Mon précédent billet racontait comment les Espanols se sont insérés au sein des guerres civiles incaïques et en ont tiré profit pour faire la conquête de l’Empire inca. J’espère que le récit a laissé assez de place aux factions en présence pour montrer que les Incas n’ont pas été de simples dupes de l’histoire, que chacune des factions a manœuvré pour utiliser les Espagnols de Pizarro à leur avantage, alternativement. Pizarro et les siens se sont même plusieurs fois trouvés en difficultés face à ces manœuvres. J’avais terminé mon billet au moment où, Cuzco prise, ils commençaient à se trouver en position de force. J’avais par ailleurs évoqué à quelques reprises les conflits entre Francisco Pizarro et son partenaire Diego de Almagro. Enfin, j’avais mentionné le retrait de Manco Inca en périphérie de l’empire. Quelques précisions sur ce dernier sont nécessaires, car en relisant le dernier billet j’ai constaté que je suis passé un peu vite sur son cas et qu’on risquait de se tromper dans la chronologie.
La contre-attaque de Manco Inca
D’où venait Manco Inca ? Jeune homme doté de peu d’expérience politique, issu de l’establishment de Cuzco, la capitale inca, il était aussi le frère de Tupac Huallpa. Lorsque, après la mort des rivaux à la succession de l’empire, Pizarro avait eu besoin d’un nouvel Inca pour mener sa politique, il avait choisi Tupac Huallpa. Mais, comme on l’a vu dans le précédent billet, ce dernier mourut alors que les conquistadors étaient sur le chemin de la capitale. Manco fut le prétendant proposé par l’aristocratie de Cuzco pour lui succéder. Comme on l’a vu, Pizarro a joué double jeu au moment de la succession, en donnant le sentiment à la fois aux représentants de Cuzco et à ceux de Quito qu’il appuierait leur candidat. À l’approche de Cuzco, Manco Inca se porta au-devant des Espagnols. Jugeant l’alliance de Cuzco plus utile que celle de Quito à ce stade, Pizarro et ses lieutenants supprimèrent son rival et luttèrent contre les partisans de Quito avant d’arriver à Cuzco. Lorsqu’ils occupèrent la place, ils y trouvèrent une ville largement désertée par les forces susceptibles de la défendre. Sûrs de leur position de force, ils en profitèrent pour « couronner » Manco en ayant recours à tout le cérémonial et les lieux sacrés disponibles à Cuzco. Pendant un temps, Manco eut le comportement de pantin attendu des Espagnols, accompagnant ceux-ci à l’occasion de certaines expéditions, procurant des auxiliaires à leurs soldats, en échange de quoi il était traité par les Espagnols avec les égards dus à son rang. Pourtant, alors qu’Almagro venait de partir avec ses hommes pour le Chili et que Pizarro était occupé à distance de Cuzco, Manco Inca tenta de fuir la ville et fut capturé à quelques lieux de là. Dès lors, la troupe traita l’Inca en prisonnier, le chargeant de chaînes et l’humiliant[1]. Ce traitement dura un temps, jusqu’à ce que, en avril 1537, Hernando Pizarro rentre à Cuzco. Le frère de Francisco Pizarro prit immédiatement des mesures pour réserver à l’Inca un traitement plus digne, craignant que les humiliations ne mènent au soulèvement de la population de Cuzco. Dès lors, Hernando Pizarro et Manco Inca eurent de nombreux conciliabules. Pour montrer son amitié, Manco Inca révéla la cachette d’une statue d’or et s’en fut la chercher pour le conquérant. Il proposa ensuite un second cadeau, similaire, et alla le chercher dans une ville à une distance de quelque 40 kilomètres de Cuzco. Il n’en revint pas. L’expédition envoyée le chercher fut accueillie à coup de pierre et de flèches, et aussitôt un vaste soulèvement se fit et les Espagnols se retrouvèrent assiégés à Cuzco. Depuis sa captivité, Manco Inca était parvenu à orchestrer non seulement sa fuite, mais un soulèvement général dans toute la part du pays soumis à l’influence des Incas de Cuzco.
