Quand Teresa de Avila prit l’habit

En poursuivant ma lecture de l’Histoire du voile, qui m’a inspiré le billet d’il y a deux semaines, un ouvrage remarquable qui ne dit malheureusement pas un mot des sources espagnoles (regret de l’hispaniste qui écrit ces lignes), je me suis demandé comment Teresa de Avila, la sainte carmélite, s’était représenté sa prise du voile lors de son entrée dans les ordres. J’ai été rapidement consulter son autobiographie, dont on a une version ici (comme c’est vite fait, je n’ai pas vérifié l’original ni prêté attention à la traduction, ce que je devrais faire si je voulais atteindre un standard scientifique – mais ce sera, au besoin, pour plus tard). Il ne faut pas chercher le mot « voile » en soi, qui dans ce document n’apparaît jamais que métaphoriquement, généralement pour jouer sur les sens du regard sur lequel est jeté ou levé un voile. Pour le vêtement, il faut chercher la prise d’habit. Ça se passe au chapitre quatre de l’autobiographie (ici, page 258 et 259). Elle expose d’abord, au chapitre précédent, de puissantes réticences à prendre l’habit, comme un geste la condamnant à une vie difficile, qu’elle ne posait qu’en raison de la peur que lui inspiraient les tourments bien pire promis aux pécheurs par le purgatoire et l’enfer. Elle répugnait également à prendre l’habit car le geste la séparait de sa famille et n’obtint pas la bénédiction de son père pour ce faire car ce dernier ne souhaitait pas se retrouver séparé d’elle.

J’entrai dans la peur d’être damnée, si je venais à mourir dans l’état où j’étais ; et quoique je ne me déterminasse pas
entièrement à être religieuse, je demeurai persuadée que c’était pour moi la condition la plus assurée, et ainsi peu à peu je me résolus à me faire violence pour l’embrasser.

Puis, vient le moment de la prise d’habit proprement dit. Si d’abord la violence de la rupture est ressentie, la prise d’habit est présentée comme une transformation intérieure, une consolation touchant l’âme:

Dans le moment que je pris l’habit, j’éprouvai de quelle sorte Dieu favorise ceux qui se font violence pour le servir. Personne ne s’aperçut de celle qui se passait dans mon cœur : mais chacun croyait, au contraire, que je faisais cette action de grande joie. Il ne se peut rien ajouter à celle que j’eus de me voir revêtue de ce saint habit, et elle a toujours continué jusques à cette heure. Dieu changea en une très-grande tendresse la sécheresse de mon âme : je ne trouvais rien que d’agréable dans tous les exercices de la religion : je balayais quelquefois la maison dans les heures que je donnais auparavant à mon divertissement et à ma vanité ; et j’avais tant de plaisir à penser que j’étais délivrée de ces vains amusements et de cette folie, que je ne pouvais assez m’en étonner, ni comprendre comment un tel changement s’était pu faire. Ce souvenir fait encore maintenant une si forte impression sur mon esprit, qu’il n’y a rien, quelque difficile qu’il fût, que je craignisse d’entreprendre pour le service de Dieu. 

À la page suivante, on trouve également ce passage, qui marque la similitude classique entre l’entrée dans les ordres et le mariage avec Dieu. Il se construit également comme un rappel des sentiments ressentis lors de la prise d’habit et la fragilité de ceux-ci:

Comment puis-je passer outre dans la suite de ce discours, lorsque je pense à la manière dont je fis profession, à l’incroyable contentement que je ressentis de me voir honorée de la qualité de votre épouse, et à la résolution dans laquelle j’étais de m’efforcer de tout mon pouvoir pour vous plaire ? Je n’en puis parler sans verser des larmes ; mais ce devrait être des larmes de sang, et mon cœur se devrait fendre de douleur, lorsque je vois que, quelque grands que parussent ces bons sentiments, ils étaient bien faibles, puisque je vous ai offensé depuis.

