Une poignée de morisques en Sicile

Ce billet aborde un micro-aspect de l’histoire morisque. Pour une introduction sur qui étaient les morisques et quelles furent les grandes lignes de leur histoire, je vous renvoie à un article de vulgarisation que j’ai écrit pour Dire (les braves liront plutôt ma thèse). L’une des orientations actuelles de l’historiographie sur les morisques porte sur la diaspora, terme entendue généralement comme « les morisques hors d’Espagne ». Étude féconde, qui internationalise la question morisques et pose également la question de l’insertion du drame de la minorité dans la grande histoire géopolitique de la Méditerranée comme dans l’histoire culturelle de la région, cette tendance donne lieu à de nombreuses autres études. J’avais évoqué dans un précédent billet le cas du Maroc. Quelques généralités apparaissent rapidement et donnent l’habitude de quelques précautions méthodologique:

1) la diaspora morisque commence bien avant l’expulsion de 1609-1614. En effet, les réseaux de communication qui ont pu exister entre les musulmans d’Espagne et le reste du monde musulman ne se sont jamais entièrement taris et une circulation est demeurée entre les musulmans d’Espagne avant et après la conversion forcée.

2) La diaspora morisque tend à conserver son identité dans les pays où elle se retrouve. Certaines communautés ont préservé leur identité jusqu’à nos jours, notamment dans les pays du Maghreb. Cela semble moins être le cas dans les pays chrétiens où quelques communautés se sont formées mais n’ont pas été durables.

3) Au cours du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, les morisques se sont efforcés de se rapprocher des cercles du pouvoir là où ils le pouvaient et ont pesé jusqu’à un certain point sur la diplomatie de pays comme le Maroc et l’Empire ottoman.

Voici qu’en 2016 paraît un article sur les morisques en Sicile, un cas bien peu traité[1]. Le livre qui traitait de la question de la diaspora morisque de la manière la plus complète à ce jour était le gros volume dirigé par Mercedes García-Arenal et Gérard Wiegers, paru en 2014[2]. Or, on n’y comptait aucun chapitre sur le cas sicilien (ou plus largement sur l’Italie). La bibliographie de ce nouvel article sur les morisques indique que quelques contributions existaient dans des revues italiennes, peu connues des historiens des morisques. Sinon, les travaux d’Anita Gonzalez-Raymond sur l’inquisition des îles permettaient d’avoir quelques indications sur les morisques et les renégats de la Sicile et de la Sardaigne. Louis Cardaillac, l’un des plus importants spécialistes des morisques en France, y avait également consacré un texte, contre lequel s’inscrit la contribution présentement sous discussion. Cardaillac, en digne héritier de Braudel, avait envisagé la question morisque comme un conflit entre civilisations, ou plus exactement un « recouvrement de civilisation » pour reprendre l’expression employée par Braudel. Asher Salah se positionne contre cette conception, en historien du XXIe siècle qui ne peut manquer de rapprocher cette interprétation de la thèse du « choc des civilisations » de Samuel Huntington – il en emploie l’expression sans nommer l’auteur. Asher Salah défend l’idée que la position centrale de la Sicile en Méditerranée et les enjeux stratégiques qu’elle soulève ont fait en sorte que la question morisque y a été abordée d’une tout autre manière qu’en Espagne.

Son étude est fondée sur les archives de Simancas – donc des archives d’État associées à la dynastie des Habsbourgs, qu’il complète par un examen des procès de l’inquisition, semble-t-il en se fondant sur les études Louis Cardaillac, Anita Gonzalez-Raymond et Raphaël Carrasco (tous des historiens de Montpellier). Les premiers morisques qu’il retrouve sont assez atypiques: le 20 août 1610, un an après le commencement de l’expulsion des morisques dans le royaume de Valence, huit chrétiens qui avaient été réduits en esclavage à Tunis trouvent refuge en Sicile. Ils sont accompagnés de trois morisques, la complicité desquels avait rendu possible leur évasion. En récompense de leur aide, ces trois morisques demandent à pouvoir s’installer en Sicile ou à pouvoir retourner en Espagne. On leur donnera finalement le droit de s’établir en Sicile, mais on leur interdira la péninsule ibérique. Inspiré par leur geste héroïque, le vice-roi de Sicile les prendra à son service.

