Qu’est-ce que le « dilemme républicain »?

En m’intéressant à l’histoire de l’idée républicaine, j’ai progressivement découvert ce que certains historiens des idées appellent le « dilemme républicain ». C’est par un article de Geoff Kennedy que j’ai découvert cet enjeu et, bien que Geoff Kennedy ne soit pas l’inventeur de l’expression, c’est en résumant cet article que j’ai décidé d’exposer la question ici, en y ajoutant, comme j’en ai l’habitude, quelques annotations provenant d’autres références. L’objet de ce billet étant d’exposer les termes du dilemme républicain, je ne résumerai pas l’entièreté de l’article de Kennedy, mais seulement la première partie, quitte à revenir sur la seconde dans un autre billet.

Comme je l’ai expliqué dans mon billet sur Philip Pettit, l’un des enjeux fondamentaux de la pensée républicaine est la préservation de la liberté des citoyens. La préservation de cette liberté conduit pourtant de nombreuses sociétés à des impasses. L’idée de « dilemme républicain » repose sur le caractère inextricable d’une situation où, dans la création de moyens pour préserver la liberté, on crée en même temps des moyens capables de la détruire.

Les penseurs de la république romaine ont ainsi découvert qu’en donnant à leurs généraux l’imperium pour leur permettre de vaincre leurs ennemis qui menaçaient de les envahir, ils donnaient à ces mêmes généraux les moyens de prendre le pouvoir:

À ce titre, la résistance républicaine contre l’arbitraire et la loi absolue – ce que signifiait le pouvoir de l’imperium lorsqu’il était concentré dans les mains d’un seul homme – s’unissait à une conception territoriale de la liberté républicaine: l’expansion externe de l’imperium avait le potentiel d’affaiblir les institutions de l’autogouvernement républicain  (1).

Geoff Kennedy explique que, dans la Rome antique, les penseurs républicains n’avaient initialement pas de problèmes particulier avec l’idée d’expansionnisme territorial, associé à la gloire, la « grandeur ». La préoccupation première d’un Cicéron ou d’un Salluste était d’assurer la liberté des citoyens romains, et non de tout humain.

Machiavel s’est également préoccupé de cet enjeu, mais en y substituant, en partie au moins, l’expansion militaire par l’expansion commerciale. La « grandeur » des commerçants et banquiers florentins créait les conditions d’un « empire » menaçant les libertés républicaines. En effet, les Médicis ont fini par prendre le pouvoir à Florence, renversant la république. « La question qui préoccupait les républicains était: comment une république peut-elle préserver sa grandeur et sa liberté quand l’une semblait saper l’autre? Les républiques devaient-elles nécessairement suivre la voie de Sparte et demeurer des républiques statiques pour leur préservation? » .

Si le dilemme des anciens Romains et des Florentins du Moyen Âge est demeuré irrésolu et préoccupant, Kennedy avance que les théoriciens républicains anglo-américains sont parvenus à produire une synthèse nouvelle entre l’idée de république et celle d’empire, des « républiques impériales » commercialement très agressives. Son article vise à examiner les différences entre les approches républicaines italiennes et anglo-américaines pour discerner d’où vient que cette synthèse ait été rendue possible.

La formulation que Machiavel a fait du dilemme républicain (s’inspirant de la lecture de Salluste) serait la plus connue et la plus influente:

La grandeur (grandezza) était fondée sur l’établissement de la liberté républicaine, et la grandeur, en retour, était cruciale pour maintenir la liberté républicaine et les constitutions républicaines. Les deux se renforçaient mutuellement et étaient également nécessaires. Mais la grandeur portait en elle les graines de la destruction de la liberté républicaine. […] Le dilemme que Machiavel identifie provient de son assertion selon laquelle, bien que la grandeur mène au renversement de la liberté républicaine, l’alternative, la simple préservation de la liberté républicaine, entraîne également la condamnation certaine aux mains de conquérants étrangers. Ainsi, une république doit choisir entre la grandeur ou la simple préservation: si une république s’étend, elle va certainement dégénérer en un empire; si elle cherche à préserver sa liberté à travers la stabilité interne, elle va éventuellement devenir la proie d’ennemis agressifs .

