Remarque sur un propos d’Olivier Roy

Le débat sur la radicalisation a, en France, atteint une virulence rare. Ce n’est pas le premier à être très émotif, bien sûr. Par ailleurs, certains facteurs expliquant cette agressivité sautent aux yeux. Les enjeux ne sont pas anodins. Après les attentats, avec l’état d’urgence, il est évident que le sentiment d’insécurité généralisé appelle des réponses. Si, par ailleurs, tous craignent d’autres attentats, le type de réponses apportées peut susciter des agressions contre des innocents, comme cela peut aussi se voir ailleurs. La vie et la sécurité des gens sont en jeu, ce qui explique largement la charge émotive du débat lui-même. En revanche, cela n’explique pas forcément le caractère hautement personnalisé du débat. En France, deux thèses s’affrontent et chacune des thèses est incarnée par un chercheur émérite. La thèse qui veut que ce soit la salafisation qui produit le djihad s’incarne en la personne de Gilles Kepel. La thèse qui veut que, chez les individus radicalisés, le besoin de violence précède l’islamisation, qui sert alors de justification, s’incarne en la personne d’Olivier Roy. Ce caractère personnalisé ne peut s’expliquer par les seuls enjeux de la violence, il faut faire appel à un autre registre d’explication.

C’est Roy lui-même qui en a fourni (de manière stratégique, certes, mais je ne m’étendrai pas sur ce point) l’une des clés, dans cette citation que j’ai trouvée ici, extraite d’une entrevue où il répond à cet article :

Visiblement, Gilles Kepel s’est lancé dans un combat pour l’hégémonie sur l’islamologie française et la recherche sur le radicalisme. Il me fait un très grand honneur en me désignant comme son rival numéro un. Seulement, il se déconsidère en menant une guerre d’ego, alors qu’un tel champ d’études ne peut être abordé qu’en travaillant de manière collective et multidisciplinaire. L’humilité s’impose […] Cependant, vous ne comprendrez rien à la dureté actuelle du monde de la recherche si vous n’avez en tête les enjeux financiers et de pouvoir qui s’y jouent. Les derniers attentats ont amené gouvernements et fondations à débloquer des sommes considérables. Il y a un marché concurrentiel. De ce point de vue, Kepel est un Rastignac professionnel de très haut niveau […].

 J’aimerais rapprocher ce propos d’un article qui a été publié récemment dans Le Devoir sur le monde de la recherche. Dans cet article résumant une recherche récente sur la détresse psychologique à l’université, on souligne, entre autres facteurs, la concentration des fonds dans les mains d’un petit nombre de chercheurs :

Ce choix de concentrer les fonds sur une élite de chercheurs découle de « l’idéologie de l’excellence, rappelle Yves Gingras. On dit qu’on vise l’excellence et que, pour atteindre l’excellence, il faut concentrer les fonds sur les soi-disant meilleurs. C’est une idée abstraite qui n’a jamais été prouvée. Au contraire, il est démontré empiriquement et logiquement que si, au lieu d’accorder une chaire d’excellence en recherche du Canada d’une valeur de 10 millions à une seule personne, on créait 10 chaires de un million qu’on attribuait à 10 chercheurs distincts explorant chacun une hypothèse différente, il y aurait plus de chances qu’on trouve une solution au cancer du sein, par exemple. La diversité est bien meilleure que la concentration en recherche, et ce, autant sur le plan de l’efficience que des probabilités de réussite. Le vieil adage “on ne met pas tous ses œufs dans le même panier” vaut aussi pour la science. »

Un rapprochement mécanique entre les deux extraits est certainement hasardeux, puisque nous nous situons, dans un cas, dans le système français et, dans l’autre, dans le système canadien. Il n’en demeure pas moins que les tendances générales affectant la recherche en ce moment sont les mêmes partout en Occident et sans doute au-delà.

Or, voilà bien ce qui lie le phénomène souligné par Roy (de manière intéressée, certes, mais pas fausse pour autant) à l’idéologie de l’excellence dénoncée par Gingras : dans un système où le gagnant rafle la mise (« winner-take-all »), il est difficile de concevoir un débat d’idées honnête. La quantité des fonds n’a d’égal que le dénuement des « perdants ». Or, pour un prof qui est non seulement désireux de mener les recherches qu’il souhaite, mais aussi de nourrir ses étudiants et de leur offrir des opportunités, un minimum de fonds est une nécessité vitale. Il ne peut se permettre de « ne pas jouer le jeu » sous peine de tout perdre. Il aura alors recours, plutôt qu’à l’argumentation collaborative, à l’outillage d’une polémique politique pour tenter d’assassiner virtuellement ses adversaires. Il en résulte logiquement des controverses d’une rare violence qui réjouiront les journalistes, mais ne serviront pas le bien commun. Il est tout à fait remarquable que pour les deux chercheurs émérites, l’enjeu immédiat soit la configuration du champ universitaire, plutôt que le terrorisme lui-même. La lutte contre ce dernier apparaît comme l’horizon en vertu duquel on devrait configurer le monde universitaire en leur sens plutôt qu’en celui de leur rival. N’est-ce pas là un faux dilemme?

