Le récit Elias-Noiriel

Ce modeste billet n’a d’autre but que de faire le lien entre deux précédents textes de ce blogue. L’un est le troisième billet de ma série sur le Procès de civilisation de Norbert Elias, dans lequel il étudie la « sociogenèse » de l’état absolutiste à travers la formation d’un double monopole monarchique, sur le territoire (et, dans la mesure où il peut tenir le territoire, sur la violence qui peut y être exercée) et sur la fiscalité. Ce processus de monopolisation débouche sur la « curialisation des guerriers », c’est-à-dire la formation d’une cour où afflue une aristocratie de tradition guerrière pour adopter des moeurs courtisanes. On peut considérer que cet billet rapport le volet « Elias » de ce que j’en suis venu à appeler le « récit Elias-Noiriel ».

L’autre billet pertinent est celui que j’ai écrit sur le processus de « nationalisation des sociétés ». Cette analyse de Noiriel décrit les processus par lesquels, à la fin du XIXe siècle, les élites ont diffusé leurs imaginaires nationaux au sein de leurs populations au point d’en faire une catégorie d’interprétation du monde pleinement intégrée à la vie publique.

Noiriel a repris la première partie de La dynamique de l’Occident et, la mettant bout à bout avec le processus de nationalisation, construit ce que j’appelle « le récit Elias-Noiriel », qu’on pourrait décrire comme l’histoire d’une double poussée d’intégration, la première au niveau des élites, la seconde auprès des masses. Une première poussée d’intégration se serait ainsi construite sur la longue durée, par les guerres menées par les nobles entre eux, menant à la concentration du pouvoir au sein d’une unité monarchique centrale, intégrant la bourgeoisie par la construction de l’appareil étatique destiné à tenir le territoire dominé. C’est le processus de monopolisation des chances décrits par Elias, qui débouche sur le fragile équilibre absolutiste. La seconde grande poussée d’intégration se serait faite, elle, sur une durée beaucoup plus courte, de quelques décennies à peine. L’extension du droit de suffrage, la mise en place d’une école primaire obligatoire, d’une monnaie nationale et d’un processus de services et protection des citoyens (un État-providence) a contribué à identifier entre eux les nationaux et à rigidifier la distinction établie entre eux et les étrangers.

Deux passages convergents sur la colonisation de l’Algérie

Mon billet sur le dilemme républicain indiquait comment des philosophes politiques romains et italiens, voire même quelques Anglais, ont pu estimer qu’une politique expansionniste de la part d’un État risquait de miner la liberté des citoyens de ce même État. Avant de revenir à mon deuxième billet sur le dilemme républicain, je pensais faire un parallèle avec deux passages sur lesquels je suis tombé au cours de mes lectures sur le colonialisme contemporain. Le premier provient de l’ouvrage de synthèse de Daniel Rivet Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, dans le chapitre qu’il consacre au capitalisme colonial.

Rivet :

« Jusqu’en 1914, c’est l’État qui finance le gros de l’outillage. Quand les entreprises se lancent dans des investissements créateurs d’infrastructures, il s’engage à couvrir, quel que soit le résultat de leur compte d’exploitation, la garantie d’intérêts qu’elles accordent à leurs actionnaires, comme c’est le cas pour les chemins de fer algéro-tunisiens. Le capitalisme créateur de richesses, à la manière dont l’avait envisagé le saint-simonien Talabot en projetant une fonderie à Bône pour exploiter le minerai de l’arrière-pays riche en hématite, reste l’exception. À l’État incombent les frais de premier établissement, aux entreprises privées revient de tirer les bénéfices. »

Un peu plus loin, il poursuit:

« […] depuis la promulgation de l’autonomie budgétaire en 1900, l’Algérie est sous la coupe d’une oligarchie de grands propriétaires terriens et d’hommes d’affaires locaux constituant un milieu sudiste à qui ne manque certes pas la passion du lucre, mais l’imagination économique et le goût du risque. Ce n’est pas faire dans le cliché que de rappeler que les rois de l’Algérie, en 1954, sont au nombre de cinq : Henri Borgeaud, qui prospère dans le vignoble, le tabac et le liège, Georges Blachette, qui est le seigneur de l’alfa dans le Sud-Oranais, Gratien Faure, le plus important céréaliculteur sur les hautes terres du Constantinois, Jean Duroux, gros minotier dans l’Algérois et Laurent Schiaffino, un armateur self-made-man qui tire profit du monopole du pavillon écartant toute concurrence étrangère, si bien qu’il revient plus cher de transporter une tonne de fret de Bône à Oran que de Londres à Alger. Ces hommes disposent de relais en politique et dans la presse avec Raymond Laquière, président de l’Assemblée algérienne, Amédée Froder, président de la Fédération des maires d’Algérie, et Alain de Serrigny, le directeur de L’Écho d’Alger. Une oligarchie semblable engendre, à Tunis et à Casablanca, un type de notable dépourvu du sens de la cité et de l’art de gérer les différences communautaires contrairement aux sujets levantins de l’Empire ottoman qui gouvernent Alexandrie des années 1860 à 1930. Ces hommes sont experts seulement dans la technique de la médiation entre Paris et la province maghrébine et de l’interception, confinant à la prévarication, des ressources allouées par l’État à la minorité coloniale. » 

Le second passage est convergent et plus clair encore. Il provient de la synthèse de Marc Ferro, Histoire des colonisations.

« La conquête de l’Algérie avait répondu à des objectifs politiques et commerciaux, des milieux marseillais en particulier : la colonisation du pays appartint à une expansion de type ancien, encore préimpérialiste, si l’on peut dire. Cette domination changea pourtant de nature, dans la mesure où l’Algérie fut bientôt une chasse gardée des capitaux français — privés —, mais dont l’État garantissait le profit. C’est pour cela qu’on peut mettre en cause ici l’opinion, largement diffusée, que les colonies et l’expansion constituaient un gouffre budgétaire, car ce jugement ne prenait en compte qu’un aspect du problème. En effet, si les colonies coûtaient cher à l’État, elles rapportaient gros aux intérêts privés de la métropole.

En outre, autre facteur passé sous silence, les dépenses contribuaient à l’enrichissement de ces citoyens devenus colons et qui, en métropole, n’auraient pas connu les mêmes avantages et n’auraient pas pu s’enrichir de la même façon : il serait utile de calculer quelle fut la progression du niveau de vie des Français d’Algérie, fonctionnaires y compris, un siècle après la conquête totale du pays, de la comparer à celle des métropolitains… (cf. plus loin, p.393).

Le fait aussi de maintenir l’Algérie dans un état préindustriel assurait aux capitaux placés dans l’industrie métropolitaine un débouché sans risque, étant donné le protectionnisme régnant sur ces “départements”. » 

Ces passages me semblent indiquer comment on peut envisager l’histoire de la colonisation autrement que comme le récit de la domination d’une nation sur une autre. Un tel récit pose problème en ce qu’il tend à essentialiser les nations en présence et les présenter comme deux blocs homogènes. Or, en montrant les rapports de force qui traversent chacune d’entre elles, on peut entrevoir comment la colonisation a représenté l’articulation de deux exploitations complémentaires, interdépendantes, l’une en métropole, l’autre en colonie. Si cette interprétation du phénomène résiste à une enquête élargie, alors il se pourrait bien qu’on se retrouve face à une nouvelle version du dilemme républicain, où l’expansion impériale de la république entraîne la perte de liberté pour les citoyens de celle-ci en plus d’asservir ceux de la colonie.

Bibliographie:

FERRO, Marc. Histoire des colonisations des conquêtes aux indépendances, XIIIe-XXe siècle. Paris: Seuil, 1994.

Des armées prénationales

Après l’écriture de mon billet sur la nationalisation des sociétés, j’ai commencé à faire des liens avec quelques annotations que j’ai fait sur l’histoire militaire, qui portaient sur la composition des armées avant l’époque contemporaine. C’est en particulier à la lecture d’un ouvrage de Geoffrey Parker, La révolution militaire, que j’ai pu saisir la différence fondamentale entre la nature des armées d’Ancien Régime et celle des armées nationalisées. En lisant entre les lignes de l’ouvrage, il est possible d’entrevoir comment la destinée réservée au simple soldat fait prisonnier dans la bataille peut constituer un marqueur particulièrement fort des différences entre les deux réalités militaires, celle qui marque l’affrontement des princes et celle qui marque l’affrontement des peuples. Les annotations qui suivent ne constituent pas une étude systématique du phénomène et comportent de nombreuses failles. Mais elles illustrent quelques orientations qu’on peut donner à une réflexion sur l’évolution du phénomène militaire, en particulier entre l’époque moderne et l’époque contemporaine, le XIXe siècle faisant office de période de transition entre les deux.

