Le mémoire de Mélanie Beauregard (2) – Méditations sur le mémoire

Comme je l’ai indiqué dans mon précédent billet, j’aborderai maintenant mes réflexions de fond sur le mémoire résumé la dernière fois. Si on a lu ce billet, on sait que mon appréciation est positive. Il s’agit d’un travail qui apporte une pierre utile à l’étude de l’islamophobie dans ses mécanismes discursifs, notamment dans le cadre québécois. Étant donné que les études sur l’islamophobie au Québec accusent un certain retard par rapport à d’autres pays, il faut saluer cette évolution. Il n’existe toutefois pas de travail intégral et il s’agit ici de réfléchir sur la méthode, ses limites, ses potentialités et d’autres enquêtes qui permettraient de la compléter. Lors d’un échange avec l’autrice il y a quelques mois, elle m’a dit que son mémoire était loin d’être parfait et que je ne devais pas me gêner pour le critiquer. Dont acte. J’essaierai ici de faire une critique constructive dans la mesure de mes moyens, gardant à l’esprit que je dois franchir la frontière disciplinaire de l’historien à la sociologue et que la méthode utilisée par Mélanie Beauregard ne m’est pas particulièrement familière. L’exercice de la critique ici consiste aussi, pour moi, à réfléchir tout haut pour clarifier mes impressions sur celle-ci.

La méthode, risques et potentiel

J’avouerai d’emblée ne pas être friand des approches lexicographiques, qui analysent un corpus de texte à partir de sélections de mots dont on calcule les occurrences et les interactions à partir d’indices mathématiques. « Ne pas être friand » ne signifie toutefois pas que je n’en admets pas l’utilité. La mathématisation peut être une manière de vérifier ou infirmer des impressions, d’appuyer des arguments et de se protéger contre des accusations de sélections arbitraires. En somme, elle appartient à l’arsenal d’objectivation auquel peut recourir le chercheur en sciences sociales. Il faut d’ailleurs souligner que les critiques qui ont cru pouvoir accuser Mélanie Beauregard de fabriquer des critères pour accommoder une conclusion décidée d’avance se sont manifestement fourvoyés. L’examen attentif du mémoire ne permet pas de soutenir une telle assertion, puisque :

  1. Le choix des critères n’a pas été fabriqué ad hoc pour cette recherche et provient d’études sur l’islamophobie réalisée par des gens qui n’avaient pas le Québec et encore moins Martineau comme sujet de préoccupation. Il se trouve simplement que ces critères ne décrivent pas Martineau à son avantage.
  2. L’autrice n’hésite pas à réfuter l’une de ses hypothèses initiales lorsqu’elle constate que l’analyse du corpus ne permet pas de la soutenir.

Ces points montrent que le travail d’objectivation possède une certaine efficacité à travers les contraintes qu’un ou une chercheur.cheuse peut s’imposer à soi-même.

Pour revenir à l’approche lexicographique, peut-être que je m’en méfie, parce que les historiens y ont peu recours et que j’en ai donc peu l’habitude (ça n’empêche pas certains historiens quantitativistes de recommander la méthode – On verra sur ce point l’introduction pertinente de Claire Lemercier et Claire Zalc[1]). Bien sûr, type de méthode ne rend pas la forme particulièrement agréable à consulter, mais ce type de reproche est peu valable : ce n’est ni de la poésie ni un roman. Je m’interroge en revanche sur les effets d’un tel degré de formalisation de l’analyse. Un premier danger est évité : l’autrice semble avoir lu une à une chacune des chroniques, avoir codé dans un logiciel d’analyse qualitative les procédés identifiés, puis utilisé les codes pour procéder à la construction des indices statistiques sur lesquels elle appuie son analyse. C’est un bon point, car cela signifie que la mathématisation et le logiciel ne se substituent pas à la lecture proprement dite, comme il arrive parfois lorsque des corpus très volumineux sont examinés, mais viennent s’y surajouter pour supporter l’analyse. Il y a donc possibilité, lors de l’analyse du corpus de réajuster le tir, par exemple pour prendre en compte des paraphrases qui n’incluraient pas les mots-clés attendus. En revanche, ce haut degré de formalisation de l’analyse peut-il faire passer sous le radar des procédés de contournement ? La question se posera surtout à l’avenir, si les chroniqueurs, politiciens et intellectuels sont susceptibles d’apprendre à bien connaître les critères en vertu desquels ils seront analysés et éventuellement jugés, et d’élaborer des procédés pour parvenir à leur fin sans être aperçus. Noiriel a bien souligné ce problème dans les sondages qui, trop prévisibles, sous-représentent le racisme des lettrés et surreprésentent celui des pauvres et moins éduqués[2]. Une analyse sociologique trop formalisée risque-t-elle de prêter flanc à ce problème ? Elle y est moins vulnérable, car la sociologie, contrairement aux instituts de sondage, n’est pas une entreprise commerciale. Elle pourrait cependant s’y exposer si la méthode était répétée de manière régulière. Pour l’heure, le problème mérite sans doute d’être discuté, mais n’est pas trop immédiat. Un enjeu plus pressant est que l’analyse des textes comme corpus où il s’agirait de repérer des processus discursifs me paraît occulter les contextes d’énonciation et les rapports entretenus entre les textes entre eux. Les polémiques qui surviennent dans la sphère publique touchant à l’islam ont souvent une durée de quelques jours à quelques semaines. Il doit donc, au sein du corpus, y avoir des « chaînes de chroniques » dotées d’une dynamique propre, à analyser en fonction de codes spécifiques et d’une diachronique liée à l’événement auxquels elles font référence. L’étude de ces séquences pourrait être riche d’enseignements sur les modèles discursifs de Martineau, en mettant en lumière non pas seulement des procédés discursifs, mais des stratégies de positionnements. Sur un autre point, les explications méthodologiques ne m’ont pas bien aidé à comprendre la dimension cognitive de l’approche de l’autrice, qu’elle qualifie de « sociocognitive ». Peut-être les commentaires finaux sur la subtilité et la probable inconscience des usages identifiés relèvent-ils de cet aspect ?

Ces réserves exprimées, la méthode utilisée m’a semblé convaincante pour mettre en lumière les cohésions discursives à l’intérieur du corpus et les logiques qui les sous-tendent. La mathématisation permet de toujours savoir le poids des observations avancées et, à l’intérieur de ses limites d’observation, permet l’administration d’une preuve rigoureuse. Elle permet d’identifier l’islamophobie et de la situer en fonction d’un profil discursif donné. La cohésion qui se dégage de cette analyse devrait d’ailleurs faire réfléchir certains des critiques de Martineau, qui l’accusent de soutenir une idée et son contraire, sans fil conducteur : tel ne paraît pas être le problème de ce monsieur, du moins au cours de la période sous étude. Le profil islamophobe qui ressort est celui d’un auteur certes réactif (il réagit à l’actualité davantage qu’il ne prend d’initiatives, contredit davantage qu’il n’émet d’idée), mais relativement cohérent.

Je soulignerais également que c’est dans cette capacité à forger des profils variés que je vois l’une des potentialités principales de la méthodologie utilisée par Mélanie Beauregard. Celle-ci permet l’élaboration d’une typologie de discours islamophobes. L’autrice utilise en effet une grille en treize procédés. Qu’elle en repère cinq sur les treize peut correspondre à un profil. Il sera intéressant, si elle étend au cours de son doctorat son analyse sur un plus large nombre de chroniqueurs comme elle le suggère dans son mémoire, de voir combien de profils discursifs d’islamophobes elle peut identifier.

Quelques limites en amont et en aval

Cette dernière remarque sur la possibilité potentielle d’élaborer une typologie des profils discursifs islamophobes me permet de signaler deux limitations imposées par une approche d’analyse du discours. L’une de ces deux limites est signalée par l’autrice dans sa conclusion : nous manquons d’une étude de réception des discours pour aller au-delà de la logique interne de celui-ci et comprendre l’impact réel que celui-ci peut avoir sur les différents lectorats qu’il touche. La seconde touche à l’étude de la configuration du champ médiatique. En effet, si les profils identifiés peuvent être compris selon leurs logiques discursives internes, comprendre pourquoi un acteur médiatique (Martineau ou un autre) opte pour un discours ou une stratégie discursive donnée implique de comprendre sa trajectoire individuelle, les contraintes qui pèsent sur lui et son positionnement au sein du champ médiatique. En élaborant une typologie en fonction de groupes de procédés employés, on donne un appui pour deux types d’enquêtes qui viendraient combler ces lacunes. En amont du discours, des enquêtes sur les acteurs islamophobes du champ médiatiques qui permettraient de déterminer si des types de profils donnés correspondent à des types d’acteurs spécifiques. En aval du discours, des enquêtes sur la variété des réceptions possibles de ceux-ci : quels types de récepteurs réagissent de quelles manières à quels profils de discours ? En font-ils la reproduction active ? Passive ? Ou le combattent-ils ? Le détournent-ils ? En élargissant ainsi l’éventail des enquêtes, nous aurions alors véritablement les moyens de comprendre quel rôle le champ médiatique joue dans les enjeux ayant trait au racisme et à l’islamophobie.

Enfin, c’est la dernière voie que j’aimerais souligner, il faudrait pour élargir l’analyse examiner les interactions du discours islamophobe avec d’autres types de discours, car il n’existe pas en vase clos. Prenons par exemple le cas de Martineau et du féminisme. En page 89 de son mémoire, Beauregard cite un extrait de chronique de Martineau où il dénigre une journaliste ayant dit « Il est vrai qu’il a des gens au Québec qui se servent un droit à l’égalité pour cacher leur intolérance. Qui se découvrent féministe soudainement quand il est question d’islam ». Martineau tourne la remarque en ridicule, mais elle correspond au sentiment de bien des féministes qui voient leur cause instrumentalisée au service de l’intolérance, mais fait aussi l’objet d’une captation dans la mesure où ceux qui se la réapproprient ainsi se servent de leur féminisme autoproclamé pour attaquer les organisations féministes. Celles-ci sont ainsi sommées de ne s’intéresser qu’aux thèmes qui intéressent les islamophobes et à rien d’autre. Un autre sarcasme de Martineau, cité en page 99 du mémoire, exprime cette logique : « Au lieu d’écrire de longs manifestes contre les dangers du rouge à lèvres et du g-string, nos amies de la FFQ devraient plutôt lire Ma vie à contre Coran, de Djemila Benhabib. […] » Cette logique croise la hiérarchisation des musulmans identifiée par Mélanie Beauregard avec une autre hiérarchisation, des féministes cette fois-ci, avec des résultats semblables. Mais la représentation du féminisme dans les chroniques de Martineau ne faisant pas l’objet du mémoire, il est impossible d’affirmer avec certitude que ce procédé est utilisé de manière systématique. D’autres discours pourraient en général être analysés dans leurs interactions avec l’islamophobie : sur les élites, les immigrants, les religions, les mouvements sociaux en général.

Acte d’accusation ou exercice compréhensif ?

La réception médiatique du mémoire m’incite à aborder un dernier thème : ce mémoire peut-il se comprendre comme un acte d’accusation ? C’est largement ainsi qu’il a été reçu, tant par Martineau lui-même que ses alliés, ainsi que ses adversaires qui ne se sont pas gênés pour brandir triomphalement le mémoire (ou plus souvent les articles traitant de celui-ci) contre le chroniqueur honni. Les journalistes eux-mêmes, sans forcément prendre parti, semblent avoir estimé que l’intérêt principal du mémoire était d’affirmer que Martineau était islamophobe. Cette réception reflétait-elle la démarche de l’autrice ? Est-ce là le principal intérêt de ce travail ? Pour articuler ma réflexion, je commencerai par interroger la réponse que Mélanie Beauregard donne aux questions structurant sa problématique, puis je me tournerai vers l’adéquation entre l’argumentation déployée et les attentes du milieu médiatique.

Comme je l’ai indiqué dans mon premier billet, l’autrice présente son mémoire comme une sociologie des médias, en se demandant quel est le rôle des médias dans le discours public islamophobe : agissent-ils en structurant un discours préexistant, éventuellement en le banalisant ou, au contraire, en sont-ils producteurs et les piliers ? À cette question, nous n’aurons pas de réponse tout à fait claire dans la conclusion, mais nous avons certainement des éléments de réponse au sein du cheminement. Interprétons un peu : d’une part, on aura appris que l’argument d’autorité est l’un des traits centraux de la rhétorique de Martineau, d’autre part, on aura appris que les traits centraux de son profil islamophobe sont les procédés rhétoriques les moins directs (sauf un), traduisant une islamophobie vraisemblablement inconsciente et produite de l’intériorisation d’éléments structurels. Ces deux traits, l’usage de l’argument d’autorité et les procédés indirects et structurels favorisent l’hypothèse d’un profil médiatique qui structure et catalyse une islamophobie ambiante davantage que d’un profil produisant et implantant le discours. Le corpus se centrant sur un seul chroniqueur, cependant, cette conclusion ne peut être généralisée à l’ensemble des médias : on peut estimer par exemple que des « autorités » dont Martineau fait usage sont actrices du champ médiatique et y sont productrices de discours islamophobes.

