Sur le rapport au temps

En potassant quelques références, les unes pour mon cours d’histoire de l’Europe moderne, les autres pour mes travaux, j’ai réalisé que je pouvais recouper quelques morceaux choisis d’entre elles sur une thématique commune, celle du rapport au temps, même si elles provenaient d’horizons thématiques et historiographiques souvent éloignés les uns des autres.

Peter Burke a élaboré un modèle chronologique de la Renaissance qui distingue trois époque: la Première Renaissance (1330-1494), la Haute Renaissance (1494-1530) et la Renaissance tardive (1530-1630) . Dans ce modèle, on peut percevoir une transformation du rapport au temps lors de la Renaissance tardive, où se dessine la Querelle des Anciens et des Modernes. Certes, la première Renaissance se pense déjà comme une rupture avec son passé immédiat: Pétrarque et ses compagnons ont commencé à utiliser des termes s’apparentant à « moyen âge » pour marquer une rupture avec leur temps « moderne » (ils n’utilisaient pas le terme de Renaissance, toutefois, inventé après). Reste que cette conscience du changement se construisait sur le modèle du retour à un modèle antérieur, l’Antiquité, encore perçu comme inégalable. C’est au cours de la Haute Renaissance, « l’âge de l’émulation » selon Peter Burke, que les humanistes ont commencé à sentir qu’ils pouvaient égaler, voire dépasser leurs modèles. Mais dans cette émulation, persistait le sentiment de compagnonnage avec l’Antiquité. C’est au cours de la Renaissance tardive que ce sentiment s’est rompu et que les temps modernes ont réellement acquis leur modernité. L’imitation des Anciens a eu davantage de critiques, certains considérant même qu’il s’agissait d’une approche absurde dans certains domaines (poésie, comédie, par exemple). Anton Francesco Grazzini, par exemple, soulignait les différences de moeurs « À Florence, nous ne vivons plus comme autrefois à Athènes et à Rome. Il n’y a pas d’esclaves. Les fils adoptifs sont rares » . D’autres soulignaient que la Rome qu’ils pouvaient visiter n’avait plus beaucoup à voir avec celle de l’Antiquité, hormis les ruines « Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome / et rien de Rome en Rome n’aperçois » .

Or, ce sentiment d’étrangeté qu’on projetait maintenant sur l’Antiquité correspondait aussi avec le grand moment casuistique, où les confesseurs dits « laxistes » réfléchissaient à la complexité du monde avec la conviction que la Bible et les Pères de l’Église ne pouvaient plus, à eux-mêmes, fournir avec sûreté les clés de la morale. Delumeau observait ainsi que :

Les laxistes avaient en effet la conviction d’appartenir à une civilisation en mouvement et à un âge nouveau, où des problèmes inédits et complexes se posaient, auxquels les Pères [de l’Église] n’apportaient pas de réponse. Pour les résoudre, les confesseurs devaient donc selon eux s’adresser plutôt à des spécialistes modernes plutôt qu’à des « auteurs anciens » – aspect peu souligné et pourtant capital de la querelle des anciens et des modernes .

Humanistes, confesseurs ou artistes, il s’agit là encore de gens de lettres. Mais une évolution semblable accompagne le monde militaire, où l’arme à feu supplante, vers la fin du XVIe siècle, d’autres armes de jets qui s’étaient jusqu’alors maintenus à ses côtés, tels que les grands arcs et les arbalètes. Geoffrey Parker cite un capitaine mis en scène par un traité d’art militaire (1598) qui, répondant à un argument sur les prouesses des archers anglais de la Guerre de Cent Ans, marque le passage du temps: « Monsieur, alors, c’était alors. Maintenant, c’est maintenant. Les guerres ont beaucoup évolué depuis qu’ont été brandies les fières épées » . Mais les techniques militaires se transformaient bel et bien sous la pression de la concurrence entre États, elles relevaient des enjeux de la survie.

Pour les paysans et les petites gens, et même pour des gens moins humbles dans leur quotidien, le temps ne s’accélérait pas encore. La vie de tous les jours demeurait rythmée par les cloches de l’église, les prières, le chant du coq et l’apparent cheminement du soleil dans le ciel. « La précision dans l’évaluation du temps passé à un travail et dans l’évaluation du moment de la journée n’est pas encore une exigence de l’esprit et de la vie quotidienne », note Robert Mandrou , qui ajoute que l’horlogerie de précision n’apparaît que dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Je n’ai pas le livre sous la main au moment d’écrire ces lignes, mais les conclusions de Bennassar convergent, il me semble, avec celle de Mandrou: « L’homme espagnol », pas plus que le français, ne vivait quotidiennement selon le rythme méticuleux de l’horloge .

Pour rendre compte de l’évolution de ce qu’il appelle « la conquête du temps » (l’expression est jolie, mais risque de mener sur une fausse piste à mon avis), Mandrou évoque les progrès des mathématiques, de l’horlogerie et – surtout dit-il – des transports . Norbert Elias évoque plutôt « les progrès de l’urbanisation et l’expansion du commerce » ainsi que le rôle de l’autorité centrale. La construction d’une infrastructure temporelle était une nécessité dont « dépendaient le paiement régulier et périodique des impôts, des taxes et des salaires, ainsi que l’exécution de multiples contrats et de divers engagements; il en allait de même pour les nombreux jours fériés où les gens se reposaient de leur labeur » .

Dans la deuxième moitié du XVIe siècle, note-t-il, on assiste à plusieurs ajustements du calendrier en provenance de différentes autorités: calendrier grégorien se substituant au julien, date du 1er janvier fixée pour commencer l’année en France (1566). Pour Elias, l’horlogerie se développe à l’époque de Galilée comme un moyen de mesurer une séquence dite « temporelle » en la rapportant à un mouvement physique régulier. Ces développements se rapportent certes à des transformations techniques comme celles évoquées par Mandrou, mais ces transformations se situent elles-mêmes dans le contexte de la compétition militaire entre les États européens, Galilée, qu’on décrit souvent comme un savant désintéressé, situant souvent ses expérimentations dans le cadre d’une réflexion pour améliorer les techniques d’artillerie . Ces développements sont pour le sociologue l’aboutissement d’un processus qui a mené d’une conception du temps construit sur la référence des hommes entre eux à une conception du temps comme phénomène naturel.

Ces transformations temporelles mettent en scène l’autorité politique et les grands traits de la coordination de la vie en société. Elles expliquent moins bien le sentiment de transformation culturelle chez les lettrés. Ces transformations se rapportent aux articulations du passé, du présent et de l’avenir, des notions qui se rapportent à l’expérience humaine . Elias indique rapidement que la perception d’un temps s’écoulant dans une direction unique est le produit d’États centralisés qui construisent un cadre mémoriel pour assurer leur légitimité, mais ce constat ne permet pas d’éclairer les valorisations variables du passé ou de l’avenir à une époque donnée. La rupture entre le présent et le passé, incarnée par les débats de la Renaissance tardive ou la sentence lapidaire du militaire cité plus haut, survient lorsque la période désignée comme « passé » n’incarne plus une expérience susceptible de s’accorder avec celle du présent et d’en guider l’action. Pour comprendre cette transformation à l’époque moderne, il faut plutôt se tourner vers Reinhardt Koselleck. Cet historien allemand a décortiqué le processus de fuite en avant né de la naissance de l’opinion publique et de la critique. J’avais déjà exposé, dans un précédent billet, comment Koselleck défendait la thèse que, sous la monarchie absolue, la république des lettres avait donné naissance à l’opinion publique par le biais de la critique. Exercée d’abord comme un exercice savant ou comme la critique d’une pièce de théâtre, la critique s’était ensuite tournée vers le monde politique. Mais ce faisant, l’exercice de la critique avait donné lieu à un nouveau rapport au temps, orienté vers le progrès.

