Réforme et fiscalité: le contre-argument

Dans un précédent billet, je rapportais la proposition de l’historien turc Tahsin Görgün de considérer l’Empire ottoman comme un modèle aux origines de la modernité européenne. Au sein de la réflexion qu’il propose, on retrouve l’élément de la critique de la fiscalité romaine, dont j’avais dit que j’avais déjà commencé à y réfléchir. D’après Görgün, les progrès de l’Empire ottoman en Europe avaient suscité une réaction chrétienne menée par l’Église romaine, qui avait levé des impôts pour financer la croisade. L’alourdissement consécutif de la fiscalité ecclésiale en Allemagne, où elle ne pouvait pas être récupérée par une monarchie forte, comme c’était le cas en France, en Angleterre ou dans la péninsule ibérique, aurait entraîné un appauvrissement de l’Allemagne au profit de Rome. Ce serait donc en réaction à ces lourdes charges que la Réforme aurait éclaté, comme une révolte antifiscale contre Rome1. J’ai déjà discuté dans le précédent billet de différents éléments pour et contre cette thèse. Je souhaiterais maintenant revenir sur le fait que la question est déjà débattue. Déjà en 1968, dans son ouvrage classique sur la naissance de la réforme, Delumeau se positionnait sur cette question en donnant un avis de poids :

Est-il vrai encore que l’or d’Allemagne et d’Angleterre, partant de façon massive vers Rome et appauvrissant les pays ultra-montains, enrichissait au contraire toute l’Italie, qui aurait eu dès lors intérêt à la continuation d’un tel état de choses ? En pays protestant, les populations l’ont cru et la propagande réformée, au XVIe siècle, l’a affirmé. Mais cette accusation aurait été beaucoup plus fondée vers 1350 qu’en 1520. À l’époque de la Renaissance en effet les revenus annuels de la Papauté avaient beaucoup baissé. Ils ne dépassaient guère 350 000 ducats d’or sous Jules II, la plus grande partie provenant d’ailleurs du « domaine temporel ». Tout compte fait, le Pape n’était guère plus riche que l’État florentin.2

Delumeau connaissait bien cette question, lui qui, quelques années auparavant, déposait une thèse sur la vie économique à Rome. Au surplus de sa thèse, il indiquait une « impression concordante » de la part de P. Partner, dans un article intituler « The Budget of the Roman Church in the Renaissance Period », qui signalait également un déclin des revenus romains. L’argument est de taille, bien que ces impressions fondées sur une étude du budget romain peuvent avoir été aveugle à des mécanismes plus indirects, une fiscalité qui, par exemple, serait prélevée par l’Église sans cependant atterrir dans les coffres de Rome.

Mais surtout, cette contre-argumentation soulève un problème sérieux : comme l’indique Delumeau, les Allemands ont bel et bien cru à la lourdeur des prélèvements romains. Dans L’Appel à la noblesse chrétienne de la nation allemande (1520) Luther tempête sans arrêt contre les multiples subterfuges utilisés par le Pape pour soustraire de l’argent aux fidèles, ruinant la nation allemande. Voici un extrait parmi d’autres :

Quand on reparle de faire la guerre contre les Turcs, ils envoient une délégation pour ramasser de l’argent ; combien de fois aussi n’ont-ils pas promulgué des indulgences, toujours sous couleur de faire la guerre contre les Turcs, car ils pensent que les Allemands resteront indéfiniment des archifous fieffés qui ne cesseront pas de donner de l’argent et alimenteront leur cupidité sans nom, bien qu’ils viennent clairement que ni les Annates, ni l’argent des indulgences, ni aucun autre, que pas un heller n’est employé contre les Turcs, mais que tout tombe dans le sac qui n’a pas de fond. Ils mentent et dupent, ils contractent et concluent avec nous des traités que pas une seconde ils ne songent à respecter.3