Au-delà de ces indications, la méthodologie étant construite autour d’une série de critères associés à l’islamophobie, elle peut permettre d’identifier celle-ci et d’analyser les mécanismes internes du discours. Elle peut plus difficilement saisir les déterminants du rôle joué par les médias. Qu’il s’agisse de mettre en forme l’islamophobie ou de la produire, des questions continuent à se poser : pourquoi et comment des acteurs favorisant celle-ci parviennent-ils à se tailler une place de choix dans le milieu médiatique ? Qu’est-ce qui pousse les médias à favoriser ce type de discours ? Pour articuler le discours aux conditions de son émergence, d’autres méthodes devront être utilisées, notamment l’analyse des configurations et de l’économie des médias.

La réception du mémoire lui-même a été soumise aux configurations du champ médiatique. Le mémoire de Mélanie Beauregard a beau donner des indications pertinentes pour répondre à la question posée au début, le fait qu’elle ne fasse que les esquisser en conclusion pour s’attarder plus longuement sur les traits islamophobes qu’on retrouve chez Martineau a sans doute favorisé sa récupération médiatique. D’une part, puisqu’on ne peut en tirer de conclusions définitives sur l’ensemble des médias, les journalistes qui l’introduisent dans l’espace public ne se sentent pas forcément appelés à faire leur propre examen de conscience. D’autre part, le fait que le corpus était centré sur un chroniqueur particulier très prolifique (en raison même du volume de sa production) en faisait un instrument aisément utilisable pour quiconque souhaite s’attaquer à lui. Dans un champ médiatique marqué par des affrontements constants, cela n’a pas manqué. La réception médiatique du mémoire s’est faite sur un mode proche du fait divers : crime — identification du méchant – procès (j’ai pris quelques notes sur ce sujet ici). Très vite, les adversaires de Martineau ont construire « l’affaire » avec Martineau dans le rôle du méchant, tandis que Martineau lui-même et ses alliés ont retourné l’histoire pour mettre Mélanie Beauregard (qu’ils ne nommaient pas par son nom), « l’étudiante en sociologie de l’UQAM » dans le rôle de la méchante. Ce retournement était d’autant plus aisé pour eux que le mémoire était construit sur un terme déjà intégré aux stratégies rhétoriques de Martineau : l’islamophobie. Ironiquement, la première réaction du chroniqueur était conforme à un schème analysé en page 63 du mémoire : se poser en victime de la « menace de l’islamophobie », de censure (il y a eu beaucoup de réactions sur Facebook, mais sa principale réponse s’est faite dans sa chronique du 7 mars 2017, qui épousait bien des schèmes analysés par Beauregard dans son mémoire, comme quoi celui-ci semble avoir quelques qualités prédictives). Les critères sur lesquels elle se fonde pour discuter ce qu’est l’islamophobie ont été négligés par les deux camps, l’un sûr que l’islamophobie n’existe pas, l’autre sûr de déjà savoir ce que c’est. Il importe pourtant de rappeler que ces critères, elle ne les a pas inventés et qu’ils ne sont pas là ad hoc pour fabriquer une accusation. Dans cette mise en récit médiatique du mémoire, les deux camps ont négligé bien des éléments du mémoire. Le caractère indirect et inconscient de l’islamophobie de Martineau s’accordait assez mal, par exemple avec l’une et l’autre narrativité. La notion que le mémoire devait être un jalon sur une étude plus large de l’islamophobie a également été négligée par les deux camps.

Ces brefs commentaires sur la réduction du contenu du mémoire à ce qui pouvait simplement servir à alimenter les luttes préexistantes au sein de l’espace public paraissent renvoyer les deux camps de la réception dos à dos. C’est vrai, mais sur un critère spécifique, celui de la réduction du contenu. Comme je l’ai indiqué au début du premier billet, il faudrait une petite étude, autrement dit un examen attentif des acteurs de la réception et des étapes de celle-ci, pour aller plus loin et dégager les asymétries entre ceux-ci. Il faudrait notamment faire la part des logiques militantes, idéologiques et carriéristes qui y ont présidé. Je ne dispose pas du temps nécessaire pour me livrer à cet exercice. Par ailleurs, je laisserai à l’autrice elle-même la possibilité de se prononcer, si elle le souhaite, sur les usages publics qu’elle souhaiterait qu’on fasse de son travail. Je me suis contenté ici de tenter de rendre compte du travail de la chercheuse dans son ampleur et avec ses subtilités. Sans doute ma lecture met-elle davantage l’accent sur certains aspects que sur d’autres ; sans doute d’autres lecteurs préféreront accorder un peu plus d’importance à certains aspects, un peu moins à d’autres. J’ai voulu cependant en discuter longuement pour que toute l’ampleur de l’étude soit intégrée à la discussion, plutôt que de centrer celle-ci sur le seul Martineau.

Notes

[1] Claire LEMERCIER et Claire ZALC, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, Éd. La Découverte, coll. « Collection Repères », n˚ 507, 2008, p. 49.

[2] Gérard NOIRIEL et Bertrand RICHARD, Racisme, la responsabilité des élites, Paris, Textuel, coll. « Conversations pour demain », 2007, p. 17‑22.

Mélanie Beauregard sur Martineau et l’islamophobie (1): aperçu du mémoire

Lors de son dépôt en 2015, le mémoire de Mélanie Beauregard [1] a attiré le regard de la presse. Chose rarissime pour un mémoire de maîtrise de sociologie, cette étude a été discutée dans la sphère publique, pas toujours pour les bonnes raisons, et notamment attaquée par tout un pan des acteurs médiatiques, y compris bien sûr de l’objet d’étude. Le phénomène de la médiatisation et de la réception de ce mémoire mériteraient, à eux seuls, une petite étude. J’ai fait la lecture de ce mémoire et j’ai l’intention de livrer deux billets sur celui-ci. En premier lieu, un résumé détaillé du mémoire, de sa structure et de son contenu. Je ne m’y interdirai pas quelques commentaires et interprétations personnels, mais je réserverai l’essentiel de mes réflexions sur ce mémoire au billet suivant.

Une contribution à la sociologie des médias

La problématique abordée par Mélanie Beauregard n’est pas « Richard Martineau est-il islamophobe ? », mais plutôt « les médias sont-ils producteurs ou simplement reflet et organisateurs de l’islamophobie ? » Elle l’exprime aux pages 6 et 7 de son mémoire :

Au sein de la littérature scientifique circule l’idée selon laquelle les médias ne sont pas créateurs de phénomènes sociaux tels que l’islamophobie. Cette conception perçoit plutôt les médias comme des organisateurs des discours sociaux sur l’islam ou les musulmans et des reproducteurs de l’islamophobie (par sa banalisation). […] Pourtant, diverses études adoptent une posture différente […]. Pour Poole et Richardson [et bien d’autres], les médias participent à la reproduction de l’islamophobie, à sa production et à son maintien au sein de la société. […] une question persiste : quelle est la relation entre les médias et l’islamophobie ?

Pour tender de répondre à cette question, nous effectuons une étude de cas qui traite du discours médiatique québécois sur l’islam ou les musulmans (ou les personnes associées à l’islam). Plus précisément, nous analysons les discours sur l’islam ou les musulmans publiés au sein des chroniques de Richard Martineau dans Le Journal de Montréal. Ainsi, notre travail permettra une meilleure compréhension de la relation qui existe entre les médias et l’islamophobie.

Après une revue de littérature assez complète sur concept d’islamophobie et ses critiques, elle en formule la définition suivante :

un rapport de domination (raciste et impérialiste) qui assure la stigmatisation et l’exclusion sociale de l’islam et de musulmans (et de personnes associées à l’islam) ; l’islam étant jugé intrinsèquement différent aux sociétés dites occidentales en plus de devenir un trait caractéristique inhérent aux musulmans. (p.38)

On notera au passage que les commentateurs qui, à l’époque de la réception médiatique du mémoire, ont affirmé qu’elle ne proposait aucune définition de l’islamophobie ont eu tort. Ils ont dû sauter quelques pages.

Pour guider sa recherche, Mélanie Beauregard fait deux hypothèses. Il s’agit bien d’hypothèses, non de conclusions. Il ne s’agit pas de les confirmer à tout prix, mais de savoir quoi observer.

  1. Les discours de Richard Martineau sur l’islam ou les musulmans dans ses chroniques du Journal de Montréal fonctionnent à l’homogénéisation, à l’essentialisation, à l’infériorisation, à la diabolisation ainsi qu’à la stigmatisation de l’islam ou des musulmans.
  2. Les discours de Richard Martineau sur l’islam ou les musulmans dans ses chroniques du Journal de Montréal véhiculent des stéréotypes à l’égard de l’islam ou des musulmans : l’islam étant perçu comme une religion dangereuse, les hommes musulmans étant représentés comme des êtres violents, patriarcaux et terroristes tandis que les femmes sont perçues comme étant soumises et voilées.

L’autrice justifie le choix du Journal de Montréal par son tirage, d’une part, et par une série de citations de précédentes études qui suggéraient que le Journal de Montréal a joué un rôle de premier plan dans la mise à l’agenda médiatique de l’islam considéré comme un « problème public » (p.43-44). Elle s’est concentrée sur Richard Martineau parce qu’elle a constaté dans un premier temps qu’entre 2008 et 2011, il a écrit environ la moitié des chroniques d’opinion portant sur l’islam au Journal, tandis que, pour l’ensemble de la période considérée (2008-2014), il a écrit quelque 35 % des chroniques sur le sujet dans cette publication (p.45). Le corpus final est donc décrit ainsi : « ce que nous désignerons par notre corpus d’étude est constitué de 438 chroniques réparties sur une période de près de neuf ans (novembre 2006 à avril 2014) » (p.48). Sur l’ensemble de la période, un peu plus de 20 % des chroniques de Martineau portent sur l’islam.

Une méthode d’analyse du discours

La méthode d’analyse de discours appliquée est connue sous l’expression analyse critique de discours (ACD) et s’inspire de T. A. van Dijk, un sociologue des discours racistes. Celui-ci se situe dans une sociologie critique héritière de l’école de Francfort, en particulier l’un de ses cofondateurs, Horkheimer (p.52). Cette méthode d’analyse du discours, dite « sociocognitive », « s’intéresse aux représentations et processus langagiers créés pour produire et comprendre les discours. [Ces dynamiques] sont partagées socialement et construites en relation avec les autres. Par conséquent, la dimension sociocognitive du discours est “the relations between mind, discursive interaction and society”.

L’autrice utilise trois types de mesures pour analyser son corpus (pp.55-56) :

  1. La fréquence, soit “le nombre total d’apparitions d’un mot” ;
  2. La cooccurrence, soit la relation entre deux mots ou expressions apparaissant en même temps ;
  3. Le coefficient de Jaccard, qui mesure l’association entre deux mots selon l’intensité de leur relation. Plus il est élevé, plus ils sont fortement associés.

Résultats

À partir de ces outils, l’autrice commence à examiner les thèmes en lien avec l’islam qui apparaissent le plus souvent dans les chroniques de Martineau. L’islamisme et le voile se démarquent très nettement, et les thèmes des accommodements raisonnables et les enjeux liés à la condition des femmes apparaissent en lien avec le thème de l’islam. Je passe ici sur le détail des autres termes identifiés. Elle examine ensuite les occurrences de trois procédés antiracistes, soit la nuance, la non-homogénéisation et la condamnation des discriminations raciales (p.60). Ces différents aspects apparaissent respectivement dans 4,1 %, 4,6 % et 2,1 %. Quant au terme “antiraciste”, dans les chroniques de Martineau, il n’apparaît que lorsque celui-ci critique les groupes luttant contre le racisme (p.62). De même, le terme “islamophobie” n’apparaît que pour discréditer l’usage de ce terme. De plus, lorsque le terme “raciste” apparaît, c’est surtout pour critiquer le racisme provenant d’autres groupes que le groupe dominant ou pour en discréditer l’usage (p.63). Enfin, dans les rares chroniques où Martineau condamne le racisme ou les discriminations envers les minorités, c’est toujours pour, plus loin dans la chronique, minimiser l’existence du racisme.