Le règne de la critique ne s’avère être au-dessus des partis que dans un procès renouvelé à l’infini. Ainsi, chez Bayle, le critique n’a qu’une seule obligation: envers l’avenir, où, par le seul exercice de la critique, on doit trouver la vérité. La critique portait en elle sa garantie dans l’attachement du critique  à la vérité encore à découvrir. Chaque erreur qu’on débusque, chaque obstacle démasqué fait apparaître de nouveaux obstacles et ainsi l’obstination humaine à tout éplucher découvre des méthodes de plus en plus subtiles pour s’en prendre aux maux et pour écarter le désordre qui réapparaissait continuellement. Finalement, il n’y a plus rien qui puisse contenter la raison. La critique a transformé l’avenir en un remous qui dérobe l’aujourd’hui sous les pieds du critique. Dans ces conditions, le critique n’avait pas d’autre choix que de découvrir dans le progrès la structure temporelle correspondant à son mode d’existence. Le progrès est le modus vivendi de la critique, même là où – c’est le cas pour Bayle – il n’a pas été compris comme un mouvement ascendant, mais comme destruction, comme décadence .

Voilà un moment décisif de la transformation du rapport au temps, situé, cette fois à peu près un siècle après le coeur de la Renaissance tardive: ce moment étant exprimé dans l’oeuvre de Pierre Bayle, nous pouvons le situer dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Reste que nous demeurons ici dans le monde lettré. La critique conceptualisée par Pierre Bayle reste la chose de la « République des lettres » pendant près d’un siècle. Elle tend – c’est largement la thèse de Koselleck – vers le monde politique. Elle s’y impose dans la conception républicaine de Rousseau et s’incarne ensuite dans les systèmes politiques. Pour citer à nouveau un ouvrage que je n’ai pas sous la main au moment d’écrire ces lignes, c’est au sein de l’oeuvre de Chateaubriand, contemporain de la Révolution française, que François Hartog repérait, me semble-t-il, le basculement d’une histoire posant le présent en élève du passé à une histoire construite comme un progrès perpétuel . Encore faudrait-il mieux repérer quand et comment ce rapport au temps fut accueilli par les petites gens. S’impose-t-il avec les rythmes de la division industrielle du travail? Avec l’alphabétisation et la massification médiatique? Je laisserai ici les hypothèses ouvertes.

Bibliographie

BENNASSAR, Bartolomé. L’homme espagnol, Attitudes et mentalités du XVIe au XIXe siècle. Paris: Complexe, 1992.
BURKE, Peter. La Renaisance européenne. Paris: Seuil, 2000.
DELUMEAU, Jean. L’aveu et le pardon: les difficultés de la confession, xiiie-xviiie siècle. Paris: Fayard, 1992.
ELIAS, Norbert. Du temps. Pluriel. Paris: Fayard, 2014.
HARTOG, François. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris: Seuil, 2003.
KOSELLECK, Reinhart. Le règne de la critique. Paris: Editions de Minuit, 1979.
MANDROU, Robert. Introduction à La France Moderne, 1500-1640: Essai de Psychologie Historique. Nouv. éd. en poche rev. et augm. Bibliothèque de L’évolution de l’humanité 31. Paris: A. Michel, 1998.
PARKER, Geoffrey. La révolution militaire: la guerre et l’essor de l’Occident, 1500-1800. Paris: Gallimard, 2013.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’aie pas lue avant d’écrire ce billet:

Hartmut Rosa, AccélérationUne critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, 474 pages. Voir ici.

Florilège de propositions laxistes

Dans un passage de L’aveu et le pardon, dont j’ai parlé dans le dernier billet, Jean Delumeau cite en vrac un ensemble de propositions qualifiées de « laxistes », qui ont été condamnées comme telles à la fin du XVIIe ou au début du XVIIIe siècle . Il les regroupe en deux catégories, selon la morale d’aujourd’hui entre celles qui lui semblait moralement insoutenables (catégorie A) et celles qui lui semblaient « en avance sur l’époque » (catégorie B). Les dates entre crochets  indiquent l’année du texte où elles ont été condamnées.

Catégorie A

-Celui qui fait une confession volontairement nulle satisfait au précepte de l’Église [1665].

-Un mari ne pèche pas quand, de sa propre autorité, il tue sa femme surprise en crime d’adultère [1665].

-On trouverait difficilement chez des séculiers, même chez des rois, du superflu; dès los personne, ou à peu près,n’est tenu à faire l’aumône, puisque l’ont n’est tenu de la faire que de son superflu [1679].

-Il est permis de désirer d’une manière absolue la mort de son père, non point pour le mal du père, mais pour le bien de celui qui la désire, parce que cette mort rapportera à celui-ci un riche héritage [1679].

-Il est permis à un homme d’honneur de tuer un agresseur qui s’efforce de le calomnier, s’il n’a as d’autre moyen d’éviter cette ignominie; autant faut-il en dire du fait de tuer qui lui a donné un soufflet et l’a frappé d’un bâton, même si l’agresseur s’enfuit après le soufflet ou le coup de bâton [1679].

-Il est licite de défendre, au besoin en tuant, non seulement sa vie, mais encore des biens temporels dont la perte serait un très grave dommage [1700].

-Un chevalier peut même offrir le duel, s’il n’a pas d’autre moyen de pourvoir à son honneur [1700].

-Une femme peut soustraire de l’argent à son mari, même pour se livrer au jeu, si cette femme est de condition telle qu’un jeu honnête entre pour elle dans les nécessités générales de la vie [1700].

-Les sujets peuvent ne pas payer les impôts légitimes [1700].

 

Catégorie B

-Il n’est pas évident que la coutume de ne pas manger d’oeufs ni de laitages en carême, soit obligatoire [1666].

-Elle est probable, l’opinion qui dit qu’il y a seulement péché véniel dans un baiser donné à cause de la délectation charnelle et sensuelle qui naît du baiser, sans péril de consentement ultérieur et de pollution [éjaculation] [1666].

-L’acte du mariage accompli exclusivement pour la volupté ne saurait aucunement constituer une faute, même vénielle [1679].

-Appeler Dieu en témoignage d’un mensonge léger n’est pas une irrévérence telle que Dieu veuille ou puisse, à cause d’elle, damner un homme [1679].

-Il est permis de procurer l’avortement, avant que le foetus soit animé, pour éviter à une fille devenue enceinte la mort ou le déshonneur [1679].

-Il est permis de voler, non seulement dans le cas de nécessité extrême, mais même dans celui de nécessité grave [1679].

-Une somme en espèces étant plus précieuse qu’une somme en espérance, n’y ayant personne qui ne préfère une somme présente à une somme future, le prêteur peut exiger de son débiteur quelque chose en plus de la somme prêtée, et être excusé d’usure à ce titre [1679].

-La pollution [masturbation] n’est pas défendue par le droit naturel. Dès lors, si Dieu ne l’avait pas interdite, souvent elle serait bonne; quelquefois même elle serait obligatoire sous peine de péché mortel [1679].

-Au for de sa conscience nul n’est tenu de fréquenter sa paroisse ni pour la confession annuelle, ni pour la messe paroissiale, ni pour y entendre la parole de Dieu, la loi divine, les éléments de la foi, la doctrine des moeurs qui y sont prêchés dans les instructions [1700].

 

Bibliographie

DELUMEAU, Jean. L’aveu et le pardon: les difficultés de la confession, xiiie-xviiie siècle. Paris: Fayard, 1992.

 

L’aveu et le pardon

L’aveu et le pardon est un petit livre de Jean Delumeau, qu’on pourrait ironiquement décrire comme le quatrième volume de la « trilogie de la peur ». Pour situer celle-ci, il faut rappeler que Delumeau, historien du christianisme moderne, est également l’un des pionniers de l’histoire des émotions. Catholique pratiquant, Delumeau a en grande partie orienté ses recherches à partir de la question de la désaffection des églises. C’est en suivant cette piste qu’il s’est intéressé à la manière dont l’Église manipulait les émotions des croyants. Il a ainsi écrit La peur en Occident , qui a été suivi de Le péché et la peur, le sentiment de culpabilité en Occident , puis de Rassurer et protéger, une histoire du sentiment de sécurité Le péché et la peur comporte une grosse section dédiée à l’histoire de la confession destinée à montrer qu’après le concile de Latran, les manuels de confession ont constamment affiné leur typologie du péché, produisant un puissant terreau de culpabilisation. En contrepartie, Rassurer et protéger devait comporter un dossier sur les composantes rassurantes de la confession. Pourtant, Delumeau a choisi d’isoler le dossier et d’en faire un livre à part sur l’histoire de la confession, considérant que le sujet avait une autonomie propre. C’est pourquoi je qualifie L’aveu et le pardon de « quatrième volume » de la « trilogie de la peur ».

