Comment la démocratie influence la religion

La note d’aujourd’hui porte sur un petit ouvrage qui a attiré mon attention il y a peu. Il s’agit en fait la version écrite de la conférence que le philosophe Daniel Tanguay a donné en 2010. À l’époque, la peur du néoconservatisme américain avait reculé d’un bon coup, à la suite de l’élection de Barack Obama. Elle persistait néanmoins, puisque les mouvements du tea party étaient florissants, alimentés par la réaction néoconservatrice à l’élection d’Obama. Au Canada, par ailleurs, Stephen Harper était à l’apogée de son pouvoir. La réflexion de l’heure sur les liens entre politique et religion était donc encore largement orientée sur les liens sulfureux entretenus par les gouvernements nord-américains avec des mouvements religieux très conservateurs qui semblaient en porte-à-faux avec la modernité. Dans ce contexte, Joseph-Yvon Thériault a invité D. Tanguay a prononcer une conférence sur « les rapports complexes du néoconservatisme américain à la fois à la religion civile américaine et au mouvement religieux conservateur aux États-Unis », sur lesquelles le philosophe avait déjà écrit à quelques reprises. Tanguay a plutôt choisi d’aborder « une dimension souvent négligée de l’expérience américaine, à savoir l’impact que la démocratie a eu sur le christianisme et, par extension, sur toutes les autres religions qui sont pratiquées aux États-Unis » .

Ce thème, proche des préoccupations des historiens et des sociologues, Tanguay l’aborde en philosophe, c’est-à-dire en privilégiant une lecture approfondie et soignée d’un petit nombre de références plutôt qu’en mettant sur pied des enquêtes originales pour collecter de nouvelles informations. Son thème lui vient de Tocqueville; il utilise également beaucoup le classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme; sur les grandes évolutions de la religion américaine, on voit réapparaître régulièrement l’ouvrage de William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme; pour une période plus récente, les références récurrentes se font à The Transformation of American Religion. How We Actually Live Our Faith. Plusieurs autres ouvrages sont cités, mais la récurrence des références à ces quatre-ci mérite d’être soulignée.

Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estimait que les Américains tendaient naturellement vers le panthéisme, au mépris du dogme chrétien. L’un et l’autre s’opposent en effet sur le rapport entre Dieu et le croyant.

Alors que la religion chrétienne en vertu de son principe fait tout pour marquer la distance entre Dieu et sa création, entre Dieu et ses créatures, le panthéisme, lui, cherche à réduire cette distance et à effacer complètement la frontière entre le divin et la nature .

En effet , « [l]’homme démocratique, irrité par toutes les formes de principe hiérarchiques ou de distinction, voudra abolir cette distance de Dieu à l’homme qui, comme le précise Tocqueville, « le gêne encore » » . Par ailleurs, dans la perspective de Tocqueville, la démocratie et le panthéisme auraient en commun d’être des régimes supposant une profonde unité de pensée, où la diversité apparente masquerait un principe unificateur fort . La thèse de Tanguay est que, au début du XXIe siècle, l’histoire de la religion américaine validerait l’analyse tocquevillienne. L’expérience religieuse américaine serait

[…] à la fois panthéiste et gnostique. Elle est panthéiste, car elle présuppose que toutes les expériences religieuses ramènent en fait à une vérité unique qui se manifeste sous diverses formes religieuses; elle est gnostique dans la mesure où chaque individu peut faire l’expérience personnelle de cette vérité pour lui-même et devenir ainsi le seul maître en dernier lieu de son salut .

L’examen de l’influence de la démocratie sur la religion conduit Tanguay à avancer la thèse que, dans une évolution très lente de l’expérience religieuse américaine, il y a eu une tendance de glissement depuis le puritanisme protestant vers le panthéisme sur durée de plus de trois siècles. Cette évolution se serait faite à travers des moments de « réveils » religieux qui, chaque fois, auraient marqué des rupture et des nouvelles synthèses des relations entre politique et religion aux États-Unis. Seul le dernier de ces « réveils », situé dans les années 1960-70, n’aurait pas débouché sur une telle synthèse. Ce fait singulier aurait généré la « guerre culturelle » entre les « deux Amériques », celle des « progressistes séculiers » et celle des « conservateurs chrétiens » .