Selon l’analyse de Kennedy, Machiavel estimait que l’expansion était nécessaire pour canaliser certains conflits externes et donner à la république un minimum de cohésion interne. Cette cohésion ne devait pas être absolue, car Machiavel croyait que le conflit était une garantie de liberté: elle devait en revanche être suffisante pour éviter que les conflits internes de la république ne dégénèrent et ne produisent son affaiblissement. Pour minimiser les dangers de l’expansion, Machiavel a imaginé trois modèles différents:

1) former une ligue grandissante de républiques égales;

2) conquérir et diriger les territoires voisins;

3)  former une ligue grandissante de républiques inégales entre elles, la république « principale » dominant les autres.

Aux yeux de Machiavel, une république était plus susceptible de préserver longtemps sa liberté si elle parvenait à être la république dominante dans le troisième modèle; elle était le moins susceptible de préserver longtemps sa liberté si elle adoptait le deuxième modèle, car celui-ci requérait un appareil militaire et fiscal très lourd.

Sans doute faut-il souligner combien ce discours repose sur la croyance, commune à l’époque moderne, en l’efficacité, voir la supériorité militaire et commerciale des républiques. En effet, à l’époque où écrivait Machiavel, la supériorité militaire des républiques par rapport aux autres formes de pouvoir était un thème commun chez les penseurs politiques. Non seulement l’exemple historique des Romains était-il à la mode, mais les succès militaires de Vénitiens et des Suisses fournissaient-ils des exemples contemporains permettant d’affirmer qu’il s’agissait d’une règle universelle. Même des penseurs monarchistes , comme Claude de Seyssel, s’intéressaient à la question en tentant d’imaginer des moyens par lesquels les monarques pourraient tirer bénéfice de cette propriété des républiques . Si, en effet, il existe une telle chose que le dilemme républicain, c’est que les républiques bien ordonnées étaient considérées comme pouvant se défendre efficacement contre leurs ennemis et d’effectuer naturellement la conquête des territoires voisins. C’est uniquement dans la perspective du succès que les généraux glorieux ou les citoyens trop riches peuvent corrompre la cité et menacer la liberté (pour des détails additionnels sur ce point, .

Comme je l’ai dit, Kennedy n’est pas le premier à évoquer le dilemme républicain. On trouve notamment des traces de celui-ci dans la fameuse leçon de Quentin Skinner, La liberté avant le libéralisme, bien que l’auteur de celle-ci n’emploie pas cette expression. Selon Skinner, chez Salluste comme chez Machiavel, la forme républicaine est valorisée avant tout parce qu’elle est celle qui permet le mieux d’atteindre la « grandeur », tout en notant, l’un comme l’autre, que si la liberté permettait la grandeur, la grandeur finissait immanquablement par menacer la liberté. « L’expérience prouve que jamais les peuples n’ont accru leurs richesses et leur puissance sauf sous un gouvernement libre. » écrit-il dans les Discours (cité dans ). Les garanties que la république offre pour les libertés des citoyens n’étaient qu’un bénéfice secondaire. Les républicains anglais (Harrington, Nedham, Milton) auraient, pour leur part, d’abord adopté cette perspective, mais pour évoluer rapidement vers une attitude exprimant « un soupçon croissant portant sur l’éthique de la gloire et la poursuite de la grandeur civique ». Au cours de l’interrègne, ils auraient fréquemment identifié Oliver Cromwell au général romain Sylla, le « traître […] qui leva une armée dangereusement nombreuse, lui apprit à convoiter les luxes de l’Asie, puis s’en servit pour prendre le contrôle de l’État romain […] ». Cette méfiance envers l’expansionnisme, de la part des républicains anglais, les auraient amenés à dévaluer ce bénéfice des républiques pour affirmer que le principal avantage des républiques étaient de pouvoir assurer la liberté et le bien-être de leurs citoyens .