Je traiterai les 14 chapitres du livre en les regroupant en quatre thèmes: l’obligation de la confession, les motifs du repentir, la querelle du laxisme et la querelle du probabilisme.

1. L’obligation de la confession

Dans ces  trois  chapitres, Delumeau insiste en particulier sur différentes conséquences sociales du choix fait par l’Église, à partir du Concile de Latran (1215), de rendre la confession obligatoire, une fois par année, pour chaque croyant. Cette obligatoire a d’abord fait naître une abondante littérature destinée à aider les confesseurs dans leur tâche, puisque désormais tous les catholiques étaient contraints à la confession. La tâche était soudainement alourdie pour les confesseurs et l’obligation de la  confession faisait entrer ce moment dans la vie intime de chaque catholique. La contrainte s’exerçait à la fois pour les confesseurs et les confessés, qui étaient, de part et d’autre, parfois tentés de bâcler la confession. Cependant les auteurs des manuels de confession étaient prolixes de conseils aux confesseurs, pour faire venir l’aveu des pénitents, pratiquant une « obstétrique spirituelle », faisant « accoucher » le pénitent de l’aveu de ses péchés. On distinguait différents groupes sociaux: il fallait se montrer rassurant avec les uns, autoritaire avec les autres. Dans tous les cas, le confesseur était invité à ne laisser paraître aucun jugement face aux aveux, afin de ne pas couvrir le pénitent d’une honte qui lui ferait fuir le confessionnal. Le vocabulaire de la charité et de la bonté remplit les conseils donnés aux confesseurs. Des tactiques d’interrogatoires sont suggérées, allant de l’ordre dans lequel le prêtre pose les questions, à la manière dont il accueille le pénitent dans le confessionnal. Pour rassurer ce dernier, il fallait insister sur trois caractère du sacrement: la confidentialité de celui-ci était sacré et inviolable; le confesseur serait charitable et compatissant; le confesseur est un pécheur comme le confessé . Ces mesures étaient d’autant plus nécessaire que toute la pastorale de l’époque visait à inquiéter les fidèles concernant leurs péchés et les conséquences de ceux-ci sur leur salut: il fallait en retour offrir des moyens de les rassurer. Toutefois, et cela conclut le troisième chapitre, l’insistance répétée sur le caractère compatissant du confesseur allait se heurter aux doctrines les plus rigoristes.

2. Les motifs du repentir

Les chapitre 4 à 6 portent du vaste et long débat opposant les partisans de « l’attrition » et de la « contrition ». Ces deux termes désignent deux attitudes que pouvaient adopter les  pénitents au moment de demander l’absolution. Le premier terme signifie « brisé », le second « broyé »:

Le cœur était-il « broyé » par la contrition ou « brisé » par l’attrition? Telle n’était pas vraiment la question. En revanche, [les pénitents] devaient  s’interroger sur le motif de leur repentir: étais-ce l’amour de Dieu (la contrition)? Ou, plus prosaïquement, la laideur du péché et la peur de l’enfer (l’attrition)? Cette dernière suffisait-elle pour obtenir le pardon de Dieu dans le sacrement de pénitence?

Le débat opposait ceux qui, cherchant à rassurer les fidèles, voulaient leur accorder l’absolution dès lors qu’ils étaient attrits, une attitude beaucoup plus commune que la contrition. Au contraire, les théologiens plus rigoristes estimaient qu’il fallait absolument être contrits pour bénéficier du pardon. Pascal se scandalisait ainsi des théologiens qui se contentaient de l’attrition: « On rend digne de jouir de Dieu dans l’éternité ceux qui n’ont jamais aimé Dieu en toute leur vie! » Pourtant, en plus de permettre de rallier un plus grand nombre de fidèles, accorder l’absolution en se contentant d’attrition pouvait aussi s’argumenter en rappelant la puissance du sacrement, qui pouvait sauver le fidèle malgré l’imperfection de son repentir. Ainsi, ce furent souvent les prêtres qui pratiquaient le plus régulièrement la confession, en particulier auprès des humbles, qui plaidèrent en faveur de l’attrition. Certains estimaient que le pardon accordé permettait au pénitent de passer de l’attrition à la contrition. Les subtilités des motifs du repentir et de l’examen des sentiment du pénitent alimentèrent une abondante littérature casuistique dont l’application était souvent, dans la pratique, très difficile.. Les débats entre les partisans de la contrition et ceux de l’attrition ne se tarirent pas, tout en long du XVIIe siècle. Au milieu de celui-ci, la « guerre aux confesseurs trop indulgents » avait atteint son sommet, sous l’influence des jansénistes. Les attritionnistes finirent cependant par avoir gain de cause, au prix d’une importante concession: il fallait, pour que le pardon soit efficace, éprouver « un début d’amour » pour Dieu, autrement dit un début de contrition.

3. La querelle du laxisme

Faisant directement suite au débat du l’attrition, les chapitres 7 à 10 portent sur la querelle du « laxisme ». Il s’agit, là aussi, d’un débat sur la sévérité du confesseur, sur l’accessibilité du pardon, sur l’importance de rassurer le fidèle. Mais la querelle opposant « rigoristes » et « laxistes » portait moins sur les motifs du repentir que sur le délais d’absolution. Avant 1643, en France, la coutume la plus répandue était d’absoudre les pénitents de tous leurs péchés, en bloc. À cette date, toutefois, l’un des best-sellers de l’époque, La Fréquente Communion, d’Arnauld, diffusait les recommandations de l’évêque Saint Charles Borromée, qui recommandait une plus grande sévérité. Les confesseurs trop indulgents étaient accusés de trahir les pénitents « avec une fausse miséricorde et une douceur cruelle, en couvrant seulement des playes qui ne se peuvent guérir que par le fer et par le feu » . D’après Charles  Borromée, les prêtres devaient différer l’absolution d’un péché jusqu’à ce qu’ils perçoivent des signes d’amendements; ils devaient être sûrs que les pénitents parviendraient à ne plus récidiver. Les rigoristes craignaient non seulement qu’une absolution trop facile n’encourage les pécheurs à retomber aussitôt dans la faute, mais également qu’en leur donnant cette absolution facile, le confesseur ne se fasse leur complice et compromette ainsi son propre salut. Mais les laxistes pouvaient montrer que les exigences rigoristes se heurtaient à de multiples situations moralement difficiles à trancher ou socialement problématiques. Ceux qui furent taxés de « laxistes » étaient généralement ceux qui prenaient en considération le contexte où évoluait le pécheur. À ce sujet, Delumeau note que les casuistes « ont certainement aidé à la [la notion de circonstances atténuantes] faire pénétrer dans les mentalités » . Un autre débat important concernait la pénitence à imposer au pécheur: nombre d’auteurs de manuels de confession estimaient qu’elle devait être « proportionnée à ses forces » . Mais d’autres circonstances que la personnalité du pécheur devaient être prises en compte. Ainsi, un péché commis publiquement devait être puni plus sévèrement pour éviter le scandale. Mais cette complexité du diagnostic entraînait des problèmes pratiques dans le confessionnal, tant au niveau de « l’obstétrique spirituelle » que de la conscience des pénitents. Il fallait à tout prix éviter de rendre « le joug de la confession insupportable », selon le mot de Melchor Cano et « délivrer un esprit sergenté de la tyrannie des scrupules », selon celui de Valère Régnault (tous deux cités ). Pour éviter de rendre la confession insupportable, il importait de bien distinguer les péchés mortels des péchés véniels et d’éviter de qualifier trop sévèrement ces derniers. Ici encore, les nuances proposées par nombre de théologiens et de casuistes afin de rassurer les pénitents ont indigné les plus rigoristes, qui se sont empressés de les dénoncer. L’apogée du « laxisme » se situe dans la première moitié du XVIIe siècle et le moment fort de la réaction rigoriste commence vers 1640. En observant les thèmes des propositions « laxistes » condamnées à cette époque, Delumeau note quatre domaines où les confesseurs ont particulièrement tenté de rassurer leurs pénitents :

  • La protection de l’honneur et de la réputation
  • Le prêt à intérêt
  • La sexualité
  • Les pratiques liées au culte.

