Les statistiques comme représentation (du terrorisme)

Il y a quelque temps, quelques-uns de mes amis facebook ont partagé ce billet du site Les crises, où se multiplient les tableaux statistiques sur les attentats dans le monde. L’auteur du billet ne commente presque pas, sauf pour dire que les débats devraient respecter la complexité du phénomène — on est bien d’accord. Ce qui m’ennuie, et je l’ai dit en partageant à mon tour le lien, c’est qu’il n’y a pas un mot d’explication sur la méthodologie par laquelle on a construit ces statistiques. En se présentant pour objectif, le billet occulte par conséquent l’un des principaux moyens par lesquels on pourrait apprécier la complexité du phénomène.

Les statistiques sont des représentations, comme les définit Roger Chartier. Elles appartiennent au domaine du symbolique, comme le définit Maurice Godelier dans la mesure où c’est l’usage que nous faisons des statistiques qui permet à une certaine idée du terrorisme de se traduire en action politique. Les représentations du terrorisme orientent la mesure des efforts que nous mettons à le combattre et le choix des méthodes que nous employons pour ce faire et, plus généralement, toutes nos attitudes face à celui-ci. La représentation est donc une réalité agissante et, pour cette raison, le cœur d’un combat politique où de nombreux acteurs s’affrontent pour orienter ladite représentation dans le sens de leurs intérêts.

Dans le billet, déjà cité, du blogue Les Crises, l’auteur oriente légèrement la lecture par son commentaire sarcastique : « la guerre au terrorisme : une réussite! » Dès lors, les nombreux tableaux semblent tous livrer le même message : le nombre d’actes de terrorisme recensés a bondi au cours des dernières années. On en conclut donc rapidement, au mieux que la guerre au terrorisme n’a pas pu empêcher la croissance du terrorisme, au pire que la guerre au terrorisme a aggravé la situation, galvanisé le terrorisme et favorisé son recrutement. Aussi plausibles que soient ces conclusions, elles évincent un autre élément de réponse, plus subtil et tortueux, mais tout aussi plausible : que la guerre au terrorisme ait bouleversé les modes de classification et de collecte des données. En donnant une efficacité symbolique concrète à la catégorie « terroriste », elle aurait ainsi conduit nombre d’acteurs à agir pour favoriser la classification de certains actes au sein de cette catégorie. Ce processus a d’ailleurs commencé avant le 11 septembre 2001, bien qu’il se soit sans doute accéléré depuis.

Prenons par exemple ce compte-rendu d’un essai sur la guerre civile algérienne, dans les années 1990. J’en citerai un paragraphe entier :

Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable « rente du terrorisme », car « la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie. » L’armée engage à cet effet « ses journaux et ses démocrates » et se fait relayer « par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux “nouveaux philosophes” aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger. » L’auteur redoute en fait que ces visites aient « trois conséquences : caution accordée à la “démocratie” algérienne; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du “terrorisme” et démantèlement des “réseaux terroristes” en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre “terrorisme” et “expression politique”. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme. » Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une « aide » financière est souligné. « Cette “aide” internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise. »

Le danger des statistiques sur des thèmes aussi sensibles est bien illustré ici. Lorsqu’un thème devient politiquement porteur, l’ensemble du vocabulaire médiatique et politique s’en trouve altéré et l’effet finit généralement par percoler sur les milieux intellectuels et les producteurs de statistiques. Si l’armée algérienne a besoin de financement, ses ennemis entreront rapidement dans les catégories statistiques qui attirent le mieux l’argent. Dans les années 1990, c’était déjà la catégorie « terroriste ». Et nous parlons là d’une époque antérieure au 11 septembre 2001! Imaginez après!

Voici un autre exemple : les tableaux exposés dans cet article de Métro. Citons le paragraphe où l’on explicite la définition :

Pour être considéré comme un acte terroriste et être recensé dans la Global Terrorism Database, l’acte doit être intentionnel, avec un but social, économique, politique ou religieux. Il doit y avoir des preuves d’une volonté à envoyer un message à d’autres personnes que les victimes elles-mêmes. L’acte doit aussi être fait en dehors des réglementations internationales sur les guerres.

La dernière phrase de cette définition est capitale : si un nombre croissant de guerres menées actuellement ne disent pas leur nom, alors logiquement, les morts qui autrefois auraient été catégorisés comme des victimes de guerre se retrouvent naturellement dans la catégorie des victimes du terrorisme. Politiquement, la logique est implacable : il vaut toujours mieux « combattre le terrorisme » que de n’être qu’une faction au cœur d’une guerre civile.

Tout ça pour dire que je ne pense pas qu’on puisse étudier l’évolution quantitative du terrorisme sans étudier en parallèle l’évolution de la catégorie « terrorisme », de sa définition, des méthodes de collecte et des enjeux politiques qui affectent chacun de ces éléments. Se priver de cette étude qualitative sous prétexte de « laisser parler les chiffres » revient à s’aveugler sur la signification réelle de ces chiffres.

La démocratie du public (1) – Le modèle de Manin

Comme je l’ai déjà expliqué, dans mon second billet sur le livre de Bernard ManinPrincipes du gouvernement représentatif, la démocratie du public est le nom que cet auteur donne au dernier avatar des régimes représentatifs. Puisque c’est le régime dans lequel nous vivons (ou dans lequel nous vivions il y a peu), il mérite quelques développements supplémentaires. J’entame donc ici une série de deux billets. Le premier développe le concept de démocratie du public tel qu’il est élaboré par Manin dans son livre et la postface de 2012 (1), que je ne n’avais pas traitée dans les précédents billets. Le second s’attardera sur l’utilisation que Noiriel en a fait dans sa réflexion sur les intellectuels .

La démocratie du public se caractérise par un effritement des noyaux durs des électorats des partis politiques et l’augmentation corrélative des électeurs qui ne s’identifient à aucun parti. Ces facteurs font en sorte que la « démocratie du public » se substitue à la « démocratie des partis », née de l’avènement du suffrage universel, où la logistique partisane était indispensable aux candidats pour rejoindre l’électorat. Dans la démocratie des partis, les partis politiques étaient la structure centrale grâce à laquelle les candidats pouvaient rejoindre les électeurs. Ils agissaient comme organes d’information, de recrutement, de mobilisation entre les candidats et les électeurs. En s’assurant un quasi-monopole, auprès d’une clientèle donnée, de l’information et de l’organisation politique, les partis tendaient à structurer des groupes sociaux qui, en retour, s’identifiaient à eux. Or, c’est ce monopole que les grands médias, en particulier la télévision, ont brisé à partir des années 1960-70. En présentant les candidats directement aux électeurs, les médias ont réduit la valeur des partis comme diffuseurs d’information(2). Ils ont substitué à l’information partisane une information, non pas impartiale, mais autonome du parti. De cette manière, le rapport de force entre le candidat et son parti se renverse: alors qu’auparavant le candidat avait besoin du parti pour assurer sa visibilité, dans la démocratie du public c’est le parti qui a besoin du candidat pour se donner de la visibilité. Par conséquent, le parti tend à être au service du leader plutôt que l’inverse.

