Concurrencer Facebook

Je disais il y a longtemps, dans mon premier billet, que je comptais sur ce blogue aborder des thèmes liés à mes intérêts d’historiens tout comme à mes intérêts citoyens. Bien sûr, ces deux domaines se recoupent, mais pas entièrement. Mais jusqu’ici, j’ai essentiellement traité de sujets historiques. Aujourd’hui une question dont j’ai eu l’occasion de débattre avec quelques amis au cours des années. Qu’on prenne donc ce texte pour ce qu’il est, c’est-à-dire d’abord un essai d’imagination où je partage quelques réflexions sur un enjeu qui me paraît important. Le déclencheur de ce billet est cependant la lecture de l’ouvrage de Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre, ou plus exactement de la préface de 2018. Dans cette préface, l’auteur revient sur la manière dont se conçoit le mouvement du logiciel libre, c’est-à-dire comme utopie concrète et selon une logique interstitielle. Utopie concrète: c’est-à-dire un mouvement résultant en la construction d’organisations concrètes, pensées en rupture avec les logiques du monde d’aujourd’hui et fonction d’un monde à advenir. Une logique interstitielle: c’est-à-dire qu’il prétend produire des fissures dans le système actuel en montrant qu’il y existe des alternatives crédibles. Or, dans la préface, Broca indique que, s’il estime toujours que le logiciel libre répond aux caractéristiques d’une utopie concrète, il est plus circonspect quand à la logique interstitielle.

Il me semble en effet que cette stratégie ne suffit pas, et ce pour plusieurs raisons. D’une part, tous les projets alternatifs sont loin de connaître le succès de Linux ou de Wikipédia. Ainsi le réseau social libre Diaspora, qui souleva beaucoup d’enthousiasme au début des années 2010, n’a jamais réussi à concurrencer sérieusement Facebook. Ces espoirs déçus ont des causes profondes. La principale est le phénomène économique appelé « effet de réseau », qui a de puissantes conséquences monopolistiques dans le monde numérique. L’intérêt de s’inscrire sur un réseau social augmente en effet en fonction du nombre total d’utilisateurs du service. Il n’est guère avantageux d’être sur un réseau social que personne ne fréquente… Il s’ensuit que les positions dominantes, comme celle de Facebook, ne peuvent être remises en cause que si une majorité d’utilisateurs migrent simultanément (ou presque) vers un service concurrent. Cela a relativement peu de chances d’arriver[1].

À la suite de ce paragraphe sur l’effet de réseau, il aborde aussi en mentionnant plusieurs exemples le déséquilibre des forces en présence: les géants de l’industrie numérique peuvent compter sur des développeurs bien rémunérés et beaucoup plus nombreux que les développeurs des logiciels libres. Il note cependant que l’utopie du logiciel libre a des impacts, malgré sa situation marginale, notamment sur les représentations du public, ses attentes et donc le débat public. Il faut donc poursuivre l’utopie du Libre, mais sans illusions, et en gardant à l’esprit que nous sommes sans doute condamné à vivre longtemps à l’ombre d’une société dominée par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple… auxquels ont ajoute parfois le « M » de Microsoft). Aussi Broca insiste-t-il sur l’importance d’arracher à ces entreprises des compromis socialement viables, concernant par exemple la fiscalité et la protection des données.

C’est pourquoi il faut aussi savoir délaisser les utopies concrètes: réinvestir les luttes politiques et syndicales traditionnelles, ne pas désespérer totalement de l’État et préférer, parfois, imposer une réforme par le haut qu’ouvrir une brèche par le bas. Sur des sujets comme la lutte contre l’ « optimisation fiscale », la protection des données personnelles ou la défense du droit du travail, nous aurions bien besoin de politiques nationales et européennes qui soient à la hauteur des enjeux. »[2]

J’adhère tout à fait à ce propos. Cela étant, je m’étonne qu’il n’ait pas fait le pas suivant, celui qui permettrait non pas de superposer les deux stratégies, mais plutôt de les croiser. Mais on peut aussi faire quelques réflexions, que j’espère n’être pas trop naïves car je ne suis pas à jour sur les débats que les agents du logiciel libre ont entre eux, sur ce que peuvent faire les développeurs de plus.