Sur l’ensemble du débat, Delumeau note que les laxistes, quoiqu’on ait pu leur reprocher, avaient une conscience aiguë de l’évolution du monde de de sa croissance en complexité. Ils tentaient d’élaborer une morale adaptée à leur monde, convaincus que les Pères de l’Église n’avaient pas rencontré les mêmes problèmes qu’eux.

4. La querelle du probabilisme

Puis viennent les chapitres sur la querelle du probabilisme, très proche de celle du laxisme dans son esprit. Chronologiquement, cette doctrine vient après le « tutiorisme » et le « probabiliorisme ». La première doctrine à naître, le « tutiorisme », dominante entre 1300 et 1550, préconisait de toujours privilégier l’opinion qui apparaissait comme « la plus sûre », parce que défendue par des penseurs plus nombreux et plus prestigieux ). Pourtant, durant cette même période, apparaît également le « probabiliorisme » qu’on formulera ainsi: « Il n’est pas toujours de nécessité de salut de suivre une opinion plus sûre. Il suffit d’une opinion sûre. Car « plus sûr » [tutior] est un comparatif qui  présuppose qu’une autre opinion est sûre. » (Jean Niger, cité par Delumeau, ). Le passage du probabiliorisme au probabilisme se concrétise d’abord sous la plume du dominicain Bartolomé de Medina, puis celle du jésuite Francisco Suárez. Pour eux, en cas de doute, il suffisait de suivre une « opinion probable ». La préoccupation de Medina est surtout d’alléger l’inquiétude des gens lorsqu’il leur était difficile de déterminer, entre deux opinions probables, laquelle était la plus sûre. Cette préoccupation s’accompagnait, chez les penseurs probabilistes, d’une réflexion sur la liberté humaine et sur « ce qu’on pourrait appeler les « silences » de la loi, qui permettent la libre détermination individuelle » . Cette posture morale était susceptible de dérives, mais elle permettait aussi au croyant de faire des choix moraux contre l’avis dominant.

Le probabilisme, parce qu’il favorisait le laxisme, fut emporté avec lui par la victoire des rigoristes dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Et cependant, le rigorisme engendra une multitudes de difficultés, dans la pratique de la confession obligatoire, que l’Église ne parvint jamais vraiment à régler. Sa pratique, encore au XIXe siècle (et dans la première moitié du XXe, ajouterais-je pour le Québec), contribua à la désertion des sacrements et, en fin de parcours, à la défection des croyants du catholicisme. Aussi, au milieu du XVIIIe siècle, Saint Alphonse de Liguori tenta de combattre le rigorisme par la formulation d’une doctrine bienveillante évitant les écueils du laxisme. Il chercha à libérer la morale de l’autorité en leur substituant la Raison, fidèle en cela à la tendance du Siècle des Lumières. Il voulut aussi éviter que le confesseur n’impose des conduites, sauf en des situations où la Raison l’exigeait. En cela et en d’autres choses, il chercha le juste milieu. Dans l’ensemble, le nom d’Alphonse de Ligori est resté attaché à une doctrine dite « équiprobabiliste », qui rappelait qu’il fallait privilégier l’opinion la plus probable, mais qu’il arrivait parfois que deux opinions opposées soient également probables: « Alors, c’est à la conscience individuelle  de se déterminer » . Bien que le rigorisme est resté largement répandu jusqu’au milieu du XXe siècle, Saint Alphonse de Ligori a ouvert une voie alternative qui fut très influente. Concluons ce billet sur une dernière citation:

Le père Rey-Mermet parle d’ « humanisme des Lumières » et de « personnalisme chrétien »: c’est bien ainsi qu’historiquement a été comprise la morale alphonsienne. Elle invitait l’homme moderne à assumer lui-même ses responsabilités éthiques et donc à prendre des risques. Mais, en même temps, elle le rassurait en le déculpabilisant lorsqu’il se décidait en toute bonne foi et en s’étant entouré de garanties sérieuses .

Bibliographie

DELUMEAU, Jean. L’aveu et le pardon: les difficultés de la confession, xiiie-xviiie siècle. Paris: Fayard, 1992.
DELUMEAU, Jean. Rassurer et protéger, le sentiement de sécurité dans l’Occident d’autrefois. Paris, 1989.
DELUMEAU, Jean. Le Péché et la Peur, la Culpabilisation en Occident XIIIe-XVIIIe siècle. Fayard. Paris, 1983.
DELUMEAU, Jean. La Peur en Occident. Paris: Fayard, 1978.

Le procès de civilisation (3): La sociogénèse de l’État

La troisième partie du Procès de civilisation, dans sa version française, commence après l’éclipse d’un peu plus d’une centaine de pages dans la version originale de l’ouvrage d’Elias. Je reviendrai sans doute un jour sur cette centaine de pages, disponible dans la traduction anglaise, mais je n’en ai pas achevé la lecture. Pour le moment, je traiterai donc de La dynamique de l’Occident comme s’il s’agissait d’un tout non-mutilé.

Rappelons les étapes du cheminement du raisonnement d’Elias dans La Civilisation des mœurs: dans la première partie, il établissait que la valeur « civilisation », à caractère aristocratique, s’était imposée comme une référence des nationalismes anglais et français, tandis qu’il était demeuré mineur en Allemagne, où ce rôle avait plutôt été joué par la kultur, notion bourgeoise. Si cette différence s’était imposée en Allemagne, c’était notamment parce que la noblesse y était demeurée hermétique à la bourgeoisie.

Ce point étant établi, Elias s’est ensuite tourné, dans la seconde partie du livre, vers le contenu de la notion de « civilisation ». Elle désigne le processus par lequel s’acquiert et se répandent les valeurs de la civilité: raffinement, pudeur, contrôle de soi, maîtrise de l’agressivité. Or, il semble bien que ce processus s’accélère avec l’affermissement de l’État moderne. C’est la piste qu’Elias suit dans La dynamique de l’Occident.

La première partie de La dynamique de l’Occident s’intitule « La sociogenèse de l’État ». Il s’agit pour Elias d’établir les conditions historiques qui ont amené l’établissement de l’État occidental. C’est la France qui lui sert alors de modèle. Le premier chapitre s’intitule La loi du monopole. Il s’agit pour lui d’expliquer les principes généraux qui présideront aux processus étudiés dans les chapitres suivants. En effet, l’État moderne se caractérise par un double monopole: celui de la violence et de la fiscalité. Ils sont complémentaires: « Les moyens financiers qui se déversent ainsi dans les caisses de ce pouvoir central permettent de maintenir le monopole militaire et policier qui, de son côté, est le garant du monopole fiscal » . Ce qu’il cherche à établir , c’est comment s’est formé ce monopole. Pour lui, c’est l’accroissement de la densité démographique, au XIe siècle, qui accroîtra le besoin des seigneurs féodaux d’accaparer les terres de leurs voisins et les lancera dans une dynamique de compétition militaire .  Celle-ci les engage alors das un processus de monopolisation du territoire et de la violence (voir ce billet pour les citations sur le processus de monopolisation) sur plusieurs siècles. Cependant, la monopolisation n’est pas la victoire d’un seul. Pour Elias, il se produit en effet un renversement au sein même du monopole, lorsque celui-ci atteint une certaine taille:

[…] la condition de dépendance se renverse de façon étrange à partir d’un certain seuil. [Car] dans la mesure même où la détention d’un monopole exige la mise en place d’une vaste administration et une division du travail très poussée, elle s’achemine vers un seuil à partir duquel les détenteurs du monopole se transforment en simples exécutants d’un appareil administratif aux fonctions multiples, exécuteurs peut-être plus puissants que d’autres, mais tout aussi dépendants et liés par toutes sortes de contingences Elias, .

Pour Elias, le moment où s’opère ce renversement est le moment où commencent à se distinguer les sphères « privées » et « publiques », en particulier la distinction entre le budget de la maison royale et le budget de l’État, un phénomène qu’il appelle plus loin « la socialisation du monopole de domination » . Ayant ainsi conceptualisé le processus de monopolisation, Elias l’applique ensuite au cas français.

