La note d’aujourd’hui porte sur un petit ouvrage qui a attiré mon attention il y a peu. Il s’agit en fait la version écrite de la conférence que le philosophe Daniel Tanguay a donné en 2010. À l’époque, la peur du néoconservatisme américain avait reculé d’un bon coup, à la suite de l’élection de Barack Obama. Elle persistait néanmoins, puisque les mouvements du tea party étaient florissants, alimentés par la réaction néoconservatrice à l’élection d’Obama. Au Canada, par ailleurs, Stephen Harper était à l’apogée de son pouvoir. La réflexion de l’heure sur les liens entre politique et religion était donc encore largement orientée sur les liens sulfureux entretenus par les gouvernements nord-américains avec des mouvements religieux très conservateurs qui semblaient en porte-à-faux avec la modernité. Dans ce contexte, Joseph-Yvon Thériault a invité D. Tanguay a prononcer une conférence sur « les rapports complexes du néoconservatisme américain à la fois à la religion civile américaine et au mouvement religieux conservateur aux États-Unis », sur lesquelles le philosophe avait déjà écrit à quelques reprises. Tanguay a plutôt choisi d’aborder « une dimension souvent négligée de l’expérience américaine, à savoir l’impact que la démocratie a eu sur le christianisme et, par extension, sur toutes les autres religions qui sont pratiquées aux États-Unis » .
Ce thème, proche des préoccupations des historiens et des sociologues, Tanguay l’aborde en philosophe, c’est-à-dire en privilégiant une lecture approfondie et soignée d’un petit nombre de références plutôt qu’en mettant sur pied des enquêtes originales pour collecter de nouvelles informations. Son thème lui vient de Tocqueville; il utilise également beaucoup le classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme; sur les grandes évolutions de la religion américaine, on voit réapparaître régulièrement l’ouvrage de William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme; pour une période plus récente, les références récurrentes se font à The Transformation of American Religion. How We Actually Live Our Faith. Plusieurs autres ouvrages sont cités, mais la récurrence des références à ces quatre-ci mérite d’être soulignée.
Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estimait que les Américains tendaient naturellement vers le panthéisme, au mépris du dogme chrétien. L’un et l’autre s’opposent en effet sur le rapport entre Dieu et le croyant.
Alors que la religion chrétienne en vertu de son principe fait tout pour marquer la distance entre Dieu et sa création, entre Dieu et ses créatures, le panthéisme, lui, cherche à réduire cette distance et à effacer complètement la frontière entre le divin et la nature .
En effet , « [l]’homme démocratique, irrité par toutes les formes de principe hiérarchiques ou de distinction, voudra abolir cette distance de Dieu à l’homme qui, comme le précise Tocqueville, « le gêne encore » » . Par ailleurs, dans la perspective de Tocqueville, la démocratie et le panthéisme auraient en commun d’être des régimes supposant une profonde unité de pensée, où la diversité apparente masquerait un principe unificateur fort . La thèse de Tanguay est que, au début du XXIe siècle, l’histoire de la religion américaine validerait l’analyse tocquevillienne. L’expérience religieuse américaine serait
[…] à la fois panthéiste et gnostique. Elle est panthéiste, car elle présuppose que toutes les expériences religieuses ramènent en fait à une vérité unique qui se manifeste sous diverses formes religieuses; elle est gnostique dans la mesure où chaque individu peut faire l’expérience personnelle de cette vérité pour lui-même et devenir ainsi le seul maître en dernier lieu de son salut .
L’examen de l’influence de la démocratie sur la religion conduit Tanguay à avancer la thèse que, dans une évolution très lente de l’expérience religieuse américaine, il y a eu une tendance de glissement depuis le puritanisme protestant vers le panthéisme sur durée de plus de trois siècles. Cette évolution se serait faite à travers des moments de « réveils » religieux qui, chaque fois, auraient marqué des rupture et des nouvelles synthèses des relations entre politique et religion aux États-Unis. Seul le dernier de ces « réveils », situé dans les années 1960-70, n’aurait pas débouché sur une telle synthèse. Ce fait singulier aurait généré la « guerre culturelle » entre les « deux Amériques », celle des « progressistes séculiers » et celle des « conservateurs chrétiens » .