L’étape suivante est d’examiner les logiques de l’islamophobie, telles qu’observables sous l’aspect de formes discursives. Onze logiques sont examinées qui avaient fait l’objet d’une discussion dans le cadre théorique : l’homogénéisation, l’essentialisation, le placement du groupe dominé en situation d’altérité, le placement du groupe dominant en situation d’altérité, l’infériorisation, la stigmatisation, l’incompatibilité, la diabolisation, les stéréotypes, les insultes, la possession de l’autre et la hiérarchisation (si ça fait douze, c’est parce que le placement en situation d’altérité se décline en deux versions). Cinq d’entre elles sont fortement présentes dans les chroniques de Martineau : l’homogénéisation (44,1 %), la mise en place du groupe dominé en situation d’altérité (31,1 %), la mise en place du groupe dominant en situation d’altérité (16,9 %), l’insulte (19,9 %) et l’essentialisation (19,6 %). Deux autres se situent au-dessus de la barre des 10 %, soit la diabolisation (12,1 %) et la hiérarchisation (10,3 %). Examinées années par année, on constate que certaines années sont marquées par une croissance des usages de ces principes, les années 2009, 2010, 2011 et 2013. L’autrice n’en parle pas, mais j’avance l’hypothèse que la baisse (très nette) de 2012 peut être attribuée à l’accaparement médiatique suscité par la grève étudiante cette année-là. Elle examine ensuite une à une les pratiques discursives identifiées en discutant leur forme et leurs logiques.

D’autres pratiques discursives sont ensuite analysées, notamment les usages nombreux que Martineau fait de l’argument d’autorité (pp.90-93). Chez Martineau, l’argument d’autorité est utilisé principalement dans une optique anti-antiraciste.

[…] la contestation systématique [italiques dans le texte] des phénomènes et des concepts liés au racisme et à l’islamophobie peut être associée à une mouvance contestataire de l’antiracisme (soit l’anti-antiracisme [van Dijk, 1991, p.190]). Cet anti-antiracisme s’oppose donc à l’opposition aux logiques du racisme et à ses manifestations […]. En toute logique, l’anti-antiracisme relève ainsi du racisme (idem). (p.92)

L’autre pratique fait l’objet d’une des parties du mémoire qui m’a semblé la plus intéressante. La hiérarchisation des musulmans est une stratégie qui semble rompre avec l’homogénéisation des musulmans tout en en reproduisant les logiques de manière plus pernicieuse (ici c’est mon commentaire). Plutôt que de décrire les musulmans comme étant tous pareils, il s’agit de les décrire comme un nombre réduit de sous-groupes, eux-mêmes homogènes, dont on déclarera que certains sont supérieurs aux autres. Typiquement, on dénonce cette pratique sous sa forme la plus simple, la hiérarchisation en deux groupes, les “bons musulmans” et les “mauvais musulmans”. Mélanie Beauregard affine l’analyse et identifie dans le discours de Martineau une hiérarchisation des musulmans en quatre groupes disposés sur une échelle des “meilleurs” aux “pires”.

  1. Les femmes d’origine musulmane s’affichant publiquement contre le voile et l’islamisme (voir l’article d’Amine Brahimi sur les Dissidents de l’islam). Elles sont traitées de manière très positive et sont les seules à être toujours nommées par leur nom.
  2. Les musulmans désirant s’intégrer et adhérer aux valeurs de la société d’accueil et les “musulmans contre le voile et l’islamisme”. Peu présents dans le corpus étudié, ils sont traités de manière positive, mais comme un groupe générique.
  3. Les musulmans dits “modérés” qui ne critiquent pas publiquement l’islamisme. Peu mentionné également, ce groupe est cependant systématiquement accusé de passivité, voire de complicité de facto avec le terrorisme.
  4. Enfin, les islamistes, la lie de la lie, injuriés dans 19,9 % des chroniques.

Cette hiérarchisation produit une injonction : ressembler au groupe dominant et agir selon les préférences édictées par celui-ci (p.97). Dans cette optique, les représentations positives participent du même phénomène que les représentations négatives en maintenant un rapport de domination où le dominant s’arroge le pouvoir de décider qui est bon et qui est méchant et selon quels critères. La représentation positive des groupes en haut de l’échelle “implique donc, implicitement, une compréhension de l’islam et des musulmans (non émancipés) comme étant rétrogrades et à dominer” (p.97).

Les deux stratégies discursives analysées, l’argument d’autorité et la hiérarchisation, sont liés, puisque les citations utilisées par Martineau comme arguments d’autorité viennent fréquemment du premier groupe de la hiérarchie, tandis que les citations du groupe inférieur apparaissent comme repoussoir. Les citations du premier groupe ne servent pas seulement d’argument d’autorité : elles servent à Martineau pour prétendre n’être pas raciste, puisqu’elles proviennent de femmes racisées. Elle discute ensuite des effets d’essentialisation que ces procédés en se fondant sur la littérature secondaire.

Conclusion

L’autrice revient en conclusions sur les limites de sa démarche en s’interrogeant sur les critères permettant de tracer la frontière entre une critique valable des enjeux de pouvoirs au sein des sociétés musulmanes et le discours reconnaissable comme islamophobe. Par ailleurs, elle souligne qu’ayant étudié un cas particulier, ses propos ne peuvent pas être généralisés. Après avoir récapitulé ses résultats, elle souligne également que, sur les onze procédés islamophobes sous analyse, les cinq qu’on retrouve de manière marquée sous la plume de Martineau sont des “logiques ayant un racisme subtil et non évident” (p.110). Sur ce point, je dois dire que ça me semble pertinent pour quatre d’entre eux, mais qu’il m’est difficile de ranger l’insulte parmi les procédés subtils. Par ailleurs, l’autrice indique que, par rapport à ses hypothèses de recherche, une partie seulement sont confirmées par ses résultats :

  • L’hypothèse selon laquelle le discours de Martineau emprunte des logiques islamophobes est corroborée.
  • En revanche, les stéréotypes rencontrés lors de l’étude ne correspondent pas aux stéréotypes attendus dans l’hypothèse initiale :

Les hommes musulmans ne sont pas particulièrement représentés comme étant violents, patriarcaux et terroristes et les femmes musulmanes ne sont pas perçues comme étant soumises et voilées. Au contraire, l’une des figures constitutives de la hiérarchie […] présente de nombreuses musulmanes comme étant émancipées. Certes, dans notre corpus, il y a une compréhension des musulmans de façon stéréotypique (par la hiérarchisation). Toutefois, cette compréhension ne correspond pas à celles recensées dans la littérature. Les stéréotypes utilisés relèvent donc à la fois de l’islamophilie[2] et de l’islamophobie (p.111).

Elle conclut que les procédés rhétoriques utilisés par Martineau, par leur caractère indirect, sont sans doute le fruit d’un racisme structurellement ancré, donc intériorisé et inconscient. Quant aux recherches à mener dans le futur, elle souligne un manque d’études sur la réception des discours médiatiques islamophobes (p.111). Elle exprime également l’importance d’élargir le cadre d’analyse à d’autres chroniqueurs et d’autres types de textes journalistiques (par exemple, les nouvelles et les enquêtes), ainsi que de s’attarder à l’iconographie (caricatures et photos). Enfin, elle aimerait une étude sur l’agentivité des musulmans au sein des médias québécois.

Ceci conclut mon résumé du contenu du mémoire. Mon appréciation est globalement positive. Comme je l’ai indiqué, je réserve l’essentiel de mes réflexions pour un prochain billet (celui-ci est déjà bien assez long). En attendant, je signale le vidéo de cette table-ronde organisée par le Centre Justice et Foi où Mélanie Beauregard, maintenant en doctorat à l’Université d’Ottawa, discute du traitement médiatique de l’islam à partir des résultats de son mémoire et où elle estime que ces résultats peuvent se généraliser au moins à une partie des médias québécois.

Notes

[1] Intitulé « Le traitement discursif de l’islam et des musulmans dans les médias : analyse critique des chroniques de Richard Martineau », UQÀM 2015.

[2] notons que dans le mémoire de Mélanie Beauregard, le concept d’islamophilie correspond moins à l’appréciation des musulmans qu’à l’identification de ceux qui sont caractérisés comme “bons musulmans”, il s’agit donc moins d’une catégorie opposée à l’islamophobie qu’une sous-catégorie de celle-ci.

Usure de la culture

Sacrifiant la précision aux joies de l’assonance, mon titre peut induire en erreur : dans ce billet ce n’est pas la culture qui s’avérera usée, mais la catégorie de culture, le terme à l’intérieur duquel du nous regroupons certains concepts liant les productions idéelles et la vision du monde à l’aide desquels nous produisons un lieu que nous pouvons habiter collectivement et individuellement. J’ai déjà écrit un billet où je rapporte la définition de la culture de Maurice Godelier, ainsi qu’un billet rédigé d’après Guy Rocher qui indique les évolutions du sens de ce mot dans le temps. Aujourd’hui, je rapporterai essentiellement une mise en garde méthodologique de Serge Gruzinski dans La pensée métisse :

Pour appréhender les mélanges, il faut commencer par se méfier du terme « culture », usé jusqu’à la corde par des générations d’anthropologues, de sociologues et d’historiens. Progressivement doté des sens les plus divers, repris par les philosophes, adopté par des historiens souvent moins soucieux des contenus qu’ils lui donnent que leurs collègues anthropologues, le terme a fini par envahir les médias et les couloirs des administrations. Appliqué à l’origine aux mondes prémodernes et primitifs, il a ensuite été étendu aux sociétés de la modernité et aux réalités contemporaines, en devenant une sorte de fourre-tout de plus en plus difficile à cerner. Ce n’est pas qu’il soit aisé de s’en défaire : le terme colle à la plume et il n’est pas dit que dans ces pages on parviendra toujours à l’éviter. Or il entretient la croyance – avouée, inconsciente ou secrète qu’il existerait un « ensemble complexe », une totalité cohérente, stable, aux contours tangibles, capables de conditionner les comportements : la culture. Quel que soit l’époque ou le milieu, il ne resterait qu’à en définir le contenu, à dégager des « logiques », à mettre à jour des fonctions et des virtualités, tout en prenant soin d’en découvrir le noyau dur et inaltérable. Mais cette démarche « culturaliste » conduit à imprimer à la réalité une obsession d’ordre, de découpage et de mise en forme qui est en fait le propre de la modernité. En insistant sur les spécificités et les différences aux dépens de ce qui rattache chaque culture à d’autres ensembles, proches ou lointains, on en vient vite aux rhétoriques de l’altérité puis à celles du multiculturalisme qui défend « la cohabitation et la coexistence de groupes séparés et juxtaposés, résolument tournés vers le passé, qu’il convient de protéger de la rencontre avec les autres. ». Or, il suffit d’examiner l’histoire de n’importe quel groupe humain pour se rendre compte qu’en admettant que cet agencement de pratiques et de croyances possède une quelconque autonomie, il s’apparente davantage à une nébuleuse en perpétuel mouvement qu’à un système bien défini.

La catégorie de culture est l’exemple parfait du placage d’une notion occidentale sur des réalités qu’elle transforme ou fait disparaître. Son emploi routinier minimise ce que celles-ci comportent inévitablement et irréversiblement de « contaminations » étrangères, d’influences et d’emprunts venus d’autres horizons. Il incite à prendre les métissages pour des processus qui se propageraient aux confins d’entités stables, dénommées cultures ou civilisations. Ou comme des sortes de désordre qui brouilleraient soudain des ensembles impeccablement structurés et réputés authentiques1 .

Cette mise en garde insiste sur deux traits remarquables. D’une part, il y mentionne la démarche culturaliste, qui correspond à une influence du courant de pensée de l’anthropologie américaine. Ce courant de pensée s’est construit dans la foulée d’une séquence de débats qu’on pourrait présenter, de manière simplifiée, ainsi : aux fondateurs de l’anthropologie, qui pensaient en termes évolutionnistes, se sont opposés ensuite des penseurs « diffusionnistes » qui, critiquant le modèle évolutionniste du changement humain fondé sur l’inventivité intrinsèque des êtres humains, ont étudié les diffusions de certains traits ou pratiques culturels comme source de changement. Ainsi, les changements culturels n’étaient pas le fruit d’un « avancement » dans des étapes où toute société doit passer tôt ou tard, mais le produit d’influences extérieures2 . C’est contre ce dernier modèle que les culturalistes ont construit leurs propres thèses. Parce que les diffusionnistes étudiaient des diffusions de traits culturels isolément les uns des autres, les culturalistes leur ont reproché de ne pas saisir l’interdépendance des différents aspects d’une culture. Le modèle culturaliste américain insistait sur différents traits des cultures : la continuité de transmission de l’enfance à l’âge adulte ; l’uniformité culturelle des sociétés ; la cohérence interne des cultures et la séparation des cultures les unes par rapport aux autres3 . Cette manière de penser les cultures, fortement critiquée depuis, est encore puissamment influente aujourd’hui et se retrouve dans la vision critiquée par Gruzinski. Les problèmes propres à supposer une culture comme un tout cohérent et séparé de ses voisines rend difficile toute compréhension des contacts culturels ou des évolutions internes des cultures.