L’Appel à la noblesse est rédigé à une époque critique de la vie de Luther où, condamné par le Pape, il cherche à mobiliser des alliés en sa faveur. Sa stratégie est de miser sur un concile, réuni par les princes séculiers, qui réformerait l’Église en y réduisant les pouvoirs pontificaux. Puisqu’il en appelle en particulier à la noblesse allemande, Luther insiste beaucoup sur des thèmes qui paraissent moins spirituels, mais qui interpellent davantage ses alliés potentiels. La critique de la fiscalité romaine, il ne l’a pas inventée. Il est vraisemblable qu’il ait puisé la majorité de ses arguments dans un traité publié quelques mois plus tôt par un humaniste allemand, Ulrich Von Hutten. Dans ce traité qui eut une bonne diffusion, le Vadiscus ou la triade romaine, Hutten menait une charge à fond de train contre la Papauté. Hutten, du reste, n’en était pas à son coup d’envoi, puisqu’il avait déjà publié les Inspicientes (les Spectateurs), un dialogue où il critiquait la corruption du pape Léon X4. Cependant, il ne semble pas avoir disposé de thèse théologique systématique comme Luther. Ce que ce dernier fit, ce fut de joindre les arguments patriotiques de Hutten à une théorie théologique, le sacerdoce universel, qui donnait une légitimité religieuse aux aristocrates allemands, justifiant ainsi la mobilisation. Pierre Chaunu a souligné l’importance de l’argument antifiscal dans le ralliement à Luther.

Tous ceux que blessent la fiscalité pontificale et ses alliés allemands se rassemblent. Les voilà dressés contre l’intrusion des étrangers […], dans le mépris des agents italiens, sûrs d’une supériorité culturelle qui n’est peut-être plus aussi vraie et que ne compense pas, comme en France, la puissance politique, réunis dans une profonde solidarité territoriale5.

Comme l’a indiqué Delumeau dans la citation ci-haut, il est clair que les populations allemandes et en particulier les réformés ont cru en la lourdeur excessive des charges imposées par l’Église. Mais, si Delumeau et Partner ont raison sur le déclin des revenus pontificaux à la même époque, de deux choses l’une : ou bien le prélèvement ne parvient pas jusqu’à Rome, ou bien ce prélèvement n’existe pas, mais quelque chose entretient l’illusion qu’il existe et est excessif. La question sera alors, selon l’hypothèse qui se confirme : où va l’argent ? Ou bien : quel est ce quelque chose qui entretient cette croyance ?

L’affaire est décidément plus complexe que ce que suggère la première approche.

La référence, blablabla…

Les deux sources signalées par Delumeau, afin de mieux comprendre son raisonnement et ses limites :

Jean Delumeau, Vie économique et sociale de Rome dans la seconde moitié du XVIe siècle.

P. Partner, « The ‘Budget’ of the Roman Church in the Renaissance Period », dans Italian Renaissance Studies, Londres, 1960.

Notes

1Tahsin GÖRGÜN, « The Ottoman State as a Factor In the Sociopolitical Formation of Europe », in The Great Ottoman-Turkish Civilization 3. Philosophy, science and Institutions, par Kemal ÇIÇEK (Yenî Türkiye, 2000), 61‑72.

2Jean DELUMEAU, Naissance et affirmation de la Réforme (Paris: Presses Universitaires de France, 1968), 271.

3Martin LUTHER, Les grands écrits réformateurs (Paris: GF-Flammarion, 1992), 125.

4Peter BURKE, La Renaisance européenne (Paris: Seuil, 2000), 114‑15.

5Pierre CHAUNU, Le temps des Réformes, Histoire religieuse et système de civilisation, Pluriel histoire (Paris: Fayard, 1975), 443.

Jérôme Balbi, propagandiste impérial

Dans une série de trois billets, j’ai proposé un aperçu de l’argumentation proposée par Dante en faveur de la domination de l’empereur sur le monde chrétien (et à travers celui-ci, sur l’humanité entière). Comme je l’ai précisé, Dante écrivait au début du XIVe siècle. Mon billet d’aujourd’hui portera sur un autre propagandiste impérial, moins connu, écrivant pour sa part au XVIe siècle. Jérôme Balbi, humaniste originaire de Venise, était un juriste au service de Charles Quint, auteur d’un traité sur le couronnement impérial. N’ayant pas lu De Coronatione, je me fonde ici entièrement sur l’analyse qu’en fait Juan Carlos d’Amico, qui lui consacre un chapitre entier dans un livre sur le couronnement de Charles Quint   .