Partons d’un exemple lointain. Puisé dans le monde musulman, il est facile d’en donner une interprétation « exotique », mais comme on le verra, sa logique n’est pas étrangère à celles qu’on retrouve en Occident à d’autres époques. À l’occasion d’un raid victorieux contre Narbonne mené en 793, « les musulmans emmenèrent des captifs qui furent ensuite employés comme soldats dans la garde du souverain omeyyade. Évariste Lévi-Provençal fait en effet allusion à plusieurs reprises à cent cinquante Narbonnais qui constituaient la garde personnelle de l’émir al-Hakam Ier. » . Il faut rester prudent dans l’interprétation de cet épisode, car nous n’avons pas de précisions sur l’âge des captifs. De très jeunes captifs ont pu être élevés comme musulmans, au sein de la maison de l’émir, et être attachés à son service. Il existe des exemples de ce type de soldats-esclaves dans le monde musulman (mais surtout turc), avec diverses variations, incluant parfois, pour ceux-ci, des possibilités d’avancement social considérables (ainsi les atabeks et janissaires turcs). Il est toutefois également plausible que ces captifs narbonnais aient été adultes, peut-être déjà entraînés, et engagés comme mercenaires par l’émir. Dans un cas comme dans l’autre, celui-ci se retrouvait avec une garde issue de l’extérieur des réseaux de pouvoir de son émirat, donc à la loyauté moins partagée.

La logique sous-tendant l’intérêt de ces soldats-esclaves est donc en partie similaire à celle pour laquelle de nombreux potentats italiens du Moyen Âge et de la Renaissance préféraient les mercenaires aux milices locales ou aux soldats fournis par la noblesse . Mais les mercenaires et auxiliaires étrangers ne formaient pas l’exception : sans être forcément le cœur des armées, ils constituaient une proportion importante de celles-ci de manière ordinaire. Pour l’époque moderne, Geoffrey Parker caractérisait ainsi le mode de recrutement :

[…] les engagements volontaires individuels ne furent jamais suffisants pour assurer la maintenance des armées dans une longue guerre. Les gouvernements eurent donc recours à trois procédés supplémentaires pour la levée des troupes : recrutement par unités entières en d’autres régions d’Europe, que l’on envoyait combattre loin de leurs foyers; enrôlement par le vainqueur des soldats d’une armée vaincue; et, si tous les autres moyens avaient échoué, conscription locale forcée. »

En conséquence, l’appartenance géographique ne constituait pas un prérequis d’engagement. On s’intéressait d’abord à la simple connaissance du métier des armes. Richelieu estimait qu’« il est presque impossible de mener à bien de grandes guerres avec les troupes françaises seules », et préconisait une armée comprenant 50 % de troupes étrangères. Ce nombre avancé par le cardinal se situait au-dessus de la proportion d’étrangers dans ses armées : c’est autour du cinquième des troupes « françaises » sous Louis XIII, Louis XIV et Louis XV qui étaient constituées d’étrangers, notamment des Irlandais, des Allemands et des Suisses. De même, les armées hollandaises, suédoises, bavaroises, anglaises et autres comprenaient des milliers d’engagés étrangers .

La place des mercenaires s’est peut-être accrue dans les armées européennes à partir du XIIe siècle. La « révolution commerciale » du XIIe siècle a facilité à la fois le déplacement des hommes et les échanges monétarisés. L’argent a ainsi eu une part plus grande dans la chose militaire. . Rendus à l’époque moderne, plusieurs des étrangers servant dans une armée donnée avaient été recrutés au sein même des armées ennemies après leur défaite. D’après Parker,

les volontaires les plus recherchés par tous les gouvernements n’étaient pourtant ni les oiseaux de geôles ni les amants de la gloire, mais les vétérans, ceux qui, ayant déjà pratiqué le métier des armes, étaient devenus des soldats de profession. Ces hommes-là passaient souvent d’une armée à l’autre, selon les circonstances ou occasions, et se faisaient bien payer. 

Les exemples de ces recrutements sont nombreux et transcendent même les frontières des religions. Certaines unités militaires, par exemple pendant la guerre de Trente Ans, pouvaient comprendre davantage d’étrangers que de locaux. Ainsi, les armées d’Ancien Régime n’étaient guère « nationales ».

