Otanès, défenseur de la kāra?

Je ne pensais écrire qu’un billet supplémeImage illustrative de l’article Inscription de Behistunntaire sur le débat des Perses et ce n’était pas celui qui suit. Mais dans mes pérégrinations d’un texte à l’autre, je suis tombé sur le pdf d’un ouvrage de Pierre Lecoq où il se fait le reflet de l’idée que le débat des Perses pourrait bel et bien, par-delà sa réécriture par Hérodote dans une terminologie et des préoccupations grecques, avoir une source perse. J’ai creusé un peu et j’ai trouvé ça assez intéressant pour en rendre compte ici. L’ouvrage est une transcription en français des inscriptions connues de la Perse achéménide, donc de nos principales sources textuelles sur cet empire, le tout précédé d’analyses de l’auteur, situant d’abord chacune des inscriptions pour ensuite en faire usage dans une présentation générale de l’empire achéménide. Quoi qu’on pense des analyses de l’auteur, l’accès en français au texte intégral des sources mérite à lui seul le détour par cet ouvrage1.

Pour Lecoq, tous les peuples « indo-européens » – incluant donc les Perses – auraient connu des assemblées d’hommes libres dotées du pouvoir « de légiférer, de rendre la justice et d’élire les magistrats »2. Cette assemblée, Lecoq l’identifie au terme de « kāra », qu’on retrouve dans de nombreuses inscriptions, et notamment celle de Bisotun (à laquelle je m’étais référé dans un précédent billet sous le nom d’inscriptin de Behistun). Lecoq a traduit ce terme par « armée » car, indique-t-il, il est le plus souvent utilisé dans un contexte où la kāra joue un rôle militaire. Toutefois, la traduction par « armée » est réductrice et il serait plus juste de parler de « peuple en armes ». Lecoq pointe plusieurs passage de l’inscription où la kāra semble remplir un rôle plus important qu’une simple armée, faire davantage que juste obéir et combattre. Le souverain doit se la gagner et lui rendre des comptes dans ses conflits avec ses rivaux. Mais le règne de Darius serait, selon l’interprétation de Lecoq, le dernier où la kāra aurait joué ce rôle dépassant sa fonction militaire et on ne retrouverait plus le terme mentionné que sous la seule signification « d’armée » dans les inscriptions plus tardives.

En plus des inscriptions perses, Lecoq mentionne dans ce passage de son analyse deux sources grecque : La Cyropédie de Xénophon et le fameux débat des Perses issu du troisième livres des Histoires d’Hérodote. De la première il dit que « Malgré l’habillage grec dont il entoure son récit, Xénophon (_Cyrop_, 1, 2, 2-5) se fait l’écho de telles institutions chez les Iraniens occidentaux. » 3L’édition de la Cyropédie à ma disposition ne reproduit pas la numérotation de paragraphe, ce qui me rend malaisé de repérer avec certitude le passage auquel se réfère Lecoq, mais voici, ce qui dans le chapitre 2, me paraît illustrer son propos :

Comme les éphèbes, [les hommes faits] se tiennent à la disposition des magistrats dans tous les circonstances où l’intérêt public réclame des hommes déjà réfléchis et encore vigoureux.[…] Tous les magistrats sont choisis parmi eux, à l’exception des maîtres des enfants.

[…]

Ces anciens ne vont plus à la guerre hors de leur pays; ils restent à la ville, où ils jugent tous les différends publics et privés. Ce sont eux qui prononcent les arrêts de mort, ce sont eux qui choisissent tous les magistrats.4