Il semble qu’à la suite de l’expulsion, d’autres morisques parvinrent en Sicile. Le 9 juin 1611, le vice-roi, le duc d’Osuna, ordonna que tous les morisques nés en Espagne et résidant en Sicile « qu’ils soient venus directement d’Espagne ou qu’ils soient venus par la Berbérie ou d’autres lieux » se présentent aux autorités, ou soient déclarés par leurs maîtres s’ils en avaient, sous peine de confiscation de leur propriétés et de réduction en esclavage. L’initiative ne viendrait pas du vice-roi, mais de Madrid. Le recensement ne donne lieu qu’à une poignée de déclarations, toutes faites par des maîtres de domestiques moriques: trente et une femmes et dix-neuf hommes, pour les deux tiers originaires des pays de la Couronne d’Aragon – ce qui est logique puisque ce sont les plus méditerranéens. Toutes les déclarations proviennent de la ville de Palerme, ce qui laisse penser, soit que les morisques de Sicile se concentraient dans la capitale, soit que seuls des morisques de la capitale, employés par des officiers espagnols ou par des membres de l’aristocratie locale, furent déclarés. Salah souligne aussi la jeunesse moyenne des morisques recensés. Il me semble qu’il faut examiner ce recensement en fonction de ses biais d’échantillonnage: le plus grand nombre de femmes et la jeunesse sont des traits qui viennent sans doute avec le fait que ce sont en majorité des domestiques ou des esclaves qui ont été recensés.

Il ne s’agit donc sans doute que d’une poignée de morisques et même s’il y en avait peut-être d’autres  en campagne il est peu probable que la population morisque de Sicile ait été très élevée. Elle posait cependant un problème politique, un problème de principe, car la Sicile était intégrée dans la Couronne d’Aragon: fallait-il étendre à celle-ci les décrets d’expulsion qui avaient frappé les différents royaumes d’Espagne? Deux groupes se sont affrontés, ceux qui souhaitaient étendre à la Sicile les décrets d’expulsion et ceux qui ne le souhaitaient pas. Le vice-roi, qui a répété plusieurs fois dans ses lettres que les morisques présents en Sicile souhaitaient être de bons chrétiens et étaient en général très jeunes, était plutôt du second groupe. Il n’eut pas gain de cause. Au printemps 1612, l’ordre fut donné d’expulser les morisques de Sicile… mais Osuna ne semble pas avoir été très zélé à appliquer l’ordre, pour employer un euphémisme. L’inquisition de Sicile intente une cinquantaine de procès à des morisques entre 1610 et 1614, mettant au jour un certain nombre de pratiques musulmanes. Il peut y avoir plusieurs procès à certains individus, mais ce nombre rappelle néanmoins les limites du recensement de 1611.

L’enjeu morisque continue de se présenter aussi sous la forme des tentatives faites par des morisques de traverser la Méditerranée pour aller vivre en terre chrétienne. En 1613, un navire français est intercepté, avec 11 morisques à son bord qui cherchaient à se rendre à Marseille pour y vivre en chrétiens. Les membres du conseil d’Aragon, à Madrid, penchent pour une politique de dissuasion visant à empêcher les morisques de retraverser la mer: les uns voudraient renvoyer ceux qui ont été interceptés en Tunisie avec le message que les suivants seraient réduits en esclavage, les autres voudraient passer directement à la réduction en esclavage. Une autre affaire au cours de ces années tourne autour d’un dénommé Luis de Zapata, que l’inquisition accuse d’être lié à la mise à mort d’un prêtre pisan à Tunis, mais que le duc d’Osuna protège, l’abritant en son palais. La même année, ce dernier prétendait pourtant à la couronne qu’il n’y avait pas de morisques en Sicile. Les dernières mentions que Salah a retrouvé, dans les archives de Simancas, sur les morisques en Sicile concernent encore Zapata et sont datées de 1616: Osuna rapporte avoir intercepté trois lettres en provenance de la ville de Grenade, écrites par un fonctionnaire nommé Juan Calvo et adressées à deux morisques parents de Luis de Zapata: son neveu Felipe de Padilla, à Palerme, et un certain Rodrigo de Zapata qui vivait à… Avignon, en France. Par la suite, il y a encore quelques mentions des morisques dans les archives de l’inquisition, mais le nombre de causes chute rapidement et cessent après 1639.

