En poursuivant ma lecture de l’Histoire du voile, qui m’a inspiré le billet d’il y a deux semaines, un ouvrage remarquable qui ne dit malheureusement pas un mot des sources espagnoles (regret de l’hispaniste qui écrit ces lignes), je me suis demandé comment Teresa de Avila, la sainte carmélite, s’était représenté sa prise du voile lors de son entrée dans les ordres. J’ai été rapidement consulter son autobiographie, dont on a une version ici (comme c’est vite fait, je n’ai pas vérifié l’original ni prêté attention à la traduction, ce que je devrais faire si je voulais atteindre un standard scientifique – mais ce sera, au besoin, pour plus tard). Il ne faut pas chercher le mot « voile » en soi, qui dans ce document n’apparaît jamais que métaphoriquement, généralement pour jouer sur les sens du regard sur lequel est jeté ou levé un voile. Pour le vêtement, il faut chercher la prise d’habit. Ça se passe au chapitre quatre de l’autobiographie (ici, page 258 et 259). Elle expose d’abord, au chapitre précédent, de puissantes réticences à prendre l’habit, comme un geste la condamnant à une vie difficile, qu’elle ne posait qu’en raison de la peur que lui inspiraient les tourments bien pire promis aux pécheurs par le purgatoire et l’enfer. Elle répugnait également à prendre l’habit car le geste la séparait de sa famille et n’obtint pas la bénédiction de son père pour ce faire car ce dernier ne souhaitait pas se retrouver séparé d’elle.
J’entrai dans la peur d’être damnée, si je venais à mourir dans l’état où j’étais ; et quoique je ne me déterminasse pas
entièrement à être religieuse, je demeurai persuadée que c’était pour moi la condition la plus assurée, et ainsi peu à peu je me résolus à me faire violence pour l’embrasser.
Puis, vient le moment de la prise d’habit proprement dit. Si d’abord la violence de la rupture est ressentie, la prise d’habit est présentée comme une transformation intérieure, une consolation touchant l’âme:
Dans le moment que je pris l’habit, j’éprouvai de quelle sorte Dieu favorise ceux qui se font violence pour le servir. Personne ne s’aperçut de celle qui se passait dans mon cœur : mais chacun croyait, au contraire, que je faisais cette action de grande joie. Il ne se peut rien ajouter à celle que j’eus de me voir revêtue de ce saint habit, et elle a toujours continué jusques à cette heure. Dieu changea en une très-grande tendresse la sécheresse de mon âme : je ne trouvais rien que d’agréable dans tous les exercices de la religion : je balayais quelquefois la maison dans les heures que je donnais auparavant à mon divertissement et à ma vanité ; et j’avais tant de plaisir à penser que j’étais délivrée de ces vains amusements et de cette folie, que je ne pouvais assez m’en étonner, ni comprendre comment un tel changement s’était pu faire. Ce souvenir fait encore maintenant une si forte impression sur mon esprit, qu’il n’y a rien, quelque difficile qu’il fût, que je craignisse d’entreprendre pour le service de Dieu.
À la page suivante, on trouve également ce passage, qui marque la similitude classique entre l’entrée dans les ordres et le mariage avec Dieu. Il se construit également comme un rappel des sentiments ressentis lors de la prise d’habit et la fragilité de ceux-ci:
Comment puis-je passer outre dans la suite de ce discours, lorsque je pense à la manière dont je fis profession, à l’incroyable contentement que je ressentis de me voir honorée de la qualité de votre épouse, et à la résolution dans laquelle j’étais de m’efforcer de tout mon pouvoir pour vous plaire ? Je n’en puis parler sans verser des larmes ; mais ce devrait être des larmes de sang, et mon cœur se devrait fendre de douleur, lorsque je vois que, quelque grands que parussent ces bons sentiments, ils étaient bien faibles, puisque je vous ai offensé depuis.
Je ne terminerai pas ce billet sur une conclusion ferme. Revenons simplement au moment déclencheur: L’histoire du voile, de Maria Giuseppina Muzzarelli. À de multiples occasions dans l’ouvrage, l’autrice signale la capacité des femmes à s’approprier le voile et à en détourner les significations. Pourtant, dans le chapitre entier qu’elle consacre au voile des religieuse, elle ne signale pas ce type de détournement. À la lire (notamment la conclusion du chapitre, p.189), la signification du voile des religieuses, bien que diverse, serait demeurée foncièrement inchangée de Saint Paul au XXe siècle et le voile n’aurait changé que pour adapter cette signification aux contextes sociaux changeants. Cette conclusion me laisse sceptique. Soulignons que le chapitre est construit essentiellement à partir d’études plutôt que sur des sources de première main, par conséquent il est difficile d’identifier directement le type de sources qui conduisent à ces conclusions. Mais j’avance qu’un usage plus intensif des autobiographies féminines mènerait à des conclusions plus riches et nuancées.