Les méthodes disparates de recrutement, le taux élevé du gaspillage, de mobilité des hommes à tous les niveaux détruisirent peu à peu tout sens de l’identité de corps dans les formations récemment constituées. Au fur et à mesure que se dissolvait une unité, les hommes restés sur place étaient incorporés à d’autres formations, créant, ainsi que le notait dans son journal le Vénitien Marin Sanuto, au début du XVIe siècle, « des armées arche de Noé » : des volontaires et des criminels, des brigades internationales, des miliciens locaux, des vassaux, des hommes liges, des conscrits des pays les plus divers étaient assemblés, pêle-mêle. Les choses furent peu différentes au XVIIe siècle. Par exemple, en 1644, un régiment bavarois était composé de soldats de seize pays différents. Parmi eux, quatorze Turcs. Mais on peut tirer beaucoup de cette fragmentation. Une force aussi cosmopolite peut posséder beaucoup d’expérience militaire et d’efficacité. Tout au plus la variété des origines compliquait sans doute la transmission des ordres. Ceux qui étaient au contact des vétérans doutaient rarement de leur efficacité.

Parker note que les armées ainsi recrutées n’avaient une loyauté que toute relative et que les puissants ont rapidement cherché la solution dans les unités locales : « Ce fut pour éviter les dangers inhérents à cette philosophie [“nous servons notre maître honnêtement, quelque soit le maître”] que, très tôt, les États modernes tentèrent de lever au moins quelques formations exclusivement nationales au moyen de la conscription. » Ce serait un programme de recherche très intéressant que de tenter de cerner à quel point la tentative de constituer des armées « nationales » furent un succès avant la fin du XIXe siècle.

En l’état de mes connaissances, en effet, j’hésite à fixer une chronologie sur la nationalisation des opérations militaires. Henri Guillemin rappelle que des officiers opposés aux armées de la Révolution française notaient que les soldats français luttaient pour un idéal alors que les leurs ne luttaient que pour un souverain. La Révolution française pourrait alors être un moment de nationalisation des armées, et les armées (du moins en France) seraient alors à considérer comme un lieu de nationalisation précoce, puisque l’intégration générale à la communauté nationale se fit principalement à la fin du XIXe siècle, après la nationalisation des monnaies, le suffrage universel et la création de l’éducation nationale. Cette idée se retrouve dans l’Histoire de l’Europe publiée sur la direction de Carpentier et Lebrun:

Les royaumes européens […] ne mènent pas la même guerre que la France, dont les succès reposent sur une organisation militaire en rupture avec les traditions de l’Ancien Régime. Lazare Carnot est, dès l’an II, le constructeur de cette armée. La France compte sur le nombre. Certes le volontariat est un mythe, la République n’a pas été sauvée par l’élan spontané des citoyens. Mais les levées, puis la conscription, assurent des effectifs que n’atteignent pas les adversaires de la France et qui permettent de combattre en masse et sur plusieurs fronts. L’amalgame entre les jeunes recrues et les vétérans, les promotions rapides accordées aux plus valeureux des soldats, la propagande politique, l’esprit d’offensive à outrance, baïonnette au canon, inculquée à l’infanterie font de l’armée française un instrument militaire supérieur aux armées européennes. Enfin, seule la France mène une guerre nationale, l’armée ncarne les citoyens, alors que les rois conduisent une guerre monarchique et ne cherchent pas à s’appuyer sur les peuples de leurs États.