Le principe de l’effet de réseau, dont il est question, est revenu à de nombreuses reprises dans mes discussions au cours des dernières années. La première fois, il s’agissait de Facebook et de Diaspora. Plus récemment, il s’agissait plutôt de Academia et de son alternative libre H-Commons. Dans les deux cas, les plates-formes libres ont échoué à concurrencer leur contrepartie monopolistique. Diaspora avait pourtant eu une idée formidable pour tenter de réduire le coût de la migration depuis Facebook : il y existe une fonction qui permet de publier sur Facebook depuis Diaspora. Le problème, c’est que la fonction inverse — voir ce qui se passe sur Facebook depuis Diaspora — n’existait pas. Or, la communication, c’est quelque chose qui doit exister dans les deux sens, sinon il n’y a pas d’intérêt, du moins pas dans une logique bibliofaciale. J’ignore si quelqu’un a tenté de développer cette fonction, si cela s’est avéré impraticable, ou si personne n’y a pensé (ce qui m’étonnerait un peu quand même). Mais l’existence de cette seconde fonction aurait permis à des individus de migrer tranquillement sans perdre le bénéfice de leur réseau, ce qui aurait facilité la migration d’un plus grand nombre de personnes, à terme. Cependant, ces outils dussent-ils se mettre en place, je serais étonné que Facebook ne perçoive pas la menace et ne prenne pas des dispositions pour enrayer le phénomène en bloquant d’une manière ou d’une autre l’une des fonctions. Ce moyen, pour fonctionner, devrait donc être appuyé par les législateurs, qui devraient prendre des dispositions pour protéger ce type de dispositifs. Ce n’est donc pas quelque chose que les développeurs peuvent faire seuls.

Ce qu’ils peuvent tenter seuls, c’est d’accroître leur capacité d’initiative. L’effet de réseau, c’est aussi ce qu’on appelle le « winner take all » ou qu’on devrait dans ce cas-ci appeler le « first take all ». Le réseau qui gagne n’est pas forcément le mieux conçu : c’est tout simplement le premier à offrir un service donné. Une fois qu’il a atteint un niveau critique et que des émules apparaissent pour tenter de l’imiter et de le concurrencer, il est déjà trop tard : il a gagné, les concurrents ont perdu d’avance. Rien ne sert donc aux développeurs de développer des « Facebook libre », des « Academia libre » ou des « LinkedIn libre » : ils perdent leur temps. Il faut changer de stratégie, cesser d’imiter et imaginer des concepts de réseaux sociaux qui n’existent pas encore et les créer les premiers. Alors seulement le libre aura une longueur d’avance. Pas facile, car cela suppose d’imaginer ce qui n’existe pas encore et pourrait attirer l’intérêt et l’activité d’un public. Mais pas infaisable, avec de l’imagination. Après seulement, en partant d’un réseau constitué, on pourrait intégrer de nouvelles fonctions qui seraient « Facebook-like ». Bien sûr, cette stratégie n’est pas sans failles, car Facebook toujours aux aguets des possibles concurrents, aime ajouter des idées et des fonctions similaires pour freiner leurs développements. Pourtant, même lorsqu’il agit ainsi, Facebook ne semble pas échapper à la règle générale du « first take all » : quand il s’aperçoit qu’un nouveau concept se taille une place, il tend à réagir avec un temps de retard. Il y a donc une lumière d’espoir de ce côté.