L’autre aspect de cette mise en garde, qui se trouve au début du paragraphe, concerne l’érosion des concepts à force d’usage et de popularité. Une partie de l’évolution décrite se trouve déjà dans ce que retrace, avec davantage de détails, Guy Rocher que j’ai déjà résumé dans le billet mentionné plus haut. L’autre partie couvre des aspects que le sociologue a laissés de côté, soit les diffusions d’un milieu à l’autre qui ont érodé la consistance du concept. Dans la description de Gruzinski, on note deux types d’érosions : la sortie de la discipline initiale (l’anthropologie) et son utilisation dans une nouvelle discipline (l’histoire) et la diffusion dans les univers publics que sont le langage courant, la sphère médiatique et le monde politico-bureaucratique. Dans le premier cas, cela peut s’expliquer par le fait que, utilisé dans sa discipline d’origine, les spécialistes peuvent être habitués à « baliser » un concept dans son usage, des mesures de contrôle que la discipline « importatrice » n’a pas l’habitude d’appliquer. En migrant d’une discipline à l’autre, le concept peut acquérir une souplesse remarquable, qui contribue à sa popularité, mais lui fait également perdre beaucoup de valeur. Le passage au public, quant à lui, fait sauter tous ces contrôles et, en conséquence, « l’entropie s’accomplit avec une rapidité étonnante » 4(Foucault, cité par ). C’est d’autant plus rapide si les médias et les politiques, autrement dit les instances de pouvoir et d’affrontement, s’en emparent, car chacun cherche à y remodeler le concept en fonction de ses intérêts. Dans ces situations, pour le chercheur, le concept doit, soit être abandonné, soit faire l’objet d’un dépoussiérage qui passe souvent par un retour aux sources.

Note: ce billet est le dernier de l’année. Je reprendrai les publications en janvier.

Bibliographie

Notes

1Serge GRUZINSKI, La pensée métisse (Paris: Hachette Pluriel, 2012), 45‑46.

2Robert DELIÈGE, Une histoire de l’anthropologie. Écoles, auteurs, théories (Paris: Seuil, 2013), 57‑72.

3DELIÈGE, 134‑35.

4Foucault, cité par Gérard NOIRIEL, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien (Paris: Belin, 2014), 174.

Naissance des faits divers en France

Le travail de Gérard Noiriel porte sur l’histoire des ouvriers, de l’État-nation et de l’immigration, essentiellement. Mais la réflexion sur l’immigration, en particulier, l’a amené à réfléchir sur les pratiques médiatiques, partant de l’hypothèse que celles-ci jouent un rôle important dans les pratiques de stigmatisation des immigrants et les défis auxquels ces derniers sont confrontés à leur arrivée. Ainsi, dans sa grande synthèse Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle), Discours publics, humiliations privées, Noiriel consacre un très long chapitre (le deuxième) à « La mise en place de l’espace public républicain » à l’époque de la troisième république. L’espace public ne se réduit pas aux médias: sa structure, à cette époque, fut également affectée par des événements majeurs comme la constitution des premiers partis politiques de masse et la professionnalisation des universités. Mais c’est également l’époque où est née la presse de masse. Pour l’essentiel, les réflexions de Noiriel sur ces questions ne paraissent pas reposer sur des recherches empiriques qu’il aurait lui-même menées et c’est à d’autres travaux que renvoient les notes de bas de page de ce passage: ceux de Marc Angenot, Michael Palmer, Jürgen Habermas, Christophe Charle, Dominique Kalifa et Anne-Claude Ambroise-Rendu en particulier.

La Troisième République a libéralisé les lois sur la presse et mis en place l’éducation primaire obligatoire, ce qui eut pour effet d’accroître considérablement la clientèle potentielle des journaux. Ces réformes apparaissaient comme des conséquences logiques de la mise en place du droit de suffrage universel: puisqu’on intégrait de nouveaux électeurs au jeu politique, il fallait s’assurer qu’ils soient suffisamment instruits et informés.

Cependant, les journaux de masse obéissaient aux impératifs du marché. Pour « livrer la marchandise » et faire entrer l’argent garantissant leur existence, ils ont dû, au contraire des journaux à petits tirages qui existaient auparavant, former des professionnels et former leurs propres codes et méthodes de travail. Les « publicistes » qui publiaient dans les journaux avant cette époque étaient en effet souvent des notables, des rentiers ou des professionnels vivant d’autres sources de revenu. Autre effet du marché, il fallait renouveler l’information chaque jour et faire en sorte que les lecteurs achètent le journal tous les jours. C’est à cette époque, et en suivant cette logique, que le mot « actualité » s’impose dans le champ journalistique. Par ailleurs, pour atteindre un public plus large et éviter de le cliver, les journaux de masse se sont dépolitisés.

Un autre des défis auxquels les journaux de l’époque ont dû répondre pour conquérir leur public était d’intéresser celui-ci à des événements auxquels il ne participait pas directement.

Lorsque cet intérêt pragmatique fait défaut, il n’existe qu’un seul grand moyen de motiver à distance les individus auxquels ont s’adresse, c’est de faire en sorte qu’ils s’identifient au récit qu’on leur présente. L’identification comble en effet, magiquement, la distance entre celui qui écrit et celui qui lit, car elle suscite chez le lecteur une participation fictive à l’histoire racontée. C’est l’émotion et non le raisonnement qui constitue ici la ressource déterminante .

C’est pour répondre à ces défis (le renouvellement des nouvelles et la création d’une identification du lecteur à la nouvelle) que la presse de masse a développé un tel intérêt pour les faits divers. Les journalistes relatant les faits divers utilisent en effet différentes pratiques pour susciter l’émotion pour ou contre la ou le criminel.le, par une « excitation narrative » qui joue sur les sentiments d’empathie, la terreur, l’horreur pour le crime, le dégoût de la personne du criminel . Commercialement, la stratégie était sans aucun doute payante: un crime horrible en première page pouvait faire monter les ventes de 50 à 100%. Le fait divers ne concerne pas que le crime, même s’il s’est d’abord construit par le traitement de la criminalité:

L’immense succès que rencontre le récit criminel dans la presse de l’époque tient au fait qu’il met toujours en scène le mêmes personnages: des victimes, des agresseurs et des policiers (ou des juges). Le fait divers repose sur la structure narrative du « polar ». Mais l’émotion et l’identification des lecteurs sont accrues par l' »effet de réel » propre à ce type de récit. Étant donné que le drame qui est raconté par le journaliste s’est réellement produit, chaque lecteur est incité à penser que ça aurait pu lui arriver à lui aussi .

On peut grapiller un autre défi important auquel la presse de masse fit face lors de l’introduction du fait divers, un défi dont Noiriel ne parle pas, dans l’article déjà cité d’Anne-Claude Ambroise-Rendu: l’exposition régulière et racoleuse de la criminalité faisait l’objet de critiques fortes de la part des moralistes. Les journaux devaient donc justifier la couverture des faits divers en invoquant des motifs d’intérêt public, ce qu’ils firent souvent en invoquant l’idée que ces histoires pouvaient servir « d’avertissement ». En quelques cas, ils avancent que rapporter l’événement participe à un connaissance approfondie sur la société. Dans tous les cas, ils avancent leurs arguments sans vraiment se donner la peine de les démontrer. De cette manière, ils jugent les crimes en fonction d’une moralité qui ne doit pas grand-chose au droit . Il y a là l’expression d’une moralité publique qui préserve une certaine autonomie face aux institutions d’État, un peu comme l’imaginait John Locke dans ses Essais sur l’entendement humain (voir l’analyse de Koselleck ). N’est-ce pas aussi, alors que les moralistes prônaient la dissimulation des châtiments aux criminels, dont ils craignaient le caractère exemplaire, escamotant les supplices de l’échafaud public , une réintroduction de ce spectacle par la petite porte des entrefilets?

Ambroise-Rendu signale que les faits divers (de nombreux récits courts de crimes) se distinguent de la chronique judiciaire (quelques longs récits de crimes « importants », des « affaires » qui passionnent le public sur la longue durée), tout en entretenant avec eux une complémentarité et une interdépendance. Ce sont en effet la multiplicité des faits divers qui produit une « image de fond » à partir de laquelle la chronique judiciaire prend tout son sens, son intérêt, et devient ainsi passionnante pour le lecteur.

La structure fondamentale du récit de fait divers qu’on vient d’évoquer pouvait aussi bien être appliquée à d’autres domaines que celui de la petite criminalité et le furent en effet: la question sociale et le mouvement ouvrier étaient traités à travers les événements violents des grèves, la politique extérieur sera traitée en fonction des « personnages collectifs » nationaux (gentille France versus méchante Allemagne, par exemple) et la politique intérieure sous l’angle des « affaires », les grands scandales. Tous les journaux de l’époque, à gauche comme à droite, ont repris et systématisé la recette, « à l’exception notable de L’Humanité » . La gauche ne faisait que changer les personnages du récit:

Le récit ne met pas en scène ici des « apaches » agressent les vieille dames dans les communes de banlieue, mais des travailleurs morts dans un accident du travail ou victimes de la répression policière. Les solutions politiques qui découlent de ces diagnostics sont simples: il suffit d’éliminer les persécuteurs pour que cesse le malheur du peuple et pour que naisse un monde nouveau où l’exploitation de l’homme par l’homme aura disparu. .

Ne changent, par conséquent, que les paramètres d’identification du lecteur à la victime du récit: plutôt que « gens honnêtes » (contre truands) ou des nationaux (contre d’autres nations), on mettait de l’avance l’identification en tant que classe sociale: ouvrier ou prolétaire, victime du capitalisme ou de l’État (ce qui revenait au même). Un système d’identification se substituant à l’autre.

Dans un billet précédent, j’évoquais les faits divers comme un cas notable pouvant s’analyser « d’exceptionnel normal », concept issu de la microhistoire et systématisé par Ginzburg et Poni , qui peut être utilisé par le lecteur de journaux averti pour réfléchir à la signification des nouvelles qu’il lit. Le récit historique des conditions d’apparition des faits divers (du moins en France, tout porte à croire qu’il y a à la fois schémas similaire et variations selon les contextes nationaux) invitent à questionner d’autres éléments lorsque vient le temps de lire et interpréter les nouvelles: les conditions de production de celles-ci et la mise en forme privilégiée dans la livraison.

Bibliographie

L’article d’Anne-Claude Ambroise-Rendu auquel je fais référence se trouve ici .

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue pour ce billet:

Tim WU, The attention merchants: the epic scramble to get inside our heads, Knopf, 2016, 416 pages. Voir ici.

Merci à Gabriel de m’en avoir parlé. Allez lire son blogue.

La « post-factualité »: quelques remarques

Depuis que l’expression a été lancée par la publication par Katharine Viner, du journal britannique The Gardian, d’un long article sur la problématique de la vérité dans les médias et les médias sociaux, elle a fait florès. «Post-factualité» et «post-vérité» capturent un malaise actuel. Sans faire un tour exhaustif des débats que cet article a pu susciter, on mentionnera que La Presse a publié pas moins de trois articles sur ce thème sans qu’aucun d’entre eux en mette en doute les prémisses, tandis qu’on peut trouver dans Le Devoir, les doutes d’Antoine Robitaille.

Fondamentalement, la thèse de la post-factualité me semble reposer sur deux grandes assertions :

  1. Que le débat public, à l’heure actuelle, souffre de fait que les acteurs privilégient l’émotion sur les faits.
  2. Qu’il s’agisse d’une nouveauté à l’époque contemporaine. Je m’aventure un peu plus sur ce point, puisque les auteurs des articles consultés donnent peu d’indications sur la vision du passé qu’ils entretiennent. À défaut de savoir si les auteurs considèrent qu’il s’agit vraiment d’une nouveauté, j’avancerai que l’absence d’indication historique à l’intérieur de ces articles suggère l’idée que la situation est sans précédent. En fait, il y a une indication historique, très floue : Viner semble estimer que l’avancée «Internet» renvoie à la précédente avancée «Gutenberg», ce qui semble suggérer qu’elle croit que rien n’a fondamentalement changé entre Gutenberg et 1990.