Le confesseur de l’empereur, García de Loaysa, lui avait commandé un traité dans lequel il répondrait à deux questions  :

  1. La cérémonie du sacre était-elle nécessaire pour que l’empereur jouisse pleinement de son autorité, ou l’élection était-elle suffisante?
  2. Pour être valide, la cérémonie du couronnement impérial devait-elle obligatoirement se dérouler dans la basilique de Saint-Pierre de Rome?

En 1530, l’entourage de Charles Quint planifiait d’effectuer un couronnement à Bologne. La première question devait permettre de déterminer l’autorité de l’empereur avant le sacre. Puisque le sacre devait être précédé de rencontres diplomatiques susceptibles de reconfigurer en profondeur la géopolitique de la péninsule italique, l’enjeu était majeur et il fallait s’assurer que rien n’entacherait sa légitimité au moment de ces négociations. La seconde devait permettre d’effectuer le couronnement à Bologne, une ville d’où il pourrait partir rapidement, avec ses troupes, vers l’Allemagne, si les luthériens se faisaient menaçants, ou en Hongrie, si l’avance turque devenait inquiétante. Pour répondre à ces questions, Jérôme Balbi produisit un traité qui développait en profondeur l’idéologie impériale.

Pour Balbi, l’empereur était un Minister Dei, un ministre de Dieu. Il recevait son autorité directement de Dieu, et non par l’intermédiaire du pape, comme l’affirmaient les défenseurs de la prépondérance pontificale. Cette qualification est la pierre angulaire de son argumentation. La mission sacrée de l’empereur de défini par rapport au pape et par rapport à l’ensemble de la Chrétienté.

Balbi affirmait également, comme Dante, qu’il était préférable, pour que la paix et la justice règnent sur le monde, qu’une seule personne le gouverne intégralement. Pour affirmer la suprématie de l’empereur, il prenait l’exemple du pape : puisque le pouvoir spirituel lui venait directement de Dieu, l’ensemble des souverains de la Terre s’y rapportaient pour des questions spirituelles. Il devait en être, selon Balbi, de même pour l’empereur : puisque le pouvoir temporel lui venait directement de Dieu, l’ensemble des souverains de la Terre devait se rapporter à lui sur ces questions . En citant de nombreux textes de droit canon et de droit civil, Balbi avançait que l’empereur est le « seigneur de tout le monde ». Il allait ainsi à l’encontre des thèses développées au XIVe siècle par les juristes français de Philippe le Bel qui, s’opposant aux velléités théocratiques du pape Boniface VIII, avaient défendu l’autonomie des rois en disant que chaque roi était « empereur en son royaume ». D’Amico résume les implications de l’argumentation de Balbi : « Toute nation doit être soumise au pouvoir impérial, car l’Empire a une origine divine et celui qui contrevient à un ordre de l’empereur contrevient à un ordre divin; celui qui cherche à saper la maiestas impériale commet un sacrilège et celui qui n’admet pas de s’assujettir à son pouvoir doit perdre son droit de succession. » 

Le second aspect du conflit entre le pape et l’empereur se dessinait sous l’angle de la prééminence historique. On a vu que Dante défendait l’idée que l’Empire [romain] était antérieur à la papauté, ce qui excluait que celle-ci puisse lui être supérieure. Les défenseurs de la supériorité pontificale avançaient, eux, que la papauté était antérieure à l’Empire romain. Pour soutenir cette position — qui peut nous paraître surprenante —, ils avançaient que lorsque Constantin remit les insignes impériaux au pape Sylvestre, c’était un geste symbolique signifiant qu’il n’y avait eu avant lui aucun empereur légitime. Pour Balbi, l’empire était antérieur à la papauté, et donc supérieur en dignité, mais devait se plier aux décisions spirituelles du Pape, sous peine d’excommunication. Contre l’idée que c’était le pape qui donnait sa légitimité à l’empereur par le sacre, il avançait que la situation avait été inversée à l’époque des Ostrogoths — c’était l’empereur qui confirmait le pape dans ses fonctions . Il s’ensuivait naturellement de ce constat que la réponse à l’une des questions posées, « le sacre est-il nécessaire pour que l’empereur jouisse pleinement du pouvoir accordé à sa fonction? », était négative, puisque les précédents montraient que l’empereur avait pu régner alors que le pape ne le confirmait pas dans ses fonctions.