Je ne terminerai pas ce billet  sur une conclusion ferme. Revenons simplement au moment déclencheur: L’histoire du voile, de Maria Giuseppina Muzzarelli. À de multiples occasions dans l’ouvrage, l’autrice signale la capacité des femmes à s’approprier le voile et à en détourner les significations. Pourtant, dans le chapitre entier qu’elle consacre au voile des religieuse, elle ne signale pas ce type de détournement. À la lire (notamment la conclusion du chapitre, p.189), la signification du voile des religieuses, bien que diverse, serait demeurée foncièrement inchangée de Saint Paul au XXe siècle et le voile n’aurait changé que pour adapter cette signification aux contextes sociaux changeants. Cette conclusion me laisse sceptique. Soulignons que le chapitre est construit essentiellement à partir d’études plutôt que sur des sources de première main, par conséquent il est difficile d’identifier directement le type de sources qui conduisent à ces conclusions. Mais j’avance qu’un usage plus intensif des autobiographies féminines mènerait à des conclusions plus riches et nuancées.

Les « deux royaumes »

Depuis longtemps, j’entretiens des doutes face l’analogie qu’on trace communément entre l’opposition spirituel/temporel qu’on retrouve dans le christianisme avant le XVIIe siècle et l’opposition entre le politique et le religieux (ou Église et État). Cette analogie est récurrente et je suis régulièrement confronté à des débatteurs qui refusent de voir les anachronismes de leurs raisonnements en se cachant derrière l’argument que « même s’il n’existait pas de séparation de l’Église et de l’État, il y avait séparation du spirituel et du temporel », au nom duquel ils proposent toutes sortes de confusions. La doctrine des « deux règnes » de Luther, celui du ciel et celui du monde, est sujette aux mêmes réserves et aux mêmes confusions. Ceux qui aiment à voir en ces dichotomies d’ancien régime les sources de la laïcité ne veulent pas voir qu’à cette époque, l’ordre du monde est organisé, voulu et légitimé par Dieu. On ne peut parler de séparation du politique et du religieux qu’à partir du moment où le politique peut se penser sans référence au religieux. Plus, le vocabulaire même pour séparer l’un et l’autre n’est pas encore disponible (voir ici et ici, par exemple). Je sais que l’esprit contemporain résiste à ces arguments et je mentirais si je disais n’avoir jamais croisé de contre-argumentation qui ne m’ait troublé dans ma position sur la question. Il reste que depuis plus de dix ans que je me pose ces questions, l’essentiel de ce que j’ai lu m’a globalement renforcé dans le sentiment qu’on ne peut tracer de lien direct entre ces dichotomies.

Cela étant dit, je renvoie à un billet futur (futur indéterminé, comme d’habitude) un traitement détaillé de ces questions et prendrai pour un moment l’hypothèse opposée à ce que je crois. Dans ce billet, je partirai de l’idée que la doctrine des « deux règnes » de Martin Luther est en quelque sorte équivalente à une séparation du politique et du religieux. En suivant l’analyse que Bernard Cottret fait de l’attitude de Luther face à la Guerre des Paysans, je m’interrogerai sur ce qu’implique la séparation des deux règnes.

La diffusion de la doctrine luthérienne avait fait l’objet de nombreuses récupérations subversives. Les mouvements de 1524, et soulèvements de 1525, qu’on appelle traditionnellement la Guerre des Paysans, se construisirent en utilisant les outils que la nouvelle doctrine mettait à disposition. « Comment ne pas saisir le prétexte de la liberté religieuse pour réclamer également la liberté civile ou politique? » . « La « liberté chrétienne », prônée par Luther, permettait de s’affranchir de la hiérarchie sociale pour prôner une utopie communautaire, fondée sur l’égalité et la quête du bien commun » .

Luther, qui devait sa sécurité face au pape à la noblesse allemande, ne pouvait sans risque accréditer un tel mouvement subversif. Il composa plusieurs pamphlets pour le condamner. En 1524, Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit séditieux; en 1525, Exhortation à la paix à propos des douze articles de la paysannerie souabe; en 1525 encore, Contre les hordes criminelles et pillardes de paysans et enfin, la même année, Missive touchant le dur livret contre les paysans.

L’argumentation doctrinaire de Luther pour condamner les révoltes repose sur deux principes: que les liens d’autorité soient voulus par Dieu et que les règnes du ciel et du monde devaient être séparés. On se concentrera sur le second. Bernard Cottret en dit: « La Réforme évangélique [de Luther] prenait bruyamment congé de la Réforme radicale [représentée par Müntzer] en distinguant les « deux règnes », le domaine de la foi et celui de la vie sociale » .