Il y a ici deux difficultés : d’abord, si on peut supposer que le choix des magistrats par une classe d’âge suppose que les anciens s’assemblent, les mentions des pratiques d’assemblées elles-mêmes sont absentes et interpréter ces passages en lien avec l’existence l’assemblée d’un « peuple en arme » est loin de relever de l’évidence. Ensuite et plus fondamentalement, la Cyropédie de Xénophon n’est pas un ouvrage historique. Xénophon a bien écrit des ouvrages historiques, comme les Hélleniques et l’Anabase; il connaît les Perses également (il faisait partie de l’expédition des Dix Milles). Mais la Cyropédie est un ouvrage sur l’art de commander dans lequel, pour servir son propos, Xénophon s’autorise de nombreux accrocs à la réalité historique. P. Chambry, dans la notice de présentation, indique que le choix de présenter Cyrus le Grand comme modèle à imiter devait en partie du fait que « son histoire à demi légendaire étant mal connue des Grecs, [Xénophon] pensait avoir le droit de la modifier selon ses vues. »5 Lecoq le sait, qui qualifie ailleurs dans le même livre la Cyropédie de « roman pédagogique, [qui] cotient beaucoup trop d’éléments appartenant à la fiction pour être prise en compte ici »6.

L’autre source grecque utilisée par Lecoq est, je l’ai déjà dit, Hérodote et plus précisément le passage sur le débat des Perses. Lecoq reconnaît que les concepts, le vocabulaire et l’argumentation sont grecs, mais à son avis, « l’insertion, de ce texte, à cet endroit, par Hérodote n’est pas innocente »7 et renvoie à la disparition de la fonction politique de la kāra sous le règne de Darius, dont Lecoq voit la confirmation dans le fait, déjà évoqué, qu’elle n’apparaît plus dans les inscriptions postérieures. Par ailleurs, Lecoq rappelle le passage où Otanès renonce à toute prétention au pouvoir en échange de quoi sa famille n’aura à obéir à aucun souverain et rapproche cet épisode d’un autre paragraphe de l’inscription de Bisotun. Voici l’extrait en question :

Le roi Darius déclare :

Toi qui par la suite, sera roi,

protège bien la famille de ces hommes.

Ce paragraphe en suivant un autre qui procédait à l’énumération des participants au coup d’État contre l’usurpateur, Lecoq l’annote en disant « Rappelle le traitement de faveur dont bénéficie la famille d’Otanès, selon Hérodote »8. (p.212, pour la traduction et l’annotation) Toutefois, à la lecture de la traduction, je ne vois aucune raison de rapporter la protection de la famille de « ces hommes » à Otanès spécifiquement. Mais accordant foi à Hérodote pour compléter son analyse, Lecoq interprète le tout comme un signe que l’élimination de la kāra s’est fait « en douceur »9.

En lisant Lecoq, j’ai été pris de l’enthousiasme des nouvelles découvertes. La notion de kāra était toute nouvelle pour moi et cette manière de parler des Perses cassait largement l’image que j’en avais. Or, j’aime cette sensation de casser les idées reçues. J’ai voulu creuser pour savoir ce que je trouverais de plus sur la kāra. Sans faire une recherche bibliographique extensive, je suis essentiellement tombé sur des textes de Pierre Briant, auteur d’une grande synthèse sur l’empire achéménide, qui est en désaccord marqué avec les lectures de Lecoq.

Dans le Bulletin d’Histoire Achéménide, Briant écrit ne pas pouvoir accepter l’interprétation de Lecoq. Sans élaborer son argumentation (il renvoie à d’autres publications) il indique qu’en plus de l’interprétation du terme dans son contexte ne lui permet pas de le lire comme Lecoq. D’autre part, il lui semble que les versions du texte dans les autres langues ne renvoie pas au même sens10. Briant semble avoir détaillé son argumentation dans un texte publié en 1994, mais je n’ai pas encore pu mettre la main sur celui-ci. À défaut, j’ai plutôt été fureter dans son ouvrage de synthèse, Histoire de l’Empire perse, s’il y était fait mention de la kāra. Briant utilise également une interprétation en termes de « peuple en arme », ce n’est donc pas la traduction qui est à la source du désaccord, mais le sens donné au concept de peuple en arme. Discutant l’époque de Cyrus, il note que Hérodote mentionne que ce dernier a convoqué une « assemblée des Perses ». De là, « on est tenté de supposer que, dans l’armée, chaque chef de tribu conservait le commandement de son propre contingent, sous l’autorité suprême du roi. Celui-ci était le chef (karanos) du «peuple en armes » (kāra) ». Toutefois, Briant prend aussitôt ses distances avec Hérodote. Pour Briant, le fait que l’armée Perse était organisée pour effectuer des conquêtes durables impliquerait que « l’armée de Cyrus était tout autre chose que la réunion circonstancielle de contingents tribaux combattant en ordre dispersé et conservant leurs propres modes de combat. » Cyrus ne pourrait par ailleurs pas n’être « que le plus important des chefs de tribus, un primus inter pares. » puisque la succession dynastique achéménide serait trop régulière pour cela.11 Bien qu’intéressants, il faut noter que ces arguments reposent essentiellement sur ce que Briant considère être une organisation militaire efficace.