Mais si l’avènement des médias de masse est l’événement fondateur et structurant de la démocratie du public, Manin souligne que d’autres causes ont contribué à son émergence: d’une part, l’extension des domaines d’intervention de l’État sous l’effet du développement de l’État-Providence et, d’autre part, l’imprévisibilité du champ politique résultant d’une interdépendance accrue des acteurs internationaux entre eux . Il faut noter par ailleurs l’effet d’une transformation profonde de la composition de la population. En effet, sous l’effet de la délocalisation des activités industrielles, les activités professionnelles se sont diversifiées et les formes d’intégration propres à la société industrielle, qui structuraient la société en une classe ouvrière et une classe bourgeoise, se sont affaiblies . Quels en ont été les effets?

Comme je l’ai déjà mentionné, Bernard Manin considère qu’il y a quatre critères fondamentaux permettant de reconnaître les régimes représentatifs: l’élection des gouvernants, la marge d’indépendance des gouvernants, la liberté de l’opinion publique et l’épreuve de la discussion. Si ces quatre traits se retrouvent dans tous les régimes représentatifs, leurs formes peuvent varier et c’est précisément ce pourquoi ces régimes peuvent s’adapter à leur époque et durer. Dans le cas de la démocratie du public, ces caractéristiques prennent les formes suivantes:

Élection des gouvernants: Principal trait de la démocratie du public, les élections se « personnalisent », se focalisant sur la personne (allure, mais aussi propos et idées connues du politicien) du candidat plutôt que l’appartenance à un parti ou un autre. L’effritement des fidélités partisanes n’a pas rendu les partis caduques: leur puissance logistique en fait toujours les organes essentiels des campagnes électorales. Le rôle des militants s’y est cependant réduit pour voir s’accroître, en contrepartie, celui des professionnels en communication. Cette professionnalisation des partis montre que ce ne sont pas les mêmes partis, en termes de structures, que ceux de la première moitié du XXe siècle. Dans ces nouvelles formations, les militants ont perdu un pouvoir considérable sur les orientations politiques du parti . Mais si les partis sont devenus des machines à gagner les élections et à structurer les débats parlementaires, leurs activités associatives, essentielles dans les partis de masse jusqu’aux années 1950, se sont considérablement réduites. Les organisateurs de parti ont donc perdu beaucoup d’importance et les « élites » privilégiées par cette forme de système représentatif sont formées de communicateurs. En conséquence, l’identité des partis s’est effondré, car ils sont davantage sensibles aux stratégies marketings susceptibles de mobiliser l’électorat non-partisan en leur faveur. Ce constat pourrait en revanche être nuancé par le fait que – mais le sujet était probablement encore peu étudié en 2004 – certains partis semblent miser, plutôt que sur une stratégie de mobilisation des électeurs non-partisans, sur le cynisme de ceux-ci et la mobilisation de leurs bases électorales. Bien que désormais bien moindres qu’auparavant, celles-ci peuvent être décisives si les électeurs sans attache restent à la maison.

Marge d’indépendance des gouvernants: Dans la démocratie du public, les gouvernants sont élus d’après une image. Cette « image » ne se réduit pas forcément à des traits superficiels, comme la beauté du veston ou la profondeur de la voix. Elle inclut aussi des éléments qui suggèrent (ou non) la « compétence », la « capacité d’amener du changement », d’être « anti-système » ou « inclusif ». Elles traduisent par conséquent une adéquation avec des aspirations ou des valeurs d’une partie de l’électorat. L’image est schématique, mais ne signifie pas forcément n’importe quoi. « Si l’image présentée par un candidat ou un parti peut renvoyer à plusieurs choses, il y a du moins certaines choses  qu’elle ne peut pas signifier: les images des autres candidats. » . Cette information schématique fait bien l’affaire du public, car elle lui économise des dépenses considérables d’efforts pour s’informer sur l’ensemble des candidats. En revanche, l’imprécision de cette image renforce la marge de manœuvre des gouvernants, qui disposent d’une très grande latitude pour interpréter le motif pour lequel ils ont été élus.

Liberté de l’opinion publique:

Les mass-médias postérieurs aux années 1960 se caractérisent par leur relative autonomie par rapport aux partis politiques. Alors que les partis de masse disposaient souvent de leurs propres organes de presse, diffusant l’information du point de vue des partis, les médias postérieurs, sans être politiquement neutres, obéissent d’abord et avant tout à une logique commerciale. Par ailleurs, l’offre d’information s’uniformise: le public tend à avoir un point de vue uniforme sur les faits, même si les opinions sur ceux-ci sont très variables (3). L’érosion de la fidélité des électeurs et le contact médiatique entre électeurs et candidats propulsent sur le devant de la scène médiatique une forme nouvelle d’expression, celle des sondages d’opinion. Comme je l’ai expliqué ici, les sondages se construisent eux-mêmes comme une relation de représentation. En effet, les sondeurs ont un pouvoir d’initiative pour privilégier les questions qu’ils souhaitent soumettre au public, ce qui leur permet d’exercer un pouvoir considérable dans le façonnement de l’opinion publique. Mais ils sont obligés, en retour, de tenir compte de certaines préoccupations du public dans les questions qu’ils posent, sous peine de pertes en taux de réponse et en clarté des résultats. Si les sondages façonnent l’opinion publique, ils permettent aussi son expression à une dimension autrefois inconnue, rejoignant une population qui, avant la généralisation des sondages s’exprimait très peu, voire pas du tout.

Une autre caractéristique de la démocratie du public est la croissance des « engagements politiques non-institutionnalisés » . Les études analysées par Manin montrent que le nombre de citoyens ayant signé une pétition, pris part à une action, manifestation, grève, occupation ou autre est en croissance. Les organisations défendant une cause spécifique sont de plus en plus nombreuses. Ces différentes manifestations se présentent comme des adresses directes aux gouvernants, cherchant à les influencer, mais ne réduisent pas à néant leur marge d’indépendance, puisque ceux-ci ont toujours la possibilité de refuser un changement réclamé, peu importe l’intensité de la mobilisation à laquelle ils font face.