Les revendications des paysans, écrit Luther, sont une affaire grave, car « Elle concerne tout ensemble le royaume de Dieu et le royaume du monde – car si cette révolte devait se propager et l’emporter, les deux royaumes périraient, en sorte que ni le gouvernement temporel ni la Parole de Dieu se survivraient mais qu’il s’ensuivrait une destruction éternelle de toute l’Allemagne » .

Après la révolte, il persiste et signe: « Celui qui voudrait mélanger ces deux royaumes, ainsi que font nos faux esprits partisans, mettrait al colère dans le royaume de Dieu et la miséricorde dans le royaume du monde; ce qui reviendrait à mettre le diable dans le ciel et Dieu en enfer » .

Cottret suggère à plusieurs reprises que la doctrine luthérienne, dans ses formulations initiales, ouvraient bien la porte à ces soulèvements. Les catholiques, à l’époque, l’ont vu et s’en s’ont servi contre lui, en le présentant comme un boutefeu . La doctrine des deux règnes, chez Luther, joue à cette occasion (sans que ce soit forcément sa motivation première) un rôle stratégique, la clé qui permet de verrouiller le passage entre luthéranisme et subversion des hiérarchies sociales.

« En condamnant les insurgés, Luther ne sauvait-il pas la Réforme, sa Réforme, dorénavant distincte des revendications sociales? » demande Cottret. Puis: « Ces gages de conformisme renforcèrent l’appui que princes et bourgeois accordèrent au luthéranisme. Mais ce fut au dépens de son image populaire. » C’est la « Réforme radicale » qui portera les espoirs de ceux qui défendaient une plus grande justice sociale ici-bas, dans le règne du monde .

Aujourd’hui, nous avons l’habitude de voir en la laïcité et la séparation du politique et du religieux des facteurs d’émancipation. Cette habitude nous vient de l’histoire récente: en séparant le politique et le religieux, nous nous sommes donné les moyens de saper l’influence de l’Église sur les affaires politiques et de mener notre barque comme bon nous l’entendons, à l’écart de leurs sermons. De ce fait, nous avons considéré que le caractère émancipateur de la séparation du politique et du religieux était une propriété intrinsèque à l’exercice de cette distinction (1). En examinant le dossier de l’attitude de Luther face aux revendications paysannes à la lumière des analyses de Cottret et des citations qu’il propose, en revanche, le portrait n’est pas le même. En effet, si on accepte l’hypothèse d’une stricte correspondance entre la dichotomie luthérienne des deux règnes et notre dichotomie entre politique et religieux, alors on ne peut que constater que cette distinction a mené à une politique conformiste – sans parler d’une répression sanglante – et autoritaire. Sur ce point, la distinction luthérienne a été l’exact opposé d’une idéologie émancipatrice. Il faudrait donc conclure que la distinction du politique et du religieux est une arme à double tranchant. Au mieux, elle ne peut être émancipatrice que de façon circonstancielle; au pire, elle est oppressive.

Mais comme je l’ai dit, je ne crois pas à une stricte équivalence des deux distinctions.

Note

(1) Cependant, un historien profondément chrétien comme Jean Delumeau pose les termes exactement à l’inverse: ce n’est pas le politique qui s’émancipe du religieux, mais le religieux qui s’émancipe du politique. Pour lui, il s’agit de purifier la foi des implications politiques: « Les frères ennemis n’avaient probablement pas conscience de mener un même combat pour la liberté et la purification de l’Église et pourtant les uns et les autres tentèrent souvent avec timidité, parfois avec vigueur, de dégager la religion, de lui donner du champ par rapport à une autorité civile que l’évolution politique rendait chaque jour un peu plus efficace et envahissante. » .

Bibliographie

COTTRET, Bernard. Histoire de la Réforme protestante. Luther, Calvin, Wesley, XVIe-XVIIIe siècle [2001]. Paris: Perrin, 2010.
DELUMEAU, Jean. Naissance et affirmation de la Réforme. Paris: Presses Universitaires de France, 1968.