La réponse à l’autre question, si le sacre devait ou non être tenu à Rome, avait bien entendu également une réponse négative — après tout, on avait engagé Balbi pour défendre les intérêts de l’empereur. Le juriste a par conséquent défendu l’idée que le lieu de la cérémonie était accessoire par rapport à son contenu. Élément intéressant, sur les trois sacres que devait recevoir l’empereur (à Aix-la-Chapelle comme Roi des Romains, à Monza comme roi d’Italie et à Rome comme empereur), seul le dernier devait être fait par le pape. Or, Balbi soulignait que les lieux des deux premiers sacres avaient été modifiés par le passé sans porter atteinte à leur légalité et qu’il devait ainsi en être de même pour le troisième. En mettant les trois couronnements sur un pied d’égalité, Balbi réduisait subtilement le prestige du pape. Il estimait même qu’un légat pouvait remplacer le pape lors du sacre. Autre argument, le lieu de couronnement du pape lui-même avait parfois été modifié par le passé. Il n’y avait donc aucune raison que ce ne soit pas le cas pour celui de l’empereur.

Je terminerai ce billet par une citation de Juan Carlos d’Amico qui situe Balbi par rapport à Dante et Marsile de Padoue.

Toutes proportions gardées, Jérôme Balbi s’inscrit dans la même tradition que Dante, Marsile de Padoue ou Nicolas de Cues. On trouve chez lui un écho de Dante dans le respect filial que l’empereur devait porter au pape, tout en gardant l’espoir de restaurer la grandeur impériale. Comme Dante, Jérôme Balbi sépare l’ordre spirituel de l’ordre temporel, qui restent sur le même plan mais sont confiés à deux autorités différentes, le pape et l’empereur. Par rapport à Marsile de Padoue, Balbi se montre beaucoup plus conciliant envers l’Église. Marsile, par exemple, ne séparait pas les deux pouvoirs, il les déférait uniquement à l’empereur, se plaçant ainsi à l’opposé des défenseurs de la pleine puissance pontificale. Dans son Defensor Pacis, il nie l’origine divine de l’institution de l’Église et considère que le pape dépend de l’autorité d’un concile. Contrairement à Marsile de Padoue, Balbi, en détachant nettement les deux sphères d’action, n’accepte pas la juridiction de l’empereur dans le domaine spirituel et lui refuse ainsi, indirectement, la possibilité de pouvoir convoquer un concile. Cette considération ne pouvait que soulager le pape et son entourage.

Bilbiographie

La Monarchie de Dante (1): Pourquoi l’Empire?

C’est à partir de l’étude de Charles Quint que j’ai commencé à m’intéresser à Dante. J’avais déjà lu L’Enfer et commencé la lecture du Purgatoire, vers 2004-2005, mais c’était une pure lecture de culture personnelle. Le genre de livre qu’on lit pour pouvoir dire qu’on l’a lu. Mais en m’intéressant à Charles Quint, c’est un autre livre de l’illustre italien qui a attiré mon attention, De Monarchia. Et c’est en voulant approfondir mes connaissances sur Gattinara, le chancelier de Charles Quint, que j’ai finit par me décider à lire ce traité. En effet, en 1527, c’est-à-dire au cœur du conflit opposant Charles Quint au Pape, Gattinara a fait des démarches auprès d’Érasme en espérant le convaincre d’en produire une nouvelle édition . Quel intérêt revêtait donc cet ouvrage datant du XIVe siècle pour le chancelier et l’Empereur?

