doivent être réunies: d’abord un certain degré de spécialisation, l’émission de réflexions rompant avec les fausses évidences et la mise au point de méthodes spécifiques pour résoudre les problèmes intellectuels qui apparaissent par la lumière s’infiltrant dans cette rupture. Dans un ouvrage que j’ai dans ma bibliothèque – acheté juste après ma thèse pour élargir mes horizons et gambader hors des mes champs de spécialité, ouvrage dont je n’ai d’ailleurs lu que les premiers chapitres  – il est écrit que la criminologie trouve son origine dans l’Italie de la fin du XIXe siècle. À cette époque, où l’opinion prenait conscience de l’existence de la mafia en Sicile, les intellectuels italiens ont pour la première fois commencé à réfléchir à une forme de criminalité qui, leur semblait-il, était sans équivalent connu ailleurs. La démarche la plus importante de l’époque, sur cette question, est celle de deux aristocrates originaires de Toscane, les barons Sidney Sonnino et Leopoldo Franchetti. Ce dernier bénéficiait d’une solide formation humaniste, avait été disciple de John Stuart Mill, était économiste et peut être compté au nombre des intellectuels libéraux italiens de l’époque. Les deux comparses se sont rendus en Sicile pour enquêter sur la mafia. Dans le document qu’ils produisirent, la partie rédigée par Franchetti, est présentée par Jacques de Saint Victor comme un moment fondateur de la naissance de la criminologie:

Même si elle n’est pas exempte de certains préjugés conservateurs propres à cette époque, la recherche de Franchetti se présente comme l’analyse la plus lucide et la plus approfondie du phénomène mafieux au moment de sa naissance. Franchetti était un intellectuel libéral et son étude sur la mafia sicilienne constitue aujourd’hui un classique de l’analyse criminologique, un peu comme De la démocratie en Amérique, de Tocqueville, en est un pour les études politiques .

Peut-être est-il exagéré de parler de moment fondateur d’une discipline, puisque, une fois rédigé, le rapport de Franchetti fut, dans l’ensemble, ignoré jusqu’aux années 1980. Il n’y a donc pas eu d’effet d’institutionnalisation de la criminologie à l’époque même de Franchetti. Reste que si la discipline a fini par s’intéresser à Franchetti, au-delà de l’intérêt historique de son enquête, c’est sans doute parce qu’elle a rompu avec l’évidence admise à l’époque et inséré la réflexion sur la criminalité dans le cadre plus large des transformations sociales induites par le capitalisme. Pour arriver à cette conclusion, Franchetti a dû revoir ses prémisses. En effet, en commençant l’enquête, le baron « supposait, comme de nombreux intellectuels de son temps, que la criminalité était fille de la misère et du besoin » . Or, ce n’est pas ce qu’il a trouvé une fois rendu en Sicile. En effet, les provinces les plus pauvres de l’île n’étaient ni celles où la criminalité mafieuse était la plus présente, ni celles où elle avait fait son apparition le plus tôt.

La mafia était née dans la luxuriante Conca d’Oro […]. Or, ces propriétés agrumicoles étaient non seulement riches mais gérées suivant les méthodes les plus modernes. La mafia serait-elle donc moins le produit de la pauvreté que de la richesse? Ce constat ne laissait pas de troubler Franchetti, qui avait foi dans le Progrès et croyait en ses effets bénéfiques .

C’est cette contradiction qui a obligé Franchetti à mener une enquête plus approfondie, faite d’entretiens « avec tous les acteurs locaux »: juges, policiers, fonctionnaires, grands propriétaires. Il a ainsi recueilli les éléments de portrait d’une « secte criminelle » bien structurée et, surtout, disposant de complicités en haut lieu. Ainsi, il découvrit que des aristocrates et des bourgeois – dans tous les cas grands propriétaires fonciers – étaient à la tête de l’organisation et les principaux bénéficiaires… même s’il n’osa pas accuser trop directement les aristocrates, ce que lui interdisaient ses propres préjugés de classe . Avides de gains et puissants, ces grands propriétaires fonciers « préférai[en]t diriger des criminels plutôt que d’en être inquiété[s]. De leur côté, ces criminels trouvaient commode de s’entendre avec ces barons et leurs intendants, car cela leur assurait une certaine impunité vis-à-vis des autorités et un grand ascendant sur le peuple et les autres bandits » . Libéral convaincu, Franchetti était embarrassé de devoir admettre que ces malfaiteurs étaient semblables « au capitaliste, à l’impresario et au directeur d’usine » (cité dans ).