Comment la démocratie influence la religion

La note d’aujourd’hui porte sur un petit ouvrage qui a attiré mon attention il y a peu. Il s’agit en fait la version écrite de la conférence que le philosophe Daniel Tanguay a donné en 2010. À l’époque, la peur du néoconservatisme américain avait reculé d’un bon coup, à la suite de l’élection de Barack Obama. Elle persistait néanmoins, puisque les mouvements du tea party étaient florissants, alimentés par la réaction néoconservatrice à l’élection d’Obama. Au Canada, par ailleurs, Stephen Harper était à l’apogée de son pouvoir. La réflexion de l’heure sur les liens entre politique et religion était donc encore largement orientée sur les liens sulfureux entretenus par les gouvernements nord-américains avec des mouvements religieux très conservateurs qui semblaient en porte-à-faux avec la modernité. Dans ce contexte, Joseph-Yvon Thériault a invité D. Tanguay a prononcer une conférence sur « les rapports complexes du néoconservatisme américain à la fois à la religion civile américaine et au mouvement religieux conservateur aux États-Unis », sur lesquelles le philosophe avait déjà écrit à quelques reprises. Tanguay a plutôt choisi d’aborder « une dimension souvent négligée de l’expérience américaine, à savoir l’impact que la démocratie a eu sur le christianisme et, par extension, sur toutes les autres religions qui sont pratiquées aux États-Unis » .

Ce thème, proche des préoccupations des historiens et des sociologues, Tanguay l’aborde en philosophe, c’est-à-dire en privilégiant une lecture approfondie et soignée d’un petit nombre de références plutôt qu’en mettant sur pied des enquêtes originales pour collecter de nouvelles informations. Son thème lui vient de Tocqueville; il utilise également beaucoup le classique de Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme; sur les grandes évolutions de la religion américaine, on voit réapparaître régulièrement l’ouvrage de William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme; pour une période plus récente, les références récurrentes se font à The Transformation of American Religion. How We Actually Live Our Faith. Plusieurs autres ouvrages sont cités, mais la récurrence des références à ces quatre-ci mérite d’être soulignée.

Dans son ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville estimait que les Américains tendaient naturellement vers le panthéisme, au mépris du dogme chrétien. L’un et l’autre s’opposent en effet sur le rapport entre Dieu et le croyant.

Alors que la religion chrétienne en vertu de son principe fait tout pour marquer la distance entre Dieu et sa création, entre Dieu et ses créatures, le panthéisme, lui, cherche à réduire cette distance et à effacer complètement la frontière entre le divin et la nature .

En effet , « [l]’homme démocratique, irrité par toutes les formes de principe hiérarchiques ou de distinction, voudra abolir cette distance de Dieu à l’homme qui, comme le précise Tocqueville, « le gêne encore » » . Par ailleurs, dans la perspective de Tocqueville, la démocratie et le panthéisme auraient en commun d’être des régimes supposant une profonde unité de pensée, où la diversité apparente masquerait un principe unificateur fort . La thèse de Tanguay est que, au début du XXIe siècle, l’histoire de la religion américaine validerait l’analyse tocquevillienne. L’expérience religieuse américaine serait

[…] à la fois panthéiste et gnostique. Elle est panthéiste, car elle présuppose que toutes les expériences religieuses ramènent en fait à une vérité unique qui se manifeste sous diverses formes religieuses; elle est gnostique dans la mesure où chaque individu peut faire l’expérience personnelle de cette vérité pour lui-même et devenir ainsi le seul maître en dernier lieu de son salut .

L’examen de l’influence de la démocratie sur la religion conduit Tanguay à avancer la thèse que, dans une évolution très lente de l’expérience religieuse américaine, il y a eu une tendance de glissement depuis le puritanisme protestant vers le panthéisme sur durée de plus de trois siècles. Cette évolution se serait faite à travers des moments de « réveils » religieux qui, chaque fois, auraient marqué des rupture et des nouvelles synthèses des relations entre politique et religion aux États-Unis. Seul le dernier de ces « réveils », situé dans les années 1960-70, n’aurait pas débouché sur une telle synthèse. Ce fait singulier aurait généré la « guerre culturelle » entre les « deux Amériques », celle des « progressistes séculiers » et celle des « conservateurs chrétiens » .