Dans les mentions qu’il fait du débat des Perses, Briant pose la question de savoir si la crise dynastique « avaient fait ressurgir, d’un très lointain passé, les aspirations des chefs de clans et de tribus à gouverner collectivement », pour indiquer ensuite que c’est peu probable, puisque cela « implique qu’un certain nombre d’aristocrates perses remettaient en cause les acquis des conquêtes, dont ils bénéficiaient tant. »12 Dans les annotations documentaires du chapitre, il indique fait celle-ci :

la bibliographie sur le « débat constitutionnel» est considérable: cf. Gschnitzer 1977: 30-40; Wiesehöfer 1978: 203-205 ; beaucoup d’auteurs jugent que, sous une forme grecque, Hérodote (qui affirme détenir ses informations de sources perses) a retransmis une réalité perse (cf. Dandamaev 1989a :106); cette interprétation est elle-même étroitement articulée sur celle qui fait de Bardiya un ennemi acharné de la noblesse; elle est également fondée sur la thèse de l’existence d’une Assemblée des nobles, aux décisions desquelles devraient se rendre même les rois; pour différentes raisons, cette thèse «féodale» me paraît insoutenable.13

Tout à fait profane en histoire antique, je me garderai bien de trancher entre les différentes versions présentées, bien que j’ai tenté de commenter les arguments et leurs limites. D’une manière générale, les arguments de Lecoq semblent reposer sur des interprétations aventureuses. Le scepticisme de Briant semble plus prudent, mais si certains de ses arguments me paraissent solides (la comparaison entre les traductions), d’autres reposant sur la vraisemblance me semblent devoir être pris avec un grain de sel. Mais les débats entre antiquisants sont complexes et difficiles, car ils reposent sur des sources très lacunaires rédigées dans des langues anciennes. Il me semblait toutefois intéressant de rendre compte de ce débat et d’introduire un peu d’incertitude dans l’appréhension de l’empire perse, de faire quelques découvertes en chemin.

Notes

1Pierre LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide (Paris: Gallimard, 1997).

2LECOQ, 168.

3LECOQ, 168.

4XENOPHON, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 32.

5Pierre CHAMBRY, « Notice sur la Cyropédie », in Xénophon, Oeuvres complètes 1 (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 16.

6LECOQ, Les inscriptions de la Perse achéménide, 73.

7LECOQ, 168‑69.

8LECOQ, 212.

9LECOQ, 169.

10Pierre BRIANT, « Bulletin d’histoire achéménide (BHAch I) », Topoi. Orient-Occident, no supp.1 (1997): 51.

11Pierre BRIANT, Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Paris: Fayard, 1996), chap. Prologue.

12BRIANT, chap. 3.

13BRIANT, chap. note documentaires.

Le débat des Perses chez Hérodote (1)

Fragment des Histoires sur le papyrus d’Oxyrhynque

Un des avantages de sortir du cycle universitaire est qu’on peut prendre son temps, incluant pour moi celui de lire quelques-uns de ces classiques dont tous les historiens entendent parler au cours de leur formation, mais que peu d’entre eux lisent vraiment car ils se situent trop loin de leurs champs de recherche respectifs. Les deux volumes de L’enquête d’Hérodote (mieux connu comme ses Histoires) vieillissaient sur les tablettes de mes bibliothèques sans que j’ai le temps de faire davantage que de les feuilleter, car mon énergie était plutôt consacrée à l’Espagne du XVIe siècle. Au cours de la dernière année, je les ai lu et je souhaitais, pour reprendre le blogue, aborder l’un des passages les plus fascinant de l’oeuvre: le débat des Perses sur les formes de gouvernement, également connu comme « La tripolitique ».

