Les statistiques comme représentation (du terrorisme)

Il y a quelque temps, quelques-uns de mes amis facebook ont partagé ce billet du site Les crises, où se multiplient les tableaux statistiques sur les attentats dans le monde. L’auteur du billet ne commente presque pas, sauf pour dire que les débats devraient respecter la complexité du phénomène — on est bien d’accord. Ce qui m’ennuie, et je l’ai dit en partageant à mon tour le lien, c’est qu’il n’y a pas un mot d’explication sur la méthodologie par laquelle on a construit ces statistiques. En se présentant pour objectif, le billet occulte par conséquent l’un des principaux moyens par lesquels on pourrait apprécier la complexité du phénomène.

Les statistiques sont des représentations, comme les définit Roger Chartier. Elles appartiennent au domaine du symbolique, comme le définit Maurice Godelier dans la mesure où c’est l’usage que nous faisons des statistiques qui permet à une certaine idée du terrorisme de se traduire en action politique. Les représentations du terrorisme orientent la mesure des efforts que nous mettons à le combattre et le choix des méthodes que nous employons pour ce faire et, plus généralement, toutes nos attitudes face à celui-ci. La représentation est donc une réalité agissante et, pour cette raison, le cœur d’un combat politique où de nombreux acteurs s’affrontent pour orienter ladite représentation dans le sens de leurs intérêts.

Dans le billet, déjà cité, du blogue Les Crises, l’auteur oriente légèrement la lecture par son commentaire sarcastique : « la guerre au terrorisme : une réussite! » Dès lors, les nombreux tableaux semblent tous livrer le même message : le nombre d’actes de terrorisme recensés a bondi au cours des dernières années. On en conclut donc rapidement, au mieux que la guerre au terrorisme n’a pas pu empêcher la croissance du terrorisme, au pire que la guerre au terrorisme a aggravé la situation, galvanisé le terrorisme et favorisé son recrutement. Aussi plausibles que soient ces conclusions, elles évincent un autre élément de réponse, plus subtil et tortueux, mais tout aussi plausible : que la guerre au terrorisme ait bouleversé les modes de classification et de collecte des données. En donnant une efficacité symbolique concrète à la catégorie « terroriste », elle aurait ainsi conduit nombre d’acteurs à agir pour favoriser la classification de certains actes au sein de cette catégorie. Ce processus a d’ailleurs commencé avant le 11 septembre 2001, bien qu’il se soit sans doute accéléré depuis.

Prenons par exemple ce compte-rendu d’un essai sur la guerre civile algérienne, dans les années 1990. J’en citerai un paragraphe entier :

Selon Marie-Blanche Tahon, le régime militaire algérien veut exploiter efficacement une véritable « rente du terrorisme », car « la lutte contre le terrorisme dont se revendique l’armée algérienne est un excellent argument pour accorder des prêts et des aides financières à l’Algérie. » L’armée engage à cet effet « ses journaux et ses démocrates » et se fait relayer « par la plupart des médias occidentaux et aujourd’hui par les touristes politiques, des vieux “nouveaux philosophes” aux parlementaires, qui vont faire leur petit tour à Alger. » L’auteur redoute en fait que ces visites aient « trois conséquences : caution accordée à la “démocratie” algérienne; vente d’armes à l’armée algérienne pour accroître la répression du “terrorisme” et démantèlement des “réseaux terroristes” en Europe. Les deux dernières conséquences résultent de l’amalgame savamment entretenu depuis six ans entre “terrorisme” et “expression politique”. Amalgame destiné à justifier la répression, quelle que soit sa forme. » Le rôle actif dans la tragédie algérienne de la communauté internationale et notamment les institutions et les gouvernements qui soutiennent le régime algérien par le biais d’une « aide » financière est souligné. « Cette “aide” internationale, qu’elle vienne du FMI, de la Banque mondiale, du Club de Paris ou de divers gouvernements, est largement utilisée pour alimenter la répression contre une population civile toujours insoumise. »

Le danger des statistiques sur des thèmes aussi sensibles est bien illustré ici. Lorsqu’un thème devient politiquement porteur, l’ensemble du vocabulaire médiatique et politique s’en trouve altéré et l’effet finit généralement par percoler sur les milieux intellectuels et les producteurs de statistiques. Si l’armée algérienne a besoin de financement, ses ennemis entreront rapidement dans les catégories statistiques qui attirent le mieux l’argent. Dans les années 1990, c’était déjà la catégorie « terroriste ». Et nous parlons là d’une époque antérieure au 11 septembre 2001! Imaginez après!