Pour Tanguay, tout part de la tension psychologique que la doctrine calviniste impose à l’individu. Le calvinisme adhère à la théorie de la prédestination, conséquence logique de la toute-puissance de Dieu. D’après celle-ci, le destin de chaque individu serait décidé dès sa naissance: il ira au Paradis ou à l’Enfer, selon qu’il aura été décidé qu’il fait parti de la communauté des élus ou non. Pour Calvin, Dieu ne laisse aucun signe de l’élection ou non de chaque individu. Pourtant, la perspective d’être damné d’avance créerait une anxiété chez l’individu qui ne pourrait s’empêcher de recherche des signes de son élection dans son comportement.

Une conduite morale irréprochable, une piété austère, une lutte de tous les instants contre le mal chez soi et chez autrui, une participation active à la communauté des croyants, sont autant de manières de voir confirmé à ses yeux et aux yeux des autres son statut d’élu. Weber a remarquablement décrit comment cette recherche des signes de l’élection a été favorable à une éthique ascétique du travail et de l’épargne qui a contribué à l’avènement du capitalisme .

[…]

En somme, la synthèse calviniste ne pouvait se maintenir qu’au prix d’un effort presque surhumain qui consistait à garder sous contrôle des individus dont on exacerbait constamment les conflits intérieurs en les forçant à vivre dans un état permanent d’angoisse concernant leur salut éternelle. Cette expérience première de l’âme constitue, selon moi, l’expérience spirituelle matricielle américaine et c’est à partir de celle-ci que l’on peut comprendre l’histoire religieuse américaine subséquente

[…]

Les grands mouvements de renouveau religieux et spirituel seront autant de tentatives de résoudre la tension calviniste originelle. William McLoughlin, dans un ouvrage classique sur le sujet, distingue quatre grands moments de renouveau spirituel aux États-Unis: 1730-1760, 1800-1830, 1890-1920, 1960-1990 .

Les différents renouveaux identifiés par McLoughlin ont un trait commun, celui de mettre la conversion au cœur de l’expérience religieuse. La notion de conversion désigne, dans son sens premier, le fait de changer de religion, mais elle a depuis longtemps, au sein du christianisme, une signification étendue qui désigne la transformation du mode de vie et du rapport à la religion. Elle s’est avérée particulièrement importante au sein du calvinisme, où elle pouvait être vécue comme un signe concret de l’élection divine. Le prédicateur Jonathan Edwards incarnera le premier renouveau religieux américain, en mettant l’accent sur un rapport affectif, plutôt qu’intellectuel, à la religion. Son message mettait de l’avant la possibilité pour des gens dont la vie était bien imparfaite d’être sauvés par Dieu pour autant qu’ils lui ouvraient leur cœur .

Le grand renouveau spirituel de 1730-1760 aurait favorisé la rupture entre l’Angleterre et ses colonies. En faisant en sorte que la conception commune de la religion des colons soit strictement personnelle, elle les aurait préparé à rejeter la religion d’État anglaise et suscité une forme limitée de tolérance religieuse (limitée, car elle excluait les athées et les catholiques) . Évoquant brièvement les deux renouveaux du XIXe siècle – respectivement représentés, le premier par Nathaniel W. Taylor et Raph Waldo Emerson, le second par Walt Whitman et William James – Tanguay en retient « que chacun de ces renouveaux marque un recul à l’égard du calvinisme originel » . Ils ont favorisé une perception plus optimiste de l’être humain et de la recherche du bonheur, ainsi qu’un plus grand sentiment de pouvoir influer sur sa propre destinée. Mais les grands philosophes ne sont pas le meilleur moyen d’aborder ces renouveaux spirituels, dont les mouvement majoritaires s’expriment souvent d’une manière anti-intellectualiste. « Le prosélytisme évangéliste ne vise pas à convaincre par des arguments, mais à provoquer une expérience de rencontre personnelle avec Jésus » .

Tanguay évoque plusieurs facteurs pour expliquer l’évolution de l’expérience religieuse américaine. Il s’agit de motifs politique, conforme à « l’ethos propre à la démocratie américaine » . Il mentionne notamment la diversité des sectes ayant originellement colonisé le pays, qui les a poussé à accepté les principes de tolérance et de non-ingérence de l’État dans les affaires religieuses. Toutefois,

[il] fallait un outil autrement puissant pour désamorcer le potentiel fanatique et sectaire du calvinisme puritain. Il fallait une transformation interne de ce dernier pour le rendre disponible au compromis politique qui allait le désarmer et graduellement éroder son influence dans la vie américaine. […] L’invention d’un nouveau langage religieux était dès lors nécessaire.