Or, ce qui m’intéresse dans cette histoire, c’est le parallèle qu’on peut établir avec ce que Bernard Manin constatait en comparant l’affaire Dreyfus avec le Watergate. En effet, Manin, dans le chapitre intitulé Les métamorphoses du gouvernement représentatif, propose de voir dans ces deux controverses des moments types de la structure de la délibération publique à deux moments différents du gouvernement représentatif. Ainsi l’affaire Dreyfus représenterait le mode délibératif de la démocratie de parti, tandis que l’affaire du Watergate se situerait aux débuts de la démocratie du public. Voici comment il expose la structure des deux débats :

«[…] les Américains ont eu, globalement, la même perception des faits, quelle qu’ait été leur identification partisane et quelque jugement de valeur qu’ils aient en définitive porté sur ces faits. Dans l’affaire Dreyfus, au contraire, il semble que la perception même des faits ait été différente selon les secteurs de l’opinion : les Français ont perçu les faits à travers les organes de presse de la tendance d’opinion dont ils se sentaient proches.» —

Citant d’autres études sur la perception des faits, Manin conclut donc que la démocratie du public favorise une uniformisation de la perception des faits par le public. Les clivages d’opinions prennent se forment alors à partir d’un positionnement différent qu’ont les acteurs par rapport à ces faits, «mais ce clivage ne reproduit pas nécessairement le clivage partisan entre ceux qui votent pour un parti politique et ceux qui votent pour un autre.» Cela tient au fait que les médias de masse capitalistes ne dépendent pas financièrement des partis politiques et des syndicats : ils génèrent leurs propres profits. La concurrence pour les parts de marché tend à favoriser, non pas le pluralisme, mais plutôt une uniformisation de l’information.

C’est précisément cette structure médiatique qui est remise en question par les médias sociaux. Comme je l’ai déjà indiqué, l’ouvrage de Manin, y compris sa postface, a été rédigé trop tôt pour mesurer l’impact de ces derniers sur la délibération et, plus généralement, la représentation. A priori, si la structure des partis politiques ne semble pas avoir sensiblement changé, en revanche les formes délibératives semblent bien changer en profondeur. Les médias sociaux semblent favoriser une diffusion «en silo» de l’information. Cela tiendrait essentiellement au fait que les algorithmes structurant les médias sociaux répondent essentiellement à une structure inspirée par un modèle commercial publicitaire. Ils fragmentent ainsi la population et la redistribuent en catégories en fonction de dynamiques affinitaires, afin de capturer des segments entiers de population formant des acheteurs potentiels de certains produits. Il y a lieu de croire que ce phénomène se reproduit en politique et en information. Mais non seulement les médias sociaux produisent-ils ces «silos», mais au surplus les modèles de financement aussi bien des médias en général que des médias sociaux doivent-ils beaucoup à l’impératif d’accumulation des «clics», autrement dit à la rapidité de production, du sensationnalisme et du réflexe de partager avant de réfléchir. La fausse nouvelle serait ainsi «le sous-produit du capitalisme digital».

Mais les critiques formulées à l’encontre de la thèse de la «post-factualité» amènent à compléter cette analyse d’au moins deux autres éléments, sans lesquels ce phénomène de «silos» n’aurait pas autant d’impact.

Frédéric Lordon a souligné que le problème de la vérité cache celui de la dépolitisation (voir aussi le Stagirite). Dans leur obsession pour le «fait», les médias de masse en sont venus à négliger le pouvoir, les conflits, les intérêts. Le fait est que le modèle de financement capitaliste des médias mainstream favorise la compétition pour les plus grandes parts de marchés et, par conséquent, l’uniformisation de l’offre d’information. C’est de cette uniformisation de l’offre que découle l’uniformisation de la perception publique observée par Manin. Or, la tendance à uniformiser l’information tend à construire également un substrat idéologique commun. C’est ainsi qu’on en vient à présenter les politiciens comme «compétents» ou «incompétents» (c’est-à-dire faisant la «bonne» ou la «mauvaise» chose) là où en réalité il y a des politiciens défendant des intérêts différents. Devenus ainsi incapables de critique politique, les médias de masse n’ont plus pour seul potentiel critique qu’un fact-checking un peu fade. L’ensemble de la structure des médias de masse agit ainsi comme une «gigantesque bulle de filtre», un gros silo semblable à ceux créés par les médias sociaux, si ce n’est qu’il était unique alors que les médias sociaux en créent plusieurs plus ou moins imperméables les uns aux autres. Et cette bulle de filtre, esclave d’une idéologie qui s’ignore, est incapable de produire la critique idéologique dont on aurait besoin pour saisir le mécontentement d’autrui ou le nôtre propre. Elle confond idéologie et vérité. Du coup, pas étonnant que le rejet de son idéologie amène aussi un mépris du «fait».

Dans un ordre d’idée assez différent, Peggy Sastre rappelle dans Slate que notre cerveau est lui-même une gigantesque «bulle de filtre». Son analyse n’est pas tout à fait satisfaisante, car elle n’explique pas la diversité des filtres et semble nous confiner à un certain fatalisme. Elle nous réfère aussi à un facteur intemporel, ce qui ne permet pas de saisir les effets de nouveautés qui accompagnent les phénomènes actuels. En revanche, elle met de l’avant des éléments qui rappellent que notre capacité cognitive à saisir le vrai se réduit dans l’urgence et l’émotion, tandis qu’elle peut se reformer dans les conditions appropriées (voir aussi ici et ici). L’indignation, la colère, le ressentiment, le besoin d’autojustification, l’anxiété, l’insécurité, la peur, notamment, ne sont pas des amis de la recherche de la vérité. Or, ces émotions sont affectées par le contexte social. Les inégalités socio-économiques, les inégalités de genre ou d’ethnicité sont autant de facteurs qui induisent certaines de ces émotions chez les dominés et certaines autres chez les dominants — et des cocktails bizarres chez ceux qui appartiennent à différents niveaux aux deux catégories à la fois. Au-delà de la structure des médias de masse et des médias sociaux, la «post-factualité» nous renvoie donc à la production des conditions sociales permettant un accès optimal à la vérité et à la réflexion pour tous.

Bibliographie

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet :

David Kahnneman, Système 1, système 2 – Les deux vitesses de la pensée, Paris, Flammarion, 2011.

Inégalités socio-économiques et islamophobie

À la lecture du rapport Islamophobia Inc., une question m’est venue à l’esprit : et si les inégalités sociales étaient un facteur de croissance des comportements racistes? Il existe deux grandes manières d’argumenter une réponse affirmative à cette question. La première est que, parmi les nombreuses identités latentes que peuvent revêtir les individus, l’identité nationale est l’une des rares qui permet aux pauvres de se valoriser face à quelqu’un, en particulier lorsqu’ils sont dans une situation d’humiliation (sur ce thème, voir ). Dans ces conditions, les inégalités, en acculant les pauvres à cette seule identité valorisante, favoriseront un climat de xénophobie dirigée contre les boucs émissaires de l’heure. L’autre moyen par lequel les comportements racistes peuvent être favorisés par les inégalités économiques, c’est que l’argent peut alimenter les discours haineux. Le rapport Islamophobia Inc. fournit une bonne piste pour penser les chemins tortueux que peuvent prendre les dollars des riches pour atterrir dans les poches des propagandistes patentés.

Du point de vue méthodologique, ce rapport relève du journalisme d’enquête. Les auteurs du rapport ont identifié les grands intellectuels islamophobes et ont cherché, d’une part, les sources de leur financement et, d’autre part, les canaux de diffusions de leurs discours aux États-Unis. Il en résulte la reconstitution d’un vaste réseau de diffusion du discours islamophobe dont nous ressentons de plus en plus les effets. Les enquêteurs décrivent ce réseau comme une suite de cercles concentriques : d’abord les fondations qui fournissent le financement, ensuite les organismes dits « islamophobes », où œuvrent les principaux intellectuels qui façonnent le discours antimusulman de notre époque, puis les organismes plus grands publics qui s’en font le relais, puis les grands médias conservateurs qui agissent comme les caisses de résonance privilégiées de ce discours (notamment Fox News) et enfin les médias en général, qui relaient le discours vers le public en général. Il s’agit d’une percolation organisée du discours islamophobe.

Dans ce vaste réseau, l’élément définisseur est le second : une lecture attentive du rapport montre en effet que c’est en se concentrant sur les cinq intellectuels islamophobes les plus en vue que les auteurs ont identifié les principaux thèmes du discours islamophobe et caractérisé celui-ci comme tel. Les cinq noms avancés sont Frank Gaffney, David Yerushalmi, Daniel Pipes, Robert Spencer et Steven Emerson. Ce sont les producteurs du discours. Mais pour agir, il faut l’existence en amont d’une structure qui puisse les financer, leur donner la latitude pour agir à leur guise et encourager leur discours. C’est le rôle joué par les fondations de financement. Une fois qu’ils auront les moyens d’effectuer le travail nécessaire à la production de leur discours, ces intellectuels emploieront ces moyens pour le diffuser au grand public ou aux décideurs. Pour cela, ils s’appuient sur un groupe d’intellectuels originaires de pays musulmans qui serviront de « valideurs ». Une fois « validé », ce discours se diffuse alors auprès des organismes les plus militants, puis auprès des médias conservateurs, etc. jusqu’au grand public. Mais si les intellectuels néoconservateurs et les valideurs sont le pivot de la construction du discours, ce sont les organismes de financement qui en sont l’aliment principal.

C’est pourquoi l’intérêt principal du rapport est d’identifier les organismes subventionnaires principaux. Sept « fondations philanthropiques » sont identifiées, sur la base des rapports financiers de 2001 à 2009 :

  • Le Donors Capital fund
  • Les Richard Mellon Scalfe foundations
  • La Lynde and Harry Bradley Foundation
  • Les Newton D. & Rochelle F. Becker foundations and charitable trust
  • La Russel Berrie Foundation
  • Les Anchorage Charitable Foundation and William Rosenwald Family Fund
  • La Fairbrook Foundation

Ces organismes ont accordé des subventions pour un total de plus de 42 millions de dollars à huit organismes producteurs d’informations diffamatoires sur l’islam (voir le tableau de la répartition ). D’une manière générale, ces organismes sont proches des idéologies conservatrices. La majorité d’entre eux ne financent pas que des organisations islamophobes, mais des organisations d’idéologies conservatrices en général. Quelques-unes financent également des projets « pour l’égalité des religions » (on peut s’interroger sur l’hypocrisie de la chose), mais certaines, notamment le Donors Capital Fund, sont spécialisées dans le don de « larges sommes d’argent à des organisations de droit, et dans de nombreux cas islamophobes » . Ce dernier est un fond « donor-advised », ce qui signifie qu’il redistribue de l’argent qu’il collecte auprès de riches donneurs anonymes, selon les indications de ces derniers au moment du don. Les dons vont à des « centres de recherche », des « intellectuels islamophobes » et des « organisations de terrain » (grass-root organizations) qui construisent et diffusent le discours auprès des médias les plus réceptifs et du public.

Or, les différentes fondations identifiées sont soumises aux lois américaines sur les fondations privées et la philanthropie. Les dons qu’elles reçoivent sont des sommes considérables qui émanent des citoyens étasuniens les plus riches. Le Donors Capital Fund n’accepte pas de dons inférieurs à un million de dollars . D’une manière générale, l’ensemble de ces fondations appartient à des milliardaires ou recueille les dons d’individus au moins millionnaires. En effectuant ces dons, ces citoyens bénéficient de crédits d’impôt considérables. Cela signifie que l’État finance indirectement une bonne partie de ces organismes islamophobes, sans toutefois avoir son mot à dire sur le contenu financé.

Cela nous mène à deux conclusions générales

  1. En concentrant les richesses, les inégalités socioéconomiques permettent de financer la production de discours idéologiques en fonction des intérêts (dans les deux sens du terme : « ce qui intéresse, rend curieux à l’égard de… » et « avantage recherché pour soi-même ») d’un petit groupe de détenteurs de richesse, les seuls qui ont les moyens de fournir des fonds pour un tel objectif. Dans une société plus égalitaire, le don médian est plus modeste et les dons proviennent de sources plus diversifiées, ce qui oblige de tels organismes à prêter davantage d’attention à la variété des intérêts et valeurs. Dans une société inégalitaire, ce sont les intérêts d’un groupe réduit de riches qui déterminent la production du discours.
  2. En accordant des crédits d’impôt aux donateurs dans une société inégalitaire, l’État agit comme une caisse de résonance de l’idéologie des riches, tout en se privant de moyens pour mener ses politiques. Ce ne serait sans doute pas le cas dans une société plus égalitaire, où les dons plus modestes et de provenances plus variées se répartiraient peut-être (sans doute?) sur des intérêts également plus variés. La problématique des crédits d’impôt serait alors toute autre.