L’étude se fondant surtout sur des archives d’État, la chronologie qui s’en dégage est celle des affaires d’État. Que les principaux documents découverts par Salah se situent entre 1610 et 1616 révèle surtout un temps de la politique, celui des années contemporaines et suivant l’expulsion – les principaux moments forts de l’expulsion étant en 1609 et 1610 et elle se termine en 1614. Comme l’indique l’auteur, ces documents semblent indiquer une tension forte lors de ces années entre le vice-roi et l’inquisition. La posture conciliante du vice-roi est intéressée: Salah indique que ses motivations sont liées au rôle d’intermédiaires que peuvent jouer les morisques dans le rachat de captifs chrétiens dans les cités du Maghreb ou dans des réseaux d’espionnage. Jouissant de l’éloignement avec la couronne et de l’autonomie qu’elle lui conférait, Osuna se permettait d’ignorer les ordres qui contrevenaient à ses préférences, d’où la tolérance dont ont pu jouir les quelques dizaines de morisques de Sicile. Dans un ouvrage d’il y a quelques années, Wolfgang Kaiser indiquait qu’à l’époque moderne, la tolérance relevait de la décision du prince et « signale l’arbitraire comme signe de souveraineté »[3]. Dans ce cas-ci, la tolérance est de fait plutôt qu’édictée, ce qui exclut une interprétation en termes de souveraineté, il semble bien en revanche que le statut du vice-roi soit en jeu, comme homme de pouvoir disposant d’une autonomie et décidant de politiques ou comme simple exécutant du roi. À cet égard il aurait été intéressant d’aller au-delà des procès inquisitoriaux et de consulter les correspondances des tribunaux. Les tensions entre le vice-roi et l’inquisition dans les années suivant l’expulsion tenaient-elles à une politique inquisitoriale dirigée spécifiquement contre les morisques? Le Saint Office se mettait-il plutôt au service de la couronne, pour affaiblir le vice-roi?

Quelques autres remarques: l’auteur semble avoir commencé son enquête en 1609, avec le commencement de l’expulsion. Or, les départs de morisques de la péninsule et leurs circulations méditerranéennes précèdent largement l’expulsion, comme le confirment de nombreuses autres études. On le voit très bien au Maroc, dont j’ai déjà parlé et où les communautés morisques se forment avant l’expulsion générale. Il serait intéressant de voir ce qu’il en est en Sicile: la petite communauté est-elle le fruit d’une implantation antérieure qui accueille les nouveaux venus, ou est-elle essentiellement un lieu de passage et de négociations? Dans tous les cas, cette étude est cohérente avec d’autres qui montrent l’intensité des circulations morisques dans la Méditerranée à la suite de l’expulsion: soit nous trouvons des professionnels des circulations – navigateurs, espions, passeurs, négociateurs – soit des tentatives de morisques sincèrement chrétiens (mais la couronne espagnole n’en avait cure) de trouver une terre chrétienne où vivre en paix, soit des réseaux familiaux. La disparition de la communauté après 1639 pourrait être confrontée à des sources locales. En effet, les sources d’État de Simancas et les sources inquisitoriales ne traitent pas forcément de communautés sans histoires et le règne de Philippe IV, sauf la dernière tentative des hornacheros de rentrer en Espagne en 1663, est généralement le dernier moment où les morisques apparaissent dans les affaires d’État. Cette disparation, fruit d’une assimilation ou d’une migration, paraît cependant plausible pour une petite communauté vivant en terre chrétienne. Au contraire, comme je l’ai dit au début du billet, certains morisques du Maghreb, plus nombreux, on put conserver leur identité jusqu’à nos jours.

Notes

[1] Asher SALAH, « Moriscos in sicily in the Years of the Expulsion 1609-1614 », Journal of Levantine Studies, 2016, vol. 6, pp. 333‑355. Sauf mention contraire, toutes les informations de ce billet proviennent de cet article.

[2] Mercedes GARCÍA-ARENAL et Gerard WIEGERS (éds.), Los moriscos: expulsión y diáspora. Una perspectiva internacional, Valencia, Granada, Zaragoza, Universitat de Valencia, Universidad de Granada, Universidad de Zaragoza, 2013, 482 p.

[3] Wolfgang KAISER, « Vies parallèles et vie commune dans le monde urbain », in Des religions dans la ville. Stratégies de coexistences dans l’Europe des XVIe-XVIIIe siècles, Rennes, Presses Univ. de Rennes, 2010, p. 191.

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Sur les relations entre Carolingiens et Omeyyades

Philippe Senac est l’un des quelques spécialistes du Haut Moyen Âge à étudier les relations entre états chrétiens et musulmans. Il a écrit, entres autres, sur la formation du royaume d’Aragon, les relations diplomatiques de Charlemagne avec les états musulmans, la représentation des musulmans chez les chrétiens avant le Xe siècle et une biographie d’Al-Mansûr. En 2015, il a fait paraître le livre Charlemagne et Mahomet. En Espagne (VIIIe-IXe siècles) dans lequel il fait une synthèse des relations entre le monde carolingien et les musulmans d’Al-Andalus. Dans le présent billet, je synthétiserai les conclusions qu’il tire de son étude.