Mais le plus intéressant, c’est encore de croiser les stratégies du libre et les stratégies traditionnelles. Le problème posé par l’effet de réseau, comme celui posé par la disproportion des forces, peut être en partie pallié par l’appui d’institutions déjà existantes. Par exemple, dans la mesure où Diaspora fonctionne sur le principe de serveurs décentralisés, chaque serveur entretenant un petit réseau connecté aux autres réseaux, il n’est pas interdit de penser que des institutions solides pourraient entretenir quelques serveurs : cela pourrait être des municipalités, des coopératives d’une certaine taille comme Desjardins, des syndicats ou autres choses. Dans tous les cas, quelques garde-fous sont nécessaires, car les réseaux sociaux ne peuvent pas devenir la créature de gouvernements (fussent-ils municipaux). Il faudra donc, un peu à la manière dont un média public se distingue d’un média d’État par une autonomie de gestion et de décision, assurer que le serveur conserve son autonomie. Cela impliquerait dans plusieurs cas de redynamiser la démocratie de certaines institutions rongées par la faiblesse de la participation ou des pratiques de gestion délétères. Mais des mouvements pour relancer la démocratie de telles institutions existent. Des voisins de la blogosphère (voir mes liens) comme Jonathan Durand Folco (pour le municipalisme) et Gabriel Monette (pour les coopératives et tout particulièrement Desjardins) y réfléchissent activement. Une autre voie envisageable serait d’entretenir ce type de serveurs par des sociétés de média, comme les a imaginé Julia Cagé[3]. Cela étant, les sociétés de média ne peuvent pas exister encore : les dispositifs pour les rendre possibles doivent encore être mis en place par les législateurs. C’est pourquoi cette voie devrait être avant tout portée par un parti politique où on aura lu, compris et débattu les propositions de Julia Cagé, capable de les porter devant l’Assemblée nationale.

Comme on le voit, chacune des avenues envisagées dans ce dernier paragraphe implique de croiser des acteurs traditionnels, des mouvements sociaux et les stratégies du libre.  Je ne sais pas à quel point mes idées sont réalistes. Elles me paraissent suffisamment valables pour être proposées au débat. Et si elles ne le sont pas, il restera à chacun à faire aussi son exercice d’imagination pour trouver des voies possibles.

Notes

[1] Sébastien BROCA, Utopie du logiciel libre, Lyon, le passager clandestin, 2018, p. 11‑12.

[2] Ibid., p. 13.

[3] Julia CAGÉ, Sauver les médias: capitalisme, financement participatif et démocratie, Paris, Seuil : La République des Idées, coll. « La République des idées », 2015, 115 p.

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Variations sur la non-violence

J’ai commencé à m’intéresser à l’action non violente à partir des débats Facebook entre militants, ou plutôt à partir de leur sclérose. Dans mon réseau élargi — mes amis et leurs amis, ou du moins ceux qui commentent chez mes amis — existe un débat sur la pertinence de la violence au sein des mouvements sociaux. Ce débat sur la violence n’est pas nouveau. Il traverse l’histoire des mouvements sociaux et ressurgit forcément à l’heure où ils gagnent en dynamisme, puis au moment où ils déclinent.

Dans mon réseau, le débat s’est moins fait entre des promoteurs de la non-violence et des promoteurs de la violence — ce serait caricaturer les derniers intervenants que de les présenter ainsi — mais entre promoteurs de la non-violence et critiques de la non-violence. D’une manière générale, même si mes sensibilités propres me portent dans le premier camp, je dois concéder que de ce que j’ai pu observer, le second camp montre davantage de dynamisme intellectuel que le premier.  Ils ont ainsi mis l’accent sur la confusion entre les différents registres de violence, confusion le plus souvent faite à l’avantage des forces dominantes, tout comme ils ont fait valoir que les mouvements non violents retenus par la mémoire collective pour leurs succès ont souvent coexisté avec des mouvements plus violents – et selon leur hypothèse, c’est une dynamique de type bon cop, bad cop qui obtiendrait les concessions, plutôt que le seul mouvement non violent. À mon sens, le camp défendant la non-violence, face à ces arguments, a eu tendance à se retrancher dans une opposition de principe sans argumenter sa position, ce qui a contribué à faire piétiner le débat. C’est pourquoi il me semble que la redécouverte de la littérature sur la non-violence, plus riche que de simples positions de principes et plus subversives que ce que la mémoire dominante en a fait, me paraît figurer parmi les démarches qu’il faudrait entreprendre pour relever ce débat.