À ces deux conclusions générales s’ajoutent des conclusions-hypothèses particulières. Celles-ci sont des hypothèses, donc elles restent à vérifier. Elles ne sont que des indications de directions que pourraient suivre des recherches à l’avenir :

  1. Dans la configuration actuelle, la diffusion d’un discours islamophobe profite des inégalités économiques, car elle s’inscrit bien dans le conservatisme idéologique des élites économiques américaines qui profitent le plus de l’écart qui se creuse entre riches et pauvres. Cette hypothèse ne pourrait être vraiment vérifiée qu’en effectuant une enquête sur l’ensemble des activités de production idéologique des individus les plus riches aux États-Unis. Fear Inc., en effet, ne permet que de savoir qu’une partie des millions engagés vont à des organisations islamophobes et il n’est pas possible de savoir à quel point des organisations tenant le discours inverse ont pu profiter des largesses d’une autre partie des puissants.
  2. L’inscription de l’islamophobie dans le discours diffusé par les puissants doit largement à l’ancrage historique des ces élites conservatrices dans les discours évangélistes. Peu friand des thèses qui réduisent les actions des puissants à un pur machiavélisme d’intérêt, rationalisé et calculé — cela, à mon sens, laisse entendre que les puissants sont plus intelligents et cultivés qu’ils ne le sont en réalité — j’estime que l’étude des discours islamophobes d’aujourd’hui doit s’intéresser à l’imaginaire  des acteurs les plus significatifs de sa diffusion : ceux qui lui donnent forme et ceux qui le financent.

De manière provisoire, j’émets donc l’idée qu’on pourrait réduire l’impact des discours islamophobes auprès du public en réduisant les inégalités socio-économiques et en réduisant les privilèges fiscaux des fondations. Bien entendu, ce n’est pas l’unique moyen d’action sur ce thème, il y en a beaucoup d’autres. Mais c’en est sans doute un. Par ailleurs, il y a beaucoup d’autres raisons de questionner la pertinence des crédits d’impôts à ce type de fondations: voyez, sur ce thème, le blogue Jeanne Émard.

Pour terminer ce billet, j’aimerais devancer une objection qui n’en est pas une. D’aucuns pourront en effet souligner que l’islamophobie est d’abord le produit du terrorisme islamiste, plus meurtrier que les autres formes actuelles de terrorisme (mais pas forcément la forme la plus crainte des autorités) et qui éclabousse les musulmans innocents par le mécanisme regrettable, mais humain, de l’amalgame. Certes. Néanmoins, ce mécanisme de l’amalgame est renforcé par la matrice médiatique où le réseau islamophobe analysé par Fear Inc. est actif. Son rôle n’est par ailleurs pas seulement de façonner l’opinion publique, mais surtout de surreprésenter les opinions islamophobes dans la sphère médiatico-politique . L’explication du terrorisme n’est donc qu’un ingrédient parmi d’autres d’un phénomène complexe. Par ailleurs, pour rester dans le thème de ce billet, à savoir les inégalités sociales, il me semble qu’il faut également s’interroger sur la part qu’elles prennent dans le financement des organisations terroristes ou fondamentalistes. Que serait l’islamisme, en effet, sans les fortunes pétrolières? Que serait-il, par ailleurs, sans les terreaux fertiles aux idéologies du ressentiment que sont les groupes défavorisés, socialement bloqués? J’y reviendrai peut-être à l’occasion, si je me sens mieux informé sur ce thème.

Bibliographie

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue pour ce billet:

Nathan Lean, The islamophobia industry, 2012. Voir ici.

Julia Cagé et les sociétés de média

J’ai terminé le précédent billet en évoquant la nécessité de revoir notre modèle médiatique. Or, j’ai récemment lu en vitesse l’opuscule de Julia Cagé, Sauvons les médias! L’autrice est économiste, spécialisée dans le financement des médias. Son livre a pour objectif de prendre note des éléments de la crise que vivent actuellement les médias et de proposer un modèle de financement adapté pour y répondre. Il faut noter que les modèles proposés ne sont pas applicables dans l’immédiat : c’est une proposition politique qu’elle fait, qui implique qu’on légifère d’abord pour la rendre possible. Pour ceux qui voudraient s’en servir pour prendre l’initiative d’une société de médias, ils pourraient y trouver une inspiration, mais pas un manuel pratique.

Ce livre bref, organisé en trois chapitres, procède essentiellement en deux temps : après un chapitre introductif, il s’agit d’un diagnostic de la crise (chapitre 2) et d’un tour d’horizon des modèles qui débouchent sur la proposition d’un modèle nouveau de « société de média » qui tenterait de faire une synthèse des avantages respectifs des modèles examinés (chapitre 3). Je procéderai ici par un regroupement de citations du livre.

Importance des médias en démocratie

L’objectif de Julia Cagé est de penser un modèle de médias au service de la démocratie et non au service de la rentabilité des entreprises.

p.11 : « De même qu’une véritable démocratie ne peut survivre au financement de sa vie politique par un petit nombre d’individus aux ressources infinies, de même les médias, garants de la qualité du débat démocratie, ne peuvent être placés sous l’influence exclusive de millionnaires aux poches sans fond. D’où la nécessité de penser, au-delà du pluralisme des titres de presse et des chaînes de télévision, le pluralisme de la propriété des médias : un actionnariat multiple, diversifié, où la majorité des droits de vote ne soit pas entre les mains d’une minorité d’individus. »

p.16 : « C’est tout le paradoxe des médias et, en particulier, de la presse. Un petit nombre d’acteurs, qui représentent un poids dans l’économie relativement faible et reposent sur un nombre de salariés qui l’est encore plus, touchent un public extrêmement large et sont susceptibles de l’influencer dans les décisions essentielles au bon fonctionnement de la démocratie. Dans un contexte où le suffrage universel ne suffit plus à légitimer le pouvoir politique, la démocratie doit s’appuyer, plus que jamais, sur le contre-pouvoir que représentent les médias. »

p.56 : « Les médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Ce sont des entreprises qui ont pour objectif premier la fourniture d’un bien public : une information de qualité, libre et indépendante, indispensable au débat démocratique, et non la maximisation du profit et le versement de dividendes à leurs actionnaires. Ou, tout du moins, les médias ne devraient pas être des entreprises comme les autres. Car, quand ils le sont, c’est le plus souvent au détriment de l’information. »

Diagnostic

Sur la publicité dans les médias

p.32 : « Aux États-Unis, les premiers journaux de masse apparaissent à la même époque et reposent encore davantage sur les recettes publicitaires. […] Le succès des “penny papers” repose sur leur circulation de masse, permise par leur prix très faible, et l’importance des recettes publicitaires qu’ils génèrent.

On parle alors […] d’“âge d’or” (gilded age) des journaux américains, car ceux-ci gagnent leur indépendance grâce à la publicité, s’échappent du patronage des partis politiques ou de quelques grands industriels, et deviennent enfin “objectifs”, alors qu’ils étaient jusque-là présentés comme “corrompus”.

La publicité, garante de la liberté de la presse. Cette illusion berce depuis lors l’ensemble des médias, particulièrement dans le monde anglo-saxon. Problème : aujourd’hui, la publicité ne fait plus vivre les médias. »

Sur le pluralisme et la concurrence

p.39 : « L’impact de la concurrence dans les médias dépend de ses effets sur les incitations à produire de l’information. Au-delà d’un certain seuil, une augmentation du nombre de médias peut conduire à une baisse à la fois de la quantité et de la qualité de l’information totale produite par ces médias. C’est le cas si l’hétérogénéité sous-jacente des préférences pour l’information est relativement faible comparée aux économies d’échelles, si bien que l’effet destructeur de la concurrence (émiettement des rédactions et duplication des coûts de production) l’emporte sur son effet positif (mieux servir une demande hétérogène et un lectorat diversifié). »

p.24 : « La révolution numérique s’est faite sous contrainte de ressources, ce qui fait que, pour la majorité des titres, les possibilités numériques ne sont pas venues en complément d’un contenu d’information de qualité (destiné au papier comme au web), mais à son détriment. Ce sont des journalistes, des producteurs d’information, certes “papier”, qui ont été licenciés, pour être remplacés par des informaticiens […] Les coûts excessivement élevés de mise en place de sites Internet ou de PDF compatibles sur plusieurs supports n’ont été réglés, le plus souvent, qu’au prix d’une diminution des ressources consacrées à l’investigation. »

Les médias en bourse

L’entrée en bourse de journaux « s’est faite au prix d’une importante cure d’austérité : réduction des coûts et diminution du nombre de journalistes avec, comme conséquence évidente, une baisse de la qualité de l’information produite. »

p.56 : « De plus, cette augmentation [du chiffre d’affaires] s’est faite au détriment de la démocratie. L’introduction en Bourse des journaux s’est accompagnée d’une baisse de leur diffusion, baisse qui, on peut s’en étonner, est apparue comme une bonne nouvelle pour les investisseurs. Pourquoi? Parce qu’il s’agissait souvent d’une stratégie commerciale délibérée visant à mettre davantage l’accent sur les lecteurs les plus aisés, afin d’augmenter les revenus publicitaires. »

Les moins fortunés perdent accès à l’information, mais font aussi l’objet de « l’abandon du traitement médiatique de certaines communautés. »

Les fondations privées : pérennité du capital, au prix d’un pouvoir dynastique?

Contre les entreprises médiatiques cotées en bourse, où les actionnaires exercent une pression à la rentabilité et peuvent retirer leurs billes à tout moment, les fondations ont l’avantage de procurer un capital inconditionnel, pérenne.

« Quelles limites alors? Pour reprendre la formule d’Hubert Beuve-Méry, les “généreux donateurs” n’ont perdu ni le “droit”, ni “le moyen d’intervenir dans la gestion” du groupe de médias. »

p.62 : « Ces faiblesses [numériques de la plupart des fondations] ne sont pas intrinsèquement liées au statut de fondation. Mais elles sont dues en grande partie à l’insuffisance de leurs capitaux, ce qui n’y est pas étranger. Si ces fondations ont eu le mérite de remettre les lecteurs au centre du jeu, en se reposant assez peu sur les revenus publicitaires et en se situant en dehors d’une logique purement marchande, elles les ont très largement ignorés dans leurs financements. Elles ont privilégié les dons importants de quelques riches individus, entreprises ou fondations, aux petites donations individuelles. Deux problèmes en découlent. D’une part, cela les rend vulnérables à l’influence excessive d’un petit nombre d’individus, ce qui est un risque pour la démocratie. D’autre part, cela les rend également vulnérables aux retournements de conjoncture économique et particulièrement fragiles sur le plan financier. »

La solution proposée : Les « sociétés de média »

Julia Cagé propose la création d’un statut de « société de média à but non lucratif », intermédiaire entre fondation et société par actions (p.61).

« L’objectif de ce modèle est double. D’une part, favoriser l’apport de capitaux aux médias (à travers des mesures fiscales avantageuses qui viendront remplacer l’usine à gaz actuelle des aides à la presse) et sécuriser ces capitaux dont l’allocation sera irrévocable. D’autre part — et l’on peut y voir une contrepartie aux avantages fiscaux —, encadrer le pouvoir décisionnel des actionnaires extérieurs, par la rédaction de statuts contraignants offrant une place nouvelle aux sociétés de lecteurs et de salariés et un cadre juridique et fiscal favorable au développement du crowdfunding. Dans le cadre de ce nouveau statut, les droits de vote progresseraient moins que proportionnellement avec l’apport en capital, au-delà d’un certain seuil de participation. À l’inverse, les petits actionnaires verraient leurs droits de vote majorés d’autant. Et ce, de façon à permettre le renouvellement du pouvoir et des personnes. »

Pp.69-70 : « Il s’agit d’une part de sécuriser le financement des acteurs médiatiques en gelant leur capital et, d’autre part, d’encadrer le pouvoir décisionnel des actionnaires extérieurs par la rédaction de statuts contraignants. »

p.70 : « […] il s’agit d’une société à but non lucratif, sans versements de dividendes ni possibilités pour les actionnaires de récupérer leur apport (de la même façon que dans les fondations). »

« La société de média résout le problème de la dilution du pouvoir politique de manière différente [que la fondation] et plus démocratique, en protégeant d’une part les droits de vote des actionnaires existants, mais en donnant d’autre part du pouvoir aux petits contributeurs, qui sont dans ce modèle davantage que de simples donateurs. »

pp.70-71 : « lorsqu’une fondation reçoit un don, cela se fait indépendamment de toute prise de participation au capital. C’est le modèle utilisé par de nombreuses universités internationales, ainsi que par de grandes institutions culturelles comme les musées. Le donateur apportant plusieurs centaines de millions d’euros ne gagne aucun droit de vote supplémentaire. […] Le problème est que cela diminue l’attractivité pour les lecteurs et autres crowdfunders, qui n’ont nulle voix au chapitre et doivent abandonner tout le pouvoir aux actionnaires en place. »

Dans une société de média, les dons s’accompagnent de droits « politiques ».