Pour Tanguay, tout part de la tension psychologique que la doctrine calviniste impose à l’individu. Le calvinisme adhère à la théorie de la prédestination, conséquence logique de la toute-puissance de Dieu. D’après celle-ci, le destin de chaque individu serait décidé dès sa naissance: il ira au Paradis ou à l’Enfer, selon qu’il aura été décidé qu’il fait parti de la communauté des élus ou non. Pour Calvin, Dieu ne laisse aucun signe de l’élection ou non de chaque individu. Pourtant, la perspective d’être damné d’avance créerait une anxiété chez l’individu qui ne pourrait s’empêcher de recherche des signes de son élection dans son comportement.

Une conduite morale irréprochable, une piété austère, une lutte de tous les instants contre le mal chez soi et chez autrui, une participation active à la communauté des croyants, sont autant de manières de voir confirmé à ses yeux et aux yeux des autres son statut d’élu. Weber a remarquablement décrit comment cette recherche des signes de l’élection a été favorable à une éthique ascétique du travail et de l’épargne qui a contribué à l’avènement du capitalisme .

[…]

En somme, la synthèse calviniste ne pouvait se maintenir qu’au prix d’un effort presque surhumain qui consistait à garder sous contrôle des individus dont on exacerbait constamment les conflits intérieurs en les forçant à vivre dans un état permanent d’angoisse concernant leur salut éternelle. Cette expérience première de l’âme constitue, selon moi, l’expérience spirituelle matricielle américaine et c’est à partir de celle-ci que l’on peut comprendre l’histoire religieuse américaine subséquente

[…]

Les grands mouvements de renouveau religieux et spirituel seront autant de tentatives de résoudre la tension calviniste originelle. William McLoughlin, dans un ouvrage classique sur le sujet, distingue quatre grands moments de renouveau spirituel aux États-Unis: 1730-1760, 1800-1830, 1890-1920, 1960-1990 .

Les différents renouveaux identifiés par McLoughlin ont un trait commun, celui de mettre la conversion au cœur de l’expérience religieuse. La notion de conversion désigne, dans son sens premier, le fait de changer de religion, mais elle a depuis longtemps, au sein du christianisme, une signification étendue qui désigne la transformation du mode de vie et du rapport à la religion. Elle s’est avérée particulièrement importante au sein du calvinisme, où elle pouvait être vécue comme un signe concret de l’élection divine. Le prédicateur Jonathan Edwards incarnera le premier renouveau religieux américain, en mettant l’accent sur un rapport affectif, plutôt qu’intellectuel, à la religion. Son message mettait de l’avant la possibilité pour des gens dont la vie était bien imparfaite d’être sauvés par Dieu pour autant qu’ils lui ouvraient leur cœur .

Le grand renouveau spirituel de 1730-1760 aurait favorisé la rupture entre l’Angleterre et ses colonies. En faisant en sorte que la conception commune de la religion des colons soit strictement personnelle, elle les aurait préparé à rejeter la religion d’État anglaise et suscité une forme limitée de tolérance religieuse (limitée, car elle excluait les athées et les catholiques) . Évoquant brièvement les deux renouveaux du XIXe siècle – respectivement représentés, le premier par Nathaniel W. Taylor et Raph Waldo Emerson, le second par Walt Whitman et William James – Tanguay en retient « que chacun de ces renouveaux marque un recul à l’égard du calvinisme originel » . Ils ont favorisé une perception plus optimiste de l’être humain et de la recherche du bonheur, ainsi qu’un plus grand sentiment de pouvoir influer sur sa propre destinée. Mais les grands philosophes ne sont pas le meilleur moyen d’aborder ces renouveaux spirituels, dont les mouvement majoritaires s’expriment souvent d’une manière anti-intellectualiste. « Le prosélytisme évangéliste ne vise pas à convaincre par des arguments, mais à provoquer une expérience de rencontre personnelle avec Jésus » .

Tanguay évoque plusieurs facteurs pour expliquer l’évolution de l’expérience religieuse américaine. Il s’agit de motifs politique, conforme à « l’ethos propre à la démocratie américaine » . Il mentionne notamment la diversité des sectes ayant originellement colonisé le pays, qui les a poussé à accepté les principes de tolérance et de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses. Toutefois,

[il] fallait un outil autrement puissant pour désamorcer le potentiel fanatique et sectaire du calvinisme puritain. Il fallait une transformation interne de ce dernier pour le rendre disponible au compromis politique qui allait le désarmer et graduellement éroder son influence dans la vie américaine. […] L’invention d’un nouveau langage religieux était dès lors nécessaire.