Pourtant le soulèvement était miné. Les Espagnols disposaient encore d’alliés, principalement chez des groupes indigènes qui profitaient de l’affaiblissement du pouvoir central inca et, aux marges de l’empire, de groupes opposés à ceux-ci. De plus, parmi, même, l’establishment de Cuzco, plusieurs firent défection de l’armée de l’Inca pour rejoindre le camp espagnol, cherchant chez ces derniers des alliés contre les lignages rivaux[2]. Ainsi, au moment même où les Incas retrouvaient leurs capacités de résistance face à l’envahisseur espagnol, les mécanismes de la guerre civile qui avaient permis au loup d’entrer dans la bergerie jouaient encore. Malgré ces faiblesses, le soulèvement de l’Inca Manco dura longtemps et plusieurs contingents espagnols furent massacrés, les cols de montagne leur furent interdits, les Incas ont développé de nouvelles tactiques pour faire face à la cavalerie et démontré qu’ils ne craignaient plus les armements et chevaux des Espagnols. Demeuraient cependant encore quelques méconnaissances des techniques de guerres européennes qui, en plus des divisions internes, jouèrent contre eux. Francisco Pizarro, à Lima, parvint à briser le siège mené contre lui ; son frère Hernando, qui tenait Cuzco, ne parvenait pas à en faire autant et attendait l’arrivée des secours lorsque Diego de Almagro revint du Chili[3].
Pizarristes contre almagristes
J’ai déjà évoqué les échecs successifs des Espagnols au Chili, notamment dans le billet sur les limites de l’expansion coloniale espagnole. Si le nord du Chili avait brièvement été conquis par les Incas, la domination de ces derniers y avait toujours été fragile et le pays n’avait ni les richesses ni la densité de population nécessaire pour intéresser réellement les Espagnols. En effet, les conquistadors comptaient sur deux facteurs pour s’enrichir : soit le butin amassé au cours de la conquête — qui fut considérable dans les grands centres des empires aztèques et incas — soit les encomiendas, le travail forcé d’un certain nombre d’autochtones accordés à un conquistador en échange de ses services lors de la conquête. En l’absence de richesse, le butin ne pouvait être pauvre et, en l’absence de densité de population, les possibilités de s’enrichir d’une encomienda étaient faibles. Déçus, Almagro et ses hommes voulurent rentrer au Pérou, revenir sur l’accord auparavant passé avec les Pizarros et revendiquer Cuzco pour leur[4].
Arrivé devant Cuzco assiégée, le plan conçu par Almagro fut de chercher l’alliance de Manco contre Hernando Pizarro. Pendant un temps, Manco se retrouva donc dans la position où il pouvait arbitrer de la victoire entre les deux clans, traitant avec Diego de Almagro, d’une part, et Hernando Pizarro, d’autre part. Il semble que Manco Inca ait eu à cette époque l’espoir qu’il pourrait utiliser Almagro contre Pizarro tout en convainquant Almagro de quitter le pays en échange de grandes quantités d’or [5]. À la fin, cependant, ce fut une occasion ratée. Convaincu par Pizarro qu’il ne pouvait à Almagro, Manco mit fin à la rencontre avec ce dernier. Almagro avait en outre à ses côtés, depuis son expédition du Chili, un dénommé Paullu qui avait également des prétentions au statut d’Inca. Manco se retira, laissant la voie libre à Almagro. Refusant toute conciliation avec Hernando Pizarro, celui-ci investit Cuzco et captura son adversaire. La troupe envoyée, depuis Lima, par Francisco Pizarro fut mise en déroute par les almagristes. Ainsi libéré de toute menace immédiate de la part du clan adverse, Almagro fit consacrer Paullu Inca et se retourna contre Manco Inca, qu’il contraignit à battre en retraite[6]. Il échoua cependant à le capturer et Manco trouva refuge de l’autre côté des Andes, à l’orée de la forêt amazonienne, en un lieu très difficile d’accès pour les Espagnols. Ce petit royaume, dernier résidu de l’Empire inca, demeurera en place, menaçant les Espagnols par des raids, jusqu’en 1570.