Dans le deuxième chapitre, « La phase de concurrence libre (XIe-XIIIe siècles), Elias distingue le problème sociologique du problème historique: il devait y avoir une dynastie triomphante monopolisant le territoire, mais il n’y avait aucune raison pour que ce soient les Capétiens plutôt qu’une autre. Elias note par ailleurs les puissants incitatifs à « jouer le jeu » de la compétition: « si le voisin agrandit son domaine et se fortifie, le prince risque de se faire anéantir par lui ou de tomber sous sa dépendance; s’il tient à sa liberté, il doit choisir la voie de la conquête » . Lorsqu’il ne reste plus que quelques unités suffisamment puissantes pour rivaliser avec le pouvoir central, celui-ci se découvre cependant de nouveaux concurrents. C’est « La phase des apanages, XIVe-XVe siècles » (chapitre 3). Le mouvement de centralisation s’accompagne en effet, simultanément, d’un mouvement de décentralisation de chacun des grands ensembles. Les cadets de la dynastie, qui ont hérité de terres significatives en apanage(p.62), deviennent en effet des puissances avec lesquelles il faut compter. Tant que les grandes familles n’étaient pas sûres de leur puissance, les apanages étaient médiocres et ne permettaient aux cadets que de vivre pauvrement. Ils devinrent de vastes domaines à part entière au fur et à mesure que les grandes dynasties gagnaient en puissance. « La féodalité seigneuriale carolingienne s’est « contractée », comme on a dit, pour former une féodalité « princière » capétienne » . Le dernier stade du processus est exposé dans le chapitre 4, « La victoire du monopole royal (fin du XVe-XVIe siècle) ».

Avec la victoire du monopole royal, Elias en arrive donc à étudier « Le mécanisme absolutiste », objet du chapitre 5. Pour cela, il commence par évoquer la « socialisation » des monopoles, en rappelant que celle-ci tend à toujours accompagner la formation de ceux-ci. Or, à l’époque féodale, le type de propriété ne permet pas la formation de centralisations à grande échelle, ni très solide: puisque, pour tenir le territoire conquis, le seigneur doit en confier des parts à ses vassaux, la socialisation du monopole tend à le fragmenter rapidement . Il faut donc un peu plus que le simple processus de monopolisation pour « faire tenir » ensemble les terres conquises. C’est dans la division du travail social et la transformation des formes de la propriété qu’Elias trouve la réponse:

Le cycle qui menace à tout moment de disperser les grands domaines monopolistes ne se modifie et finalement ne se brise qu’au moment où, à la suite des progrès de la division des fonctions sociales, la disposition des moyens financiers remplace, comme forme dominante de propriété, la disposition des terres. Parvenu à ce stade, le grand monopole centralisé n’éclate pas […] mais il prend – tout en restant centralisé – peu à peu l’aspect d’un instrument au service de la société tout entière, société pratiquant la division des fonctions: autrement dit, il devient l’organe central de cette unité sociale que nous appelons aujourd’hui l’État .

La division du travail social complexifie en effet les types de relations sociales et le degré d’interdépendance de chacun.

Autrement dit, à mesure que les différentes phases du travail et les fonctions sociales se différencient, on note un allongement et une complexification de la série des actes individuels nécessaires à l’accomplissement de l’objectif social de chaque action considérée isolément. Par le fait l’organe central révèle son caractère spécifique: il devient l’organe suprême de coordination et de régulation pour l’ensemble des processus issus de la division des fonctions .

Voilà qu’à partir de la fin du Moyen Âge, plusieurs seigneurs féodaux ont triomphé de leurs rivaux immédiats et de tels États se mettent en place. La puissance de ces monarques est telle qu’on qualifie ces monarchies « d’absolutiste », s’étonne Elias, alors même qu’ils sont étroitement dépendants des actes d’une masse considérable d’individus. Qu’est-ce qui explique, alors, cette puissance? Pour l’expliquer, Elias commence par élaborer sa conception de l’interdépendance humaine, qui repose sur « l’ambivalence ouverte ou latente », ou même la « polyvalence » des intérêts. Ce « caractère propre à toutes les relations humaines » s’accentue au fur et à mesure que la division du travail se complexifie. « Au sein d’un réseau de ce genre, tous les individus, tous les groupes, ordres et classes, dépendent de quelque manière les uns des autres; ils sont des amis, des alliés, des partenaires potentiels dans l’action, mais ils sont aussi les représentants d’intérêts opposés, des concurrents, des adversaires en puissance » . Dans une situation aussi complexe, où il y a un prix à payer important pour chaque victoire, le pouvoir central peut plus aisément s’imposer comme arbitre des conflits, tant et aussi longtemps que ses décisions visent à maintenir l’équilibre en place. D’où la définition qu’il donne du « mécanisme absolutiste » et la règle qu’il propose comme clé pour comprendre les mécanismes sociaux de sa genèse (ou sociogenèse):

l’heure d’un pouvoir central fort dans une société à haut niveau de différenciation approche, quand l’ambivalence des intérêts des groupes fonctionnels les plus importants est si marquée, quand les centres de gravité se répartissent si également entre eux, qu’il ne peut y avoir, de quelque côté que ce soit, ni compromis, ni combats, ni victoire décisive .

Dans cette configuration, l’organe central – le monarque et son administration – détient le pouvoir car il se trouve en situation d’arbitre des forces en présence, notamment des conflits entre noblesse et bourgeoisie. Or, c’est arrivé à ce point que Louis XIV se retrouvera enchevêtré dans des réseaux d’interdépendances si complexes qu’ils engendrent – pour peu qu’il souhaite préserver sa position et survivre aux conflits qui pourraient éclater – leurs propres servitudes: « Les rois n’ont plus la liberté de disposer souverainement de leurs biens et de leurs domaines, comme à l’époque où l’interdépendance sociale était moins prononcée. Le gigantesque réseau humain sur lequel s’étend le pouvoir de Louis XIV a son inertie et ses lois propres, auxquels même le monarque doit se plier » . C’est à ce point du processus, pour Elias, qu’émerge une institution qui se dissocie avec la maison royale et devient « publique »: l’État.

Or, pour exister, l’État a besoin d’argent. Ni l’armée, ni la bureaucratie ne peuvent exister sans la fiscalité. Pour éviter toute concurrence, le pouvoir central doit par ailleurs s’assurer qu’il est le seul à détenir le pouvoir fiscal. C’est la question à laquelle s’attaque Elias dans le dernier chapitre de cette partie, La sociogenèse du monopole fiscal. Il note la nouveauté de l’État absolu pour les contemporains et trouve en ce monopole fiscal ce qui distinguait la monarchie absolue des principautés féodales. Il définit le processus ainsi:

[…] la propriété terrienne d’une famille de guerriers, son droit de disposer de certains sols t d’exiger de ses habitants des redevances en nature ou des services, font place, à la suite de la division progressive des fonctions, d’une série de luttes concurrentielles et éliminatoires, à la centralisation du pouvoir de disposer des moyens de contraintes militaires, des « aides » régulières ou « impôts » sur toute l’étendue d’un territoire infiniment plus vaste .

Il rappelle que l’impôt n’a pas la même signification à une époque ou une autre, ce qui fait que les prélèvements de l’époque médiévale ont pu être considérés comme intolérables:

Les prélèvements que les rois opèrent en ce temps de pénurie monétaire pèsent bien plus lourd que les impôts levés régulièrement dans une société plus marchande. Comme ces prélèvements ne sont pas une institution normale, personne n’en tient compte dans ses calculs, ils n’ont aucune incidence sur les échanges commerciaux et le niveau des prix; ils tombent comme une catastrophe imprévue et entraînent, de ce fait, l’effondrement de beaucoup d’existences .

Cependant, alors que les domaines royaux – et ceux de leurs concurrents – s’agrandissent, les villes prennent également leur essor et se dotent de milices. Logiquement, lorsque les rois doivent convoquer les forces militaire, ils font appel aux villes, qui préfèrent souvent, plutôt que d’envoyer leurs propres citoyens au combat, offrir de l’argent pour payer des mercenaires afin de combattre à leur place. Les villes organisent donc une première fiscalité pour payer ces sommes. Mais une certaine permanence de la fiscalité ne s’établira qu’à partir de la Guerre de Cent Ans . Deux conditions générales conditionnent le passage de « l’aide » féodale à l’impôt: l’émergence d’un secteur monétaire et d’un commerce important, d’une part, et la formation d’une dynastie centrale dont le pouvoir surclasse ses rivaux immédiats, d’autre part. Elle a également deux effets: entretenir la puissance du monarque et engendrer une administration chargée de collecter l’impôt .