[…]

J’ai souligné à plusieurs reprises le caractère foncièrement individualiste [de l’expérience calviniste américaine] Nous avons sûrement sans doute là l’une des sources de l’individualisme américain, mais en même temps cet individualisme s’est développé aux États-Unis grâce à des facteurs totalement indépendants de la religion: facteurs économiques, politiques, sociaux et culturels. Il est important de noter que cette culture individualiste influença à son tour fortement l’expérience religieuse américaine .

Après avoir formulé ainsi l’impact de l’individualisme sur la conception que les américains se faisaient de la religion, Tanguay se tourne vers le dernier « renouveau spirituel » pour cherche à comprendre comme cela peut l’aider à comprendre l’actualité américaine. De prime abord, il semblerait que ce soit une réaction à l’éloignement de la spiritualité américaine avec le protestantisme. La croissance de l’athéisme et de l’agnosticisme est significative pour la première fois dans les années 60-70. Les nouvelles spiritualités, style « New Age », foisonnent. Mais l’idée de réaction est incomplète et se fie trop, selon Tanguay, à ce que les leaders spirituels conservateurs disent d’eux-mêmes. Or, en cherchant à contrecarrer cette réaction, les mouvements protestants se sont adaptés à leur public, c’est-à-dire qu’ils se sont laissés influencés par lui. Ils ont développé, pour cela, un discours proche de celui de la psychothérapie. Il s’ensuit une transformation profonde, notamment, de la notion de péché, réorientée vers l’acceptation de soi: « Le vrai péché, c’est de ne pas s’accepter tel que l’on est et de ne pas se laisser aimer par Dieu pour ce que nous sommes. […] Jésus est le thérapeute suprême » . Il s’ensuit que « le discours religieux a de plus en plus de difficultés à se différencier du discours panthéiste-gnostique ou plutôt, de son expression populaire, le discours thérapeutique » , qui s’avérerait, finalement, le discours liant en profondeur la majorités des expériences spirituelles américaines.

La conférence de Tanguay m’a beaucoup intéressée par les clés de compréhension qu’elle fournit sur les transformations spectaculaires du rapport au religieux des américains. Elle donne ainsi des perspectives sur les comportements en apparence contradictoires qui animent les fondamentalistes religieux de ce pays. En revanche, elle me semble insuffisante pour comprendre l’intolérance qui caractérise les vagues actuelles de sursaut, celle du tea party, qui préoccupait l’auditoire de Tanguay en 2010, ou les trumpistes d’aujourd’hui. Car en effet, si le panthéisme agit pour uniformiser et favoriser la tolérance au sein d’un pays par ailleurs pluriel, comment peut-il expliquer les sursauts d’intolérance violente que nous observons? Cependant, la perspective essentielle offerte par Tocqueville, et brillamment évoquée par Tanguay, est porteuse d’une hypothèse essentielle: la démocratie, par son existence même, agit sur les mentalités et possède, en soi, un pouvoir acculturant.  Reste l’inquiétude de Tocqueville, partagée par Tanguay en conclusion de sa conférence: si la démocratie porte en elle-même un tel pouvoir d’uniformisation, doit-on craindre qu’elle réduise la diversité des expériences humaines? Je ne suis pas sûr de partager cette inquiétude de Tocqueville, qui était après tout imprégné de valeurs résolument aristocratiques. Aussi suis-je indécis: devrait-on, en pluraliste, déplorer la réduction de la diversité humaine ou, en démocrate, célébrer cette forme d’acculturation comme l’expression proprement démocratique du vivre ensemble?

Bibliographie

TANGUAY, Daniel. Protestantisme et panthéisme dans la démocratie américaine. Québec: Presses de l’Université Laval, 2010.

La référence que j’aurais dû lire mais n’aie pas lu avant d’écrire cet article:

William G. MacLoughlin, Revivals, Awakenings, and Reforme, 1978.