En effet, les sociétés actuelles ont héroïsé des grandes figures de la non-violence. Mais ces figures demeurent mal connues. On aura beau avoir entendu parler de Martin Luther King à la petite école, avoir écouté deux ou trois fois le film Gandhi, entendu chanter les louanges de Mandela dans sa seconde période, celle où il a récusé l’action violente, cela ne nous fait à peine connaître ces figures qu’à travers leur mythe et leur image la plus édulcorée. Lorsque nous aimons dans ces révolutionnaires davantage leur non-violence que leur sens de la justice, ne perdons-nous pas de vue l’essentiel ? C’est pourtant à travers l’évocation de ces figures que nous valorisons le plus la non-violence. Bien souvent, sans connaître même les limites du concept de non-violence.

En réalité, les grandes figures de la non-violence nous parviennent souvent à travers la mémoire des dominants, expurgée de son caractère subversif. Comme l’écrit Sylvie Laurent à propos de Martin Luther King

Comme bien d’autres révolutionnaires, de Che Guevara à Frantz Fanon, King fut reconstruit comme une icône romantique. Les aspérités de sa     « voix » gommées, son message est édulcoré, ignoré ou incompris. King fut un militant et un pasteur, ou plus exactement un pasteur militant, mais il fut plus que cela : intellectuel dissident et théoricien de l’insurrection non violente, il nous donne des clés pour comprendre les modalités de révolte qui, au sein de nos démocraties et ailleurs, nous inspirent et nous édifient. Théoricien de la justice sociale, par-delà race et classe, Martin Luther King opéra une extraordinaire synthèse entre christianisme, liturgie noire, non-violence, désobéissance civile et marxisme.[1]

Pour commencer à débroussailler un peu le terrain et se repérer dans la littérature, un article de Jacques Semelin, daté de 1998, peut être un bon point de départ[2]. Bien que déjà ancien de 20 ans, cet article sur « la force des faibles » permet de découvrir les grandes lignes des débats qui ont traversés la littérature sur la non-violence. En raison de sa date, cet article ne permet pas de prendre acte des plus récents développement, mais il demeure pertinent pour connaître les tendances dominantes des origines à 1998. Jacques Semelin, historien spécialiste de l’histoire comparée des génocides[3], a également étudié les mouvements de résistance aux dictatures, ce qui situe cette revue de littérature au sein de son travail sur les mouvements d’opposition.

La première distinction opérée par Semelin pour analyser les différentes tendances repose sur les choix sémantiques des théoriciens de la non-violence, autrement dit sur la manière dont ils formulent leur philosophie. Il identifie trois tendances:

    1. La résistance passive : la plus anciennement définie, cette notion est apparue en Allemagne au milieu du XIXe siècle pour désigner la résistance de certains parlementaires à l’autoritarisme du monarque. En 1990, le politologue Steven D. Huzley a défini la résistance passive en termes de refus d’obéissance.
    2. La non-violence : cette notion s’est popularisée à partir de l’action de Gandhi. Chez les universitaires, le premier à en parler est Clarence Case. Partant de l’idée de résistance passive, il l’augmente d’un concept de « coercition non violente ». Gandhi s’appuyait sur une notion indienne appelée la satyagraha, qu’on traduit par « fermeté pour une juste cause ». À partir de cette notion, on a récusé l’idée de passivité, considérant qu’on parle d’une action non violente, qui ne peut se réduire à un « refus », mais est faite d’initiatives et de contraintes exercées sur le pouvoir. Bien qu’il ne partage pas les prémisses spirituelles de Gandhi, le politologue Gene Sharp est devenu le grand théoricien de cette approche, avec le livre The Politics of Non-Violent Action. Il y explique que « l’action non violente est une technique utilisée pour contrôler, combattre et détruire le pouvoir de l’adversaire par des moyens non violents d’exercice du pouvoir ».
    3. La résistance civile : construite sur le refus du terme de non-violence, l’approche en termes de résistance civile justifie ce changement de termes par la nécessitée de caractériser positivement l’action étudiée. Pour eux, on ne peut pas caractériser une action simplement par ce qu’elle n’est pas (« non » violente). Jacques Sémelin définit la résistance civile comme « la résistance d’acteurs sociaux ou politiques appartenant à la société civile et/ou à l’appareil de l’État, et ce, par des moyens politiques, juridiques, économiques ou culturels ». Cette approche est centrée sur le caractère « civil » des moyens mis en œuvre, par opposition aux moyens « militaires ».