Épreuve de la discussion:

Dans le parlementarisme, la délibération avait lieu directement au parlement, qui avait été conçu précisément dans cet objectif. Cette situation a disparu dans la démocratie de partis, car la discipline de parti a rendu impossible que de véritables échanges aient lieu entre les députés présents, qui se contentent de présenter les arguments de leurs partis. C’était alors plutôt au sein des instances gouvernantes des partis qu’avaient lieux les vrais débats de société. Dans la démocratie du public, le débat se joue à deux niveaux. D’abord, la diversification des groupes d’intérêts a entraîné la multiplication des rencontres entre gouvernants et représentants des groupes, dans des rencontres (parfois formalisées, souvent informelles) où les argumentations et les conclusions ne sont pas fixées à l’avance. Mais surtout, la présence d’un fort électorat volatile et informé a fait des médias le principal espace de débat dans la société, où les politiciens présentent leurs arguments et peuvent prendre connaissance d’autres points de vue dans un jeu ouvert (entendons par là: qui ne sont pas strictement cadrés par les programmes des partis) .

Une dernière note: La démocratie du public est-elle encore le type de régime représentatif dans lequel nous vivons? S’il existe un motif de le mettre en doute, c’est l’avènement d’internet et des médias sociaux, que Manin n’a pas pu prendre en compte dans sa postface. Ceux-ci ne fonctionnent pas comme la télévision, ni comme les journaux de masse, et altèrent les règles de la délibération publique. Les optimistes y voient des manières de forger des liens « horizontaux », sans le filtre autoritaire des médias, et de forger de nouvelles solidarités (c’est l’interprétation proposée, si ma mémoire est bonne, dans Economix), de permettre aux intellectuels de se présenter directement au public sans passer par la déformation journalistique (l’idée a en son temps été évoquée par Noiriel, qui semble par la suite s’être assez rapidement désabusé du potentiel d’internet); les pessimistes y voient simplement la dictature de la bêtise. Je ne trancherai pas cette question. En revanche, il me semble nécessaire de rappeler que le rôle central des médias de masse dans la démocratie du public ne doit pas occulter les autres causes structurelles de ce mode de représentation: c’est d’abord la transformation de la composition sociale de la population qui en est la cause. En l’absence de formes d’intégrations industrielles et en présence de la multiplication des contrôles (même, peut-être même surtout, dans une société marquée par le néolibéralisme) qui institutionnalisent des « publics » variés, la représentation ne peut se construire sur le seul mode de l’affrontement de deux grands partis. En ce sens, il me semble que nous vivons toujours dans des « démocraties du public » (démocraties des publics?), même si celles-ci évoluent peut-être dans le sens d’une complexification du débat public.

Notes

(1) Ce facteur de l’autonomie des médias peut conduire à nuancer la chronologie proposée par Manin, trop schématique. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les grands journaux de masse américains, les penny journals, qui s’autonomisent des partis politiques dès le milieu du XIXe siècle en misant sur une diffusion de masse générant de forts revenus publicitaires. Ce modèle de financement existe également en France à la même époque, bien que moins puissamment implanté (voir ). Les premiers journaux de masse semblent bien se développer à l’époque de la démocratie de partis et c’est d’abord la télévision qui joue le rôle primordial dans l’avènement de la démocratie du public.

(2) En parcourant les références utilisées dans les notes de bas de page, on constate que les études analysées ont été publiées entre 1999 et 2004.

(3) Si on garde à l’esprit que la première édition de cette postface date de 2007 à partir d’études antérieures à 2004, on comprend qu’il n’y ait pas de prise en compte d’internet dans son analyse: 2007 était à peu près « l’âge d’or » des blogues, qui ne rejoignaient néanmoins qu’un public très réduit. Les réseaux sociaux n’étaient encore qu’à leurs balbutiements. Resterait à savoir ce que les transformations de l’espace public correspondantes ont pu avoir comme impact sur le lien représentatif.

Bibliographie

MANIN, Bernard. Principes du gouvernement représentatif. Paris: Flammarion, 2012.

Référence que j’aurais dû lire et n’ai pas lue pour cet article:
MARTEL, Frédéric, Smart, Enquête sur les internets, Paris, Flammarion, 2014, 408 pages.

Aux sources de « l’opinion publique »

La notion « d’opinion publique » semble aujourd’hui aller de soi pour la plupart des gens. La manière dont les journalistes et les commentateurs font usage de ce terme, sans hésitations et sans définition, montre à quel point ils se sentent à l’aise avec ce concept. Comme beaucoup de termes populaires, son usage ne correspond à aucune définition précise. On pourrait approximativement regrouper les usages les plus fréquents sous la définition suivante : l’opinion publique est l’opinion la plus communément partagée au sein de la population. Cette définition est fort peu opératoire du point de vue des sciences sociales. Elle ne l’est pas davantage en politique. Dans un cas comme dans l’autre, le problème est de savoir ce que pensent les gens. C’est pourquoi on considère généralement que les sondages sont l’expression la plus forte de l’opinion publique. Or, les sondages manipulent l’opinion publique de plusieurs manières : en lui imposant ses catégories, dans lesquelles l’opinion doit se couler, ou en influençant les réponses par la formulation des questions et l’ordre de présentation des questionnaires. Ce type de constatations (entre d’autres) a fait dire à Pierre Bourdieu que l’opinion publique n’existait pas. La conclusion est sans doute excessive : bien qu’influencée et en partie construite par les sondeurs, l’opinion reflétée par les sondages demeure un mécanisme de représentation où les sondés ne sont pas dépourvus de pouvoir. En analysant les mécanismes qui réduisent la marge de manœuvre des sondeurs, Bernard Manin conclut qu’ils sont similaires à ceux qui permettent aux électeurs d’influencer les élus : ils sont privés du pouvoir d’initiative, mais pourvus d’un pouvoir de refus qui force les sondeurs à une certaine écoute .