Pourtant, si on suit Geoff Kennedy, au XVIIe siècle, les penseurs républicains anglais, lecteurs de Machiavel, commencèrent à se demander si ce dernier n’avait pas proposé une fausse opposition en suggérant que l’expansion menaçait nécessairement la liberté. Ils cherchèrent ainsi à s’inspirer du développement de la réflexion économique, notamment des penseurs mercantilistes, pour concilier la liberté de la république avec l’expansion commerciale impérialiste. Les penseurs républicains anglais se divisèrent à partir de ce moment en deux courants: d’une part, ceux qui demeuraient attachés à la doctrine de la vertu républicaine comme fondement et garantie de la liberté et critiquaient le développement de la société commerciale; d’autre part, ceux qui fondaient le républicanisme sur la doctrine de l’intérêt emprunté au mercantilisme.

À ce point de son analyse, Kennedy pose la question: « Suggérer que les républicains anglais ont résolu le problème que Machiavel disait être insoluble appelle la question: les problèmes concernant la liberté et l’empire auxquels étaient confrontés les républicains de deux sociétés différentes, dans deux périodes historiques différentes, étaient-ils les mêmes? » . Un peu plus loin, il indique la démarche qu’il compte suivre pour résoudre ce problème.

Ce qui doit être identifié, ce sont les voies par lesquelles l’activité commerciale – enracinée dans des relations sociales de propriété spécifiques – résultant en des formes particulières d’activité politique qui affectent le fonctionnement de l’État, et par conséquent les possibles stratégies d’expansion externes dans les deux contextes. Ce faisant, nous pourrons commencer à identifier les problèmes politiques spécifiques qui ont préoccupé les penseurs politiques dans deux contextes sociohistoriques différents .

Il s’agit donc de reposer la question du dilemme républicain en le réexaminant sous la lumière apportée par les outils de la critique historique. Ce faisant, Kennedy problématise la question sous un angle matérialiste. Je compte aborder son analyse dans un prochain billet. Pour le moment, il me semble qu’avoir exposé ce qu’est le « dilemme républicain » suffit.

À propos de ce dilemme républicain, j’observerai qu’il repose sur une réflexion qui comporte des éléments analytiques et des éléments normatifs. En termes de normativité, on peut discerner, en amont de la réflexion, la conceptualisation républicaine de la liberté: changez la définition de la liberté, et le dilemme pourrait s’en retrouver changé ou même disparaître. En aval du raisonnement, le dilemme lui-même relève du questionnement normatif: que faire pour éliminer le dilemme, ou au moins pour prolonger la période de liberté et éloigner la chute? Entre les deux, toutefois, on trouve un élément proprement analytique: quelles sont les dynamiques sociales qui réduisent ou accroissent la domination? Cet élément central est le plus susceptible d’intéresser les chercheurs en sciences sociales, fournissant un élément de problématisation qui leur permet de faire avancer leurs recherches. En contrepartie, les éléments normatifs relèvent d’enjeux plus philosophiques. L’ensemble relèvent donc d’une réflexion hybride, qui devrait appeler à la collaboration entre différentes disciplines pour être convenablement étudié.

Notes: 

(1) L’article de Kennedy étant rédigé en anglais, toutes les traductions sont de mon fait.

Bibliographie

SKINNER, Quentin. Machiavel. Paris: Seuil, 2001.

Une référence que j’aurais dû lire mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet:

David Armitage, « Empire and liberty », dans Martin van Gelderen et Quentin Skinner (dir.) Republicanism: A Shared European Heritage, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, pp.29-40.