Malgré leurs divergences, ces différentes tendances sont réunies par des références communes. Ainsi, les classiques les plus souvent cités par les tenants des trois tendances comprennent notamment Henry David Thoreau, La désobéissance civile et Étienne de la Boétie, Le discours de la servitude volontaire. Ces deux textes mettent l’accent sur la dépendance des gouvernants envers l’obéissance des gouvernés, et sont utilisés dans la perspective d’une critique de la définition webérienne de l’État comme monopole de la violence légitime. En effet, pour les théoriciens de la non-violence, ce qui caractérise le pouvoir étatique est davantage fondé sur la coopération que la contrainte. Ce point est un lieu de ralliement des différents courants indiqués plus haut, par-delà leurs divergences.

Sur cette base, les principes généraux communs aux différentes tendances incluent:

  1. La conscientisation du sujet pour construire sa résistance.
  2. Le refus collectif de coopération — incluant la grève (non-coopération dans le travail), le boycottage (non-coopération dans la consommation) et la désobéissance civile (non-coopération concernant les lois).
  3. La « triangulation du conflit », c’est-à-dire la médiatisation du conflit à un tiers, afin de briser la polarité dominant-dominé.

Malgré l’accord sur ces principes, les théoriciens des trois courants sémantiques mentionnées plus haut se divisent en deux tendances stratégiques, l’une aux accents spirituels et humanistes influencée par Gandhi, l’autre aux accents pragmatistes et machiavéliens s’incarnant dans plutôt dans Gene Sharp. Alors que pour la première tendance le stoïcisme et le courage devant la souffrance visent à émouvoir et « convertir » l’adversaire, les tenants de la seconde tendance visent surtout à produire une situation invivable pour ce dernier et donc à lui forcer la main.

Hors des enjeux normatifs, bon nombre de théoriciens de la non-violence produisent également des études pour vérifier leurs présupposés et tester leurs hypothèses sur les conditions d’efficacité de leurs méthodes. Ils le font par des études de cas, où s’illustre particulièrement Adam Robert qui multiplie les monographies pour ensuite en faire des études comparatives. D’autres élaborent des typologies de l’action, notamment Gene Sharp. Ou des approches multifactorielles menées par des équipes de chercheurs, qui prennent appui sur les études de cas pour identifier les variables influant sur l’impact des méthodes.

Mais la non-violence ne garantit pas le succès. Or, quels sont les résultats des études sur les facteurs qui favorisent ou non la réussite des campagnes d’action non violentes ? Semelin, synthétisant les idées des diverses études, les expose selon deux axes : les facteurs internes au mouvement et les facteurs qui lui sont externes.

Le principal des facteurs internes (apparemment peu étudiés) relève de la cohésion et de l’unité du mouvement de résistance. La lutte non violente ne peut fonctionner que — selon Basil Liddel Hart — si aucune partie du mouvement ne fait le jeu de l’adversaire ou ne cède à la tentation d’adopter une tactique violente. Gene Sharp abonde en ce sens en soulignant que ce sont les bénéfices symboliques (gains de l’opinion publique) et politiques (ampleur du bassin de recrutement des activistes) de la lutte non violente qui sont compromis lorsqu’une frange du mouvement cède à la violence.