[…]

J’ai souligné à plusieurs reprises le caractère foncièrement individualiste [de l’expérience calviniste américaine] Nous avons sûrement sans doute là l’une des sources de l’individualisme américain, mais en même temps cet individualisme s’est développé aux États-Unis grâce à des facteurs totalement indépendants de la religion: facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels. Il est important de noter que cette culture individualiste influença à son tour fortement l’expérience religieuse américaine .

Après avoir formulé ainsi l’impact de l’individualisme sur la conception que les américains se faisaient de la religion, Tanguay se tourne vers le dernier « renouveau spirituel » pour cherche à comprendre comme cela peut l’aider à comprendre l’actualité américaine. De prime abord, il semblerait que ce soit une réaction à l’éloignement de la spiritualité américaine avec le protestantisme. La croissance de l’athéisme et de l’agnosticisme est significative pour la première fois dans les années 60-70. Les nouvelles spiritualités, style « New Age », foisonnent. Mais l’idée de réaction est incomplète et se fie trop, selon Tanguay, à ce que les leaders spirituels conservateurs disent d’eux-mêmes. Or, en cherchant à contrecarrer cette réaction, les mouvements protestants se sont adaptés à leur public, c’est-à-dire qu’ils se sont laissés influencés par lui. Ils ont développé, pour cela, un discours proche de celui de la psychothérapie. Il s’ensuit une transformation profonde, notamment, de la notion de péché, réorientée vers l’acceptation de soi: « Le vrai péché, c’est de ne pas s’accepter tel que l’on est et de ne pas se laisser aimer par Dieu pour ce que nous sommes. […] Jésus est le thérapeute suprême » . Il s’ensuit que « le discours religieux a de plus en plus de difficultés à se différencier du discours panthéiste-gnostique ou plutôt, de son expression populaire, le discours thérapeutique » , qui s’avérerait, finalement, le discours liant en profondeur la majorités des expériences spirituelles américaines.

La conférence de Tanguay m’a beaucoup intéressée par les clés de compréhension qu’elle fournit sur les transformations spectaculaires du rapport au religieux des américains. Elle donne ainsi des perspectives sur les comportements en apparence contradictoires qui animent les fondamentalistes religieux de ce pays. En revanche, elle me semble insuffisante pour comprendre l’intolérance qui caractérise les vagues actuelles de sursaut, celle du tea party, qui préoccupait l’auditoire de Tanguay en 2010, ou les trumpistes d’aujourd’hui. Car en effet, si le panthéisme agit pour uniformiser et favoriser la tolérance au sein d’un pays par ailleurs pluriel, comment peut-il expliquer les sursauts d’intolérance violente que nous observons? Cependant, la perspective essentielle offerte par Tocqueville, et brillamment évoquée par Tanguay, est porteuse d’une hypothèse essentielle: la démocratie, par son existence même, agit sur les mentalités et possède, en soi, un pouvoir acculturant.  Reste l’inquiétude de Tocqueville, partagée par Tanguay en conclusion de sa conférence: si la démocratie porte en elle-même un tel pouvoir d’uniformisation, doit-on craindre qu’elle réduise la diversité des expériences humaines? Je ne suis pas sûr de partager cette inquiétude de Tocqueville, qui était après tout imprégné de valeurs résolument aristocratiques. Aussi suis-je indécis: devrait-on, en pluraliste, déplorer la réduction de la diversité humaine ou, en démocrate, célébrer cette forme d’acculturation comme l’expression proprement démocratique du vivre ensemble?

Bibliographie

TANGUAY, Daniel. Protestantisme et panthéisme dans la démocratie américaine. Québec: Presses de l’Université Laval, 2010.

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lu avant d’écrire cet article:

William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme, 1978.