Les principes du gouvernement représentatif (1): Le tirage au sort et sa disparition

Il y a quelque temps, j’ai demandé à mes contacts Facebook de nommer trois livres de non-fiction dont il recommanderait la lecture à tout le monde. Dans ma propre liste, puisque je devais bien me prêter au jeu que je proposais moi-même, j’avais inclus Les principes du gouvernement représentatif. C’est que ce petit livre remarquable, très accessible et bien pensé offre une excellente introduction aux principes de base sur lesquels sont fondés nos gouvernements et de la manière dont ils fonctionnent. Il offre également un exemple intéressant de l’usage de l’histoire sur de longues périodes pour éclairer le présent. Enfin, il joue un rôle important aujourd’hui dans la diffusion des critiques des régimes de « démocratie représentative » comme étant « non-démocratiques », bien que l’avis de l’auteur soit plus nuancé. Pour effectuer un compte-rendu complet, j’ai choisi de procéder en deux temps, correspondant aux deux grandes étapes de son raisonnement : d’abord exposer les liens de la représentation avec les régimes aristocratiques et l’éviction des formes les plus démocratiques à l’époque contemporaine; ensuite, exposer le principe de distinction et les formes aristocratiques des régimes représentatifs. Je procéderai par chapitre, ce billet étant consacré aux deux premiers.

Démocratie directe et représentation : la désignation des gouvernants à Athènes

C’est l’une des bonnes idées de ce livre que de commencer l’étude des gouvernements représentatifs par la démocratie athénienne qui, précisément, n’en était pas un. En effet, comme c’est souvent le cas, c’est en comparant qu’on fait ressortir les traits déterminants de l’un et de l’autre. Au cœur du dispositif démocratique athénien, on trouve le tirage au sort. Contrairement à ce qui a souvent été dit, dans la démocratie directe athénienne, les décisions n’étaient pas toutes prises par le peuple assemblé. Par ailleurs, si on ne peut nier l’importance des stratèges, il est faux de dire que les fonctions les plus importantes dans la constitution athénienne étaient des fonctions électives. En réalité, l’essentiel du dispositif législatif et judiciaire athénien était assumé par des fonctions dont les récipiendaires étaient choisis par tirage au sort. Or, c’est précisément celui-ci qui rend la démocratie « directe », car il donne une possibilité égale pour quiconque souhaiterait participer à la vie politique d’assumer une fonction importante dans l’appareil de gouvernement. Pour Aristote, le tirage au sort relève de la démocratie, tandis que l’élection est un système oligarchique : « Je veux dire, écrit-il, qu’il est considéré comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchique qu’elles soient électives, comme démocratique qu’elles ne dépendent pas d’un cens, comme oligarchique qu’elles dépendent d’un cens. »(Politique, IV, 9, 1294 b 7-9, cité par Manin p.43). Étant donné que les charges étaient soumises à un renouvellement régulier et que quiconque avait le statut de citoyen pouvait y postuler, tout citoyen pouvait être tour à tour gouvernant et gouverné. « L’alternance du commandement et de l’obéissance formait même, selon Aristote, la vertu ou l’excellence du citoyen. » (p.45). Le principe de rotation faisait en sorte que près d’un citoyen sur deux allait accéder à la Boulè au cours de sa vie, faisant du tirage au sort une solution rationnelle pour déterminer dans quel ordre ils pourraient y accéder.

Par ailleurs, le principe de l’élection est opposé au principe de rotation des charges de plusieurs manières. D’une part, parce que « la liberté d’élire, cependant, est aussi la liberté de réélire. » (p.48) D’autre part, parce que « la combinaison de la rotation et du tirage au sort procédait d’une profonde défiance à l’égard du professionnalisme. […] L’absence d’experts au sein des instances gouvernementales ou, en tout cas, leur rôle limité visait à préserver le pouvoir politique des simples citoyens. » Le tirage au sort suppose que chacun a une compétence politique suffisante pour au moins être écouté (p.52). Au contraire, l’élection tend à réduire les chances d’un grand nombre de citoyens de participer au gouvernement de la cité. Elle est donc « aristocratique » en ce sens qu’elle sélectionne des gouvernants sur un caractère particulier que n’ont pas tous les citoyens.