« toute personne contribuant pour plus de 1 % au capital social d’une société de média bénéficie des attributs politiques de l’associé, c’est-à-dire de droits de vote (on peut bien évidemment discuter de la pertinence du seuil, qui pourrait être fixé à 0,5 % ou 2 %, au lieu de 1 %). Le point important est que les personnes apportant moins de 1 %, par exemple dans le cadre du crowdfunding ou de l’actionnariat salarié, peuvent se regrouper en association et disposer de droits de vote préférentiels. »

Mais elle s’efforce de réduire la puissance des gros donateurs :

p.72 : « La clé de la société de média est de ne pas respecter la règle de la proportionnalité, “une action égale une voix.”

Au-delà d’un certain seul, les droits de vote progressent moins que proportionnellement avec l’apport en capital.

p.73 : “Il importe aussi que ces associations bénéficient du coefficient de majoration sur l’ensemble de leurs droits de vote, y compris si leur apport total dépasse le 10 % du capital. Et ce, afin de favoriser la multiplication du nombre de petits actionnaires.”

On peut trouver ici un simulateur de sociétés de média.

En complément de programme, je suggère la lecture de ce billet de Ianik Marcil, qui réfléchit à l’avenir des médias en termes, non de modèle de financement, mais d’évolution de contenu.

La démocratie du public (2): la crise des intellectuels

Dans ce billet (qui fait suite à celui-ci), je tenterai de voir ce que Noiriel retient de la notion de démocratie du public pour les besoins de son livre sur les intellectuels et si l’on peut en apprendre davantage sur cette notion grâce à celui-ci. Rappelons que la définition que nous utilisons d’« intellectuels » désigne les universitaires, chercheurs au moins par leur formation, qui interviennent dans le champ public, politique, pour appuyer une cause. Comme je l’ai indiqué ici, la posture d’intellectuel est le produit de la spécialisation des fonctions et, au moins à son origine, de l’illégitimité de passer de l’une à l’autre pour les spécialistes. C’est pourquoi l’intellectuel ne naît vraiment qu’à la fin du XIXe siècle, lorsqu’émerge une société de masse, où les fonctions se spécialisent et se séparent. La figure de l’intellectuel n’a donc pas habité la première phase des régimes représentatifs selon Manin, le parlementarisme, car celle-ci correspondait à une période où ni le monde politique ni le monde savant ne s’étaient professionnalisés.

Ces rappels effectués, qu’est-ce qui caractérise les intellectuels dans la démocratie du public?

L’impact de la démocratie du public sur le rôle des intellectuels se comprend bien sûr essentiellement par rapport aux médias. Cependant, à y regarder de plus près, il existe des liens plus complexes unissant les différents éléments de la démocratie du public à la situation des intellectuels. La démocratie du public s’est en effet accompagnée d’une croissance considérable des effectifs universitaires. Sous la poussée d’une économie dépendant d’une éducation de plus en plus poussée, le nombre des formations et des thèmes de recherche s’est significativement accru, entraînant une multiplication des profils intellectuels. « Le lien entre la compétence disciplinaire et la forme de l’engagement est devenu beaucoup plus complexe qu’au début du XXe siècle. »[1] Cette variété coïncide avec la diversification des enjeux politiques propres à la démocratie du public : « l’ampleur de la tâche des gouvernants s’est considérablement accrue au cours du dernier siècle : le gouvernement ne règle plus seulement les conditions générales de la vie sociale, il intervient dans toute une série de domaines (en particulier dans le domaine économique) par des décisions ponctuelles et singulières »[2].

La multiplication de champs d’intervention de l’État, la variété des groupes qui accèdent aux études supérieures et l’effondrement des structures d’intégration propres à la société industrielle sont autant de facteurs qui entraînent corrélativement la multiplication des « causes ». Alors que sous la démocratie de parti les enjeux de classe et de nation structuraient l’essentiel des conflits arbitrés par le champ politique, les groupes exprimant des revendications se sont diversifiés et les lignes de démarcation gauche-droite sont à redéfinir à chaque élection. Cela entraîne aussi une transformation dans le positionnement de l’intellectuel par rapport à ses groupes d’appartenance. En effet, toute la réflexion de Jean-Paul Sartre sur la condition d’intellectuel dépend de la dichotomie prolétaire/bourgeoisie. Pour Sartre, l’intellectuel est une créature paradoxale, créée par le capital pour que la bourgeoisie puisse profiter de la puissance de la technique, mais ne pouvant, en raison de l’engagement envers la vérité qu’implique sa fonction, que voir que le pouvoir bourgeois est une imposture. Traître à ses maîtres, mais suspect aux yeux de ses alliés prolétaires, l’intellectuel est voué à l’isolement et la traîtrise. C’est cette posture inconfortable qui lui assurait, aux yeux de Sartre, la valeur universelle de sa parole, qui n’était censée être attachée par aucune loyauté[3]. Cette posture d’isolement a connu un net recul dans la « démocratie du public », car la relative diversification des universitaires permet à certains d’entre eux de prendre la posture du porte-parole d’un groupe auquel il appartient. Il y gagne, car on lui concède volontiers cette légitimité de porte-parole; il y perd cependant au moins autant, car le public l’enfermera dans cette posture en refusant de voir une dimension universelle à sa prise de parole. Ce problème, Noiriel l’analyse en particulier par rapport aux « intellectuels critiques »[4]. Les intellectuels de gouvernement s’associant au pouvoir, ils peuvent difficilement représenter un groupe. Les intellectuels spécifiques, pour leur part, refusent cette posture, car elle rompt avec les valeurs d’autonomie scientifique qu’ils défendent. Le seul moment où les intellectuels spécifiques peuvent être les porte-paroles d’un groupe, c’est donc lorsqu’ils se font porte-paroles des universitaires  pour défendre leur statut.

L’accroissement de l’accès à l’université a par ailleurs augmenté le nombre des intellectuels, ce qui a fait reculer les journalistes sur le terrain des « faiseurs d’opinions », et ce, alors même que les mass-médias gagnaient en puissance. En contrepartie, les journalistes se sont retrouvés arbitres de la visibilité des intellectuels et susceptibles de départager les « vrais » (qu’il vaut la peine d’entendre) des « faux » (qui ne méritent pas de temps d’antenne). Les intellectuels se retrouvent alors dans une situation de marché dont les journalistes sont les médiateurs : ils sélectionnent les intellectuels « vendables » sur la base de la cause défendue et de l’habileté communicationnelle de ceux-ci. Mais pour donner plus de force à sa critique, pour qu’elle puisse aboutir à de véritables changements politiques, l’historien reprend à son compte la façon dont les problèmes sont posés dans l’espace public et le vocabulaire avec lequel les journalistes et les militants les discutent »[5], un procédé qui risque fort de se traduire par l’expression d’une dimension normative peu compatible avec la volonté de dire quelque chose allant au-delà des idées reçues.

Dans l’ensemble, cette dynamique profite aux « intellectuels de gouvernement », qui profitent de nouveaux réseaux pour gouverner l’opinion. Ces réseaux permettent à des intellectuels émergents de prendre place aux côtés de, et de concurrencer, les intellectuels de gouvernement déjà présents. Ceux-ci recherchent les caméras et développent un style coup de poing, en phase avec les intérêts des médias. Les « produits » intellectuels que lancent les réseaux médiatiques sont par définition éphémères, puisqu’ils reposent sur l’idée de « nouveauté ». Il faut donc sans cesse relancer la machine, trouver des sujets neufs en lien avec l’actualité et promouvoir des philosophes encore plus nouveaux que les précédents. »[6]. Les intellectuels critiques parviennent pour leur part à tirer leur épingle du jeu, dans la mesure où ils peuvent discuter des mêmes enjeux, dans un style aussi percutant (voire davantage) que les intellectuels de gouvernement, en se contentant de renverser les présupposés normatifs de ces derniers. Ils ne souffrent que d’un plus faible réseautage.

Les intellectuels les plus durement frappés par la « démocratie du public » sont les « intellectuels spécifiques », soit ceux qui s’efforcent de poser autrement les problèmes de l’actualité. Deux évolutions propres à la démocratie du public sont à l’origine de cette crise : d’une part, en étendant largement ses champs d’intervention, l’État a aussi donné un accès accru à l’université. Les universitaires, désormais plus nombreux, ont également profité de l’extension de l’espace public pour étudier des thèmes de plus en plus variés et de plus en plus spécialisés. De sorte que les disciplines tendent vers l’éclatement et suscitent par conséquent des luttes professionnelles pour le maintien de la cohérence de la discipline et le maintien du statut qu’elle procure. Ces luttes favorisent un repli sur soi des universitaires les plus spécialisés — le fond qui alimente les intellectuels spécifiques — et le contexte est par conséquent est peu propice à ce qu’ils interviennent en grand nombre dans la politique. Le second facteur est l’élargissement de l’espace public et l’accélération du rythme auquel il fonctionne. Cette rapidité est peu favorable au travail patient des spécialistes, mais surtout, elle accroît la puissance des « professionnels de la parole publique » que sont les journalistes et les politiciens. Il faudrait ajouter les relationnistes, plus nombreux et plus puissants que les journalistes, ces derniers étant par ailleurs débordés par la nécessité de leur propre autopromotion[7]. Or, si les intellectuels spécifiques se démarquent en posant autrement les problèmes de l’actualité, cela implique que les politiques et les journalistes ont mal posé le problème. « Les journalistes (ou les politiques) ne peuvent pas accepter que le sujet qu’ils ont intérêt à promouvoir soit considéré comme un “faux problème”. »[8] Les intellectuels s’exposent ainsi à la critique, mais le plus fréquent est plutôt que leurs propos soient détournés de leur sens. « Il est évident qu’aujourd’hui nos interventions publiques sont intégrées à l’avance dans les stratégies de communication développées par les gouvernants. »[9]. La puissance de la récupération médiatique est telle que les intellectuels spécifiques, mais aussi critiques préfèrent parfois se taire plutôt que de réagir dans les médias.

Ironiquement, on doit en effet noter que certains intellectuels critiques ont évolué vers la position d’intellectuels spécifiques au moment même où ces derniers perdaient l’accès aux médias. Ce fut le cas, par exemple, de Michel Foucault. Ce dernier a pu croire, à une époque de sa carrière que le succès de vente de ses livres était garant de la force de sa pensée et présageait d’une émancipation intellectuelle du peuple, qui serait capable de répondre à ses gouvernants, peut-être de s’en passer, mais « au lieu de répandre la pensée critique au-delà des cercles privilégiés, celle-ci s’est diffusée sous la  forme de slogans, tels que “La raison, c’est le Goulag”, qui ont obscurci la réflexion collective au lieu de l’éclairer. » En l’absence des rigidités frustrantes de l’académisme, la pensée a été prise d’assaut et gravement érodée par la toute-puissance du Marché[10].

En somme, il faut garder ces analyses à l’esprit lorsque vient le moment de reprocher aux intellectuels de ne pas prendre leur juste place dans les médias et de laisser, par conséquent, l’espace être occupé par des charlatans. C’est le reproche qu’Usul adresse aux intellectuels dans le premier vidéo de Mes Chers Contemporains. Il ne faudrait pourtant pas oublier que des forces sociales puissantes agissent derrière ce repli : la marche vers la spécialisation, la surpuissance des spécialistes en relations publiques, la soumission des médias aux logiques du marché. Pour que les intellectuels puissent réaliser un retour vers le public, ils doivent pouvoir le faire dans un format qui convienne à la fois à leur pensée et au public. Toute la question est de trouver lequel. Aujourd’hui, internet demeure l’un des supports vers lesquels se tournent ceux qui tentent de contourner les médias traditionnels, mais il est trop tôt pour savoir s’il peut réaliser ses promesses. Sans doute cet enjeu donne-t-il d’autant plus d’importance aux questions touchant la liberté numérique. J’en sais encore trop peu pour traiter ce thème. Mais au-delà, il faut bien noter que c’est la formation de structures capable de réaliser une certaine autonomie face au marché qui saura permettre de rehausser le débat public, internet ou pas. Ainsi, revoir les structures du financement des médias pourrait être l’une des solutions.

Notes

[1] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, p. 67.

[2] Bernard MANIN, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 2012, p. 281.

[3] Jean-Paul SARTRE, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, 1972, 111 p.