Pour Tanguay, tout part de la tension psychologique que la doctrine calviniste impose à l’individu. Le calvinisme adhère à la théorie de la prédestination, conséquence logique de la toute-puissance de Dieu. D’après celle-ci, le destin de chaque individu serait décidé dès sa naissance: il ira au Paradis ou à l’Enfer, selon qu’il aura été décidé qu’il fait parti de la communauté des élus ou non. Pour Calvin, Dieu ne laisse aucun signe de l’élection ou non de chaque individu. Pourtant, la perspective d’être damné d’avance créerait une anxiété chez l’individu qui ne pourrait s’empêcher de recherche des signes de son élection dans son comportement.
Une conduite morale irréprochable, une piété austère, une lutte de tous les instants contre le mal chez soi et chez autrui, une participation active à la communauté des croyants, sont autant de manières de voir confirmé à ses yeux et aux yeux des autres son statut d’élu. Weber a remarquablement décrit comment cette recherche des signes de l’élection a été favorable à une éthique ascétique du travail et de l’épargne qui a contribué à l’avènement du capitalisme .
[…]
En somme, la synthèse calviniste ne pouvait se maintenir qu’au prix d’un effort presque surhumain qui consistait à garder sous contrôle des individus dont on exacerbait constamment les conflits intérieurs en les forçant à vivre dans un état permanent d’angoisse concernant leur salut éternelle. Cette expérience première de l’âme constitue, selon moi, l’expérience spirituelle matricielle américaine et c’est à partir de celle-ci que l’on peut comprendre l’histoire religieuse américaine subséquente
[…]
Les grands mouvements de renouveau religieux et spirituel seront autant de tentatives de résoudre la tension calviniste originelle. William McLoughlin, dans un ouvrage classique sur le sujet, distingue quatre grands moments de renouveau spirituel aux États-Unis: 1730-1760, 1800-1830, 1890-1920, 1960-1990 .
Les différents renouveaux identifiés par McLoughlin ont un trait commun, celui de mettre la conversion au cœur de l’expérience religieuse. La notion de conversion désigne, dans son sens premier, le fait de changer de religion, mais elle a depuis longtemps, au sein du christianisme, une signification étendue qui désigne la transformation du mode de vie et du rapport à la religion. Elle s’est avérée particulièrement importante au sein du calvinisme, où elle pouvait être vécue comme un signe concret de l’élection divine. Le prédicateur Jonathan Edwards incarnera le premier renouveau religieux américain, en mettant l’accent sur un rapport affectif, plutôt qu’intellectuel, à la religion. Son message mettait de l’avant la possibilité pour des gens dont la vie était bien imparfaite d’être sauvés par Dieu pour autant qu’ils lui ouvraient leur cœur .
Le grand renouveau spirituel de 1730-1760 aurait favorisé la rupture entre l’Angleterre et ses colonies. En faisant en sorte que la conception commune de la religion des colons soit strictement personnelle, elle les aurait préparé à rejeter la religion d’État anglaise et suscité une forme limitée de tolérance religieuse (limitée, car elle excluait les athées et les catholiques) . Évoquant brièvement les deux renouveaux du XIXe siècle – respectivement représentés, le premier par Nathaniel W. Taylor et Raph Waldo Emerson, le second par Walt Whitman et William James – Tanguay en retient « que chacun de ces renouveaux marque un recul à l’égard du calvinisme originel » . Ils ont favorisé une perception plus optimiste de l’être humain et de la recherche du bonheur, ainsi qu’un plus grand sentiment de pouvoir influer sur sa propre destinée. Mais les grands philosophes ne sont pas le meilleur moyen d’aborder ces renouveaux spirituels, dont les mouvement majoritaires s’expriment souvent d’une manière anti-intellectualiste. « Le prosélytisme évangéliste ne vise pas à convaincre par des arguments, mais à provoquer une expérience de rencontre personnelle avec Jésus » .