La Monarchie de Dante (2): la légitimité de l’Empereur

Dans le précédent billet, j’avais résumé les arguments de Dante, dans le premier livre de la Monarchie, pour tenter de convaincre ses lecteurs que le monde avait besoin d’être gouverné par une Monarchie, c’est-à-dire un pouvoir détenu par un homme unique pour l’ensemble des peuples. À le lire, il s’agissait du seul moyen d’assurer la paix dans le monde et l’épanouissement des humains dans la pratique des jeux de l’esprit. Mais au terme du premier livre, l’œuvre de propagande de Dante n’est pas terminée. S’il a « démontré » la nécessité d’une Monarchie, il n’a encore rien dit sur l’identité de celui qui doit être Monarque. Cet enjeu sera résolu en deux temps, dans les second et troisième livres, où Dante s’emploiera à démontrer que la Monarchie doit revenir aux Romains (livre 2), mais pas au Pape (livre 3). Je m’attarderai ici au deuxième livre, où Dante s’efforce de démontrer que la Monarchie doit revenir au peuple romain. Pour bien comprendre la portée de l’argument, il faut se rappeler qu’au Moyen Âge, l’empereur que nos manuels qualifient de « germanique » était considéré comme l’empereur « romain ». En effet, le défi auquel se heurte Dante, pour faire la propagande (même rétrospectivement) de Henri de Luxembourg, était de suggérer qu’il avait davantage de légitimité qu’un autre pour gouverner le monde. Il s’agissait donc de démontrer que les empereurs élus par les princes-électeurs allemands étaient légitimes. On considérait traditionnellement que ceux-ci détenaient le titre impérial depuis que les insignes impériales avaient été transmises de Rome à Charlemagne par le pape (ce qu’on appelle la translatio imperii). Toutefois, pour les adversaires de l’Empereur, c’était la légitimité même des Romains qui était en cause. Dante lui-même, à l’époque où il était du parti guelfe, avait estimé que les conquêtes romaines n’étaient dotées d’aucune légitimité, de sorte qu’ils n’auraient pu qu’être des usurpateurs du titre impérial. Mais comment les Romains auraient-ils pu obtenir l’Empire autrement? Ce débat pose, fondamentalement, celui des conditions de légitimité — ou de légitimation — d’une conquête. Pour le résoudre, Dante part de la prémisse que le droit de régner revient au peuple le plus noble d’entre tous et que le peuple romain fut celui-ci. Il parcourt alors différentes définitions de la noblesse et du droit pour montrer qu’elles peuvent toutes s’appliquer au peuple romain. Ainsi, les origines de Rome narrées dans l’Énéide permettent de lui établir une généalogie noble. Les multiples « miracles » ayant évité la catastrophe aux Romains (tel que les oies du Capitole) ou favoriser leurs conquêtes montrent que la fortune de Rome a été voulue par Dieu. Survient ensuite l’argument du bien commun :

« De plus, quiconque tend au bien de la communauté (N.d.T: Nous traduisons ainsi, dans ce contexte, Res Publica), tend aux fins du droit. […] Que le peuple romain ait tendu vers le bien de la communauté en soumettant le monde entier, ses hauts faits l’attestent, qui montrent clairement comment, ayant écarté toute cupidité, toujours ennemie du bien de la communauté, et au nom de l’amour de la paix universelle et de la liberté, ce peuple saint, pieux et glorieux semble avoir négligé, pour le salut du genre humain, son propre avantage, pour ne s’occuper que de l’avantage commun. » (p.468)

S’efforçant de montrer que les conquêtes romaines ne se sont pas faites pour leur propre profit, mais pour favoriser la pacification du monde et le rayonnement du christianisme, parfois même contre leur profit, Dante estime montrer que les conquêtes romaines furent faites en fonction d’un bien supérieur qui assure leur légitimité.

Jeux d’enfants, jeux de chimpanzés

Parmi les ouvrages que je lis à temps partiel, plusieurs portent sur la conceptualisation de ce qu’est une « culture ». L’un d’entre eux est Les origines animales de la culture, un livre signé Dominique Lestel organisé en six chapitres : 1. Des animaux-machines aux animaux de culture (qui retrace à grands traits l’histoire de l’éthologie); 2. Médiations de l’action chez l’animal (qui s’interroge sur l’utilisation d’outils par les animaux); 3. Animal de culture(s); 4. Est-ce que les animaux disent quelque chose à quelqu’un? Paradoxes et complexités des communications animales; 5. L’animal comme sujet; 6. Vers une ethnographie des mondes animaux. Je suis loin d’en avoir terminé la lecture (c’est pourquoi je ne résume pas le contenu de chaque chapitre), mais la thèse du livre est claire :