L’exemple des sondages permet de saisir plus précisément ce que peut être l’opinion publique. Elle n’est pas tant l’opinion de l’ensemble de la population (qu’on appellerait alors le « public ») que l’opinion représentée dans la sphère publique, c’est-à-dire accessible à tous. Les travaux de Roger Chartier sur la notion de représentation peuvent aider à percevoir ce que signifie la représentation d’une opinion en public. Dans un article classique, Le monde comme représentation, il explique qu’à l’âge classique, la « représentation » prenait deux sens simultanément. Le premier sens est que la représentation est « ce qui donne à voir un objet absent ». La même définition, prise dans un sens politique ou juridique, signifie « tenir la place de quelqu’un, avoir en main son autorité ». Dans cette définition, il y a distinction nette entre la représentation et la chose représentée, qui est absente. Le second sens, à l’inverse, suppose que la représentation est de montrer une présence. Une personne est alors sa propre représentation. Or, très souvent, les deux sens parviennent à se confondre : la représentation est ce qui se présente et représente quelque chose .

La formulation est confuse? Tentons de la préciser par l’exemple.

Dans le cas particulier des sondages, on identifie aisément l’absent : l’opinion de la population, précisément, qu’il est impossible de voir. Dès lors apparaissent des instruments, des signes, qui prétendent la donner à voir : les sondages, mais aussi les vox-pops, le courrier des lecteurs, les sections de commentaires, les pétitions, les manifestations, les discours de quelques politiciens qui nous disent ce qu’ils ont vu « sur le terrain ». On séparerait volontiers ces signes de ce qu’ils représentent. Mais lorsque l’opinion influence, par exemple, l’action politique, ce qui se passe en réalité, c’est que ce sont les signes qui exercent cette influence. C’est donc avec une efficacité indéniable que les signes (par exemple les résultats des sondages) prétendent être l’opinion. On retrouve donc, dans le mécanisme des sondages, les deux significations de la représentation : le sondage donne à voir l’opinion, absente; simultanément, le sondage incarne l’opinion et lui donne une présence. Notons que l’ensemble des représentations de l’opinion publique ne donne pas une image « pure » ou « exacte » de « ce que pensent les gens ». Il s’agit d’images imparfaites dont la représentativité (cette fois au sens scientifique du terme) est toujours imparfaite, parfois carrément douteuse ou même trompeuse. C’est pourquoi la construction de l’opinion publique est un enjeu de luttes de pouvoir constant.

Roger Chartier souligne que la représentation s’est définie ainsi à l’âge classique en grande partie parce qu’elle y a acquis une nouvelle importance. Le raffermissement des États monarchiques (absolu, en France ou constitutionnel, en Angleterre) s’est en effet accompagné d’une multiplication des représentations symboliques des souverains, dont c’était l’un des principaux instruments de puissance. Ce phénomène s’explique par deux facteurs : un contrôle effectif du souverain sur un territoire étendu dans un contexte de croissance démographique et la monopolisation des instruments de la violence légitime par le monarque. Du premier facteur, il s’ensuit un allongement de ce que le sociologue Norbert Elias appelait des « chaînes d’interdépendance » — autrement dit, il existe de nombreux intermédiaires entre le souverain et le plus lointain de ses sujets —, ce qui implique que l’un ne peut connaître l’autre que par la médiation d’une représentation. Du second facteur, il s’ensuit la pacification des luttes de pouvoirs. Pour pacifier l’espace sur lequel il règne sans devoir recourir en permanence à la puissance armée, le monarque use de représentations symboliques de sa puissance, qui rappellent à ses sujets à tout moment qu’il détient les moyens de réduire toute résistance. Par ailleurs, les sujets ne pouvant recourir à la violence entre eux sans risquer de subir les foudres de la justice royale, ils doivent utiliser d’autres moyens, symboliques, pour mener les luttes de pouvoirs qui les opposent les uns aux autres. À la violence guerrière se substitue la violence symbolique .

Entre la situation du roi dans les monarchies de l’âge classique et celle l’opinion publique dans les régimes représentatifs, le sens du pouvoir s’est en quelque sorte inversé (au moins en principe, bien qu’il faudrait apporter des nuances considérables à cette affirmation; mais passons). On pourrait croire que c’est parce que les régimes représentatifs ont mis l’opinion publique au cœur de leur fonctionnement. Or, c’est plutôt l’inverse qui s’est produit : c’est l’opinion publique qui est à l’origine des régimes représentatifs contemporains. L’opinion publique, en effet, trouve son origine sous la monarchie absolue. Si on suit les analyses de Reinhardt Koselleck et de Benedetta Craveri, la structure même de la monarchie absolue a généré les mécanismes qui ont donné naissance à l’opinion publique.

Revenons d’abord à la question de la représentation. Pour que l’opinion publique puisse être représentée, dans le plein sens du terme, elle doit se donner à voir. Il faut donc que soient disponibles des instruments qui sont visibles du plus grand nombre (qui soient publics) et se donnent pour la présence de l’opinion dans les lieux publics. Le préalable à la genèse de l’opinion est donc celle d’un espace public. C’est cet espace que va créer la monarchie absolue, sans s’en rendre compte.