Ce texte est l’un des premiers qui mette en scène la typologie classique que les Grecs font des formes de gouvernement en trois catégories (d’où le nom de tripolitique, littéralement les trois politiques). Curieusement, ce thème grec de la classification des gouvernements est attribué, chez Hérodote, à trois aristocrates perses: Otanès, Mégabyze et Darius.

Dans ce billet, je voudrais d’abord indiquer comment le débat des Perses se situe dans le contexte général de l’oeuvre d’Hérodote, puis d’abord exposer les trois discours dont se compose le débat. Comme ça fera déjà long, je renverrai le commentaire des argumentations à un prochain billet.

Contexte du débat des Perses

Situons d’abord ce segment dans l’ensemble de l’œuvre. Bien qu’Hérodote relate de nombreuses histoires et décrits de nombreux pays et peuples, le motif de son œuvre est de retracer l’origine et le déroulement des Guerres médiques, les deux grandes tentatives d’invasion de la Grèce par les empereurs perses Darius, puis Xerxès. Le récit d’Hérodote suit pas à pas l’émergence de l’Empire Perse, l’ennemi des guerres qu’Hérodote a entrepris de relater, et son évolution d’un règne à l’autre. Darius, le roi des Perse lors de la première guerre médique, est issus de la troisième génération de l’empire fondé par Cyrus. Ce dernier s’était révolté contre l’empire des Mèdes, qu’il soumit, avant d’entreprendre la conquête de l’Anatolie et la Mésopotamie. Son fils, Cambyse, étendit l’empire à l’Égypte. Présenté par Hérodote comme fou et paranoïaque, Cambyse se serait rendu coupable de plusieurs crimes et cruautés, dont nous ne retiendrons ici que le meurtre de son frère Smerdis, resté en Mésopotamie. Si nous retenons celui-ci en particulier, c’est que ce meurtre donna l’occasion à un administrateur appartenant au peuple Mage d’usurper l’identité dudit frère pour régner à sa place. Cambyse lui-même étant mort sans avoir pu revenir reconquérir son empire, ce Mage se maintint un certain temps au pouvoir, jusqu’à ce qu’un groupe de sept Perses, dont Darius, découvrent l’imposture et complotent pour assassiner l’usurpateur. Après qu’ils soient parvenus à leurs fins, la nouvelle de l’imposture et de l’assassinat se répandit parmi le peuple et donna lieu à un grand massacre des Mages par les Perses, massacre auquel on a donné le nom de Magophonie.

Voilà le contexte minimal pour bien comprendre le contexte au moment où Hérodote situe le débat des Perses. Jusque-là, le récit est, dans ses grandes lignes, corroboré par les inscriptions retrouvées par l’archéologie en Iran, notamment l’inscription de Behistun.

Selon le récit, après 5 jours de chaos, les sept conspirateurs se réunirent et débattirent de la forme de gouvernement que les Perses devaient adopter – les Perses devaient-ils se constituer en démocratie? En aristocratie? En monarchie? Cette partie de l’épisode n’est pas corroborée par les sources perses et son historicité a été longuement débattue par les historiens[1]. Si tous ne sont pas d’accord pour en nier l’existence, en revanche il est raisonnable d’accepter qu’Hérodote l’exprimait dans des termes qui sont ceux du débat politique grec, plutôt que perse. Hérodote, cependant, insiste au moment de relater le débat, que celui-ci a réellement eu lieu : « les auteurs du complot délibérèrent sur la situation, et l’on tint des discours auxquels certains des Grecs refuseront peut-être d’ajouter foi, mais qui furent bel et bien prononcés. » (Hérodote, III, 80). Non seulement il insiste au moment d’en faire le récit, mais il le mentionne à nouveau bien plus tard. En effet, lorsqu’il mentionne qu’un général perse a remplacé des tyrans par des démocraties dans la péninsule anatolienne, Hérodote indique en aparté « ce que je vais dire surprendra beaucoup les Grecs, qui ne veulent pas croire qu’Otanès, lors du complot des sept Perses, avait proposé d’établir en Perse le régime démocratique » (Hérodote, VI, 43).  Une telle insistance sur la véracité des propos qu’il tient n’est pas commune dans ce texte, il accorde donc à ce passage une importance particulière. Il est manifestement en butte au scepticisme de ses compatriotes grecs et en retire une certaine amertume.