Le triomphe de l’élection

Une fois établi qu’en démocratie directe, le principe de désignation des gouvernants est le tirage au sort, un ensemble de questions sont posées : comment en est-on venu à abandonner l’idée de tirage au sort? Pourquoi considère-t-on aujourd’hui l’élection comme un procédé démocratique? Dans le deuxième chapitre, Manin tente de répondre à ces questions en examinant le cheminement du tirage au sort et de l’élection dans un ensemble de cas historiques : d’abord la République romaine, ensuite les républiques italiennes médiévales (notamment Venise et Florence). Puis, il examine les théoriciens politiques anglais et français des XVIIe et XVIIIe siècles, surtout Harrington, Montesquieu et Rousseau.

La République romaine, structure oligarchique, utilisait le tirage au sort, mais en lui donnant une fonction complètement différente de celle qu’il occupait à Athènes. Les Romains procédaient à des votes par groupes classés selon leur richesse. Comme les riches (peu nombreux) avaient en tant que groupe autant de poids que les pauvres (nombreux), cela signifie que leur poids relatif était plus important que celui des pauvres. Le hasard n’avait pas pour fonction de permettre aux pauvres d’avoir autant de chances que les riches d’atteindre les postes, puisque la plupart des charges étaient réservées aux riches. La fonction du hasard était toute autre : comme les groupes ne votaient pas tous en même temps, mais plutôt l’un après l’autre, le sort était utilisé pour décider dans quel ordre les groupes allaient voter. Comme les Romains pensaient que le hasard était le moyen par lequel les dieux exprimaient leur volonté, le premier groupe à voter donnait généralement le ton et les groupes suivants votaient dans le même sens que lui, donnant l’illusion qu’ils étaient tous du même avis. Ainsi, pour les Romains le sort avait surtout pour fonction de favoriser la cohésion politique du fait de sa neutralité et de l’interprétation religieuse qu’on en donnait. (p.74)

Le tirage au sort n’est donc pas égalitaire par essence. Ce sont des usages spécifiques qu’on en fait qui le rendent, ou bien égalitaire, ou bien aristocratique. Néanmoins, ses caractéristiques le rendent plus adéquat à établir un régime démocratique que l’élection, car lui seul permet un accès égal aux charges.

Après Rome, Manin passe rapidement sur les républiques italiennes en général, puis consacre un passage respectivement aux cas de Florence, puis Venise. Je ne détaillerai pas ici les deux systèmes, tous deux forts complexes, mais résumerai les enjeux. Manin rappelle que l’enjeu qui a traversé l’ensemble du Moyen Âge italien était les luttes de factions à l’intérieur des cités, un problème propre aux systèmes féodaux. Aussi, le tirage au sort était utilisé comme une manière d’arbitrer la sélection des magistrats sans exacerber les luttes entre factions : « Dans les cités italiennes, la propriété essentielle du sort semble avoir été qu’il déplaçait la distribution des charges vers une instance externe, et donc neutre par rapport aux factions en présence. » (p.76) Mais les enjeux de démocraties étaient bien présents : Florence et Venise étaient deux régimes aristocratiques qui se concevaient comme des « constitutions mixtes ». Mais les systèmes étaient construits de manières très différentes : tandis qu’à Florence, grosso modo, on élisait des citoyens parmi lesquels on choisissait au sort, à Venise, on choisissait au sort des électeurs. De cette manière, à Florence le tirage au sort avait pour effet d’atténuer l’aristocratisme. Le tirage au sort y était d’ailleurs défendu par les groupes sociaux les plus défavorisés.