« Inventer la religion » au XVIIIe siècle

J’ai déjà fait un billet au cours duquel j’ai esquissé l’hypothèse que les grandes campagnes d’évangélisation lancées à l’époque moderne, et en particulier les grands débats de la « Querelle des rites », avaient contribué à faire naître la catégorie de « religion » et à la circonscrire dans un champ restreint, permettant l’émergence parallèle d’autres catégories de pensée, telle que la catégorie « culture » ou la catégorie « civique ». Le fait que la catégorie de « religion » n’ait pas toujours existé est un fait bien connu et discuté par les médiévistes. Dans Ordonner et exclure, Dominique Iogna-Prat a tenté d’étudier un moment fondamental de l’histoire du christianisme, à travers le cas de l’ordre clunisien, en cherchant à saisir comment la notion de « christianisme » en est venu à se confondre avec l’ordre social . Cette problématique n’a pu émerger qu’en réfléchissant en dehors de la circonscription que nous faisons actuellement entre le politique et le religieux.

D’éminents médiévistes avaient déjà tracé cette voie. Celui qui a le plus directement inspiré Iogna-Prat semble être Jean-Claude Schmitt, qui a intitulé un fameux article Une histoire religieuse du Moyen Âge est-elle possible? Dans cet article publié en 1994, il avait directement posé la question suivante: « le concept de « religion », tel que nous l’employons communément aujourd’hui, est-il le plus approprié pour rendre compte du christianisme médiéval ? » Schmitt rappelait les pièges tendus au médiéviste qui cherche à analyser la société médiévale sans prendre ses distances avec, à la fois, son propre vocabulaire et celui de la société qu’il étudie.

Il faut se souvenir que les mots ont une histoire. […] Peut-on parler de « la religion » chrétienne médiévale, alors que le mot religio n’avait pas au Moyen Âge le sens que nous donnons au mot « religion », mais celui de vœu ou d’ordre monastique? Le mot avait à cette époque, selon une étymologie revue à l’aube de la culture chrétienne, le sens fondamental de lien (religere) entre Dieu et son fidèle; il en vint à désigner en effet une sorte de contrat, tel le vœu monastique: il s’apparenta à la fides médiévale, c’est-à-dire à un acte de foi, mais moins au sens moderne de la foi du croyant, qu’au sens du contrat « de main et de bouche » liant un seigneur et son « fidèle ». La « religion », répétons-le, ne consiste pas en la conviction privée d’un croyant: c’est un imaginaire social qui contribue, par la représentation (mentale, rituelle, imagée) d’un ailleurs qu’on peut nommer le divin, à ordonner et à légitimer les relations des hommes entre eux .

Mais Schmitt lui-même construit essentiellement sa réflexion à partir d’une contribution, fondamentale, de son collègue Alain Guerreau. Publié dans les Annales dans le contexte où, en France, on publiait de nombreux articles sur le thème de la « crise » de l’histoire (sur ce thème, voir ), Guerreau plaidait pour une refondation de l’histoire par une nouvelle synthèse de la théorie et de l’empirisme, une synthèse qui devrait passer d’abord par un travail assidu sur les concepts utilisés.

[Les historiens] doivent prendre conscience que l’objet de leur activité est de parvenir à montrer l’identité des deux notions de structure et de dynamique ou, en d’autres termes, comment l’analyse du fonctionnement d’une société est le seul moyen d’expliquer son évolution. Si l’historien acceptait de prendre au sérieux l’exigence de travail sur la structure conceptuelle, il pourrait disposer, par rapport aux autres sciences sociales, de l’avantage décisif de considérer avant tout la structure sociale comme un objet en mouvement et de n’être pas a priori effrayé par l’idée de genèse.

Une analyse structurale-génétique d’un cadre conceptuel est l’une des voies utilisables pour réaliser le double travail de critique et de construction indispensable pour rendre à ce cadre son efficacité scientifique .

À titre d’exemple, Guerreau rappelle la genèse du cadre conceptuel de la « féodalité », un ensemble de notions dont l’usage au Moyen Âge était, au mieux, partiel et fragmenté, et qui fut utilisé de manière systématique pour l’analyser rétroactivement. Or, le cadre conceptuel de la féodalité n’émane pas d’abord des historiens, mais des juristes qui, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, jetaient les fondements de la société libérale naissante. Ainsi s’attachèrent-ils à distinguer « droits réels » et « droits personnels », réduisant ainsi progressivement le domaine seigneurial au statut de simple propriété. La Révolution compléta le processus en transformant les seigneurs en propriétaires fonciers. Mais ce qui retient notre attention ici, c’est l’autre fracture conceptuelle identifiée par Alain Guerreau, élaborée à la même époque:

Que la philosophie des Lumières ait revêtu un caractère profondément anti-clérical est un phénomène central auquel on n’accorde aujourd’hui qu’une place excessivement réduite. Moyennant quoi une des transformations les plus profondes du XVIIIe siècle demeure entièrement dans l’ombre. Il ne s’agit de rien de moins que de l’invention de la religion .

