Les morisques au Maroc

Depuis la fin de ma thèse, plusieurs facteurs m’ont poussé à fureter hors de mes champs de compétence immédiats. Mentionnons en particulier la fréquentation du Groupe de Recherche sur l’Islamophobie et le Fondamentalisme, la conférence que j’ai faite pour eux et les questions qui sont venus après. J’ai voulu élargir mon champ de vision des relations entre chrétiens et musulmans, notamment en me documentant davantage sur la colonisation au Maghreb. Et aussitôt, je fus ramené à mes vieilles amours. Ça se passe dans l’ouvrage de Daniel Rivet sur Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation :

Depuis la Méditerranée andalouse, avec laquelle le Maroc a respiré en osmose sept siècles durant, ont reflué bon nombre des 300 000 à 500 000 réfugiés expulsés par la monarchie très-catholique au XVIe siècle. Cette minorité, musulmane certes, mais juive également, féconde l’agriculture dans le nord du pays après avoir essaimé de gros villages d’arboriculteurs et de jardiniers hydrauliciens. Elle régénère les métiers citadins et le grand commerce. À un Maroc épuisé par les grandes convulsions de la fin de notre Moyen Âge, l’Espagne prête une élite paysanne et une classe moyenne citadine qui contribuent éminemment à réanimer un pays exsangue. Ces émigrés pour la foi qui, à Tétoun, Ouezzan, Fès et Salé, on quelquefois gardé la clé de la maison en Andalousie, cultivent une mémoire de nostalgie, perpétuée dans la musique, la poésie et la tradition familiale. Juifs et musulmans andalous partagent la même détestation du roumi, en l’occurrence espagnol, et célèbrent de concert la bataille de l’oued el Makhazin qui marqua, en 1578, le redressement de l’Empire chérifien contre les puissances ibériques. Les Andalous n’ont pas seulement apporté des savoir-faire, mais aussi un savoir-vivre citadin, combinant le adâb (ou bagage de l’honnête homme musulman) et l’art de faire en politique. Aussi le makhzen recrute de préférence ses scribes de cour au sein de la colonie andalouse qui se juxtapose, sans se fondre, à l’élite des grandes cités[1].

Référence de Rivet: Jean Brignon, Abdelzaiz Amine, Brahim Boutaleb, Guy Martinet, Bernard Rosenberger, Histoire du Maroc, Paris/Hatier, Casablanca/Librairie nationale, 1967 (Rivet précise entre parenthèses : la meilleure synthèse historique en français disponible sur le Maroc).

J’ai voulu esquisser un approfondissement de la présence morisque au Maroc, en particulier à partir d’une contribution de Mercedes García-Arenal, auquel j’ai ajouté quelques informations grapillées ailleurs dans ma bibliothèque. Dans son chapitre sur les morisques au Maroc, elle explique que les réfugiés mudéjares et morisques en provenance d’Espagne sont en fait un flux continu depuis la fin du XVe siècle jusqu’au début du XVIIe siècle. Trois moments marquent les temps forts de ces migrations : le premier est constitué par la guerre de Grenade de 1482 à 1492 et la conversion forcée de 1502; le second est constitué par la guerre des Alpujarras, soulèvement des morisques de Grenade contre les Espagnols entre 1568 et 1571, et s’étend jusqu’en 1573; le troisième est l’expulsion définitive des morisques d’Espagne entre 1609 et 1614. Au Maroc, les morisques, surtout grenadins, s’installèrent principalement sur les côtes, là où se trouvaient des territoires disponibles. C’est que les côtes marocaines étaient sous la pression des puissances ibériques : Espagnols et Portugais y avaient conquis plusieurs places fortes (Ceuta, Tanger, Oran, Tlemcen, par exemple), d’où ils lançaient des attaques dans les environs. Ce sont ainsi plusieurs des terres les plus fertiles de la côte maghrébine (au Maroc et une partie de la côte algérienne) qui étaient désertées par les habitants qui préféraient se réfugier hors de portée des raids. Ce sont ces terres que les morisques ont occupées, généralement avec l’assentiment des sultans et chefs locaux[2].

Sur ces morisques, les sources disent généralement deux choses : d’abord, que c’étaient d’habiles agriculteurs et horticulteurs; ensuite, qu’ils étaient vaillants et maîtrisaient bien les techniques de guerre les plus récentes, telles que l’usage des armes à feu, de l’artillerie et des techniques de siège[3]. Formant des communautés autonomes ou quasi autonomes à proximité des enclaves ibériques, les morisques profitaient de leur familiarité avec la culture et la langue ibérique pour s’imposer comme intermédiaires lorsqu’il fallait négocier la rançon de captifs, commerce fort lucratif sur la frontière. Cet argent permit la formation d’une oligarchie grenadine, qui s’illustra dans la guerre de course contre les chrétiens ou comme mercenaires dans les guerres opposant les aristocrates locaux. Certains de ces aventuriers ambitionnaient de fonder leur propre état « libre à la manière de Venise ou des Pays-Bas », ou en se constituant en vassaux, même des Rois Catholiques s’il le fallait[4].