J’ai donc composé un billet pour résumer La Monarchie, le principal texte politique de Dante, le texte, précisément, qui avait attiré l’attention de Gattinara. Puis, parce que ce traité est divisé en trois parties et que le résumé complet du texte sera long, j’ai divisé le tout en trois billets différents, un pour chaque partie.

Dante Alighieri est né à Florence en mai 1265. L’Italie était alors en proie à l’opposition de deux grandes factions, les Guelfes et les Gibelins, reflétant les deux grands pouvoirs qui ambitionnaient d’établir leur hégémonie sur la chrétienté. Les Guelfes étaient partisans de la supériorité du Pape contre l’Empereur, tandis que les Gibelins prenaient le parti de l’Empereur contre la Pape. Lorsque Dante s’est engagé en politique, les Guelfes avaient triomphé à Florence, mais ce triomphe n’avait pas pour autant apporté la paix à la république. En effet, les Guelfes s’étaient divisés en deux factions: les Guelfes noirs étaient partisans que Florence s’inféode au pape, tandis que les Guelfes blancs, tout en reconnaissant la suprématie théorique du pape, souhaitaient préserver l’autonomie politique de la république. C’est du côté des blancs que Dante s’engagea et ce choix allait faire de lui un ennemi de la papauté jusqu’à la fin de ses jours. Alors que Dante accomplissait une mission diplomatique auprès du pape Boniface VIII, les noirs prirent le pouvoir à Florence et entamèrent une répression systématique à l’encontre des représentants des blancs. Plutôt que de retourner à Florence pour se plier aux juges devant lesquels il fut condamné, Dante choisit alors le chemin de l’exil. Les tentatives des blancs pour reprendre Florence par la force se soldant par de nombreux échecs, Dante abandonne l’idée du retour et vie comme poète et lettré en errant de ville en ville, cherchant l’hospitalité là où on la lui offre. Le seul espoir de retour sérieux qui se représentera à lui fut l’expédition de l’Empereur Henri VII de Luxembourg, en 1310.

C’est à l’occasion de cette expédition que Dante écrivit De Monarchia. La date de l’écriture et la diffusion du traité n’est pas connue avec précision, mais on la situe généralement entre 1309 et 1313 (1). De Monarchia est donc un traité de propagande, destiné à convaincre ses lecteurs de la légitimité des revendications impériales sur l’Italie. Dante, de Guelfe blanc en exil, s’était fait Gibelin dans l’espoir que l’Empereur lui permettrait de vaincre ses ennemis à Florence et de rentrer chez lui.

De Monarchia ne fut d’ailleurs pas son seul écrit de propagande. Le Florentin en exil écrivit également plusieurs lettres pour favoriser l’entreprise impériale. Vers octobre 1310, alors qu’Henri de Luxembourg entrait à Turin, il écrivit une lettre adressée aux princes, nobles, sénateurs et peuples d’Italie. Dans celle-ci, il décrivait la situation de l’Italie, ravagée par la guerre, comme si misérable qu’elle était « objet de pitié même pour les Sarrasins ». Mais l’Empereur, tel Moïse, viendrait la sortir de la désolation en apportant la paix et la justice. Tel était le thème dominant de la lettre, qui invitait les cités à se soumettre à « César » et les exilés à pardonner à ceux qui les avait chassés car, si les « oppresseurs » méritaient bien d’être chassés, l’Empereur serait porté davantage au pardon qu’au châtiment. L’année suivante, il adressa aux « Florentins scélérats », qui avaient choisi de résister, une lettre remplie d’invectives et de menaces où il réaffirmait la légitimité du pouvoir impérial(2). Mais il demeure que c’est dans La Monarchie que se trouve affirmée cette légitimité avec la plus grande cohérence.

Le traité est composé de trois livres, chacun portant sur une question qui fondait les prétentions impériales. Pour ce faire, Dante se propose de démontrer trois thèses fondamentales: la première est que la Monarchie est nécessaire au bien du monde; la seconde est que les Romains l’ont légitimement acquise; la troisième est qu’elle ne peut revenir au Pape.