La monarchie absolue est née des guerres de religion. Le renforcement monarchique la précédait déjà, mais la monarchie française précédant les guerres de religion était limitée par différents procédés consultatifs et délibératifs qui limitaient le pouvoir du roi. Parce que les membres des conseils et des parlements étaient considérés comme des sages, initiés au même titre que le roi aux mystères de la justice, le roi était contraint de prendre en compte leur opinion. Les guerres de religion ont rompu les principes qui permettaient de maintenir aux côtés du roi ces sages habilités à juger de sa politique. En brisant le consensus religieux, elles ont également miné la confiance en la raison et la possibilité qu’elle pouvait être partagée par un groupe d’individus. Ainsi vers la fin du XVIe siècle, le monarque français s’est-il vu seul habilité à décider des politiques du royaume, car seul détenteur de la sagesse divine. Ce phénomène est fondateur de la monarchie absolue « à la française ». Grâce à ce nouveau statut, et à bien des guerres, le roi de France s’est élevé au-dessus de tous et s’est présenté comme le garant de la paix du royaume, par-delà la fracture religieuse . En Angleterre, l’élévation de la monarchie n’a pas été si radicale. Les Tudors ont suivi le modèle du renforcement monarchique qui prévalait dans la France du début du XVIe siècle. Les Stuarts, pour leur part, ont flirté avec le modèle de la monarchie absolue, mais échoué à l’imposer définitivement. En Angleterre, le modèle de la monarchie parlementaire a triomphé à la fois de la monarchie absolue et du Commonwealth. La Grande-Bretagne n’a pas pour autant été épargnée par les guerres de religion et c’est un Anglais, Thomas Hobbes, qui a livré l’une des théorisations les plus abouties du pouvoir souverain (voire de la monarchie absolue). En Angleterre comme en France, l’État a été présenté comme seul garant de la paix civile par-delà les fractures religieuses et le citoyen s’est vu contraint à une obéissance absolue. Cela a contraint les théoriciens de la monarchie absolue, Hobbes en tête, à poser le problème des limites de la monarchie. En particulier, si le citoyen était tenu à une obéissance absolue envers le monarque, quelle liberté pouvait-il espérer? La lecture proposée par Koselleck des écrits de Hobbes permet de cerner ce qui échappe légitimement à l’autorité monarchique. « Hobbes introduit l’État en tant que donnée qui retire aux convictions privées leur répercussion politique » . Autrement dit, les convictions des individus risquant de les amener à se faire la guerre, « la conscience morale, au lieu d’être une cause de la paix, est, dans sa pluralité subjective, une cause de la guerre civile. », l’État s’occupe de la politique et les individus doivent, quelles que soient leurs convictions, obéir à l’État. Ainsi, leurs convictions n’ont aucun impact politique. L’État est ainsi astreint à un devoir auquel il ne peut se soustraire, car il est la condition même de son existence : assurer la paix. Tant qu’il y parvient, son comportement est conforme à la raison (la raison d’État, bien sûr). Mais, « dans la mesure où l’homme comme sujet s’acquitte de son devoir d’obéissance, le souverain se désintéresse de sa vie privée. […] La nécessité d’établir une paix durable incite l’État à concéder à l’individu un for intérieur qui diminue si peu la décision du souverain qu’il lui en devient au contraire indispensable. » L’homme avait ainsi droit à un jugement moral, en tant qu’homme et non en tant que citoyen . C’est là l’embryon de l’opinion qui deviendra publique. Mais il faudra attendre John Locke, une génération plus tard, pour une première véritable réflexion sur la notion d’opinion publique . Du for intérieur, il fait un « législateur » parallèle à la loi publique : les citoyens, vivant en société, décident moralement de ce qu’ils jugent acceptable ou non, et cela a force de loi .

Tandis qu’en Angleterre Locke faisait de l’opinion un « législateur » parallèle au législateur étatique, en France on en faisait le public jugeant la loi du roi. L’un des effets de la monarchie absolue en France a été de réduire les espaces de délibération sur les décisions royales qui, auparavant, validaient — ou neutralisaient — ces décisions. Sans abolir ces institutions — conseil royal et parlements —, elle leur déniait toute compétence pour se prononcer sur l’opportunité ou non des ordres du monarque. Mais privées du pouvoir d’en délibérer, elles perdaient aussi, corrélativement, une grande capacité de leur pouvoir de faire obéir au roi. L’un des principaux objets de réflexion des politiques du XVIIe siècle, notamment Richelieu et ses publicistes, était les moyens par lesquels on pouvait obtenir l’obéissance volontaire des sujets. Or, bien que déniant que le peuple ait les facultés pour se prononcer sur une décision, ils demeuraient conscients qu’il était plus facile d’obéir à un ordre que l’on comprend. Aussi Richelieu a-t-il mis en place un appareil de propagande d’une ampleur inédite pour « fabriquer » l’opinion qui faciliterait l’obéissance au roi. Ainsi apparaissaient l’opinion d’un « public » (au sens d’un public assistant à une pièce de théâtre) dont la puissance allait s’affirmer du fait même de l’importance qu’on lui accordait : « Réduit encore à l’état des destinataires du spectacle orchestré à son intention par le pouvoir, il allait, sous l’effet de cette sollicitation permanente, se constituer à terme en tribunal portant son jugement sur l’autorité du roi » .

Mais le jugement individuel, réduit à un espace dépolitisé en France comme en Angleterre, ne peut encore, au XVIIe siècle s’exprimer au vu et su de tous. Il doit pratiquer une forme de retrait du monde pour s’exercer. Ce monde se construira par divers moyens au sein d’une société en construction. Pacifiée par l’État, il reste encore à cette société à créer des liens qui réunissent ceux qui ont été divisés par la crise religieuse. Processus difficile, il implique la création de lieux communs et d’une morale qui transcende les barrières religieuses. Voilà ce qui se construit tranquillement au XVIIe siècle. Premiers lieux où l’opinion s’exprime à l’écart du pouvoir royal : les salons de la bonne société. Ils apparaissent en France à la fin du XVIe siècle, précisément lorsque Henri IV fait triompher la monarchie absolue. La noblesse affronte alors une crise identitaire sans précédent : elle n’est plus détentrice du pouvoir politique, tandis que les nouvelles techniques militaires lui retirent la dignité d’être la « classe guerrière » de la société. Il lui faut alors reconstruire une identité qui lui permettra de réaffirmer ses privilèges : une supériorité fondée, non sur la pratique de la guerre, mais le sang et l’hérédité, dont le signe distinctif est le raffinement des mœurs. L’aristocratie française se partage alors entre deux mondes : celui, directement sous le regard du roi et soumis à lui, de la cour, et celui, en retrait du premier, des salons. Les aristocrates qui, comme Mme de Rambouillet, éprouvent de l’aversion pour la cour, se réfugient dans des salons où ils s’adonnent à leurs divertissements, au raffinement de leur « politesse », aux échanges galants ou philosophiques. Ce milieu se soustrait volontiers aux curiosités des serviteurs du roi, si ceux-ci demandent ce qui s’y passe ou ce qui s’y dit : il protège le secret de la vie qui s’y déroule, vie privée, après tout. Les salons furent le lieu où la noblesse française se reconstruisit un espace de liberté à l’écart du monarque .

Le secret par rapport au regard monarchique était également entretenu, de manière accentuée, par les loges maçonniques. Elles naissent à la même époque, se développent au XVIIe siècle en Angleterre et se diffusent en Europe à partir de la troisième décennie du XVIIIe siècle. Les loges maçonniques étaient rigoureusement apolitiques: « En Angleterre, par le refus de la politique, on voulait d’abord fonder, par-dessus les partis existants, une nouvelle unité sociale, tout en convainquant le gouvernement du caractère inoffensif de la société secrète et de la nécessité de la tolérer » . Elles se vouaient d’abord aux œuvres sociales et au service de la Vertu, demeurant soigneusement hors du domaine politique. « La bourgeoisie moderne dépasse ce for intérieur secret [de Hobbes] d’une morale de la conviction et se consolide dans des sociétés privées, mais ces dernières restent entourées du secret » . Les subtilités des implications du secret des francs-maçons sur l’autorité du monarque, nous les passerons sous silence. Qu’il suffise de noter qu’en distinguant soigneusement les domaines du politique et du moral et en attribuant le politique au souverain, on l’exposait à une critique morale.