Mieux répartir les fonds de la recherche, réduire la compétitivité entre les chercheurs serait une bonne idée. À défaut de supprimer leurs égos ou leurs divergences idéologiques, elle réduirait l’incitatif à l’agressivité intellectuelle et pourrait contribuer à apaiser certaines tensions du débat public. Elle contribuerait à assainir la réflexion collective.

Pourquoi je n’aime pas la polémique (dans les mots de Foucault)

Je ne dirai pas que je n’ai jamais polémiqué. Cela m’est arrivé assez souvent. Mais j’en ressors en général avec un goût amer en bouche et avec le dégoût de l’épisode. Sur les dizaines de fois où j’ai cédé à la hideuse pulsion de la polémique, je ne pense pas en avoir retiré de la satisfaction plus d’une ou deux fois. J’aimerais m’en abstenir autant que possible, bien que je sache que mon caractère est sujet aux emportements et que je dois lutter pour ne pas polémiquer. Par ailleurs, j’ai pu tester à l’occasion des usages féconds à la polémique — ce qui reste hasardeux et me fait parfois me sentir manipulateur. Bref, quelle qu’en puisse être la fonction sociale, je n’aime pas ça.

En suivant une piste que je tiens — évidemment — de la lecture de Noiriel, j’ai lu récemment un entretien de Michel Foucault et y ai trouvé un extrait qui exprime parfaitement mon sentiment sur la polémique.

Il faudra peut-être un jour faire la longue histoire de la polémique comme figure parasitaire de la discussion et obstacle à la recherche de la vérité. Très schématiquement, il me semble qu’on pourrait y reconnaître aujourd’hui la présence de trois modèles : modèle religieux, modèle judiciaire, modèle politique. Comme dans l’hérésiologie, la polémique se donne pour tâche de déterminer le point de dogme intangible, le principe fondamental et nécessaire que l’adversaire a négligé, ignoré ou transgressé; et dans cette négligence, elle dénonce la faute morale; à la racine de l’erreur, elle découvre la passion, le désir, l’intérêt, toute une série de faiblesses et d’attachements inavouables qui la constituent en culpabilité. Comme dans la pratique judiciaire, la polémique n’ouvre pas la possibilité d’une discussion égale; elle instruit un procès; elle n’a pas affaire à un interlocuteur, elle traite un suspect; elle réunit les preuves de sa culpabilité et, désignant l’infraction qu’il a commise, elle prononce le verdict et porte condamnation. De toute façon, on n’est pas là dans l’ordre d’une enquête menée en commun; le polémiste dit la vérité dans la forme du jugement et selon l’autorité qu’il s’est conférée à lui-même. Mais c’est le modèle politique qui est aujourd’hui le plus puissant. La polémique définit des alliances, recrute des partisans, coalise des intérêts ou des opinions, représente un parti; elle constitue l’autre en un ennemi porteur d’intérêts opposés contre lequel il faut lutter jusqu’au moment où, vaincu, il n’aura plus qu’à se soumettre ou disparaître.

Bien sûr, la réactivation, dans la polémique, de ces pratiques politiques, judiciaires ou religieuses n’est rien de plus que du théâtre. On gesticule : anathèmes, excommunications, condamnations, batailles, victoires et défaites ne sont après tout que des manières de dire. Et pourtant, ce sont aussi, dans l’ordre du discours, des manières de faire qui ne sont pas sans conséquence, il y a les effets de stérilisation : a-t-on jamais vu une idée neuve sortir d’une polémique? Et pourrait-il en être autrement dès lors que les interlocuteurs y sont incités non pas à avancer, non pas à se risquer toujours davantage dans ce qu’ils disent, mais à se replier sans cesse sur le bon droit qu’ils revendiquent, sur leur légitimité qu’ils doivent défendre et sur l’affirmation de leur innocence. Il y a plus grave : dans cette comédie, on mime la guerre, la bataille, les anéantissements ou les redditions sans condition; on fait passer tout ce qu’on peut de son instinct de mort. Or il est bien dangereux de faire croire que l’accès à la vérité puisse passer par de pareils chemins et de valider ainsi, fut-ce sous une forme seulement symbolique, les pratiques politiques réelles qui pourraient s’en autoriser[1].

 

Sans doute doit-on concéder que la polémique a ses utilités. Foucault évoque d’ailleurs les alliances, la coalition d’intérêts, le recrutement de partisans : activités essentielles du militantisme, il est difficile d’imaginer la politique sans celles-ci. Cependant, quelque utilité qu’on puisse lui concéder, la polémique ne servira jamais la recherche de la vérité.

Notes

[1] Michel FOUCAULT, Dits et écrits. 1976 – 1988, Paris, Gallimard, coll. « Dits et écrits. 1954 -1988 », 2001, p. 1411‑1412.