Désormais fermement établi à Cuzco, disposant d’un otage de choix en la personne d’Hernando Pizarro, Almagro neutralisa les partisans pizarristes et redistribua les encomiendas de la région à ses partisans. Il poursuivit ensuite dans la voie des provocations en fondant une petite cité près de Lima, cité fondée par Francisco Pizarro et occupée par ses partisans. En installant ses propres partisans dans la région, Almagro envoyait le signal qu’il comptait contester les encomiendas de la région de Lima également. Une ultime médiation fut tentée en novembre 1537, par un religieux, le père Francisco de Bobadilla, qui connaissait les deux adversaires. Lors de la rencontre, toutefois, Bobadilla se comporta davantage en juriste qu’en conciliateur : sur l’examen des documents connus, il donna raison à Pizarro, demanda à Alvaro de libérer ses otages et d’évacuer Cuzco sur la promesse que, si la Couronne confirmait ses prétentions, la ville serait restituée par Pizarro. Il n’en était pas question pour Almagro et la médiation échoua. De tractation en tractation, Almagro accepta cependant de libérer Hernando Pizarro. Mal lui en prit : aussitôt libéré, ce dernier devint partisan de la ligne dure contre les almagristes[7].
Les deux factions se rencontrèrent aux Salines, ainsi nommées pour les sources salées qui y coulaient. Plus nombreux et mieux équipés, les pizarristes l’emportèrent et un nombre important des partisans d’Almagro, incapables de fuir, furent massacrés sur place. Les autochtones ne semblent pas avoir pris à la bataille entre les factions espagnoles, mais regardèrent de loin, apparemment fort surpris, celles-ci s’égorger mutuellement. Il semble que l’idée courut parmi les spectateurs de profiter de l’occasion pour en finir avec les envahisseurs. Cependant, faute d’un commandement unifié capable d’en prendre l’initiative[8]. Il faut dire que les hiérarchies traditionnelles avaient été considérablement bouleversées par les multiples successions d’Inca, les guerres menées par les Espagnols avec des alliés indigènes et la promotion qu’il en résultait parfois[9]. Dans ces conditions les spectateurs se contentèrent de dépouiller les cadavres laissés sur place. Almagro fut capturé par les pizarristes et exécuté à Cuzco plusieurs mois plus tard[10].
L’affrontement entre pizarriste et almagristes est généralement décrit comme une guerre civile entre Espagnols. Sachant le faible nombre des participants, le terme de guerre civile est peut-être un peu fort. En effet, bien que l’arrivée d’expéditions successives après celle initialement conduite par Francisco Pizarro ait gonflé les effectifs, les multipliant peut-être par dix, il y eut sans doute moins de deux mille Espagnols impliqués. Les enjeux étaient immenses, mais du point de vue des effectifs, c’était une querelle de bandes.
Le second conflit almagriste
La victoire des Pizarros suscita une nouvelle redistribution des encomiendas à ceux de leur faction. Les almagristes survivants furent réduits à la misère. Pour éviter une nouvelle révolte, Francisco Pizarro, le plus conciliant des frères, organisa plusieurs expéditions, notamment vers la Bolivie et le Chili, ou d’autres parties de l’ancien Empire inca, pour assujettir ces régions. Ces expéditions étaient largement composées d’anciens partisans d’Almagro. Ce faisant, Pizarro faisait d’une pierre deux coups : il éloignait les almagristes des centres vitaux de son empire en formation et leur donnait l’occasion de se tailler une nouvelle fortune, espérant que cela mettrait fin aux rancœurs entre les deux factions[11]. De plus, Hernando Pizarro fut envoyé en Espagne pour rapporter le récit des événements et plaider la cause des Pizarros. Ayant lui-même été partisan de la ligne dure envers les almagristes et un artisan de l’exécution de leur chef, cette mission était également un moyen de le mettre à l’abri d’une tentative d’assassinat[12].
Car les expéditions ne calmèrent pas réellement les tensions entre les adversaires. Tous les almagristes ne prirent pas part à celles-ci et elles ne furent pas toutes des succès. Un certain nombre des anciens partisans d’Almagro se regroupèrent à Lima. Là se trouvait le fils métis et l’héritier d’Almagro, Diego Almagro el Mozo. À l’occasion de la première guerre, Francisco Pizarro l’avait pris sous sa protection, eu égard à la longue amitié qui l’avait autrefois lié à son rival. Almagro père avait après tout été le plus ancien collaborateur de Francisco Pizarro. Mais c’est autour de lui que les almagristes déçus se regroupèrent. De plus, à Lima, de nouveaux Espagnols arrivaient, mais trop tard pour profiter des fruits de la conquête. Ils firent cause commune avec les almagristes. Francisco Pizarro fut attiré dans un piège et tué le 26 juin 1541[13].