Toutefois, pour s’exposer en public, la critique du prince absolu devra d’abord employer des moyens détournés, soigneusement séparés, eux aussi, du monde politique, de sorte qu’ils paraissent d’abord inoffensifs. Les théâtres furent l’un de ces moyens. « La juridiction du théâtre commence là où s’arrête le domaine des lois du monde », écrit Friedrich Schiller (cité par ). Le théâtre, envisagé comme institution morale, était l’antithèse de l’État, institution politique. Parce qu’il était en retrait du monde, le théâtre pouvait faire fi des bienséances : « Ici, les grands de ce monde entendent ce que, dans leur qualité de politiques, ils n’entendent jamais ou rarement : la vérité. Ce qu’ils ne voient jamais ou rarement, ils le voient ici : l’homme » (cité par ). Selon cette vision, le théâtre était un lieu public où les hommes de lettres peuvent se permettre de dire la vérité. Encore en discutaient-ils, de la vérité et de la morale, ces hommes de lettres. Au XVIIe siècle, Pierre Bayle revendique pour le monde des lettres une liberté absolue, car seule la critique impitoyable qu’ils s’adressent les uns aux autres peut faire voir la vérité. Un paragraphe de l’analyse de Koselleck à ce sujet mérite d’être cité en entier :

C’est au sein d’une liberté absolue qu’on peut déclencher le procès critique qui découvre la vérité. C’est pourquoi dans la République des lettres chacun est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. La guerre civile, que l’État a éliminée, réapparaît inopinément dans le for intérieur privé que l’État a dû concéder à l’homme comme homme. La liberté absolue, la guerre de tous contre tous y règne en maître. Le but commun de tous est la vérité, et le vrai souverain du combat spirituel, c’est la critique que chacun exerce et à laquelle chacun se soumet. La souveraineté est sans pitié, chacun y participe. La démocratie totale que Rousseau concevra un demi-siècle plus tard est la République des lettres de Bayle étendue à l’État. Elle fournissait le modèle d’une forme d’État pour laquelle, fut-ce spirituellement, la guerre civile est légalisée et fonde la légitimité .

La République des lettres s’est ainsi donné les moyens d’effectuer une critique publique du pouvoir. Celle-ci s’exerçait « par les institutions qui ont constitué le public comme une instance de la critique esthétique : les salons, les cafés, les clubs, les périodiques. » De l’opinion publique, le peuple, toutefois, était exclu dans sa plus grande partie : la partie illettrée. L’opinion publique se constituera comme une « représentation » du peuple, où les représentants sont les « hommes éclairés » qui prétendent parler en son nom . L’opinion publique, au XVIIIe siècle, représentait le peuple, mais n’était pas le peuple : c’était le « public qui lit », autrement dit l’audience des discours lettrés .  L’un des traits qui firent précisément que l’opinion publique pouvait juger le roi, c’est qu’elle était vue comme la voix, non de la majorité, mais de la raison : le produit de la confrontation des divers arguments exprimés dans la République des lettres et soumis à la critique de tous contre tous. Aujourd’hui, on ferait plutôt jouer un tel rôle à une notion telle que le « consensus scientifique ». Quoiqu’il en soit, revendiquant pour elle la raison, l’opinion publique briguait les attributs de la souveraineté.

À la fin du XVIIIe siècle, l’opinion publique se permettait en effet de tout juger, notamment les tribunaux. L’avocat qui perdait sa cause pouvait déjà espérer faire pression sur le juge en faisant appel à l’opinion publique : il diffusait alors des pièces du procès et usait d’une écriture qui « puise ses modèles et références dans les genres à succès et qui donne une forme mélodramatique au récit » . À la veille de la Révolution française, il existait donc une conception d’un public souverain, capable d’exercer un jugement d’autant plus sûr qu’il était le fruit des hommes de lettres représentés comme un tout, ayant fait émerger la vérité par leurs critiques mutuelles, moral parce que libéré de toute influence politique. La notion d’opinion publique, à l’époque, était opposée à celle d’opinion populaire, versatile, changeante et déraisonnable. C’est pourquoi le peuple était représenté dans l’opinion publique, tout en en étant exclu, par des philosophes qui prétendaient « dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés » . Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’opinion publique pourra être étendue à la majorité de la population, par l’exercice de l’éducation publique et de la presse de masse. Mais par ce processus même, la prétention des hommes de lettres à parler au nom des opprimés s’en trouva considérablement fragilisée.

Bibliographie

CHARTIER, Roger. “Le sens de la représentation.” La vie des idées, March 22, 2013. http://www.laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-representation.html.
CHARTIER, Roger. Les origines culturelles de la Révolution française. Paris: Seuil, 1990.
CHARTIER, Roger. “Défense et illustration de la notion de représentation.” Working Papers des Sonderforschugsbereiches 640, no. 2 (2011). http://edoc.hu-berlin.de/series/sfb-640-papers/2011-2/PDF/2.pdf.
CHARTIER, Roger. “Le monde comme représentation.” Annales. Histoire, Sciences Sociales 44, no. 6 (1989): 1505–20.
CHARTIER, Roger. “Le monde comme représentation [1989].” In Au bord de la falaise, 75–98. Paris: Albin Michel, 2009.
CRAVERI, Benedetta. L’âge de la conversation. Tel. Paris: Gallimard, 2002.
JOUANNA, Arlette. Le prince absolu. Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique. L’esprit de la cité. Paris: Gallimard, 2014.
JOUANNA, Arlette. Le pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté. Paris: Gallimard, 2013.
KOSELLECK, Reinhart. Le règne de la critique. Paris: Editions de Minuit, 1979.
MANIN, Bernard. Principes du gouvernement représentatif. Paris: Flammarion, 2012.
NOIRIEL, Gérard. Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question. Marseille: Agone, 2010.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ai pas lu pour ce billet :

Luc BLONDIAUX, La Fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Seuil, 1998, p.34. Voir ici.