Ayant établi ce qu’il croit être les conditions sociales d’émergence de l’État moderne, Elias peut alors envisager leurs conséquences sur l’ensemble des comportements au sein de la société. Ce sera l’objet de la dernière partie du Procès de civilisation.

Bibliographie

ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1975.

La référence que j’aurais dû lire, mais n’ait pas lue avant d’écrire ce billet:

Les pages 187 à 257 de Norbert Elias, The civilizing process, Oxford ; Malden, Mass, Blackwell Publishers, 2000, 567 pages.

Elias sur les mécanismes de monopolisation

J’ai, il y a longtemps, commencé une série sur Le procès de civilisation, l’ouvrage majeur de Norbert Elias. Le premier billet de cette série se trouve ici et le second ici. Je suis en train d’écrire le troisième. En attendant, voici un « hors-série » lié à ce troisième billet en cours d’écriture. Dans la partie de l’ouvrage que je résumerai dans ce billet, le concept de « monopolisation » est tout à fait central. J’ai décidé de regrouper ici les citations les plus significatives d’Elias sur ce sujet, ce qui permettra de réduire d’un bon millier de mots le billet à venir. Je pense par ailleurs qu’elles peuvent constituer une lecture intéressante en soi.

Elias explique pour la première fois le mécanisme de monopolisation dans l’extrait suivant:

Quand, dans une unité sociale d’une certaine étendue, un grand nombre d’unités sociales plus petites, qui par leur interdépendance forment la grande unité, disposent d’une force sociale à peu près égale et peuvent de ce fait librement – sans être gênées par des monopoles déjà existants – rivaliser pour la conquête des chances de puissance sociale, en premier lieu des moyens de subsistance et de production, la probabilité est forte que les uns sortent vainqueurs, les autres vaincus de ce combat et que les chances finissent par tomber entre les mains d’un petit nombre, tandis que les autres sont éliminés ou tombent sous la coupe de quelques-uns .

Le système logique de la libre concurrence tend donc naturellement vers la réduction progressive du nombre de concurrents jusqu’il n’y en ait plus qu’un: elle tend donc vers le monopole.

Elias explicite un peu la logique monopoliste:

Supposons, dans un espace social donné un certain nombre d’individus et un certain nombre de chances, chances en nombre insuffisant pour satisfaire tous les besoins. Supposons que chacun des individus rivalise avec une seule personne pour la conquête de ces chances; dans ce cas, il est peu probable que la lutte reste indéfiniment indécise, qu’il n’y ait pas de vainqueur, à condition toutefois que la concurrence soit libre et qu’aucune puissance monopoliste n’intervienne; il est plus probable que les duels se terminent alors par la victoire de l’un et la défaite de l’autre; or, les chances des vainqueurs s’en trouvent augmentées, celles des vaincus diminuées; on assiste à la réunion entre les mains de quelques-uns de chances multiples; les vaincus par contre sont éliminés de la compétition. À supposer que chaque vainqueur engage de nouveau le combat avec un autre vainqueur, le jeu recommence et une partie des individus s’empare des chances des vaincus; le nombre des personnes éliminées augmente; le processus se répète jusqu’à ce que, dans l’hypothèse optimale, un seul individu fasse main basse sur toutes les chances disponibles, les autres dépendant entièrement de lui .

Après avoir formulé quelques nuances et tendances complémentaires, il conclut:

Le processus de la formation de monopoles obéit donc, dans ses grandes lignes, à des lois structurelles extrêmement simples. Une place nettement assignable et un rôle positif reviennent à la libre compétition: elle consiste en une lutte d’un nombre relativement élevé d’individus, lutte dont l’enjeu est un ensemble de chances non encore soumis au monopole d’un seul ou d’un petit groupe. Une telle lutte éliminatoire précède chaque formation de monopole sociale; toute compétition libre et éliminatoire tend à la formation de monopoles .

Un peu plus loin, il rappelle qu’après la formation de monopoles territoriaux, le mécanisme, à notre époque, s’observe surtout dans le monde économique:

Quand on parle aujourd’hui de « concurrence libre » et de « formation de monopole », on songe en général d’abord à l’aspect qu’elles revêtent à notre époque. Pour nos contemporains, la « concurrence libre » est avant tout la concurrence pour des chances économiques, les combats acharnés que se livrent certaines personnes et certains groupes dans le cadre d’un ensemble de règles avec les seules armes de la force économique, combats qui aboutissent à l’accroissement des chances économiques de quelques-uns et à l’anéantissement, l’assujettissement ou au rétrécissement des bases économiques de beaucoup d’autres .

Voici maintenant un retour qu’il fait sur ce concept, dans le chapitre IV, où il explique notamment que les objectifs immédiats des individus tendent vers des résultats que personne n’a consciemment recherché:

En effet, le simple maintien de l’existence sociale dans un champ de « concurrence libre » implique l’expansion. Qui n’avance pas reste en arrière: la victoire entraîne – que ce soit ou non dans les intentions du vainqueur – la conquête d’une position de prédominance et le refoulement des rivaux dans une position de dépendance plus ou moins marquée. Qu’il s’agisse de la compétition pour la terre, les moyens d’action militaires, l’argent ou d’autres moyens de puissance sociale, les gains de l’un se font toujours au détriment des autres. Mais la victoire entraîne aussi, dans un délai plus ou moins long, l’affrontement avec un rival ayant accédé au même ordre de grandeur. Le vainqueur est forcé de reprendre sa marche ascendante, les autrs sont de nouveau condamnés à l’intégration, à la subordination, à l’humiliation, à la destruction. La transformation du rapport des forces, la conquête et la consolidation de positions de prédominance, qu’elles s’accomplissent par l’emploi de la violence militaire ou économique, par des conventions ou des ententes pacifiques, par la compétition, aboutissent nécessairement à une série d’éliminations et d’expansions, à des ascensions et des décadences, à des positions conformes ou contraires au sens de l’existence sociale des individus, elles s’acheminent inévitablement vers un ordre social nouveau, vers un ordre de monopolisation qu’aucun des intéressés n’a explicitement voulu ou prévu et qui met à la place de la concurrence sans monopoles la concurrence réglée par des monopoles. C’est seulement la formation de ce genre de monopoles qui rend possible l’organisation de la répartition des chances – et de la compétition – dans el sens d’une meilleure collaboration entre individus unis pour le meilleur et pour le pire .

Voici enfin une citation qui établit une fois pour toute le parallèle entre le processus de compétition militaire et le processus de compétition économique:

De même qu’on observe dans la société capitaliste du XIXe et surtout du XXe siècle, une tendance générale à la formation de monopoles économiques (peu importe que ce soit telle ou telle entreprise qui sorte victorieuse de l’épreuve et surclasse toutes les autres), de même qu’on note une poussée simultanée des États, surtout des États européens, vers l’hégémonie, poussée qui précède toute formation de monopoles, toute intégration, de même les luttes entre les maisons de guerriers médiévales et plus tard entre grands seigneurs féodaux et territoriaux s’orientent dans le sens de la monopolisation .

On voit, dans l’ensemble, que pour Elias, la libre concurrence – qu’elle soit politico-militaire ou économique – n’est jamais appelée à durer. Laissée à elle-même, elle n’est qu’une phase d’une évolution vers une situation de monopole.

Bibliographie

ELIAS, Norbert. La dynamique de l’Occident [1939]. Paris: Calmann-Lévy, 1975.

« Inventer la religion » au XVIIIe siècle

J’ai déjà fait un billet au cours duquel j’ai esquissé l’hypothèse que les grandes campagnes d’évangélisation lancées à l’époque moderne, et en particulier les grands débats de la « Querelle des rites », avaient contribué à faire naître la catégorie de « religion » et à la circonscrire dans un champ restreint, permettant l’émergence parallèle d’autres catégories de pensée, telle que la catégorie « culture » ou la catégorie « civique ». Le fait que la catégorie de « religion » n’ait pas toujours existé est un fait bien connu et discuté par les médiévistes. Dans Ordonner et exclure, Dominique Iogna-Prat a tenté d’étudier un moment fondamental de l’histoire du christianisme, à travers le cas de l’ordre clunisien, en cherchant à saisir comment la notion de « christianisme » en est venu à se confondre avec l’ordre social . Cette problématique n’a pu émerger qu’en réfléchissant en dehors de la circonscription que nous faisons actuellement entre le politique et le religieux.