Les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment Harrington, Montesquieu et Rousseau, connaissaient bien l’existence du tirage au sort et réfléchissaient à ses tenants et aboutissants. Qu’ils soient favorables ou non au tirage au sort, ils estimaient qu’il était par nature démocratique, tandis que l’élection était aristocratique. Ce constat amène Manin à formuler l’un des questionnements clés de son livre. En effet, si ces penseurs ont tous pris la peine de réfléchir sérieusement aux enjeux du tirage au sort et de l’élection, comment se fait-il qu’une génération plus tard, elle ait disparu de l’horizon de la pensée politique? Qu’aucune des trois grandes révolutions modernes n’ait sérieusement envisagé d’intégrer le hasard dans leurs systèmes politiques? (pp.108-111) Pour expliquer ce phénomène, Manin écarte la plupart des éléments d’explications généralement avancés (qui ont sans doute, selon lui, une part de vérité, mais sont insuffisante) pour se tourner vers les principes fondateurs des grandes révolutions à l’origine des régimes représentatifs. L’un d’eux privilégie l’élection contre le tirage au sort :

Le principe que toute autorité légitime dérive du consentement de ceux sur qui elle est exercée ou en d’autres termes que les individus ne sont obligés que ce par quoi ils ont consenti. Les trois révolutions modernes se sont faites au nom de ce principe. […]

Or, à partir du moment où la source du pouvoir et le fondement de l’obligation politique étaient ainsi placés dans le consentement ou la volonté des gouvernés, le tirage au sort et l’élection apparaissaient sous un jour nouveau. Quels que soient par ailleurs ses mérites et ses propriétés, le tirage au sort présente en effet ce caractère incontestable qu’il ne fait pas intervenir la volonté humaine et ne peut pas passer pour une expression du consentement. […] En ce sens le sort n’est pas, en lui-même, une procédure de légitimation du pouvoir, mais seulement une procédure de sélection des autorités et de répartitions des charges. L’élection au contraire accomplit deux choses à la fois : elle sélectionne les titulaires des charges, mais en même temps elle légitime leur pouvoir et crée chez ceux qui ont désigné un sentiment d’obligation et d’engagement envers ceux qu’ils ont désignés. Il y a tout lieu de penser que c’est cette conception du fondement de la légitimité et de l’obligation politique qui a entraîné l’éclipse du tirage au sort et le triomphe de l’élection. (pp.113-116)

Le triomphe de l’élection dans les gouvernements représentatifs moderne reposerait donc, si on suit Manin, sur le triomphe d’un principe, celui du consentement au pouvoir, profondément ancré dans l’idéologie moderne du contrat social. Sur cette conclusion, qui identifie un principe fort des gouvernements représentatifs, il peut passer à la suite de son analyse de ceux-ci en passant à l’analyse du principe de distinction. J’y reviendrai dans le prochain billet.

Pour lire le livre de Bernard Manin, cliquez ici, ou rendez-vous dans une bibliothèque ou une librairie.