[4] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, op. cit., p. 135.

[5] Ibid., p. 131.

[6] Ibid., p. 165.

[7] Stéphane BAILLARGEON, « Média, médiation, immédiateté. Portrait du journaliste en hamster dans sa roue », Argument. Politique, société, histoire, 2013, vol. 15, no 2.

[8] Gérard NOIRIEL, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, op. cit., p. 264.

[9] Ibid., p. 266.

[10] Gérard NOIRIEL, Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2014, p. 149- 150,174.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet :

Cette étude

La démocratie du public (1) – Le modèle de Manin

Comme je l’ai déjà expliqué, dans mon second billet sur le livre de Bernard ManinPrincipes du gouvernement représentatif, la démocratie du public est le nom que cet auteur donne au dernier avatar des régimes représentatifs. Puisque c’est le régime dans lequel nous vivons (ou dans lequel nous vivions il y a peu), il mérite quelques développements supplémentaires. J’entame donc ici une série de deux billets. Le premier développe le concept de démocratie du public tel qu’il est élaboré par Manin dans son livre et la postface de 2012 (1), que je ne n’avais pas traitée dans les précédents billets. Le second s’attardera sur l’utilisation que Noiriel en a fait dans sa réflexion sur les intellectuels .

La démocratie du public se caractérise par un effritement des noyaux durs des électorats des partis politiques et l’augmentation corrélative des électeurs qui ne s’identifient à aucun parti. Ces facteurs font en sorte que la « démocratie du public » se substitue à la « démocratie des partis », née de l’avènement du suffrage universel, où la logistique partisane était indispensable aux candidats pour rejoindre l’électorat. Dans la démocratie des partis, les partis politiques étaient la structure centrale grâce à laquelle les candidats pouvaient rejoindre les électeurs. Ils agissaient comme organes d’information, de recrutement, de mobilisation entre les candidats et les électeurs. En s’assurant un quasi-monopole, auprès d’une clientèle donnée, de l’information et de l’organisation politique, les partis tendaient à structurer des groupes sociaux qui, en retour, s’identifiaient à eux. Or, c’est ce monopole que les grands médias, en particulier la télévision, ont brisé à partir des années 1960-70. En présentant les candidats directement aux électeurs, les médias ont réduit la valeur des partis comme diffuseurs d’information(2). Ils ont substitué à l’information partisane une information, non pas impartiale, mais autonome du parti. De cette manière, le rapport de force entre le candidat et son parti se renverse: alors qu’auparavant le candidat avait besoin du parti pour assurer sa visibilité, dans la démocratie du public c’est le parti qui a besoin du candidat pour se donner de la visibilité. Par conséquent, le parti tend à être au service du leader plutôt que l’inverse.

Mais si l’avènement des médias de masse est l’événement fondateur et structurant de la démocratie du public, Manin souligne que d’autres causes ont contribué à son émergence: d’une part, l’extension des domaines d’intervention de l’État sous l’effet du développement de l’État-Providence et, d’autre part, l’imprévisibilité du champ politique résultant d’une interdépendance accrue des acteurs internationaux entre eux . Il faut noter par ailleurs l’effet d’une transformation profonde de la composition de la population. En effet, sous l’effet de la délocalisation des activités industrielles, les activités professionnelles se sont diversifiées et les formes d’intégration propres à la société industrielle, qui structuraient la société en une classe ouvrière et une classe bourgeoise, se sont affaiblies . Quels en ont été les effets?

Comme je l’ai déjà mentionné, Bernard Manin considère qu’il y a quatre critères fondamentaux permettant de reconnaître les régimes représentatifs: l’élection des gouvernants, la marge d’indépendance des gouvernants, la liberté de l’opinion publique et l’épreuve de la discussion. Si ces quatre traits se retrouvent dans tous les régimes représentatifs, leurs formes peuvent varier et c’est précisément ce pourquoi ces régimes peuvent s’adapter à leur époque et durer. Dans le cas de la démocratie du public, ces caractéristiques prennent les formes suivantes:

Élection des gouvernants: Principal trait de la démocratie du public, les élections se « personnalisent », se focalisant sur la personne (allure, mais aussi propos et idées connues du politicien) du candidat plutôt que l’appartenance à un parti ou un autre. L’effritement des fidélités partisanes n’a pas rendu les partis caduques: leur puissance logistique en fait toujours les organes essentiels des campagnes électorales. Le rôle des militants s’y est cependant réduit pour voir s’accroître, en contrepartie, celui des professionnels en communication. Cette professionnalisation des partis montre que ce ne sont pas les mêmes partis, en termes de structures, que ceux de la première moitié du XXe siècle. Dans ces nouvelles formations, les militants ont perdu un pouvoir considérable sur les orientations politiques du parti . Mais si les partis sont devenus des machines à gagner les élections et à structurer les débats parlementaires, leurs activités associatives, essentielles dans les partis de masse jusqu’aux années 1950, se sont considérablement réduites. Les organisateurs de parti ont donc perdu beaucoup d’importance et les « élites » privilégiées par cette forme de système représentatif sont formées de communicateurs. En conséquence, l’identité des partis s’est effondré, car ils sont davantage sensibles aux stratégies marketings susceptibles de mobiliser l’électorat non-partisan en leur faveur. Ce constat pourrait en revanche être nuancé par le fait que – mais le sujet était probablement encore peu étudié en 2004 – certains partis semblent miser, plutôt que sur une stratégie de mobilisation des électeurs non-partisans, sur le cynisme de ceux-ci et la mobilisation de leurs bases électorales. Bien que désormais bien moindres qu’auparavant, celles-ci peuvent être décisives si les électeurs sans attache restent à la maison.

Marge d’indépendance des gouvernants: Dans la démocratie du public, les gouvernants sont élus d’après une image. Cette « image » ne se réduit pas forcément à des traits superficiels, comme la beauté du veston ou la profondeur de la voix. Elle inclut aussi des éléments qui suggèrent (ou non) la « compétence », la « capacité d’amener du changement », d’être « anti-système » ou « inclusif ». Elles traduisent par conséquent une adéquation avec des aspirations ou des valeurs d’une partie de l’électorat. L’image est schématique, mais ne signifie pas forcément n’importe quoi. « Si l’image présentée par un candidat ou un parti peut renvoyer à plusieurs choses, il y a du moins certaines choses  qu’elle ne peut pas signifier: les images des autres candidats. » . Cette information schématique fait bien l’affaire du public, car elle lui économise des dépenses considérables d’efforts pour s’informer sur l’ensemble des candidats. En revanche, l’imprécision de cette image renforce la marge de manœuvre des gouvernants, qui disposent d’une très grande latitude pour interpréter le motif pour lequel ils ont été élus.

Liberté de l’opinion publique:

Les mass-médias postérieurs aux années 1960 se caractérisent par leur relative autonomie par rapport aux partis politiques. Alors que les partis de masse disposaient souvent de leurs propres organes de presse, diffusant l’information du point de vue des partis, les médias postérieurs, sans être politiquement neutres, obéissent d’abord et avant tout à une logique commerciale. Par ailleurs, l’offre d’information s’uniformise: le public tend à avoir un point de vue uniforme sur les faits, même si les opinions sur ceux-ci sont très variables (3). L’érosion de la fidélité des électeurs et le contact médiatique entre électeurs et candidats propulsent sur le devant de la scène médiatique une forme nouvelle d’expression, celle des sondages d’opinion. Comme je l’ai expliqué ici, les sondages se construisent eux-mêmes comme une relation de représentation. En effet, les sondeurs ont un pouvoir d’initiative pour privilégier les questions qu’ils souhaitent soumettre au public, ce qui leur permet d’exercer un pouvoir considérable dans le façonnement de l’opinion publique. Mais ils sont obligés, en retour, de tenir compte de certaines préoccupations du public dans les questions qu’ils posent, sous peine de pertes en taux de réponse et en clarté des résultats. Si les sondages façonnent l’opinion publique, ils permettent aussi son expression à une dimension autrefois inconnue, rejoignant une population qui, avant la généralisation des sondages s’exprimait très peu, voire pas du tout.

Une autre caractéristique de la démocratie du public est la croissance des « engagements politiques non-institutionnalisés » . Les études analysées par Manin montrent que le nombre de citoyens ayant signé une pétition, pris part à une action, manifestation, grève, occupation ou autre est en croissance. Les organisations défendant une cause spécifique sont de plus en plus nombreuses. Ces différentes manifestations se présentent comme des adresses directes aux gouvernants, cherchant à les influencer, mais ne réduisent pas à néant leur marge d’indépendance, puisque ceux-ci ont toujours la possibilité de refuser un changement réclamé, peu importe l’intensité de la mobilisation à laquelle ils font face.

Épreuve de la discussion:

Dans le parlementarisme, la délibération avait lieu directement au parlement, qui avait été conçu précisément dans cet objectif. Cette situation a disparu dans la démocratie de partis, car la discipline de parti a rendu impossible que de véritables échanges aient lieu entre les députés présents, qui se contentent de présenter les arguments de leurs partis. C’était alors plutôt au sein des instances gouvernantes des partis qu’avaient lieux les vrais débats de société. Dans la démocratie du public, le débat se joue à deux niveaux. D’abord, la diversification des groupes d’intérêts a entraîné la multiplication des rencontres entre gouvernants et représentants des groupes, dans des rencontres (parfois formalisées, souvent informelles) où les argumentations et les conclusions ne sont pas fixées à l’avance. Mais surtout, la présence d’un fort électorat volatile et informé a fait des médias le principal espace de débat dans la société, où les politiciens présentent leurs arguments et peuvent prendre connaissance d’autres points de vue dans un jeu ouvert (entendons par là: qui ne sont pas strictement cadrés par les programmes des partis) .

Une dernière note: La démocratie du public est-elle encore le type de régime représentatif dans lequel nous vivons? S’il existe un motif de le mettre en doute, c’est l’avènement d’internet et des médias sociaux, que Manin n’a pas pu prendre en compte dans sa postface. Ceux-ci ne fonctionnent pas comme la télévision, ni comme les journaux de masse, et altèrent les règles de la délibération publique. Les optimistes y voient des manières de forger des liens « horizontaux », sans le filtre autoritaire des médias, et de forger de nouvelles solidarités (c’est l’interprétation proposée, si ma mémoire est bonne, dans Economix), de permettre aux intellectuels de se présenter directement au public sans passer par la déformation journalistique (l’idée a en son temps été évoquée par Noiriel, qui semble par la suite s’être assez rapidement désabusé du potentiel d’internet); les pessimistes y voient simplement la dictature de la bêtise. Je ne trancherai pas cette question. En revanche, il me semble nécessaire de rappeler que le rôle central des médias de masse dans la démocratie du public ne doit pas occulter les autres causes structurelles de ce mode de représentation: c’est d’abord la transformation de la composition sociale de la population qui en est la cause. En l’absence de formes d’intégrations industrielles et en présence de la multiplication des contrôles (même, peut-être même surtout, dans une société marquée par le néolibéralisme) qui institutionnalisent des « publics » variés, la représentation ne peut se construire sur le seul mode de l’affrontement de deux grands partis. En ce sens, il me semble que nous vivons toujours dans des « démocraties du public » (démocraties des publics?), même si celles-ci évoluent peut-être dans le sens d’une complexification du débat public.

Notes

(1) Ce facteur de l’autonomie des médias peut conduire à nuancer la chronologie proposée par Manin, trop schématique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les grands journaux de masse américains, les penny journals, qui s’autonomisent des partis politiques dès le milieu du XIXe siècle en misant sur une diffusion de masse générant de forts revenus publicitaires. Ce modèle de financement existe également en France à la même époque, bien que moins puissamment implanté (voir ). Les premiers journaux de masse semblent bien se développer à l’époque de la démocratie de partis et c’est d’abord la télévision qui joue le rôle primordial dans l’avènement de la démocratie du public.

(2) En parcourant les références utilisées dans les notes de bas de page, on constate que les études analysées ont été publiées entre 1999 et 2004.

(3) Si on garde à l’esprit que la première édition de cette postface date de 2007 à partir d’études antérieures à 2004, on comprend qu’il n’y ait pas de prise en compte d’internet dans son analyse: 2007 était à peu près « l’âge d’or » des blogues, qui ne rejoignaient néanmoins qu’un public très réduit. Les réseaux sociaux n’étaient encore qu’à leurs balbutiements. Resterait à savoir ce que les transformations de l’espace public correspondantes ont pu avoir comme impact sur le lien représentatif.

Bibliographie

Référence que j’aurais dû lire et n’ai pas lue pour cet article:
MARTEL, Frédéric, Smart, Enquête sur les internets, Paris, Flammarion, 2014, 408 pages.