Cet essai soutient que l’éthologie de ces dernières années a opéré une formidable révolution scientifique qui reste en partie occultée et qui revient à considérer qu’il est désormais impossible de ne pas considérer certains animaux comme des sujets. La raison pour laquelle cette révolution fondamentale est négligée me paraît être principalement sociologique. À une époque où tous les yeux sont tournés vers les succès d’une biologie moléculaire qui promet tout et n’importe quoi, on en vient à oublier qu’une biologie plus holistique opère au même moment une révolution tout aussi importante. Qu’éthologues et anthropologues s’ignorent mutuellement, quand ils ne se regardent pas avec suspicion, n’améliore guère la situation. À propos des questions de culture dont il sera tant question dans les pages qui suivent, les éthologues sous-estiment radicalement les exigences des anthropologues. Ils ironisent volontiers sur le manque de curiosité éthologique des spécialistes des sciences sociales, alors que ces derniers pourraient aisément leur renvoyer le compliment. Les éthologues acceptent une thèse minimaliste, voire simpliste, de la culture — et leur position est d’autant moins défendable que leurs résultats leur permettent de soutenir une thèse autrement plus forte. Inversement, la majorité des anthropologues continuent à instituer une coupure théologique, même s’ils s’en défendent, entre l’homme et l’animal, alors que celle-ci est de plus en plus obsolète et inconsistante. »

Au terme du second chapitre, je ne peux prononcer de jugement global sur le livre, mais je peux déjà dire que c’est une lecture passionnante. Le chapitre que j’achève traite de l’utilisation d’outils chez les animaux. Plutôt que d’en faire un résumé (j’attendrai d’avoir fini le livre, ce qui n’est sans doute pas pour demain), je m’arrêterai sur l’un des rares passages qui ne m’ont pas tout à fait convaincu, le temps d’une réflexion.

Si les enfants font des pâtés de sable, ce que les chimpanzés font aussi, ils prétendent faire des gâteaux, ce qui n’est jamais le cas de leurs cousins phylogénétiques. D’un point de vue purement comportemental, aucune différence ne permet réellement de distinguer l’activité de l’enfant de celle du singe, et Reynolds estime à juste titre que les béhaviouristes ont raison de souligner la continuité de comportement entre les deux espèces. Mais la culture matérielle, celle précisément sur laquelle insiste McGrew, est loin d’être suffisante à ses yeux. Pour lui, le tas de boue n’est précisément plus un tas de boue parce que l’enfant l’a désigné comme étant un gâteau. La combinaison de la pensée symbolique et de l’utilisation d’outils par l’humain est un phénomène profondément signifiant.

Cet extrait appelle deux réserves. Dans le premier cas, il m’est difficile de l’approfondir, n’ayant presque aucune culture en matière d’éthologie. Dans second cas, il y a une nuance nécessaire au propos, mais qui n’invalide pas la conclusion.

La première réserve est la suivante : comment saurait-on affirmer que le chimpanzé n’effectue aucune projection symbolique sur le tas de boue? Sans doute n’imagine-t-il pas un gâteau (puisque cet objet n’appartient pas à son quotidien), mais peut-être imagine-t-il autre chose? Le chapitre d’où est extraite la citation ne comporte pas d’argumentation qui exclurait l’hypothèse que les chimpanzés puissent faire preuve de pensée symbolique : on ne comprend donc pas bien pourquoi celle-ci est considérée d’emblée comme étant le propre de l’être humain. Peut-être Reynolds a-t-il avancé des arguments en ce sens; mais si c’est le cas, Lestel ne nous ne les rapporte pas et ne les a pas intégrés à sa propre réflexion. Il est même possible d’y réfléchir en renversant les termes de la question : si l’éthologue a observé que l’animal « jouait », se peut-il que le jeu trouve son intérêt précisément au fait que l’action de « faire un tas de boue » remplisse une autre finalité que simplement « être un tas de boue »? Je me pose la question : qu’implique donc le fait de jouer?

La seconde réserve repose sur l’affirmation selon laquelle, pour l’enfant, le tas de boue « ne serait plus un tas de boue » à partir du moment où il l’aurait désigné comme un gâteau. Dans cette formulation, il semble supposer que l’enfant serait dupe de la projection symbolique qu’il fait sur le tas de boue. Or, cela me semble improbable. Il est rare qu’un enfant qui fait « un gâteau » avec de la vase ou une autre matière indigeste (et visiblement dégoûtante) tente de manger son « gâteau». Il fera semblant de le manger, montrant ainsi qu’il n’est pas dupe de la projection symbolique qu’il fait sur l’amas de boue : sans doute le gâteau imaginaire est-il délicieux, mais l’agrégat de bourbe est dégoûtant. Encore, dirais-je, cette interprétation est-elle généreuse avec l’hypothèse de la projection symbolique. On prendra bien note des réflexions, sur ce thème, d’un dessinateur de bande dessinée qui, se fondant sur ses souvenirs d’enfance, nous présente le portrait d’un enfant joueur, mais pas si imaginatif.