Au détour d’une lecture: De la chute de Rome au féodalisme indien

Il arrive qu’on apprenne des choses intéressantes là où on ne les attendait pas. De lire sur un sujet et de découvrir sur un autre. D’où, je dirais, l’importance d’avoir des intérêts diversifiés. Par exemple, si j’essaie de schématiser et de structurer mes thèmes de lecture (c’est une imposture: en réalité, mes pensées sont beaucoup plus chaotiques que ça), on peut les classer en trois catégories: les questions liées à mes spécialités (les morisques, l’Espagne du XVIe siècle, les relations entre chrétiens et musulmans, l’histoire de l’immigration); mes champs d’intérêt d’historien plus ou moins généraliste (histoire de l’Europe moderne, histoire du monde en général) et les questions liées à mes préoccupations civiques. En matière d’histoire générale, j’aime bien essayer d’élargir les horizons, en particulier en mettant l’accent sur les liens entre ces espaces qu’on appelle des « civilisations ». On a beau, en effet, enseigner l’histoire de l’Occident comme si c’était un vase clos, on sait pourtant que les échanges entre Europe et Asie, notamment, furent abondants dès l’antiquité. Mais affirmer l’existence des échanges, dresser une liste des marchandises qui transitent par l’Iran et la mer Rouge, n’aide pas à visualiser l’intensité du commerce et l’interdépendance tissées entre ces régions éloignées. C’est sans doute en mettant l’accent sur les impacts lorsqu’il y a perturbation du commerce qu’on mesure le mieux la force des liens qui unissent les différentes régions. Or, l’un des plus beaux exemples de ce procédé que je connaisse, je l’ai trouvé dans un livre traitant de… l’anthropologie de la pornographie. Comme le savent ceux qui me suivent depuis longtemps sur les réseaux sociaux, les questions relatives aux « industries du sexe » (expression pratique, mais contestable en raison de ses présupposés idéologiques) font partie des thèmes politiques qui me préoccupent. C’est donc avec l’intention de m’informer sur ces questions que j’ai emprunté Le Jaguar et le Tamanoir. Vers le degré zéro de la pornographie, de l’anthropologue Bernard Arcand. Un livre rempli de surprises, mais pour le moment, je vais me concentrer sur la première moitié du chapitre 6.

Dans ce chapitre, Arcand s’intéresse à « l’encastration du sexe » en Inde, c’est-à-dire aux nombreux temples hindous couverts d’innombrables sculptures figurant des scènes de sexe aussi explicites que variées. Comment en est-on venus, dans l’Inde médiévale, à bâtir autant de temples figurant des scènes qu’on qualifie volontiers, aujourd’hui, de pornographiques? Je passe ici sur les hypothèses qui sont écartées en me contentant de mentionner que si rien dans la religion hindoue ne jette sur le sexe un tabou comme dans le christianisme, cela ne suffit pas à expliquer une telle débauche. L’explication, Arcand l’a trouvée dans une thèse soutenue à l’Université de Bombay en 1970 par Devangana Desai et publiée depuis sous le titre Erotic Sculpture of India, A socio-cultural study. Davantage que le livre d’Arcand, c’est donc plutôt le livre de Desai qu’il faudra consulter si on souhaite approfondir le thème traité dans ce billet.

Aux origines, donc, était l’Empire romain. Ou plutôt, la chute de l’Empire romain. Car, comme je l’ai suggéré au début de ce billet, les relations commerciales étaient importantes entre Rome et l’Inde. Politiquement, le nord de l’Inde tend à être dominé par de grands empires depuis qu’Alexandre le Grand et ses successeurs ont fait peser une menace militaire sur la région, tandis que le sud est divisé entre quelques royaumes relativement stables. L’ensemble de ces régions profite d’un commerce florissant à la fois avec l’espace méditerranéen et l’espace chinois. L’expansion de ce commerce est telle que la puissance des marchands en vient à menacer la domination des brahmanes sur la région. Toutefois, la chute de l’Empire romain va changer la donne. Le tout n’est pas soudain, mais le déclin constant du commerce avec l’espace méditerranéen affecte l’équilibre des forces politiques dans l’espace indien. Le déplacement du commerce vers Byzance favorisa les marchands arabes qui s’installèrent bientôt dans la région. Par conséquent, la classe marchande indienne connut un déclin constant qui entraîna des répercussions sur les hiérarchies en place. L’Inde fut entraînée dans un processus de décentralisation du pouvoir. Avec celle-ci, les régions gagnèrent une autonomie croissante et les rivalités entre ces dernières favorisèrent l’émergence d’une classe guerrière qui supplanta les marchands dans la hiérarchie sociale. L’enrichissement passant désormais beaucoup par la guerre, ces princes locaux concentrèrent bientôt entre leurs mains des fortunes considérables.