Le Maroc, État indépendant de l’Empire ottoman, connu à cette époque des fluctuations importantes de stabilité et de puissance. La dynastie saadienne, en particulier le second sultan, a entrepris de moderniser l’armée, formant notamment des corps de mousquetaires et d’artilleurs morisques. Au lendemain de la bataille des trois rois, qui vit la victoire des Marocains sur les Portugais du roi Don Sebastián, en 1578, des chefs de ces régiments tentèrent un coup d’État contre le sultan Ahmad al-Mansur, qui contrecarra leurs plans et fit exécuter les plus importants d’entre eux, envoyant les autres à la conquête du « Soudan » (non pas le Soudan actuel, mais l’Afrique Noir au sud du Maroc), les éloignant définitivement du cœur du pouvoir[5]. Toutefois, al-Mansur et son fils Muley Zidán, courtisant les morisques qui restaient en leurs royaumes, exaltaient la possibilité d’une reconquête du royaume de Grenade, inquiétant les émissaires espagnols.

Selon certains historiens, la victoire de Muley Zidán lors de la guerre de succession d’al-Mansur fut l’un des facteurs pris en compte lorsque les souverains espagnols décidèrent d’expulser les morisques, inquiets que ceux-ci puissent appuyer des projets d’invasion marocains ou ottomans. Les tractations entre le Maroc et des ennemis européens de l’Espagne, notamment les Hollandais, auraient permis de prendre l’ennemi à revers. Mais la thèse de la menace marocaine ne semble pas tenir. Une étude brève, mais précise, de Rafael Benítez Sánchez-Blanco la remet à sa juste place. Les tractations entre les Pays-Bas et le Maroc auraient été essentiellement commerciales. Ni les Hollandais, qui venaient de signer la Trêve de Douze ans, ni Muley Zidán, qui devait consolider son royaume, n’étaient très intéressés à relancer les hostilités avec les Espagnols. Le roi et ses agents eux-mêmes ne semblent pas avoir pris la menace trop au sérieux et n’auraient utilisé l’argument d’une menace marocaine que ponctuellement, pour convaincre certains dignitaires réticents. Les édits publics, en revanche, ont évacué cet argument, car il semblait de moins en moins crédible au moment où ils furent publiés[6].

C’est un total de 40 000 morisques qui arrivèrent au Maroc à la suite de l’expulsion de 1610. Ils provenaient pour l’essentiel d’Andalousie et d’Estrémadure. Pour la plupart, ils s’établirent près du détroit de Gibraltar ou sur la côte méditerranéenne du Maroc « pour respirer l’air d’Espagne ». Habillés à la castillane, parlant mal l’arabe et connaissant souvent mal l’islam, ces morisques ne furent pas toujours bien accueillis. Cette  mauvaise réputation des morisques entre les Marocains fut renforcée par le fait que quelques-uns confessèrent publiquement leur foi catholique et moururent en martyrs[7].

De tous les groupes morisques établis au Maroc, s’il en était un que les autorités espagnoles gardaient plus précisément à l’œil, ce devait être les Hornacheros. La ville d’Hornachos, en Estrémadure, était presque exclusivement peuplée de morisques. Ces derniers bénéficiaient de plusieurs privilèges exceptionnels entre les morisques d’Espagne, tels que le droit de porter les armes ou de se déplacer librement. Cette communauté de quelque 4000 à 5000 individus se voyait, en Espagne, comme un État autonome, pratiquant la frappe de fausse monnaie, le banditisme et la rapine dans les environs, s’assurant un état d’impunité par la corruption des autorités[8]. Les Hornacheros envoyaient des émissaires au Maroc traiter avec des morisques installés là-bas ou avec le sultan. Lors de l’expulsion de 1610, ils furent la première communauté déportée de la région. C’est un groupe de quelque 3000 individus qui parvint au Maroc[9]. Le sultan voulut les établir sur la frontière sud de ses territoires, mais les Hornacheros n’y restèrent pas bien longtemps et préférèrent s’installer face à Rabat, fortifiant le lieu et fondant la cité de Salé, bientôt un haut lieu de corsaires, accueillant même des corsaires anglais et hollandais. Entre 1620 et 1630 environ, Salé se comporta comme une cité autonome, se gouvernant par son propre conseil, avant de prêter de nouveau allégeance, nominalement, au sultan. La puissance des hornacheros gênait et ils entrèrent en conflit à plusieurs reprises avec le sultan, avec ses ennemis, avec les morisques d’origine andalouse établis à Rabat (environ 10 000 individus expulsés en 1614). À plusieurs reprises, craignant d’être l’objet d’attaque, ils cherchèrent l’alliance de puissance européenne, notamment… l’Espagne, à laquelle ils proposaient de tenir la côte marocaine et d’empêcher la guerre de course. À l’occasion, ils allèrent jusqu’à proposer de céder la ville de Salé en échange du retour en Espagne, promettant de se comporter en bons chrétiens. Des négociations avec l’Espagne furent tentées en 1614, 1619, 1631, 1637 et 1663[10].