L’hypothèse doit toutefois être considérée avec prudence. L’enjeu de l’enracinement des soldats dans leur communauté comme facteur de loyauté est en effet assez ancien. Chez Machiavel, déjà, on note la préoccupation de s’assurer de la loyauté des soldats en appuyant l’État sur des milices de citoyens-soldats. Machiavel critiquait ainsi l’utilisation de mercenaires ou d’auxiliaires étrangers, dont la loyauté lui paraissait toujours suspecte, car ils ne combattaient pas pour une patrie (Le Prince, chapitres XII et XIII). Dans L’art de la guerre, il avançait volontiers qu’un homme de bien ne devrait jamais faire des armes un métier ni une république permettre que cela devienne le métier de certains de ses citoyens (Art de la guerre, p.17; ). Il reste que rien n’indique qu’une fois faits prisonniers, les miliciens des républiques ralliaient moins les rangs des armées victorieuses que les autres. Dans un système international où les armées composites étaient la norme et une cité état où l’intégration à la cité reposait largement sur les relations interpersonnelles, la capture agissait aisément comme un véritable déracinement. Ce déracinement, du reste, faisait suite à la logique même des armées, où la loyauté se nouait avec les compagnons d’armes et les officiers. On peut avancer l’hypothèse que le soldat était ainsi davantage intégré à son unité militaire qu’à sa cité. Les exemples avancés par Parker laissent deviner que l’embauche des soldats vaincus se faisait souvent par groupe plutôt que par individu. Les nombreuses troupes de mercenaires existant au cours des guerres d’Italie devaient sans doute en partie leur existence à de nombreux transferts d’une armée à l’autre, brisant tout lien de loyauté avec les patries, mais renforçant le lien au chef charismatique de la troupe. L’idéal de Machiavel se trouvait déjà compromis, d’autant que les miliciens nouvellement recrutés ne bénéficiaient pas de l’expérience au combat des mercenaires et formaient donc souvent des armées peu efficaces. Aussi devons-nous garder un doute à l’esprit lorsqu’on envisage de parler d’armées « nationales » dès la Révolution française. C’est d’autant plus vrai qu’il est difficile d’envisager une armée « nationale » alors que la société, elle, n’est pas encore parfaitement « nationalisée ». En effet, si le service militaire obligatoire se fait sur une base nationale, il s’agit d’une dissuasion puissante à l’identification à la nation . Il faudrait regarder de plus près les destinées des prisonniers de guerre, tant français qu’adversaires, pour trancher la question. Ce qui est certain, c’est que dans la deuxième moitié du XIXe siècle les indications de logiques « nationales » dans la composition des armées se font plus nombreuses. En particulier, on note l’apparition des camps de prisonniers dans les logiques de la guerre.

Les camps de prisonniers de guerre font désormais partie de notre imaginaire. Quelques œuvres de fiction d’envergures variables y prennent place et décrivent la vie des soldats capturés. Ceux de la Guerre de Sécession sont bien connus. Les amateurs de BD franco-belges se souviendront ce l’album La prison de Robertsonville dans la série Les tuniques bleues, qui se réfère à la prison d’Andersonville (voir aussi); Le bon, la brute et le truand évoque également les camps de prisonniers, cette fois des nordistes. Le film La grande évasion se situe dans un grand camp de prisonniers de la Deuxième Guerre mondiale. Les camps de prisonniers nous paraissent si naturels que nous nous interrogeons peu sur leurs conditions de possibilité. Il nous semble normal que les prisonniers de guerre soient emprisonnés, car ils sont des ennemis de la nation qui les a capturés. Leur détention, dirons-nous avec Wikipédia, « vise à les garder hors de combat ». Ces grands camps ne semblent être toutefois qu’une invention récente, résultant de conditions sociopolitiques bien précises. Pour qu’ils existent, il fallait d’abord qu’on ne puisse ni monnayer les prisonniers (soit comme otages, soit comme esclaves), ni qu’on puisse les recruter au sein de l’armée victorieuse et par ailleurs que la guerre soit continue et prolongée. Dans de telles conditions, les chefs militaires ne peuvent se débarrasser des prisonniers au fur et à mesure qu’ils les capturent. Dans un premier temps, la tentation a été forte de les insérer indirectement dans l’effort de guerre en leur faisant fabriquer des armes ou des provisions destinées au front. Les conventions de La Haye (1907) et Genève III (1929) se sont efforcées d’interdire ou au moins limiter ce recrutement indirect en précisant que les travaux auxquels les prisonniers pouvaient être astreints ne devaient avoir aucun rapport direct avec les opérations de guerre. Disposition limitée, car dans une économie de guerre, des travaux qui ne sont pas destinés à alimenter le front libèrent d’autres forces qui, elles, seront mises à profit pour l’effort de guerre. Il reste que ces dispositions des conventions sur les prisonniers de guerre révèlent beaucoup sur la puissance qu’avait acquise alors l’identification nationale, considérant qu’un prisonnier ne pouvait être contraint de travailler contre « son » pays.