Les principes du gouvernement représentatif (2): L’aristocratie démocratique

Mon précédent billet sur Bernard Manin portait sur les deux premiers chapitres de son livre, ceux qui abordent le thème du tirage au sort et de son éviction par l’élection dans les régimes représentatifs. Je le compléterai maintenant en abordant les quatre autres chapitres du même livre. En somme, après avoir montré comment les idées sur le contrat social et l’école du droit naturel ont fait triompher l’élection, Manin doit s’interroger sur la portée exacte de cette révolution. En quoi l’aristocratie d’un régime représentatif se distingue-t-elle d’un régime autoritaire fondé sur une petite oligarchie? Quels sont les principes qui fondent la représentation? Quelle est l’élasticité particulière de ce concept?

Chapitre 3 : Le principe de distinction

Dans ce chapitre, Manin cherche à montrer que l’intérêt de l’élection, aux yeux des fondateurs des régimes représentatifs, était précisément d’être aristocratique. Limitons-nous à l’exemple du débat américain, où précisément c’est le caractère aristocratique en soi de l’élection qui fut au cœur de la polémique. Le débat de ratification de la constitution américaine opposait les Fédéralistes, partisans de la ratification, aux Anti-fédéralistes, opposés à la ratification. Quel était le problème, aux yeux de ces derniers? C’est que la chambre des représentants était trop petite, le nombre de ceux-ci trop réduit, les circonscriptions trop grandes. De telles conditions, estimaient-ils, favoriseraient l’élection d’individus appartenant à une « aristocratie naturelle », dotés de traits caractéristiques tels que le charisme et l’argent. Au contraire, ils estimaient que de plus petites circonscriptions et, par voie de conséquence, un plus grand nombre de représentants à la chambre, favoriseraient une plus grande diversité des représentants ainsi qu’une plus grande proximité de ceux-ci avec les électeurs. Or, pour les anti-fédéralistes, les représentants du peuple ne devaient pas être meilleurs que le peuple, mais au contraire lui ressembler afin d’agir comme lui. Mais les anti-fédéraliste étaient incapables de préciser de quel type d’aristocratie il s’agirait et de quelle manière elle serait forcément favorisée par l’élection. Contre leur thèse, les fédéralistes soulignaient qu’il n’y avait aucune aristocratie de naissance aux États-Unis, que la seule aristocratie naturelle qui pourrait émerger de l’élection se distinguerait par sa vertu et ses talents. Mieux, ils affirmaient que l’émergence d’une telle aristocratie était naturelle était désirable pour que le pays prospère. Mais, comme le souligne Manin, ce faisant, ils concédaient implicitement que l’élection avait bel et bien un caractère aristocratique. Ainsi, les deux camps s’entendaient en réalité sur cette caractéristique du suffrage : il repose sur le principe de distinction.

Chapitre 4 : Une aristocratie démocratique

Puisque, comme il l’avait noté à propos des anti-fédéralistes, l’intuition que l’élection avait, en elle-même, un caractère aristocratique n’avait jamais été démontrée par une argumentation rationnelle, Manin cherche à montrer, dans ce chapitre, comment l’élection peut être aristocratique. Il identifie quatre éléments intrinsèques de l’élection qui lui donnent un caractère aristocratique.

Les préférences de personne se réfère au caractère personnalisé du choix électoral. Il s’ensuit non seulement que l’élection ne correspond pas à une égalité « mathématique », puisque tous les candidats n’ont pas des chances égales d’accéder aux charges, mais aussi qu’elle ne correspond pas à une égalité « méritocratique », car le choix de l’électeur est arbitraire et qu’il n’est pas tenu de justifier son choix.

La dynamique d’une situation de choix suppose que, pour choisir, il faut se fonder sur un critère qui distingue un candidat des autres. L’électeur a donc besoin d’un critère, même s’il n’a pas à s’en justifier. Étant donné qu’une population est un ensemble soumis à une certaine standardisation, notamment au niveau des échelles de valeurs, tous les critères de distinction ne se valent pas. Il s’ensuit que sont nécessairement sélectionnés des individus répondant aux critères de distinction les plus communs dans la population : les « meilleurs », donc les « aristocrates » du point de vue de ces critères.

Les contraintes cognitives, reposent sur une prémisse simple : « Élire consiste à choisir des individus connus. » Pour qu’un individu soit connu des électeurs, il doit pouvoir se démarquer par un trait qui le distingue de la population, par conséquent par un trait rare. 

Les coûts de la diffusion de l’information. Pour maximiser ou, au contraire, minimiser les avantages résultants des caractères saillants de leur candidat ou de leur adversaire, les partisans d’un individu doivent faire une campagne électorale. Mais cette procédure est coûteuse et favorise par conséquent les individus susceptibles de mobiliser des quantités importantes de capitaux.

Mais la dimension aristocratique de l’élection comporte une forte ambiguïté, sur laquelle revient Manin en discutant de la notion, apparemment contradictoire, « d’aristocratie démocratique ». Car si l’élection ne permettra jamais à l’individu normal d’accéder aux magistratures, elle offre à la population un pouvoir de refus. L’élection combine alors des éléments aristocratiques, du point de vue de l’accès aux charges (tous ne peuvent pas accéder aux charges, il faut faire partie d’un groupe d’élite du point de vue d’une caractéristique valorisée) et des éléments démocratiques, du point de vue du droit de choisir qui gouvernera (dès que le suffrage universel est institué, tous ont un droit égal à élire le gouvernement). De même, s’il est certain que l’élection sélectionne des « élites », le critère selon lequel ces élites seront valorisées n’est pas précisé, ce qui rend possible à plusieurs formes d’élites (religieuses-morales, intellectuelles, médiatiques, industrielles, etc…) d’espérer être élues. Elles tendent donc toutes à être favorables à l’élection, tout en se battant pour valoriser un critère plutôt qu’un autre. De plus, en laissant à la population le choix du critère déterminant le choix des élites, elle permet aux citoyens ordinaires d’arbitrer les conflits entre les différentes élites en compétition et d’imposer les critères déterminants les résultats des élections. Cette dualité de l’élection, qui serait à la fois aristocratique et démocratique, explique en grande partie sa popularité et la stabilité des régimes représentatifs. En offrant à la fois aux élites et aux gens ordinaires des motifs de satisfaction, l’élection permet l’existence d’un régime dont la majorité des groupes sociaux estiment qu’ils ont intérêt à le maintenir en place. Mieux : l’élection combine ces caractéristiques « en une opération simple et indécomposable » (p.199).