Cette seconde réserve offre cependant une piste sur les moyens par lesquels il peut être possible de déterminer l’existence, ou non, d’une projection symbolique dans les jeux des chimpanzés : même s’ils ne sont pas « dupes » de la projection, celle-ci produit une altération des comportements du singe vis-à-vis du susdit tas. Autrement dit, il mimera des comportements analogues à ceux qu’il aurait face à un autre objet. Par exemple, s’il imagine que son tas de boue est une fourmilière, il pourra faire semblant d’y pêcher des fourmis pour les manger. L’observateur devra donc s’efforcer de voir si et en quoi le singe a un comportement différent vis-à-vis du tas de boue qu’il a fabriqué que vis-à-vis d’une autre masse de gadoue. Sans doute est-il difficile de se projeter dans la tête d’un chimpanzé et de savoir ce qu’il projette sur la fange. On pourra toutefois sans doute noter qu’un comportement différent est apparu vis-à-vis de ce dépôt particulier par rapport à un autre. On pourra alors en inférer qu’il y voit quelque chose que l’observateur humain n’y voit pas. La question de savoir quoi exactement sera alors secondaire. D’ici à ce que je lise Reynolds (ce n’est pas dans mes projets immédiats), ce raisonnement nous ramène à la question que je posais à l’issue de ma première réserve : à quoi l’observateur voit-il que le chimpanzé «joue»? Je pourrais reformuler cette question sous la forme que Becker donne à ce qu’il appelle «la ficelle de Wittgenstein » (1) : que reste-t-il du fait de jouer à faire un tas de boue, une fois qu’on en soustrait le fait d’avoir fait un tas de boue?

Je laisserai cette question en suspend, car comme je l’ai dit je n’ai pas en main les éléments pour la résoudre, ni la culture éthologique élaborer le cas des jeux des chimpanzés. Mais si je prends la peine d’écrire ce billet (en dehors du fait qu’il était temps que j’en publie un), c’est que, même si le passage me laisse dubitatif, il montre ce qu’il y a de passionnant dans l’ouvrage de Dominique Lestel. Les sciences « humaines » et sociales sont parasitées de postulats non vérifiés sur ce qui est « le propre de l’homme ». La philosophie éthique et politique l’est tout autant. L’éthologie, par son observation systématique des comportements animaux, apporte un ensemble de données empiriques qui remettent en cause radicalement ces présupposés. Toutefois, on peut d’emblée affirmer qu’une affirmation radicale telle qu’« il n’y a rien de propre à l’homme » est forcément erronée, puisqu’on peut distinguer cette espèce des autres. Tout l’enjeu est de savoir quoi et de fonder nos affirmations. Or, déterminer ce qui est spécifique ne peut se faire que par la comparaison. C’est pourquoi l’observation des animaux est primordiale à la réflexion sur l’être humain et aux chercheurs qui s’y consacrent. Mais le livre de Lestel est aussi particulièrement utile en ce qu’il montre — et inspire — un travail intellectuel exigeant sur le concept. La transposition d’une terminologie que nous avons toute entière conçue en fonction de préoccupations humano-centrées ne va pas de soi. Elle exige de repenser en détail les implications de chacun des termes utilisés : qu’est-ce qu’un « outil »? Que signifie « jouer »? Qu’est-ce que la « culture »? Qu’est-ce qu’un « langage »? Sans doute est-ce parce que la comparaison de l’humain et des autres espèces pose des questions conceptuelles aussi fondamentales que Lestel signe ses ouvrages «éthologue et philosophe » (les italiques sont de moi).

Notes :

(1) Becker a trouvé son inspiration pour cette « ficelle du métier de sociologue » dans la manière dont Wittgenstein posait la question de l’intention « quand je lève mon bras, mon bras se lève. Et voici né le problème : qu’est-ce que la chose qui reste, après que j’ai soustrait le fait que mon bras se lève de celui que je lève mon bras? » voir .

Ouvrages cités :

Pourquoi se souvenir?