L’opinion d’Otanès

Le premier à intervenir est Otanès. Cela revêt peut-être une certaine importance symbolique, car Otanès fut aussi le premier à découvrir l’imposture du Mage qui se faisait passer pour Smerdis. Otanès se fait le défenseur de la démocratie.

À mon avis, déclara-t-il, le pouvoir ne doit plus appartenir à un seul homme parmi nous: ce régime n’est ni plaisant ni bon. Vous avez vu les excès où Cambyse s’est porté dans son fol orgueil, vous avez supporté l’orgueil du Mage aussi. Comment la monarchie serait-elle un gouvernement équilibré, quand elle permet à un homme d’agir à sa guise, sans avoir de comptes à rendre. Donnez ce pouvoir à l’homme le plus vertueux qui soit, vous le verrez bientôt changer d’attitude. Sa fortune nouvelle engendre en lui un orgueil sans mesure, et l’envie est innée dans l’homme: avec ces deux vices, il n’y a plus en lui que perversité; il commet follement des crimes sans nombre, saoul tantôt d’orgueil tantôt d’envie. Un tyran, cependant, devrait ignorer l’envie, lui qui a tout, mais il est dans sa nature de prouver le contraire à ses concitoyens. Il éprouve une haine jalouse à voir vivre jour après jour les gens de bien; seuls les pires coquins lui plaisent, il excelle à accueillir la calomnie. Suprême inconséquence: gardez quelque mesure dans vos louanges, il s’indigne de n’être pas flatté bassement; flattez-le bassement, il s’en indigne encore comme d’une flagornerie. Mais le pire, je vais vous le dire: il renverse les coutumes ancestrales, il outrage les femmes, il fait mourir n’importe qui sans jugement. Au contraire, le régime populaire porte tout d’abord le plus beau nom qui soit: « égalité »; en second lieu, il ne commet aucun des excès dont un monarque se rend coupable: le sort distribue les charges, le magistrat rend compte de ses actes, toute décision y est portée devant le peuple. Donc voici mon opinion: renonçons à la monarchie et mettons le peuple au pouvoir, car seule doit compter la majorité. (Hérodote, III, 80)

L’opinion de Mégabyze

Vient ensuite Mégabyze, qui consacre l’essentiel de son intervention à la critique de la démocratie défendue par Otanès. Contrairement à ce dernier, qui a découvert l’imposture du faux Smerdis, et à Darius qui deviendra roi, Mégabyze est le seul des trois personnage n’occupant aucun rôle symbolique particulier. On ne retrouve en effet qu’une seule autre mention du personnage dans les Histoires et elle est purement anecdotique, puisqu’il s’agit simplement de mentionner qu’il est l’ancêtre d’un autre personnage. Il défend l’aristocratie en ces termes:

Quant Otanès propose d’abolir la tyrannie, déclara-t-il, je m’associe à ses paroles. Mais quand il vous presse de confier le pouvoir au peuple, il se trompe: ce n’est pas la meilleure solution. Il n’est rien de plus stupide et de plus insolent qu’une vaine multitude. Or, nous exposer, pour fuir l’insolence d’un tyran, à celle de la populace déchaînée est une idée insoutenable. Le tyran, lui, sait ce qu’il fait, mais la foule n’en est même pas capable. Comment le pourrait-elle, puisqu’elle n’a jamais reçu d’instruction, jamais rien vu de beau par elle-même, et qu’elle se jette étourdiment dans les affaires en bousculant tout, comme un torrent en plein crue? Qu’ils adoptent le régime populaire, ceux qui voudraient nuire à la Perse! Pour nous, choisissons parmi les meilleurs citoyens un groupe de personnes à qui nous remettrons le pouvoir: nous serons de ce nombre, nous aussi, et il est normal d’attendre, des meilleurs citoyens, les décisions les meilleures. (Hérodote, III, 81)