D’éminents médiévistes avaient déjà tracé cette voie. Celui qui a le plus directement inspiré Iogna-Prat semble être Jean-Claude Schmitt, qui a intitulé un fameux article Une histoire religieuse du Moyen Âge est-elle possible? Dans cet article publié en 1994, il avait directement posé la question suivante: « le concept de « religion », tel que nous l’employons communément aujourd’hui, est-il le plus approprié pour rendre compte du christianisme médiéval ? » Schmitt rappelait les pièges tendus au médiéviste qui cherche à analyser la société médiévale sans prendre ses distances avec, à la fois, son propre vocabulaire et celui de la société qu’il étudie.

Il faut se souvenir que les mots ont une histoire. […] Peut-on parler de « la religion » chrétienne médiévale, alors que le mot religio n’avait pas au Moyen Âge le sens que nous donnons au mot « religion », mais celui de vœu ou d’ordre monastique? Le mot avait à cette époque, selon une étymologie revue à l’aube de la culture chrétienne, le sens fondamental de lien (religere) entre Dieu et son fidèle; il en vint à désigner en effet une sorte de contrat, tel le vœu monastique: il s’apparenta à la fides médiévale, c’est-à-dire à un acte de foi, mais moins au sens moderne de la foi du croyant, qu’au sens du contrat « de main et de bouche » liant un seigneur et son « fidèle ». La « religion », répétons-le, ne consiste pas en la conviction privée d’un croyant: c’est un imaginaire social qui contribue, par la représentation (mentale, rituelle, imagée) d’un ailleurs qu’on peut nommer le divin, à ordonner et à légitimer les relations des hommes entre eux .

Mais Schmitt lui-même construit essentiellement sa réflexion à partir d’une contribution, fondamentale, de son collègue Alain Guerreau. Publié dans les Annales dans le contexte où, en France, on publiait de nombreux articles sur le thème de la « crise » de l’histoire (sur ce thème, voir ), Guerreau plaidait pour une refondation de l’histoire par une nouvelle synthèse de la théorie et de l’empirisme, une synthèse qui devrait passer d’abord par un travail assidu sur les concepts utilisés.

[Les historiens] doivent prendre conscience que l’objet de leur activité est de parvenir à montrer l’identité des deux notions de structure et de dynamique ou, en d’autres termes, comment l’analyse du fonctionnement d’une société est le seul moyen d’expliquer son évolution. Si l’historien acceptait de prendre au sérieux l’exigence de travail sur la structure conceptuelle, il pourrait disposer, par rapport aux autres sciences sociales, de l’avantage décisif de considérer avant tout la structure sociale comme un objet en mouvement et de n’être pas a priori effrayé par l’idée de genèse.

Une analyse structurale-génétique d’un cadre conceptuel est l’une des voies utilisables pour réaliser le double travail de critique et de construction indispensable pour rendre à ce cadre son efficacité scientifique .

À titre d’exemple, Guerreau rappelle la genèse du cadre conceptuel de la « féodalité », un ensemble de notions dont l’usage au Moyen Âge était, au mieux, partiel et fragmenté, et qui fut utilisé de manière systématique pour l’analyser rétroactivement. Or, le cadre conceptuel de la féodalité n’émane pas d’abord des historiens, mais des juristes qui, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, jetaient les fondements de la société libérale naissante. Ainsi s’attachèrent-ils à distinguer « droits réels » et « droits personnels », réduisant ainsi progressivement le domaine seigneurial au statut de simple propriété. La Révolution compléta le processus en transformant les seigneurs en propriétaires fonciers. Mais ce qui retient notre attention ici, c’est l’autre fracture conceptuelle identifiée par Alain Guerreau, élaborée à la même époque:

Que la philosophie des Lumières ait revêtu un caractère profondément anti-clérical est un phénomène central auquel on n’accorde aujourd’hui qu’une place excessivement réduite. Moyennant quoi une des transformations les plus profondes du XVIIIe siècle demeure entièrement dans l’ombre. Il ne s’agit de rien de moins que de l’invention de la religion .

Car en effet, si la religion est une institution totale organisant l’ensemble de la société, comment pourrait-elle être ramenée à un choix individuel? Or, c’est bien ce à quoi ont travaillé les philosophes des Lumières: distinguer l’ordre public de la relation personnelle à Dieu. Ce travail s’effectue dans la foulée même de la réduction des biens seigneuriaux à des biens fonciers. Cette fois, c’est la sécularisation des biens du clergé qui se trouve en toile de fond:

Il nous paraît hors de doute que la sécularisation des biens du clergé était le complément nécessaire et structurellement indispensable de la proclamation de la « propriété, droit inviolable et sacré »: la « propriété ecclésiastique », inaliénable, était un obstacle essentiel, incontournable, pour la propriété bourgeoise, droit purement réel et assimilant tous les objets, immobiliers autant que mobiliers, à des marchandises. La « liberté de conscience » était donc bien le corrélat structurel direct de la « liberté du commerce » .

Guerreau note que lorsque Châteaubriand écrit le Génie du christianisme, au lendemain de la Révolution, sa conception du christianisme équivaut à ce que Rousseau, bien avant la Révolution, appelait « la religion de l’homme », c’est-à-dire une religion qui se trouvait dans le cœur des hommes, et non pas la vision du monde organisatrice de la structure sociale . D’une manière générale, la « fracture conceptuelle » introduite par les Lumières a donc gagné le christianisme lui-même, qui s’est profondément transformé au point de devenir incapable de penser le christianisme d’Ancien Régime. La notion moderne de « religion » était donc née, mais sans toujours, toutefois, que les contemporains aient réalisé ce qui différenciait celle-ci de celle qui avait cours avant le XVIIIe siècle.

Guerreau précise dans les notes de fin d’article que le travail conceptuel de distinction d’une religion « intérieure » et d’une religion « civique » n’a pas été initié par Rousseau ou par ses contemporains: des penseurs marginaux, notamment Spinoza, ont proposé cette distinction dès le XVIIe siècle. Mais c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors que Le Contrat social était un livre largement diffusé, qu’elle s’est imposée. Force m’est de reconnaître que le récit que Guerreau fait de la circonscription d’une catégorie de « religion » correspondant à peu près à celle que nous connaissons aujourd’hui ne correspond pas tout à fait à celui que j’ai esquissé dans mon précédent billet. Plus matérialiste, sa chronologie ne correspond pas non plus, la Querelle des rites se terminant vers 1744. Est-ce que cela signifie qu’il faille trancher entre les deux thèses? À ce point, je n’en sais rien. Mon hypothèse sur la Querelle des rites demande de toute façon tout un travail d’enquête sur sources pour la confirmer ou l’infirmer. Mais à supposer qu’on la confirme, il y aura par la suite une travail à faire pour savoir comment l’articuler aux éléments mis de l’avant par Guerreau.

Bibliographie

GUERREAU, Alain. “Fief, féodalité, féodalisme. Enjeux sociaux et réflexion historienne.” Annales. Économie, Société et Civilisations 45, no. 1 (1990): 137–66.
IOGNA-PRAT, Dominique. Ordonner et exclure, Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam (1000-1150). Paris: Flammarion, 2000.
NOIRIEL, Gérard. Sur la “crise” de l’histoire. Paris: Belin, 1996.
SCHMITT, Jean-Claude. “Une histoire religieuse du Moyen Âge est-elle possible? (Jalons pour une anthropologie historique du christianisme médiéval).” In Il mestiere di storico del medioevo; atti del Convegno di studio dell’Associazione “Biblioteca Salita del frati,” 73–83. Spolète: Centro italiano di Studi sull’Alto Medoevo, 1994.

La référence que j’aurais dû lire mais n’ai pas lue avant d’écrire ce billet:

Maurice Godelier, « Le marxisme dans les sciences humaines », Raison présente, 37, 1976, pp.65-77.