Perspectives

Du point de vue méthodologique, la principale conclusion qui s’impose de ces comparaisons est la nécessité primordiale de l’étude de sociétés prénationales pour comprendre les particularités des États-nations. Les sociétés de l’époque moderne nous surprennent par les différences marquées qu’elles proposent avec les sociétés contemporaines. En pratique, il semble impossible d’acquérir une compréhension des fondements de nos sociétés, des motifs pour lesquelles elles sont telles que nous les connaissons, si nous n’étudions pas celles qui existaient avant leur genèse. Cela implique de récuser d’emblée tout postulat sur le caractère « naturel » de nos sociétés. Cette démarche s’avère, à mon sens, tout aussi pertinente à une interprétation conservatrice qu’une interprétation progressiste de nos sociétés : les conservateurs doivent abandonner toute velléité de « naturaliser » les sociétés et adopter la perspective du façonnement par l’histoire : nos sociétés sont telles qu’elles sont car elles ont ainsi répondu à des défis auxquelles elles furent confrontées; leur état a une raison d’être. Pour les progressistes, l’étude de la genèse historique de nos sociétés doit nous aider à en dépasser les limites.

Au regard des recherches sur la nation et les formations sociopolitiques, les annotations qui précèdent donnent surtout une idée de la voie à suivre. Elles reposent sur des ouvrages qui ratissent large (Parker et Contamine) et pigent ici et là quelques faits qui permettent de faire un tableau un peu impressionniste de ce que peut être la différence entre la chose militaire prénationale et sa contrepartie nationale. Il faudrait systématiser ces observations sur le recrutement des soldats et le devenir des prisonniers pour élaborer ces modèles et tenter de comprendre, à travers eux, comment les populations se fixent ou, au contraire, se déracinent. L’analyse de l’évolution des soldats hors de leur patrie peut ainsi agir comme un indicateurs sur l’environnement international dans lequel se jouent les guerres. C’est une histoire militaire loin de « l’histoire-bataille », une histoire sociale des armées qui se profile derrière ces enjeux.

Bibliographie

NOIRIEL, Gérard. État, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir. Paris: Gallimard, 2001.

Edit 23-11-2015: ajout de la référence à Carpentier et Lebrun.

La nationalisation des sociétés

Le livre Réfugiés et sans-papiers, de Gérard Noiriel comporte un intéressant chapitre sur la « nationalisation des sociétés européennes ». Un concept-clé de l’ouvrage, dont la première édition était intitulée, non sans raison, La tyrannie du national.[1] (1) Le phénomène mérite qu’on s’y arrête, car il est décisif dans la genèse du monde tel qu’on le connaît.

Qu’est-ce que la « nationalisation » d’une société? En résumé, il s’agit de l’identification des citoyens à une nation. C’est un processus social qui les conduit à adhérer aux discours identitaires de l’État, à se soumettre aux mécanismes par lesquels celui-ci exerce son pouvoir. L’étude de ce processus et de ces mécanismes nous amène à comprendre la formation du pouvoir bureaucratique tel que nous le connaissons de nos jours.

La « nation » précède la nationalisation de la société. Les discours sur celle-ci font leur apparition à partir de la fin du XVIIIe siècle. La formation des régimes absolutistes et de leurs méthodes de centralisation étatique a permis l’émergence de représentations nationales. Loin de rompre avec ces développements, les régimes représentatifs des XVIIIe et XIXe siècles les ont accompagnés et prolongés. Néanmoins, l’existence d’un « imaginaire national » n’implique pas encore que la société ait été « nationalisée ». En effet, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, la société locale a pu préserver une importante marge d’autonomie par rapport au gouvernement central et aux représentations des élites. La capacité de l’État à imposer ses politiques, par exemple en matière d’identification des individus, est demeurée extrêmement limitée et dépendante de la coopération des pouvoirs locaux. Le processus que Noiriel appelle la « nationalisation des sociétés » désigne précisément le basculement au cours duquel ces « communautés imaginaires » (2) que sont les nations se sont imposées comme des éléments incontournables dans la vie de leurs citoyens, produisant un impact très concret dans la vie quotidienne de ceux-ci. En effet, souligne Noiriel, « de tous les groupes qui composent la société, [la nation] est assurément le plus contraignant pour les individus, puisque depuis la Première Guerre mondiale, qu’on le veuille ou non, il est impossible d’y échapper. »[2]