La première conclusion concerne la chronologie des affrontements militaires et des contacts diplomatiques. Elle se dessine en trois périodes:

  1. Entre les premiers raids arabes à franchir les Pyrénées (difficiles à dater, mais dans doute dans les années précédant la prise de Narbonne vers 719 ou 720 ) et la fin du règne de Pépin le Bref (768), les combats affectent directement la Gaule. Pendant la plus grande partie de la période, les combats furent entrepris non par les pouvoirs centraux, mais par des pouvoirs périphériques, des nobles ou des gouverneurs régionaux. C’est lorsque que les dynasties, carolingienne d’un côté, omeyyade de l’autre, affermissent leur pouvoir sur leurs territoires respectifs que les États proprement dits entrent réellement en contact.
  1. Le règne de Charlemagne (768-814) porte le combat en Espagne. Il joue d’abord sur les alliances avec les rebelles pour se ménager l’occasions d’incursions qui lui permettront de faire la conquête d’un mince territoire, la Marche d’Espagne. Puis, alors que la puissance de l’émir Omeyyade se renforce et que celle du Carolingien s’essouffle, il s’efforce d’opérer un rapprochement diplomatique avec l’émir de Cordoue.
  1. La troisième époque couvre les règnes de Louis le Pieux et Charles le Chauve (donc 814-877), « pendant laquelle l’agressivité franque fléchit peu à peu » . Commencée en réalité pendant les dernières années du règne de Charlemagne, cette période connaît une évolution inverse à celle qui mène de la première à la seconde: c’est l’affaiblissement du pouvoir central carolingien qui mène à une réduction des affrontements et des contacts diplomatiques, puis à une régionalisation des contacts.

La deuxième conclusion concerne la structure du champ géopolitique international. La dynamique d’affrontements ou de rapprochements entre Carolingiens et Omeyyades dépend en grande partie des évolutions, à l’est, de l’Empire byzantin et du Califat Abbasside.

Dans cette dynamique des quatre puissances, c’étaient les Abbassides, avec lesquels les Carolingiens ne partageaient aucune frontière, qui formaient les alliés les plus logiques et les plus fiables. Les tensions avec les Byzantins en Italie et les affrontements avec les Omeyyades en Espagne avaient incité Pépin le Bref à rechercher l’alliance abbasside. En revanche, quand Charlemagne trouva un terrain d’entente avec les Byzantins et fit une trève avec les Omeyyades, les liens diplomatiques entre les Francs et le Califat de Bagdad se sont atténués, pour reprendre lorsque Byzantins et Omeyyades se sont alliés contre les Abbassides .

La troisième conclusion, qui découle largement ce ce qui précède, touche à l’absence de pertinence du concept de « civilisation » pour comprendre cette période.

Les intermédiaires servant à la plupart des contacts diplomatiques entre les puissances sont difficiles à identifier. Il y a une part, dans nos connaissances sur ceux-ci, de spéculation et de généralisation à partir du faible nombre sur lesquels nous avons quelques informations. Sénac suggère que les Omeyyades ont dû se reposer sur des émissaires mozarabes et les Carolingiens sur des Juifs. Peut-être parce que ces intermédiaires ont eu l’effet d’un écran, la connaissance de la culture et de la religion de l’autre était superficielle dans les contacts diplomatiques. Quoiqu’il en soit, « la lutte menée contre ces ennemis ne fut jamais en ce temps un conflit dirigé contre l’Islam. Les adversaires des premiers Carolingiens étaient des ennemis qu’il convenait de combattre mais non des « musulmans » tant l’information et les croyances de l’autre demeurait indigente [sic], à peine réservée à quelques hommes d’Église » . L’auteur souligne, comme d’autres auteurs – ce constat rejoint celui de Maxime Rodinson pour cette période, dont j’ai parlé dans ce précédent billet – que les Francs n’ont sans doute pas vu de différence fondamentale entre différents envahisseurs, qu’ils soient « Sarrasins », Avars ou « Vikings ». « De même que le roi Rodéric en 711, Charles Martel quelque vingt ans plus tard n’avait sans doute pas conscience de s’opposer aux tenants d’une autre religion monothéiste, et il en fut sans doute de même pour Charlemagne lorsque celui-ci s’avançait en 778 en direction de Saragosse » .

Ce n’est que plus tard, ajoute l’auteur dans ses dernières lignes, que le conflit prit une teinte religieuse. L’auteur suggère que « il n’est pas exclu que […] les appels répétés du pape Jean VIII à Charles le Chauve pour défendre la papauté contre les Sarrasins, jouèrent un rôle important dans le développement de l’idée de guerre sainte… » . Cette hypothèse situe le basculement du conflit à une époque antérieure à celle suggérée par Rodinson . J’inclinerais personnellement davantage à suivre ce dernier dans sa chronologie, mais celle de Sénac mérite certainement enquête également.

Bibliographie

RODINSON, Maxime. La fascination de l’islam. La Découverte / Poche. Paris, 2003.
SÉNAC, Philippe. Charlemagne et Mahomet: en Espagne, VIIIe-IXe siècles. Paris: Gallimard, 2015.