La république de Salé n’existe plus. En 1668, son autonomie disparu et elle fut intégrée à la monarchie marocaine[11]. Son emplacement n’est aujourd’hui qu’un quartier de Rabat. Les Hornachegos qui la peuplaient, devenus trop dangereux pour le pouvoir du sultan, furent politiquement, parfois physiquement, éliminés. La mémoire d’Hornachos demeure toutefois, et il existe des ententes de collaboration culturelles entre Hornachos et Rabat. Des groupes s’identifiant aux morisques existent un peu partout au Maghreb. À l’occasion du quatrième centenaire de l’expulsion des morisques, en 1609, une lettre collective disait que les descendants des morisques étaient au nombre d’un million au Maroc (j’ignore la validité du chiffre). Ils demandaient au roi d’Espagne d’effectuer une déclaration d’excuse pour l’expulsion (comme il l’avait fait pour l’expulsion des Juifs en 1992) et d’accorder aux descendants des morisques la double nationalité pour leur permettre, s’ils le souhaitaient un « retour » au pays[12].

Ce petit retour sur les morisques n’est pas sans découvertes pour moi, qui ne se résument pas à me rafraîchir la mémoire. Les morisques du Maroc furent plus en contact avec Grenade, l’Estrémadure et l’Andalousie qu’avec Valence, qui était le point focal de ma thèse. L’ouvrage codirigé par Mercedes García-Arenal et Gérard Wiegers, paru l’année de ma soutenance et acheté lors d’un passage en coup de vent à Barcelone, est salutaire pour élargir l’étude de la question morisque hors d’Espagne. La migration morisque au Maroc a joué sur les équilibres géopolitiques et le paysage agricole de la région. C’est une belle porte d’entrée sur l’histoire marocaine, qui s’infiltre dans celle-ci en dehors des blocs monolithiques des histoires nationales. Les appartenances religieuses des morisques ne se laissent pas saisir par des lectures simplistes du christianisme ou de l’islam non plus : en Espagne, ils étaient tenus pour musulmans, au Maroc, plusieurs furent massacrés pour avoir déclaré ouvertement leur christianisme. Histoire à suivre dira-t-on.

Notes

[1] Daniel RIVET, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel Histoire », 2003, p. 157‑158.

[2] Mercedes GARCÍA-ARENAL, « Los moriscos en Marruecos », in Los moriscos: expulsión y diáspora. Una perspectiva internacional, Valencia, Granada, Zaragoza, 2014, p. 280‑282.

[3] Ibid., p. 283.

[4] Ibid., p. 280‑281.

[5] Ibid., p. 285.

[6] Rafael BENÍTEZ SÁNCHEZ-BLANCO, Tríptico de la expulsión de los Moriscos. El triunfo de la razón de estado, Mercuès, Presses Universitaires de la Méditerranée, 2012, 311 p.

[7] Bernard VINCENT et Antonio DOMÍNGUEZ ORTIZ, Historia de los moriscos, Vida y tragedia de una minoria, Madrid, Alianza Editorial, 1978, p. 233.

[8] Bartolomé BENNASSAR, L’Inquisition espagnole, XVe-XIXe siècles, Paris, Hachette, 1979, p. 183‑186.

[9] Mercedes GARCÍA-ARENAL, « Los moriscos en Marruecos », op. cit., p. 307.

[10] Ibid., p. 308.

[11] Bernard VINCENT et Antonio DOMÍNGUEZ ORTIZ, Historia de los moriscos, op. cit., p. 235.

[12] Louis CARDAILLAC, « Vision des morisques et de leur expulsion, quatre cents ans après », Cahiers de la Méditerranée, 2009, no 79, pp. 407‑418.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue pour écrire ce billet :

Guillermo Gonzalbes Busto, Los moriscos en Marruecos, Granada, 1992.