Les enjeux de la mémoire constituent actuellement un thème de débat majeur dans plusieurs disciplines. Il déborde d’ailleurs de manière plus ou moins heureuse en politique, soit à travers des débats sur les commémorations, soit à travers des polémiques sur le thème de la « mémoire nationale ». En histoire, la mémoire loge un peu partout. Selon qu’on lit un auteur ou l’autre, elle peut être présentée comme l’ennemi de l’historien, l’essence de sa mission sociale ou la principale menace sur son autonomie. Dans un cas comme dans l’autre, il devient de plus en plus difficile d’exercer ce métier sans se positionner face à cet enjeu. Même si c’est loin de mes champs de recherches, je demeure donc attentif à lire régulièrement quelques réflexions sur ce thème.

La curiosité m’a donc récemment poussé à emprunter un petit livre d’Olivier Dhilly intitulé Faut-il oublier son passé pour avoir un avenir?

La recette de la collection Les Philosopheurs est intéressante. L’ouvrage est constitué de deux parties. Dans la première, l’auteur aborde directement la question posée par le titre du livre. La seconde, intitulée « Qu’en pensent les philosophes? » propose sur le thème une réflexion directement appuyée sur une sélection de philosophes, accompagnée d’un petit encart biographique et d’orientations bibliographiques. Dans le cas qui nous occupe, Dhilly a retenu Friedrich Nietzsche, Hannah Arendt et Henri Bergson. Les notes de références sont renvoyées à la fin de chacune des parties (ce qui est Mal, mais pas surprenant pour un livre de vulgarisation), mais, au moins, elles y sont.

Voilà pour la recette. Mais quid de l’application? Je dirais que ce petit essai comporte plusieurs idées alléchantes, mais que la navigation n’y est pas toujours aisée. Je comprends que l’objectif de vulgarisation amène à livrer des textes courts pour ne pas décourager les néophytes, mais parfois raccourcir nuit à la fluidité. En l’occurrence, Dhilly cherche à situer le problème évoqué par le titre à la fois au niveau individuel et collectif. Or, comme il le souligne lui-même à quelques reprises, les enjeux ne sont pas les mêmes et la transposition de l’individuel au collectif ne vont pas de soi. Ainsi, la mémoire collective n’existe que par les institutions (p.19 — les citations renvoient à la version électronique). Le résultat est que les transitions sont parfois un peu brutales et que rallonger le texte de quelques pages aurait sans doute permis, à mon avis, de soigner davantage les liens entre chaque partie. Cet inconvénient mis à part, le livre est accessible et donne lieu à assez de bonnes réflexions pour donner envie d’approfondir un peu les œuvres des auteurs présentés, ce qui est le but. Il permettra alors à des néophytes de s’initier à une question philosophique sans avoir à fournir les efforts qu’il faut pour lire directement Arendt ou à des philosophes de faire un peu de repérage entre deux lectures plus costaudes.

Passons au contenu. Je ne suivrai pas rigoureusement les étapes du texte de Dhilly, mais j’exposerai à peu près son raisonnement tel que je le reconstitue après lecture, de mémoire (passons sur la mise en abîme – involontaire: je ne la réalise qu’à la révision) et avec quelques citations notées au passage.

Pour un historien tel que moi, la question posée par le titre a quelque chose d’absurde. Pour d’autres aussi, sans doute, car les premières réflexions offertes par l’auteur visent à fonder la légitimité de la question. Ainsi, on peut présenter le passé comme une obsession morbide. Le culte rendu au passé fossiliserait la société comme la mélancolie plonge l’individu dans un état apathique. Par ailleurs, le souvenir du passé pourrait entretenir le ressentiment, les inimitiés et les haines. Ainsi le souvenir des guerres passées perpétuerait-il les haines ancestrales. Aussi oublier aurait-il des vertus pacificatrices et serait-il nécessaire pour l’action.

Mais Dhilly ne propose pas de supprimer les départements d’histoire (ouf!). Le reste du texte est consacré à chercher à esquisser ce que pourrait être un rapport équilibré au passé, tant pour l’individu que pour la collectivité. Dhilly souligne d’abord qu’il n’y a pas de souvenir sans oubli. Le souvenir sélectionne, il privilégie quelque chose qui est plus important que quelque chose d’autre. Ce faisant, il montre que la question posée par le titre n’est pas tout à fait la bonne question. Il faut plutôt s’interroger sur l’attitude que nous avons face au passé et à l’avenir, sur la manière dont on peut tenir à distance aussi bien un oubli qui déracine que la fascination morbide pour le passé. Quant à l’histoire, elle ne se confond pas avec la mémoire, puisque cette dernière se définit par sa dimension affective, alors que l’histoire est à la recherche d’une compréhension intégrale du passé. L’histoire s’oppose alors à la reconstruction du passé à des fins instrumentales et politiques. Sur ce point, Dhilly semble rejoindre ceux, parmi les historiens, qui pensent l’histoire contre la mémoire.