Mécanismes de la nationalisation

Comment un tel état s’est-il mis en place? Si les ressources pour créer un « imaginaire national » étaient déjà en place[3], le « sentiment national », c’est-à-dire l’identification des citoyens à cet imaginaire national, n’était en revanche pas encore bien diffusé dans la population. « Pour expliquer l’émergence du “sentiment national” à la fin du XIXe siècle, avant même d’invoquer le rôle de l’école, de la guerre de 1870 ou de la symbolique républicaine, il faut mettre en avant [l]e processus de construction d’un intérêt national, qui aboutit à la nationalisation en profondeur de la société française », explique Noiriel (p.90). Noiriel évoque différents leviers d’intégration qui acquièrent, à la fin du XIXe siècle, une importance capitale (sans qu’il l’évoque explicitement, on sent le rôle essentiel joué par la crise économique de 1873-1896 dans ce processus) pour uniformiser la société française et faire pénétrer l’imaginaire national dans les esprits. Il s’agit de la monnaie nationale, du droit, du parlement, de la presse populaire et des écoles. De ces différents critères, il n’évoque que rapidement les trois derniers (en particulier les écoles, dont l’effet lui semble un peu plus tardif). Concernant la monnaie, son analyse se fonde sur celle de Karl Polanyi (voir ce billet et ses liens). Avec la crise économique, l’État abandonne le laisser-faire qui avait caractérisé l’essentiel de sa politique économique au XIXe siècle pour mettre en place des mesures protectionnistes et intervenir dans l’économie. Socialement, cette première mise en place de « l’État-providence » (ou « État-social ») a un effet d’intégration sur la communauté nationale. Entre autre mesure protectionniste, celui-ci utilise la monnaie nationale comme une barrière dressée contre les marchandises étrangères. Cette monnaie devint alors « l’objet des méditations de l’homme d’affaire, de l’ouvrier syndiqué, de la ménagère » (3), car elle était définie par les politiques publiques et affectait leur niveau de vie. La monnaie agissait ainsi comme un lien entre les membres de la nation, affectés par ses fluctuation et ayant théoriquement leur mot à dire sur les politiques monétaires.

Après s’être appuyé sur Polanyi pour aborder le rôle de la monnaie (sous l’effet du protectionnisme) dans le processus d’intégration nationale, Noiriel apporte sa propre contribution en s’intéressant au droit « dans le processus de nationalisation de la société en liaison avec l’épanouissement de la démocratie politique. » (p.85). Le débat sur la loi sur la nationalité française (1882-1889 pour le débat, 1889 pour la loi) est l’occasion de constater qu’un thème qui, quelques années auparavant, n’intéressait que les juristes et les philosophes politiques, était devenu « un formidable enjeu social mettant aux prises les représentants des divers groupes de la société française » (p.88). C’est que le droit est l’occasion d’accorder des privilèges ou de les refuser, d’obliger des devoirs ou non, souvent en invoquant l’intérêt national. Ainsi, ce sont les citoyens qui sont susceptibles d’être mobilisés par l’armée (avec pour répercussion que cela pousse certains patrons à préférer engager des étrangers, qui ne risquent pas de partir pour la caserne). Mais aussi, bien des lois votées au début de la Troisième République accordent une protection sociale aux nationaux, comme la loi sur les accidents de travail (1898) ou celle sur les vieillards et les indigents (1905). Étant donné l’impact majeur que ces politiques ont sur les conditions de vie de leurs membres, les syndicats se structurent également en fonction du critère national, tiraillés qu’ils sont entre la volonté de défendre leurs membres contre la concurrence de récents arrivés et celle d’inclure les travailleurs étrangers dans leurs rangs afin de renforcer leur position face au patronat. (4) De tels facteurs ont pour effet de renforcer l’identification des citoyens à la Nation, car c’est d’elle qu’ils peuvent espérer différents avantages. L’un des effets de ce phénomène, c’est que la presse commence à s’intéresser aux « étrangers ». Alors que la criminalité par des étrangers a toujours existé, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les journaux font leur choux gras de ces faits divers pour augmenter leur tirage : « Les multiples formes de violence populaire auparavant ignorées par les journaux deviennent une aubaine. » (p.91). Ainsi, si on peut dire que la peur de l’étranger a toujours fait partie des réactions humaines[4], la xénophobie en tant que telle naît de la nationalisation de la société, dans les périodes où les crises tendent à mettre les populations sous pression. « L’intérêt national » tend alors à jouer contre les « immigrés ». De même, les crises diplomatiques provoquent également des crises de xénophobie, car les ressortissants du pays « ennemi » sont identifiés à celui-ci. Ce processus de nationalisation, qui alimente le nationalisme, est selon Noiriel pratiquement achevé lors du déclenchement de la Première Guerre mondiale, alors que le passeport, auparavant exigé des « nationaux », devient une mesure de contrôle des frontières. Le territoire national devient alors un espace à l’intérieur duquel la mobilité ne connaît aucune restriction, tandis que les frontières deviennent strictement contrôlées.