Dès lors, les partisans d’Almagro el Mozo commencèrent à prendre progressivement les différentes cités du pays. Gonzalo Pizarro, qui était à ce moment le plus influant de sa fratrie, était éloigné dans une expédition qui ne porta pas fruit et la réaction de son clan fut lente à venir. Profitant de l’effet de surprise, les almagristes parcouraient le pays en arrêtant les plus riches des conquistadors, généralement pizarristes, pour leur soutirer leurs richesses. Des lieutenants pizarristes se soumirent, d’autres résistèrent. Sans doute soucieux d’alimenter la discorde, Manco Inca appuya Almagro en lui envoyant tous les équipements que ses raids avaient pu piller aux Espagnols[14].
Tandis que les combats faisaient rage, un nouveau gouverneur nommé par le roi arrivait, un dénommé Vaca de Castro. Il devint une figure de ralliement pour tous ceux qui cherchaient à échapper aux troupes d’Almagro. Quand Gonzalo Pizarro revint de son expédition, cependant, Vaca de Castro refusa son alliance afin de ne pas sembler prendre parti entre les deux factions. C’est donc comme représentant du roi, non comme pizarriste, qu’il affronta Almagro[15]. Contre les Pizarros ou contre le représentant de la couronne, Almagro el Mozo jouait sur la corde sensible des dépossédés. D’après Gruzinski et Bernand, « Il avait promis à tout homme qui tuerait un membre de la faction adverse de lui donner en récompense ses Indiens, ses biens et sa femme. »[16]. Les adversaires s’affrontèrent à la bataille de Chupas, en 1542. Mieux équipées et comptant dans leurs rangs des vétérans des guerres d’Italie, les troupes royalistes l’emportèrent contre les almagristes. Des autochtones, tels que Paullu Inca et quelques-uns des siens, se battaient aux côtés des almagristes [17]; d’autres, comme aux Salines, assistèrent sans intervenir au combat, puis pillèrent les dépouillent et égorgèrent les blessés des deux camps qu’ils purent trouver. Considéré comme un traître à la Couronne, Diego Almagro el Mozo fut exécuté peu après la bataille. Un certain nombre de ses partisans s’enfuirent dans les communautés autochtones qui jouissaient encore d’une certaine autonomie vis-à-vis des Espagnols. Cinq d’entre eux furent accueillis par Manco Inca[18].
Ce second conflit des « guerres civiles » (si on ne compte pas les guerres civiles entre Incas, dont j’ai parlé au premier billet), bien que ne mettant pas aux prises beaucoup plus de combattants que le premier, signale pour la première fois l’intervention directe de la Couronne au Pérou. Il faisait entrer l’évolution des événements dans une nouvelle phase, où les initiatives individuelles des conquistadores devaient être marginalisées et le pouvoir central renforcé. Cela ne se ferait pas sans de nouveaux conflits et de nouvelles guerres civiles. Je reviendrai sur celles-ci dans un prochain billet.
N.B. : Étant donné que je suis en période de déménagement, ce qui peut avoir des impacts sur ma disponibilité et sur mon accès internet, il n’est pas impossible que les prochains billets ne viennent pas avec la régularité habituelle. Nous verrons comment cela se présente.
Notes
[1] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro: conquistador de l’extrême, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2004, p. 221‑222.
[2] Ibid., p. 227‑228.
[3] Ibid., p. 225‑232.
[4] Ibid., p. 232‑233.
[5] Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, Paris, Fayard, 1991, p. 491.
[6] Ibid., p. 491‑492.
[7] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro, op. cit., p. 236‑250.
[8] Ibid., p. 251‑255.
[9] Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, op. cit., p. 489.
[10] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro, op. cit., p. 256‑261.
[11] Ibid., p. 266‑270.
[12] Ibid., p. 309‑313.
[13] Ibid., p. 279‑286.
[14] Ibid., p. 289‑293.
[15] Ibid., p. 292‑294.
[16] Citant le chroniqueur Zárate, Carmen BERNAND et Serge GRUZINSKI, Histoire du Nouveau Monde. 1, 1, op. cit., p. 510.
[17] Ibid., p. 510‑511.
[18] Bernard LAVALLÉ, Francisco Pizarro, op. cit., p. 294‑296.
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