La première partie cherche donc à démontrer la nécessité de la Monarchie. L’ensemble des arguments déployés par Dante pour réaliser cet objectif suit la même stratégie: idéaliser l’unité du genre humain et suggérer qu’elle doit nécessairement s’incarner dans l’unité politique. Je passerai sur différents arguments mineurs. L’argumentation principale s’articule autour de la détermination de la mission du genre humain, que j’ai rapportée ici, en fonction de l’ordre du monde. Pour Dante, on devine la fonction d’une créature selon ce qui la distingue dans l’ordre naturel. L’être humain étant, de son point de vue, considéré comme la seule créature qui raisonne, il a donc vocation à accroître sa connaissance du monde. Or,

c’est dans le repos et la tranquillité que procure la paix, que le genre humain peut, de toute évidence, très librement et très facilement s’adonner à sa tâche propre […] par conséquent, il a semblé que le moyen le plus proche pour parvenir à ce bien auquel sont ordonnés toutes nos actions comme à leur fin dernière, c’est-à-dire la paix universelle, peut être tenu pour le fondement des raisonnements suivants. (pp.443-444)

Tout le problème devient donc d’identifier les sources de la guerre pour les supprimer. C’est en poursuivant cet objectif que Dante en viendra à proposer une conception très hiérarchisée de l’ordre du monde. Il l’énonce d’abord en se plaçant sous l’autorité d’Aristote, selon lequel « lorsque différentes choses sont ordonnées à une seule et même fin, il convient que l’une d’entre elles règle ou gouverne, et que les autres soient réglées ou gouvernées » (p.444), renvoyant à Aristote, Politique, I, 5). Mais surtout, il procède en glanant dans les sagesses populaires et en procédant par « la raison inductive » en le démontrant d’abord pour la famille, puis en étendant le raisonnement à des entités plus vastes. « Puisses-tu avoir un égal dans ta maison. » est une malédiction qu’on adresse à quelqu’un à qui on souhaite du mal, dit-il (p.444). Pour Dante, les conflits n’éclatent qu’entre égaux, quand il n’existe aucune indication claire de qui commande et qui doit obéir. « Si nous considérons un village donné, dont la fin consiste à assurer un secours mutuel et efficace, tant pour ce qui est des hommes que des biens, il faut qu’un seul donne des règles à la vie des autres » (p.445). Ce raisonnement s’étendra ensuite aux cités, aux royaumes et à l’ensemble du genre humain, dont le commandant sera alors le « Monarque » ou « l’Empereur ». Il ne s’agit pas pour lui de supprimer toute entité politique existante, mais d’établir clairement les hiérarchies. Car si le conflit n’existe qu’entre égaux, il doit exister un juge, supérieur à ceux-ci, pour chaque litige:

Ainsi entre deux princes, dont aucun n’est soumis à l’autre, il peut surgir un litige […]. Et puisque l’un ne saurait instruire la cause de l’autre, aucun d’entre eux n’étant soumis à l’autre […], il est nécessaire qu’il y en ait un troisième, à la juridiction plus étendue, qui ait autorité sur l’un et l’autre, grâce à son plus large pouvoir. Et celui-ci sera le Monarque, ou non. S’il l’est, notre démonstration est faite ; sinon, il se trouvera à son tour, en dehors des limites de sa juridiction, en face d’un de ses égaux: d’où la nécessité, une fois de plus, d’une tierce personne. Et l’on poursuivra à l’infini, ce qui n’est pas possible, ou bien il faudra en venir à un juge premier et suprême, dont le jugement résoudra, de façon médiate ou immédiate, tous les litiges: et ce sera le Monarque ou Empereur. La Monarchie est donc nécessaire au monde. (p.448)

S’en suit alors que le problème de la justice des verdicts rendus par cette autorité suprême. Donc y consacre un chapitre, ce qui montre qu’il avait besoin de convaincre ses contemporains sur ce point, mais les arguments qu’il propose montre que pour lui le problème de la justice se résout pratiquement de lui-même d’une manière similaire à celle dont se résout le problème de la paix. En effet, les jugements injustes sont rendus lorsque « l’orientation de la volonté » n’est pas exempte de « cupidité » et fait obstacle à la justice (p.449-450) et que « [l]a cupidité définitivement écartée, plus rien ne s’oppose à la justice […]. Or pour le Monarque rien n’existe qui puisse être désiré: seul l’Océan met une frontière à sa juridiction, alors que ce n’est point le cas des autres princes » (p.450). S’ensuit une description du Monarque comme parangon de justice et d’amour (3).