Deux éléments ressortent de sa réflexion sur le rôle que joue le souvenir du passé dans une vie équilibrée. En premier lieu, le retour sur le passé peut avoir un effet libérateur en ce qu’il éclaire une expérience ou un legs qui a un effet paralysant. En identifiant la cause d’un mal, on peut ainsi se défaire des chaînes dont on a hérité. Dhilly en donne l’exemple des cures psychanalytiques pour les individus. Concernant les collectivités, c’est la démarche de Hannah Arendt pour comprendre les origines du totalitarisme qui l’inspire. Comment fonder un nouveau vivre ensemble pour l’avenir après le désastre des régimes nazi et stalinien, si ce n’est en s’interrogeant sur le chemin par lequel nous y sommes parvenus? En ce sens, la fonction de vérité associée à l’histoire devient déterminante :

S’il y a une exigence dans le rapport au passé, ce n’est pas à proprement parler de se souvenir, mais de faire en sorte que le travail de l’historien soit possible afin de comprendre, et c’est alors la totalité du passé qu’il s’agit de comprendre, non une sélection d’événements. C’est sans doute pourquoi le travail de l’historien n’est jamais achevé. Ceci n’exclut pas que l’on commémore des événements passés, que l’on fasse des cérémonies du souvenir, mais ces dernières ne peuvent en rien se substituer au travail de l’historien. (p.19)

En second lieu, Dhilly, s’inspirant à la fois d’Arendt et de Bergson, signale que l’homme ou la société qui vit exclusivement dans le présent y perd la perception du temps. Pour se doter d’un avenir, il faut entretenir la conscience du temps qui passe. L’héritage du passé est un facteur d’individualisation et de conscience politique. Une bonne reconstruction du passé doit permettre de préserver la conscience de la nouveauté et ainsi permettre d’aller de l’avant. Cette affirmation prend d’ailleurs tout son sens dans l’analyse qu’il fait de la notion de pardon : ce dernier a pour fonction de tourner la page sur une faute ou un conflit afin de pouvoir se tourner vers le futur. Mais la nature du pardon n’est pas d’effacer le passé. En effet, « le pardon tient encore compte du passé sans lequel il n’y aurait plus rien à pardonner, mais prend en compte le temps et surtout le devenir. » (p.15)

Pour finir, j’ajouterai deux notes de mon cru. En premier lieu, bien que Dhilly ne semble pas croire que l’exhaustivité historique est possible (c’est pourquoi il dit que l’histoire n’est jamais achevée), le fait de la poser en horizon idéal me semble problématique. L’histoire partage avec la mémoire au moins une caractéristique : elle devient inintelligible si elle est totale. Sur ce point, il me semble que Paul Veyne a bien posé le problème : « […] en histoire comme au théâtre, tout montrer est impossible, non pas parce qu’il faudrait trop de pages, mais parce qu’il n’existe pas de fait historique élémentaire, d’atome événementiel. Si on cesse de voir les événements dans leurs intrigues, on est aspiré par le gouffre de l’infinitésimal. »  Sans doute faudra-t-il accorder à Dhilly que ce n’est pas ce qu’il souhaitait dire. Mais il y a au moins là une idée à reformuler. Cette idée amène à ajouter une seconde réflexion, un enrichissement plutôt qu’une réserve sur la notion de perception du temps. Pour Veyne (s’inspirant de Hayek sur ce point), le découpage des événements est une illusion du langage, qui en nie la complexité, comme notre conscience, selon Bergson, découpe artificiellement un temps continu. Mais les découpages qu’on peut faire du temps ne se résument pas seulement à l’axe passé-présent-avenir, ils superposent aussi différents rythmes qui cohabitent en temps longs ou courts (voir par exemple ). Au nécessaire rapport au passé, il conviendra donc d’ajouter la complexité des rythmes.

Bibliographie

VEYNE, Paul. Comment on écrit l’histoire. Paris: Seuil, 1971.
SEWELL Jr, William H. Logics of History, Social theory and social transformation. Chicago & London: University of Chicago Press, 2005.
PROST, Antoine. Douze leçons sur l’histoire. Paris: Seuil, 2010.