Les rivalités entre ces seigneurs de guerre ne s’exprimaient pas que par voie militaire. Pour affirmer affermir leur légitimité, il leur fallait un appui idéologique et religieux. C’est pourquoi ils se rapprochèrent des brahmanes en devenant prodigues de dons charitables, généralement destinés à construire des temples.

En somme, la construction d’un temple faisait d’un édifice en pierre trois coups: satisfaisant le besoin ostentatoire d’affirmer sa propre grandeur, le temple respectait les exigences de l’ordre religieux et social supérieur, tout en calmant les inquiétudes d’une croyance profonde en l’efficacité de la magie religieuse au sein d’une société qui appréciait plus que jamais les incertitudes de la guerre. (p.285)

En somme, le besoin de légitimation des seigneurs et leurs rivalités engendraient une émulation dans la construction de bâtiments religieux. Mais tandis qu’ils devenaient la principale source de financement des temples, les seigneurs de guerre émergents leur imprimaient leurs propres goûts aux temples. L’ornementation de ces derniers puisait dans l’imagerie érotique du tantrisme, en appauvrissant, voire en expurgeant, la dimension spirituelle de ce dernier. Parallèlement, la fragmentation politique de l’Inde se répercutait sur la cohésion des pratiques religieuses et culturelles. Dans la régionalisation politique, les temples sont non seulement devenus plus dépendants de leurs fondateurs, mais ont également dû diversifier leurs sources de revenus, ce qui profitait à eux-mêmes comme à leurs mécènes.

Par ailleurs, les temples diversifient leurs fonctions sociales: ils s’efforcent de se rendre attrayants pour les pèlerins, elles se dotent d’astrologues, de lieux de résidence (auberges) de services et de divertissements (barbiers, musiciens, vendeurs de souvenirs mais aussi « danseuses et prostituées sacrées »). Ils en viennent même à assumer une fonction bancaire car « Dans certains cas, le temple représentait même le seul endroit sûr où le citoyen pût déposer ses épargnes en toute sécurité. » Ces activités produisait évidemment pour les administrations locales une source de revenus considérables « Et dans les cas où le territoire consacré au culte était assez grand pour que l’on puisse y offrir tous ces services, l’autonomie administrative des responsables du temple faisait du lieu et de sa « communauté » un véritable fief féodal, indépendant et parfois très riche. (pp.287-288)

On voit dans cette analyse combien ces temples, sans doute parmi les rares institutions dotées d’une envergure suffisante pour avoir un effet structurant sur leur région. D’où la mise à profit de ces moyens et la diversification des fonctions. Comme le note Arcand, dans ces conditions, la frontière entre le religieux et le profane y devient difficile à distinguer. C’est à peu près à ce point que, faite l’histoire sociale des temples aux images explicites, Arcand revient à la question de la pornographie. Car aussi explicites soient ces images, elles ne furent pas « pornographiques » en soit avant que les Européens, puis les Indiens des XIXe et XXe siècles ne les jugent telles. Mais c’est aussi à ce point que s’achève mon billet, qui s’intéressait principalement à la genèse historique de ces temples. Car voici mes deux objectifs accomplis: en premier lieu, montrer comment les transformations d’une région du monde (ici, le déclin et la chute de l’Empire romain) peuvent affecter en profondeur, sur le long terme, une autre région du monde (ici, l’Inde, qui se régionalise et passe d’une élite marchande à une élite guerrière); en second lieu, montrer que des informations intéressantes peuvent être trouvées dans toutes sortes de lectures. Il vaut la peine de diversifier les lectures, elles finissent toujours par se recouper utilement. De même, il semble vain de prétendre trop cloisonner les lectures, les unes intégrées aux recherches, les autres aux intérêts civiques, puisqu’elles finiront par enjamber d’elles-mêmes la cloison. C’est dans ce qu’on en fait qu’il faudra clarifier ensuite où on se situe.