L’opinion de Darius

C’est à Darius que revient le dernier mot, dans tous les sens du terme, puisqu’il fait la dernière intervention, mais que c’est aussi à son avis que se rangeront les 7 conjurés. Notons que se décider à adopter la monarchie n’implique pas encore le choix du monarque, ce qui se fera plus tard par une méthode sensée être aléatoire, mais à laquelle Darius trichera pour s’emparer du trône. Darius défend son point de vue ainsi:

Pour moi, dit-il, ce que Mégabyze a dit du régime populaire est juste, mais sur l’oligarchie il se trompe. Trois formes de gouvernement s’offrent à nous; supposons-les parfaites toutes les trois – démocratie, oligarchie, monarque parfaits – : je déclare que ce dernier régime l’emporte nettement sur les autres. Un seul homme est au pouvoir: s’il a toutes les vertus requises,on ne saurait trouver de régime meilleur. Un esprit de cette valeur saura veiller parfaitement aux intérêts de tous, et jamais le secret des projets contre l’ennemi ne sera mieux gardé. En régime oligarchique, quand plusieurs personnes mettent leurs talents au service de l’État, on voit toujours surgir entre elles de violentes inimitiés: comme chacun veut mener le jeu et voir triompher son opinion, ils en arrivent à se haïr tous; des haines naissent les dissensions, des dissensions les meurtres et par les meurtres on en vient au maître unique, – ce qui prouve bien la supériorité de ce régime-là. Donnez maintenant le pouvoir au peuple: ce régime ne pourra pas échapper à la corruption; or la corruption dans la vie publique fait naître entre les méchants non plus des haines, mais des amitiés tout aussi violentes, car les profiteurs ont besoin de s’entendre pour gruger la communauté. Ceci dure jusqu’au jour où quelqu’un se pose en défenseur du peuple et réprime ces agissements; il y gagne l’admiration du peuple et, comme on l’admire, il se révèle bientôt chef unique; et l’ascension de ce personnage prouve une fois de plus l’excellence du régime monarchique. D’ailleurs, pour tout dire en un mot, d’où nous est venue notre liberté? À qui la devons-nous? Est-ce au peuple,à une oligarchie,ou bien à un monarque? Donc, puisque nous avons bien été libérés par un seul homme, mon avis est de nous en tenir à ce régime et, en outre, de ne pas abolir les coutumes de nos pères lorsqu’elles sont bonnes: nous n’y aurions aucun avantage. (Hérodote, III, 82)

La dissension d’Otanès

Bien que cela ne fasse pas à strictement partie du débat, il me semble que le portrait n’est pas complet sans mentionner la dernière intervention d’Otanès. À ce point, les Sept se sont déjà prononcés pour la monarchie et il n’est plus question d’argumenter en faveur de la démocratie. Toutefois, Otanès ne se résout pas à se soumettre à un monarque. Voici la teneur de son intervention:

Compagnons de révolte, il est bien clair qu’un seul d’entre nous va devoir régner, qu’il soit désigné par le sort, par le choix du peuple perse, ou par tout autre moyen.  Pour moi, je ne prendrai point part à cette compétition: je ne veux ni commander, ni obéir; mais si je renonce au pouvoir, c’est à la condition que je n’aurai pas à obéir à l’un de vous, ni moi, ni aucun de mes descendants à l’avenir. (Hérodote, III, 83)

Hérodote conclut ce passage en indiquant que cette demande fut acceptée par ses six compagnons et que l’accord fut respecté de tous. « Aujourd’hui encore sa famille, seule en Perse, demeurent pleinement indépendante et n’obéit qu’aux ordres qu’elle veut bien accepter, aussi longtemps qu’elle ne transgresse pas les lois du pays. » précise-t-il (Hérodote, III, 83). Notons que ce passage n’indique pas seulement la décision d’Otanès et ses possibles implications philosophiques, mais esquisse aussi une brève et incertaine des méthodes de choix des gouvernants: hasard, élection ou… autre chose?

Comme indiqué en introduction, je reviendrai dans un autre billet sur quelques commentaires que m’inspire ce texte.

Notes

[1] François LASSERRE, “Hérodote et Protagoras: Le débat sur les constitutions,” Museum Helveticum 33, no. 2 (1976): 67–68.