Car en effet, si la religion est une institution totale organisant l’ensemble de la société, comment pourrait-elle être ramenée à un choix individuel? Or, c’est bien ce à quoi ont travaillé les philosophes des Lumières: distinguer l’ordre public de la relation personnelle à Dieu. Ce travail s’effectue dans la foulée même de la réduction des biens seigneuriaux à des biens fonciers. Cette fois, c’est la sécularisation des biens du clergé qui se trouve en toile de fond:

Il nous paraît hors de doute que la sécularisation des biens du clergé était le complément nécessaire et structurellement indispensable de la proclamation de la « propriété, droit inviolable et sacré »: la « propriété ecclésiastique », inaliénable, était un obstacle essentiel, incontournable, pour la propriété bourgeoise, droit purement réel et assimilant tous les objets, immobiliers autant que mobiliers, à des marchandises. La « liberté de conscience » était donc bien le corrélat structurel direct de la « liberté du commerce » .

Guerreau note que lorsque Châteaubriand écrit le Génie du christianisme, au lendemain de la Révolution, sa conception du christianisme équivaut à ce que Rousseau, bien avant la Révolution, appelait « la religion de l’homme », c’est-à-dire une religion qui se trouvait dans le cœur des hommes, et non pas la vision du monde organisatrice de la structure sociale . D’une manière générale, la « fracture conceptuelle » introduite par les Lumières a donc gagné le christianisme lui-même, qui s’est profondément transformé au point de devenir incapable de penser le christianisme d’Ancien Régime. La notion moderne de « religion » était donc née, mais sans toujours, toutefois, que les contemporains aient réalisé ce qui différenciait celle-ci de celle qui avait cours avant le XVIIIe siècle.

Guerreau précise dans les notes de fin d’article que le travail conceptuel de distinction d’une religion « intérieure » et d’une religion « civique » n’a pas été initié par Rousseau ou par ses contemporains: des penseurs marginaux, notamment Spinoza, ont proposé cette distinction dès le XVIIe siècle. Mais c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que Le Contrat social était un livre largement diffusé, qu’elle s’est imposée. Force m’est de reconnaître que le récit que Guerreau fait de la circonscription d’une catégorie de « religion » correspondant à peu près à celle que nous connaissons aujourd’hui ne correspond pas tout à fait à celui que j’ai esquissé dans mon précédent billet. Plus matérialiste, sa chronologie ne correspond pas non plus, la Querelle des rites se terminant vers 1744. Est-ce que cela signifie qu’il faille trancher entre les deux thèses? À ce point, je n’en sais rien. Mon hypothèse sur la Querelle des rites demande de toute façon tout un travail d’enquête sur sources pour la confirmer ou l’infirmer. Mais à supposer qu’on la confirme, il y aura par la suite une travail à faire pour savoir comment l’articuler aux éléments mis de l’avant par Guerreau.

Bibliographie

GUERREAU, Alain. “Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion historienne.” Annales. Économie, Société et Civilisations 45, no. 1 (1990): 137–66.
IOGNA-PRAT, Dominique. Ordonner et exclure, Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150). Paris: Flammarion, 2000.
NOIRIEL, Gérard. Sur la “crise” de l’histoire. Paris: Belin, 1996.
SCHMITT, Jean-Claude. “Une histoire religieuse du Moyen Âge est-elle possible? (Jalons pour une anthropologie historique du christianisme médiéval).” In Il mestiere di storico del medioevo; atti del Convegno di studio dell’Associazione “Biblioteca Salita del frati,” 73–83. Spolète: Centro italiano di Studi sull’Alto Medoevo, 1994.

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue avant d’écrire ce billet:

Maurice Godelier, « Le marxisme dans les sciences humaines », Raison présente, 37, 1976, pp.65-77.