Logiques du pouvoir et technologies de l’identification

Alors que depuis la fin du XVIIIe siècle, les militants républicains luttaient contre « l’autoritarisme du prince », la nationalisation qui prend place un siècle plus tard les désarçonne, car elle transforme la nature même du pouvoir étatique. Tandis qu’ils luttaient jusque-là pour la liberté de circulation et contre toute forme d’identification du citoyen par l’État, « les luttes sociales des années 1880-1890 les amènent bien vite à renoncer à cet universalisme pour des mesures qui inaugurent une nouvelle logique de pouvoir », estime Noiriel (p.309). L’adoption du suffrage universel masculin accroît les interactions et la mobilité entre les populations bénéficiant de la citoyenneté et les gens de pouvoir. Le parlement devient alors le lieu de convergence des luttes d’intérêts des différents groupes composant la « nation ». En négociant les politiques sociales qui bénéficieront aux citoyens, les forces en présence négocient également l’identité des bénéficiaires. L’exercice de ces politiques dépend par conséquent de l’identification, par la bureaucratie, des ayants droit et des autres. Le citoyen devient « demandeur » des services, revendique donc pour lui-même l’identité que lui assigne la bureaucratie, qu’il intériorise (p.313). La nation devient alors un exercice consistant à la fois à inclure et exclure différents groupes de la citoyenneté (5). L’État-social s’acquitte de cette tâche « par un travail incessant de catégorisation qui aboutit à la construction d’entités collectives affectant profondément l’identité des individus eux-mêmes. » (p.317) Ces pratiques valent pour les identités intérieures à la nation, mais sont également appliquées à l’extérieur, notamment par les programmes d’immigration qui assignent des identités correspondant ou non à des États étrangers (p.317-318).

La nationalisation des sociétés peut survenir à des rythmes et des intensités variables selon les pays, mais elle affecte, d’une manière générale, l’Europe et dans une moindre mesure l’Amérique du Nord de manière à peu près simultanée. Les interactions entre ces différents pays requièrent, pour faciliter les rapports, qu’ils adoptent des technologies de pouvoir semblables. Le livre de Noiriel montre d’ailleurs les difficultés posées par l’accueil de réfugiés provenant de pays où la bureaucratie, donc les technologies d’identification, est moins développée. Si Noiriel prend un espace considérable à développer la notion de « nationalisation des sociétés » dans un livre portant sur les « réfugiés et sans-papiers », c’est précisément parce qu’avant celle-ci, le concept de « sans-papier » n’avait guère de pertinence. Il aura fallu que la nationalisation entraîne le développement rapide, à partir de la fin du XIXe siècle, des technologies d’identification, pour que la possession de « papiers » en règle devienne une nécessité vitale, au sens littéral de l’expression : il est difficile de vivre sans eux.

Notes

(1) Dans ce billet, toutes les références à des numéros de pages sans précision supplémentaire renvoient à ce texte.

(2) Il s’agit d’une référence au titre du livre classique de Benedict Anderson sur le nationalisme: Imagined Communities: reflections on the origins and spread of nationalism (1991), traduit en français sous le titre L’imaginaire national: Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, (La Découverte, 2006).

(3) Polanyi, La grande transformation, 1944, cité par Noiriel (p.85).

(4) En plus de Noiriel, on pourra lire, sur ce sujet, Nancy Green[5].

(5) Le rôle en est confié à l’État, qui peut alors être défini, selon la définition de Martin Pâquet, comme la fonction de « gestion des altérités » des sociétés[6].

Références

[1] Gérard NOIRIEL, Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d’asile, XIXe-XXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1991, 355 p.

[2] Ibid., p. 83.

[3] Anne-Marie THIESSE, La création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècle [1999], Paris, Seuil, 2001, 307 p.

[4] Jean DELUMEAU, La Peur en Occident, Paris, Fayard, 1978, p. 64‑65.

[5] Nancy L. GREEN, « Religion et ethnicité. De la comparaison spatiale et temporelle », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2002, vol. 57, no 1, pp. 127‑144.

[6] Martin PÂQUET, « Appréhender le problème historique de l’État sous l’approche de la culture politique. Éléments de réflexion », Anuario Colombiano de Historia, 1998, no 25, pp. 309‑336.