Tanguay évoque plusieurs facteurs pour expliquer l’évolution de l’expérience religieuse américaine. Il s’agit de motifs politique, conforme à « l’ethos propre à la démocratie américaine » . Il mentionne notamment la diversité des sectes ayant originellement colonisé le pays, qui les a poussé à accepté les principes de tolérance et de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses. Toutefois,
[il] fallait un outil autrement puissant pour désamorcer le potentiel fanatique et sectaire du calvinisme puritain. Il fallait une transformation interne de ce dernier pour le rendre disponible au compromis politique qui allait le désarmer et graduellement éroder son influence dans la vie américaine. […] L’invention d’un nouveau langage religieux était dès lors nécessaire.
[…]
J’ai souligné à plusieurs reprises le caractère foncièrement individualiste [de l’expérience calviniste américaine] Nous avons sûrement sans doute là l’une des sources de l’individualisme américain, mais en même temps cet individualisme s’est développé aux États-Unis grâce à des facteurs totalement indépendants de la religion: facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels. Il est important de noter que cette culture individualiste influença à son tour fortement l’expérience religieuse américaine .
Après avoir formulé ainsi l’impact de l’individualisme sur la conception que les américains se faisaient de la religion, Tanguay se tourne vers le dernier « renouveau spirituel » pour cherche à comprendre comme cela peut l’aider à comprendre l’actualité américaine. De prime abord, il semblerait que ce soit une réaction à l’éloignement de la spiritualité américaine avec le protestantisme. La croissance de l’athéisme et de l’agnosticisme est significative pour la première fois dans les années 60-70. Les nouvelles spiritualités, style « New Age », foisonnent. Mais l’idée de réaction est incomplète et se fie trop, selon Tanguay, à ce que les leaders spirituels conservateurs disent d’eux-mêmes. Or, en cherchant à contrecarrer cette réaction, les mouvements protestants se sont adaptés à leur public, c’est-à-dire qu’ils se sont laissés influencés par lui. Ils ont développé, pour cela, un discours proche de celui de la psychothérapie. Il s’ensuit une transformation profonde, notamment, de la notion de péché, réorientée vers l’acceptation de soi: « Le vrai péché, c’est de ne pas s’accepter tel que l’on est et de ne pas se laisser aimer par Dieu pour ce que nous sommes. […] Jésus est le thérapeute suprême » . Il s’ensuit que « le discours religieux a de plus en plus de difficultés à se différencier du discours panthéiste-gnostique ou plutôt, de son expression populaire, le discours thérapeutique » , qui s’avérerait, finalement, le discours liant en profondeur la majorités des expériences spirituelles américaines.
La conférence de Tanguay m’a beaucoup intéressée par les clés de compréhension qu’elle fournit sur les transformations spectaculaires du rapport au religieux des américains. Elle donne ainsi des perspectives sur les comportements en apparence contradictoires qui animent les fondamentalistes religieux de ce pays. En revanche, elle me semble insuffisante pour comprendre l’intolérance qui caractérise les vagues actuelles de sursaut, celle du tea party, qui préoccupait l’auditoire de Tanguay en 2010, ou les trumpistes d’aujourd’hui. Car en effet, si le panthéisme agit pour uniformiser et favoriser la tolérance au sein d’un pays par ailleurs pluriel, comment peut-il expliquer les sursauts d’intolérance violente que nous observons? Cependant, la perspective essentielle offerte par Tocqueville, et brillamment évoquée par Tanguay, est porteuse d’une hypothèse essentielle: la démocratie, par son existence même, agit sur les mentalités et possède, en soi, un pouvoir acculturant. Reste l’inquiétude de Tocqueville, partagée par Tanguay en conclusion de sa conférence: si la démocratie porte en elle-même un tel pouvoir d’uniformisation, doit-on craindre qu’elle réduise la diversité des expériences humaines? Je ne suis pas sûr de partager cette inquiétude de Tocqueville, qui était après tout imprégné de valeurs résolument aristocratiques. Aussi suis-je indécis: devrait-on, en pluraliste, déplorer la réduction de la diversité humaine ou, en démocrate, célébrer cette forme d’acculturation comme l’expression proprement démocratique du vivre ensemble?
Bibliographie
La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lu avant d’écrire cet article:
William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme, 1978.