Chapitre 5 : Le jugement public

Après avoir bien insisté sur la double dimension aristocratique et démocratique de l’élection, Manin s’efforce d’expliquer les quatre traits qui caractérisent tous les régimes représentatifs, par delà les différences qu’ils peuvent avoir entre eux. L’enjeu est de déterminer la nature de la représentation, c’est-à-dire la nature du lien entre les décisions des gouvernants et la volonté des gouvernés. Je m’en tiendrai ici à un bref résumé, point par point :

En premier lieu, la marge d’indépendance des gouvernants (pp.209-214). Les débats qui, dans différents pays, ont mis en place les régimes représentatifs, ont systématiquement, et généralement rapidement, écarté deux dispositifs qui auraient empêché les élus de prendre leurs propres décisions : les mandats impératifs et la révocabilité permanente des élus.

En second lieu, la liberté de l’opinion publique (pp.214-223). Si le peuple n’a pas le pouvoir, lorsqu’il élit ses dirigeants, de leur donner des instructions, il a en contrepartie le droit de lui signifier ses désirs en tout temps, en s’exprimant en public. Que ce soit par des manifestations, des pétitions, des sondages ou d’autres moyens, « les gouvernés ont toujours la possibilité de faire entendre une opinion collective différente de celle des gouvernants » (p.222). En conséquence, le gouvernement représentatif est « un régime où les représentants ne peuvent jamais dire avec une confiance et une certitude absolue : “Nous, le peuple.” ».

En troisième lieu, la réitération de l’élection (pp.223-234). C’est la possibilité de se voir confirmer ses décisions ou d’être sanctionné par les électeurs qui crée un lien entre gouvernants et gouvernés et permet à ces derniers d’influencer les décideurs. C’est là le dispositif central par lequel les électeurs peuvent exercer un pouvoir : « des représentants soumis à réélection sont incités à anticiper le jugement rétrospectif des électeurs sur la politique qu’ils mènent » (p.228). La dimension rétrospective du jugement préserve la marge d’autonomie des gouvernants en leur permettant le parie qu’une politique impopulaire maintenant pourra plus tard être jugée favorablement rétrospectivement, si le peuple a de bonnes raisons de croire qu’elle a finalement produit de bons résultats. Toutefois, souligne Manin, l’élection comporte une ambiguïté : elle permet au peuple de choisir à la fois en jugeant rétrospectivement du mandat des gouvernants et en jaugeant pour l’avenir l’offre des partis concurrents. Or, pour être démocratique en influençant toujours les gouvernants, l’élection doit toujours être un jugement rétrospectif. Or, dans la dimension prospective de l’élection (juger des programmes sur l’avenir), l’élection n’est pas démocratique, car elle ne permet pas de contraindre les élus à respecter leurs promesses. Manin conclut qu’on retrouve dans ce dispositif, à nouveau, une combinaison indissoluble d’éléments démocratiques et aristocratiques.

En quatrième lieu, l’épreuve de la discussion (pp.234-245). Lorsqu’une décision est prise, elle doit pouvoir être soumise par la suite à la discussion. L’objectif, à l’époque des fondateurs, était de faire tomber les intérêts particuliers pour favoriser l’intérêt général et, ainsi, convaincre les gouvernés de la valeur de la décision. La discussion devait créer l’assentiment de la majorité. « La démocratie représentative n’est pas un régime où la collectivité s’autogouverne, mais un système où tout ce qui tient au gouvernement est soumis au jugement public » (p.245).

Chapitre 6 : Les métamorphoses du gouvernement représentatif

Ces quatre principes fondamentaux forment par la suite le fil conducteur du dernier chapitre du livre. Celui-ci établit une chronologie en trois périodes des régimes représentatifs contemporains. Manin y parcourt les transformations qui ont touché les régimes représentatifs occidentaux en reprenant chaque fois les quatre critères de définition d’un « gouvernement représentatif ». Il y montre que si chacun des éléments s’incarne différemment au cours de chacune des périodes, ils demeurent néanmoins valides et observables. Ainsi, les métamorphoses du gouvernement représentatif montrent que celui-ci peut se présenter sous diverses formes, mais conserver son caractère semi-démocratique. Le changement central, c’est en général le type « d’élites » que ce système porte au pouvoir. Cette démonstration se fait sur les trois périodes. La première est celle que Manin appelle le « parlementarisme », qui correspond à la période du suffrage censitaire. À cette époque, il fallait une richesse minimale pour avoir le droit de vote et se présenter aux élections. Les élus se caractérisaient par leur enracinement local. Notables dans leur région, ou appuyés par un notable, ils représentaient leur région davantage qu’un alignement idéologique. La seconde période est celle que Manin a nommée la « démocratie des partis ». Celle-ci est née du suffrage universel. Le besoin de rejoindre un plus vaste public a posé des problèmes de coordination et de logistique inédits et ainsi favorisé la formation de partis politiques. Ces derniers favorisent une uniformisation idéologique de leurs membres et de leurs clientèles électorales privilégiées. Les économies d’échelles dont profitent ces formidables machines à mobilisation défavorisent les notables locaux. Dès lors, ce sont les mandarins de partis qui deviennent l’élite privilégiée pour l’élection dans cette forme de régime représentatif. La domination des partis sur la vie publique demeure jusque dans les années 1970. Vers cette époque, divers indices apparaissent indiquant une transition vers une nouvelle phase, celle de la « démocratie du public ». Le premier signe auquel on perçoit cette transformation du régime de pouvoir des gouvernements représentatifs est la fragmentation des suffrages : les appartenances sociales, économiques et culturelles qui déterminaient les comportements électoraux auparavant sont désormais des déterminants moins puissants. Si la corrélation demeure, elle est plus faible. La fidélité des électeurs s’effrite également : ils sont de plus en plus nombreux à changer de parti à chaque élection. Le choix des électeurs est désormais davantage guidé par la personnalité des candidats plutôt que par le programme ou l’enracinement local. Pour expliquer ce fait, Manin avance deux causes : d’une part, l’expansion du domaine et de l’efficacité des médias, notamment la télévision, qui permettent au candidat d’apparaître directement aux électeurs; d’autre part, la multiplication des domaines d’intervention de l’État, qui rend impossible de résumer toutes les interventions du gouvernement dans un programme et recentre donc le débat sur la personne qui assumera le pouvoir. La « démocratie du public » est donc le domaine privilégié de l’espace médiatique et les « élites » élues le sont en fonction de leur charisme et des moyens à leur disposition pour contrôler le message médiatique.