Voici un autre exemple : les tableaux exposés dans cet article de Métro. Citons le paragraphe où l’on explicite la définition :

Pour être considéré comme un acte terroriste et être recensé dans la Global Terrorism Database, l’acte doit être intentionnel, avec un but social, économique, politique ou religieux. Il doit y avoir des preuves d’une volonté à envoyer un message à d’autres personnes que les victimes elles-mêmes. L’acte doit aussi être fait en dehors des réglementations internationales sur les guerres.

La dernière phrase de cette définition est capitale : si un nombre croissant de guerres menées actuellement ne disent pas leur nom, alors logiquement, les morts qui autrefois auraient été catégorisés comme des victimes de guerre se retrouvent naturellement dans la catégorie des victimes du terrorisme. Politiquement, la logique est implacable : il vaut toujours mieux « combattre le terrorisme » que de n’être qu’une faction au cœur d’une guerre civile.

Tout ça pour dire que je ne pense pas qu’on puisse étudier l’évolution quantitative du terrorisme sans étudier en parallèle l’évolution de la catégorie « terrorisme », de sa définition, des méthodes de collecte et des enjeux politiques qui affectent chacun de ces éléments. Se priver de cette étude qualitative sous prétexte de « laisser parler les chiffres » revient à s’aveugler sur la signification réelle de ces chiffres.

L’Imaginaire et le Symbolique

Il est toujours utile de garder une trace de bonnes définitions, en particulier pour des concepts qui sont souvent utilisés à tort et à travers. Bien que les définitions ne soient jamais coulées dans le béton (je n’expliquerai pas ici pourquoi – il faudrait que j’y pense plus longuement pour pouvoir l’exprimer correctement), elles demeurent nécessaires pour guider notre travail et le clarifier. En relisant Au fondement des sociétés humaines, de Maurice Godelier – un livre dont je reparlerai peut-être – j’ai retrouvé un passage où il offre deux définitions qui me semblent fort utiles, celles des concepts d’ « imaginaire » et de « symbolique », dont il cherche à clarifier la distinction. Je retranscrirai donc ce passage ici:

L’imaginaire, c’est de la pensée. C’est l’ensemble des représentations que les humains se sont faites et se font de la nature et de l’origine de l’univers qui les entoure, des êtres qui le peuplent ou sont supposés le peupler, et des humains eux-mêmes pensés dans leurs différences et/ou leurs représentations. L’imaginaire, c’est d’abord un monde idéel, fait d’idées, d’images et de représentations de toutes sortes qui ont leur source dans la pensée. Or, comme toute représentation est en même temps le produit d’une interprétation de ce qu’elle représente, l’Imaginaire c’est l’ensemble des interprétations (religieuses, scientifiques, littéraires) que l’Humanité a inventées pour s’expliquer l’ordre ou le désordre qui règne dans l’univers ou dans la société, et pour en tirer des leçons quant à la manière dont les humains doivent se comporter entre eux et vis-à-vis du monde qui les entoure. Le domaine de l’Imaginaire est donc bien un monde réel mais composé de réalités mentales (images, idées, jugements, raisonnements, intentions) que nous appellerons globalement des réalités idéelles qui, tant qu’elles sont confinées dans l’esprit des individus, restent inconnues de ceux qui les entourent et ne peuvent donc être partagées par eux et agir sur leur existence.

Le domaine du Symbolique, c’est l’ensemble des moyens et des processus par lesquels des réalités idéelles s’incarnent à la fois dans des réalités matérielles et des pratiques qui leur confèrent un mode d’existence concrète, visible, sociale. C’est en s’incarnant dans des pratiques et des objets qui le symbolisent que l’Imaginaire peut agir non seulement sur les rapports sociaux déjà existants entre les individus et les groupes, mais aussi à l’origine de nouveaux rapports entre eux qui modifient ou remplacent ceux qui existaient auparavant. L’Imaginaire n’est pas le Symbolique, mais il ne peut acquérir d’existence manifeste et d’efficacité sociale sans s’incarner dans des signes et des pratiques symboliques de toutes sortes qui donnent naissance à des institutions qui les organisent, mais aussi à des espaces, à des édifices, où elles s’exercent. 

Ces longues définitions expriment finalement une idée assez simple: l’imaginaire relève des représentations mentales, le symbolique de leur incarnation concrète. Je ne sais pas encore ce que je ferai de cette distinction (et je compte relire à l’occasion ces définitions longues pour en méditer les nuances), mais elle m’apparaît prometteuse.

Bibliographie

GODELIER, Maurice. Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprends l’anthropologie. Paris: Flammarion, 2012.