A contrario, les facteurs externes d’échec ont été davantage étudiés, en raison d’une objection fréquemment opposée aux apôtres de la non-violence : ces méthodes ne pourraient fonctionner que face à un adversaire doté d’une certaine conscience, et seraient condamnées à l’échec contre des forces « extrêmement féroces » telles que les nazis. C’est Gene Sharp qui a pris cette objection le plus au sérieux, en admettant qu’une répression violente peut casser un mouvement de résistance non violente. Il s’est efforcé de proposer des stratégies qu’il qualifie de « jiu-jitsu politique » pour esquiver ou tirer avantage de la violence de l’adversaire. Trois éléments peuvent amener le pouvoir répresseur à modérer sa répression (hors de sa conscience propre) :

– La désapprobation d’une puissance étrangère dotée d’influence sur ce pouvoir — ce qui s’est produit en Europe de l’Est quand la Russie de Gorbatchev a obligé certains pouvoirs de ces pays à modérer leurs répressions politiques pour des motifs diplomatiques.

– La résilience interne d’un mouvement particulièrement organisé.

– La réaction de l’opinion publique face au spectacle de la répression.

Sur la capacité des mouvements non violents à venir à bout de leur adversaire, Semelin identifie deux tendances. La première, incarnée par Gene Sharp, attribue au mouvement et à sa capacité organisationnelle intrinsèque un pouvoir susceptible de renverser n’importe quel adversaire pour peu qu’il soit bien manié. La seconde, incarnée par Adam Roberts, estime qu’un mouvement de résistance non violente ne peut être efficace que s’il s’élève dans un contexte favorable, autrement dit s’il vient concrétiser des faiblesses structurelles du régime auquel il s’oppose.

Ces débats sur l’efficacité des mouvements non violents ont amené à formuler des critères sur la base desquels on peut parler du succès ou de l’échec. On peut ainsi parler :

– De l’atteinte d’objectifs concrets à court terme (renforcement du mouvement ou obtention d’une concession).

– De l’atteinte d’objectifs à long terme.

– De la durabilité des gains.

– Du coût humain des gains.

La conclusion formulée par les auteurs ayant défini ces critères (Akerman, Kruegler, Wehr et Burgess) que les luttes non violentes ont un coût bien moindre que les luttes violentes pour l’atteinte d’objectifs similaires.

Reste qu’en évoluant d’une posture spirituelle et morale au départ pour se raffiner dans une posture plus réaliste et machiavélienne vers la fin, en insistant sur les mécanismes de pouvoir de la non-violence et ses conditions sociologiques, la littérature a ouvert la voie à un autre problème : si la non-violence se construit à travers des mécanismes de pouvoir visant à contraindre l’adversaire, on ne peut pas présumer de la supériorité morale de l’objectif que cherche à atteindre les activistes non violents. Ainsi la grève des camionneurs ayant contribué à déstabiliser Salvador Allende a-t-elle ouvert la voie à la dictature de Pinochet.

Enfin, question finale pour Semelin, aucune étude ne vient résoudre un problème sociohistorique précis : pourquoi, au sein d’histoires particulièrement violentes, qui enseignent donc des comportements violents aux populations, émergent parfois de larges mouvements non violents ?

Notes

[1] Sylvie LAURENT, Martin Luther King: une biographie intellectuelle et politique, Paris, Éditions Points, 2016, p. 22.

[2] Jacques SEMELIN, « De la force des faibles: analyse des travaux sur la résistance civile et l’action non violente », Revue française de science poitique, 1998, vol. 48, no 6, pp. 773‑782.

[3] Je l’ai découvert par le fascinant ouvrage Purifier et détruire, que je recommande. Jacques SEMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides., Paris, Seuil, 2005, 640 p.

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