Reste alors le problème de la liberté, cher au cœur des Italiens de cette époque . Puisqu’il cherche à les convaincre, il ne tentera pas d’esquiver l’enjeu, ni de le banaliser: « cette liberté […] est le plus grand don que Dieu ait accordé à la nature humaine […] car c’est par lui que nous sommes heureux ici-bas en tant qu’hommes et que nous serons heureux là-haut comme des dieux. » (p.452). Mais comment est-on libre sous la gouverne d’un Monarque? Pour répondre à la question, Dante a recours à la définition que donne Aristote de la liberté dans la Métaphysique: « est libre ce qui « est pour soi et non pour un autre » » (Métaphysique, I, 2. Dante p.452) par conséquent, dit Dante, « Ce n’est que lorsqu’il est soumis au Monarque que le genre humain existe pour lui et non pas pour autrui: alors seulement on redresse les formes faussées de gouvernement […] qui réduisent en esclavage le genre humain […] » (pp.452-453). Par ailleurs, parce qu’il est dépourvu de cupidité, et n’est donc que justice et amour, le Monarque voudra non seulement que ses sujets existent pour eux-mêmes, mais voudra rehausser leur vertu. À ce point du premier livre, l’argumentaire de Dante cherchant à démontrer la nécessité de la Monarchie pour le bien du monde est conclue. Les quelques paragraphes qui demeurent raffinent le raisonnement, mais n’ajoutent guère d’éléments fondamentalement nouveaux.

Mais au terme du premier livre, l’œuvre de propagande de Dante n’est pas terminée. S’il a « démontré » la nécessité d’une Monarchie, il n’a encore rien dit sur l’identité de celui qui doit être Monarque. Cet enjeu sera résolu en deux temps, dans les second et troisième livres. J’y reviendrai donc dans les prochains billets.

Notes

(1) C’est du moins ce qu’affirme Quentin Skinner, renvoyant à la discussion (que je n’ai pas lue) faites par Marjorie Reeves dans « Marsiglio of Padua and Dante Alighieri », Trends in Medieval Political Thought, éd. Beryl Smalley, Oxford, 1965. Voir

Toutefois, Dante avait au moins commencé la rédaction du Paradis lorsqu’il a écrit La Monarchie, puisqu’il mentionne  au moins une fois, dans ce traité, le dernier volet de la Divine Comédie. Or, si j’en crois la chronologie publiée dans mon édition, le Paradis a été composé entre 1316 et 1321. Il faudrait donc conclure que la publication de La Monarchie est un peu plus tardive que ce qu’affirme Skinner.

(2) Plusieurs autres lettres de Dante éclairent que son engagement en faveur d’Henri de Luxembourg est lié à sa condition d’exilé et son désir de retour. Ainsi, le 17 avril 1311, lorsque l’Empereur renonce à la conquête de la Toscane, Dante lui écrit sa déception et l’exhorte à ne pas lâcher prise: « êtes-vous celui qui doit venir, ou devons-nous en attendre un autre? » demande-t-il, empruntant la formule à Saint Luc. Il s’emploie alors à démontrer qu’il n’y aura jamais la paix en Italie tant que Florence ne sera pas soumise.

Bibliographie

DANTE. Oeuvres complètes. Paris: Librairie Générale Française, 1996.

SKINNER, Quentin. Les fondements de la pensée politique moderne. Paris: Albin Michel, 2009.
BOONE, Rebecca Ard. Mercurino di Gattinara and the Creation of the Spanish Empire. London and Brookfield: Pickering & Chatto, 2014.