[Le mafieux] régule la division du travail et des tâches, contrôle la discipline parmi les employés discipline aussi indispensables dans cette activité [criminelle] que dans n’importe quelle autre industrie si l’on veut obtenir des profits abondants et constants. Il appartient au chef mafieux de juger, en fonction des circonstances, s’il convient de suspendre les actes de violence pendant un certain temps ou au contraire de les multiplier et d’en augmenter la férocité. Ce patron doit s’adapter aux conditions du marché pour choisir les opérations à mener, les personnes à exploiter, la forme de violence à utiliser (cité ).

Mais s’il eut l’honnêteté de formuler ces constats qui lui semblaient contre-intuitifs, la meilleure partie de l’analyse de Franchetti, la plus fondamentale, semble ailleurs. Notons en aparté que si la mafia n’était que la conséquence du libéralisme économique, elle serait née en Angleterre, pas en Italie. C’est une forme particulière de transition du féodalisme au libéralisme qui eut ce résultat en Sicile: l’État italien était centré plus au nord et les représentants de la police et de l’armée italienne ignoraient pour la plupart le dialecte sicilien, nuisant grandement à leur efficacité dans la région. En conséquence de quoi, le monopole de la violence de l’État central ne put s’imposer dans le sud. En revanche, la libéralisation déchaîna le jeu de la concurrence tout en intégrant les nobles au commerce et les commerçants à la propriété foncière. Parallèlement, les nobles se voyaient privés du rôle juridique qu’ils avaient auparavant. Franchetti a noté que cette dynamique a permis à chaque groupe susceptible de s’organiser les moyens d’avoir recours à la violence tout en forgeant une classe de propriétaires âpres au gain et héritiers d’une certaine tradition féodale de la violence et de la protection. Les nouveaux groupes violents et les propriétaires ont ainsi noué une relation de protection mutuelle . Cette alliance, qui profitait aux uns et aux autres, a produit une situation où le libéralisme naissait en l’absence d’une société de droit fermement constituée.

Ce récit, mis à part l’intérêt qu’il présente pour l’histoire de la mafia elle-même, présente quelques indications sur différentes innovations qui rapproche Franchetti d’une démarche scientifique (à défaut sans doute de l’atteindre): mise à distance des idées préconçues, problématisation, mise au point de méthodes et enquêtes. Dans ce cas-ci, la problématisation, construite à partir des compétences d’un économiste, revient à une insertion de la compréhension de la criminalité par un cadre explicatif socio-économique. Mais l’une des conclusions remarquable auquel arrivait l’économiste, c’était que le crime organisé lui-même naissait, à la manière d’une entreprise capitaliste moderne, d’une organisation rationnelle du crime.

Je signalerai en terminant que, à peu près à la même époque, en Angleterre, un écrivain de science-fiction imaginait également une gestion rationalisée, scientifique, du crime. Il s’agissait d’Arthur Conan Doyle. Je crois qu’on sous-estime souvent la part de science-fiction dans les aventures de Sherlock Holmes. L’idée principale de ces romans, incarnée dans la personne du célèbre détective, était de mettre en scène une approche scientifique de la résolution des crimes. Carlo Ginzburg a eu l’occasion de souligner que les méthodes de Sherlock Holmes étaient en grande partie la transposition des méthodes de diagnostic des médecins à l’enquête policière . De même, Sherlock Holmes regroupe dans sa pratique les trois grands éléments de la méthode scientifique: savoir préalable où il peut puiser, sens de l’observation permettant la collecte d’informations nouvelles, sens du raisonnement à partir des données cumulées. Mais le plus intéressant, pour ce billet, est qu’en cherchant un rival à son héros, Doyle a imaginé le professeur Moriarty, un spécialiste de la rationalisation du crime. Moriarty n’est pas à la tête d’un empire du crime, à la manière d’un grand mafieux: c’est plutôt une sorte de consultant spécialisé, qui prélevait une commission en échange de ses conseils pour réaliser le crime parfait. Il n’en demeure pas moins que les livres et nouvelles de Doyle témoignent de deux importantes intuitions: la rationalisation du crime et la scientificité de l’enquête policière. Sur l’une comme sur l’autre, ses intuitions ne se sont que partiellement réalisées.

Bibliographie

SAINT VICTOR, Jacques de. Un pouvoir invisible. Les mafias et la société démocratique, XIXe-XXIe siècle. Paris: Gallimard, 2012.
GINZBURG, Carlo. “Signes, Traces, Pistes. Racines d’un paradigme de l’indice.” Le Débat, no. 6 (1980): 3–44.

On lira aussi avec intérêt les trois essais de Jean-Jacques Pelletier sur Sherlock Holmes, que je n’ai pas pu relire pour l’occasion mais qui ont beaucoup contribué à façonner ma vision du personnage. Dans les numéro 2, 3 et 4 de la revue Alibis.