Al-Jabartî

En 1798, l’invasion française en Égypte écrasa les Mamelouks, qui gouvernaient la province pour l’Empire ottoman. Caste d’esclaves-soldats, les Mamelouks n’étaient pas adaptés à l’évolution rapide des techniques militaires qui avait eu lieu en Europe depuis le XVIe siècle . L’expédition de Napoléon en Égypte provoqua donc de multiples chocs : elle mit en évidence de la supériorité militaire européenne, elle précipita la chute du régime, mais aussi elle mit les Égyptiens en contact avec les représentants d’un pays qui avait profondément intégré la révolution scientifique. Les savants saint-simoniens qui accompagnaient l’armée napoléonienne ont fait forte impression sur les lettrés cairotes.
Quand j’ai rencontré un sociologue en entrevue pour discuter de l’histoire de l’islamisme, il y a quelque temps, ce dernier a pris l’expédition napoléonienne comme point de départ pour discuter des réactions ambivalentes suscitées par l’irruption de la modernité à l’européenne dans les sociétés musulmanes. Le témoignage le plus connu en est celui du chroniqueur égyptien Al-Jabartî. En attendant la parution prochaine de cette entrevue, je propose sur ce blogue un extrait de cette chronique :

Si quelque musulman se présentait simplement pour voir, les Français le laissaient pénétrer même dans les endroits réservés; ils l’accueillaient avec de bonnes paroles et le sourire, se montrant heureux de sa visite, surtout s’ils découvraient en lui compétence, connaissance et curiosité pour l’étude des sciences. Alors, ils lui prodiguaient toute leur sympathie, et lui présentaient toutes sortes de livres imprimés avec toutes sortes de gravures et de cartes concernant les villes, les régions, les animaux, les oiseaux et les plantes, et ayant trait à l’histoire des Anciens, à la vie des peuples, aux légendes des prophètes […] Je me suis souvent rendu à cette bibliothèque. On m’y laissait avoir accès. — Journal d’un notable du Caire durant l’expédition française, 1798-1801, Paris, Albin Michel, 1979, pp.90-91, cité par

Edit: L’entrevue en question, avec le professeur Rachad Antonius, est parue ce lundi sur le site Histoire Engagée.ca .

Bibliographie

HOURANI, Albert. Histoire des peuples arabes. Paris: Seuil, 1993.

La référence que j’aurais dû lire, mais que je n’ai pas lue avant d’écrire ce billet :

Al-Jabartî, Journal d’un notable du Caire durant l’expédition française, 1798-1801, Paris, Albin Michel, 1979.

L’intellectuel situé

Dans l’introduction du premier tome de son immense Histoire sociale des idées au Québec, Yvan Lamonde écrivait que l’une de ses motivations principales avait été de se situer lui-même dans le paysage historique des idées. Il utilisait l’image de la clairière, métaphore des défricheurs qui s’offrent un lieu habitable et un horizon pour travailler . Une ambition similaire m’a paru transpirer du petit livre de Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir, les intellectuels en question. L’image de la clairière s’impose moins, d’une part parce que l’image du défricheur est moins présente dans l’imaginaire du continent européen, d’autre part parce qu’on ne peut pas dire que la France manque d’histoire des idées ou des intellectuels. Ce n’est donc pas là un ouvrage qui impose un nouveau champ de recherche. Néanmoins, l’ambition de l’auteur demeure de se situer au sein d’une histoire donnée. Les échos entre l’expérience de l’auteur et son analyse sont évidents, jusque dans l’angle d’approche choisi : examiner la tension, dans la situation d’intellectuel, entre l’action politique et la recherche de la vérité et analyser les justifications utilisées par les intellectuels pour légitimer leurs interventions dans l’espace public. Noiriel justifie ce choix ainsi :

Au départ, j’ai fait ce choix [de privilégier les universitaires dans son enquête] parce que je voulais analyser la tension, que j’ai souvent éprouvée personnellement, entre deux types d’aspirations contradictoires, à savoir le désir de vérité et le souci de l’action. J’ai tenté de montrer que cette tension était caractéristique de l’universitaire désireux de faire entendre sa voix dans l’espace public. C’est une conséquence de la séparation du savant et du politique qui s’est institutionnalisée en France à la fin du XIXe siècle, en créant du même coup un vide dans l’espace public. « L’intellectuel » a surgi pendant l’affaire Dreyfus pour combler ce vide, mais il n’a pas réussi pour autant à résoudre la contradiction qui lui a donné naissance.

Le matériel empirique utilisé puise abondamment dans les précédents travaux de l’auteur : la confrontation de Durkheim et Bloch avec l’antisémitisme de leur époque avait été commentée dès Le creuset français, le rôle des historiens sous la troisième république (notamment Seignobos) était commenté dans Sur la « crise » de l’histoire, les conceptions de l’engagement intellectuel de Bourdieu et Foucault avaient fait l’objet de premières analyses dans Penser avec, penser contre, etc… en revanche, certaines analyses (par exemple sur Sartre, Mathiez, Rancière, Furet, Rémond, Finkielkraut ou Lévi-Strauss) m’étaient moins familières, mais je n’ai pas lu l’ensemble des livres de l’auteur. Sans tenir de compte exact, l’essai de Noiriel repose sur l’analyse d’environ 15 à 20 trajectoires d’intellectuels de la fin du XIXe siècle au début du XXIe siècle. Pour ne pas être mesquin, il faut dire qu’il s’attache aussi beaucoup aux institutions qui ont soutenu leur action et que de nombreux autres noms apparaissent dans le voisinage des intellectuels qui font l’objet des principales analyses. Il n’ignore donc pas la présence de nombreux intellectuels de seconde ou troisième zone dans le paysage. Il reste qu’il s’attache tout particulièrement à l’analyse de trajectoires canoniques et qu’on ne saurait considérer que l’intérêt de l’ouvrage repose sur l’ampleur de l’étude empirique ou l’apport de nouvelles données. C’est donc l’angle d’attaque et l’originalité de l’analyse qui en fait le principal intérêt. Cet intérêt théorique comporte également une valeur militante (1), puisque l’objectif est de proposer une analyse des défis qui attendent les intellectuels français (2).

Genèse de l’intellectuel

Mais avant de faire l’histoire de cette « tension » entre désir de vérité et souci de l’action, il fallait d’abord en montrer la genèse, qui coïncide avec l’origine des intellectuels en France. Le terme « intellectuel » apparaît avant l’affaire Dreyfus, désignant « ceux qui exerçaient des activités censées mobiliser « l’intellect ». Toutefois, l’affaire Dreyfus a changé la donne en désignant de ce mot « parmi les professions intellectuelles, la petite minorité de ceux qui s’engagent dans les combats civiques de leur temps, au nom d’un idéal de vérité et de justice » (p.14). Mais l’intellectuel ainsi désigné à partir de l’affaire Dreyfus se démarque de ceux à qui cette définition aurait pu s’appliquer (les philosophes des Lumières et leurs héritiers directs du XIXe siècle) en ce qu’il est d’abord un spécialiste. Au contraire des intellectuels dreyfusards et postérieurs, ces prédécesseurs ne ressentent guère de tension entre « la réflexion et l’action » :

Fortement imprégnés par la philosophie des Lumières, ce sont des « hommes complets » : à la fois savants, journalistes et militants politiques. Dans leur jeunesse, ils se sont tournés vers les deux disciplines que les nouvelles universités [du XIXe siècle, postérieures à la fondation de l’université de Berlin sous la direction de Wilhelm Von Humboldt] ont consacrées, la philosophie et l’histoire, pour y puiser des connaissances et des arguments qu’ils vont mettre ensuite au service de leur engagement partisan. (p.20)

Cette réalité correspond à la première étape des régimes représentatifs, celle que Bernard Manin appelle « le parlementarisme », qui correspond à l’époque du suffrage censitaire . La mise en place, sous la Troisième République, du suffrage censitaire et de la démocratie de partie sera décisive pour la naissance de l’intellectuel contemporain. Cette transformation tend à « professionnaliser » la politique, c’est-à-dire que les politiciens doivent désormais se consacrer à temps plein à cette activité pour espérer y avoir quelque succès. Parallèlement, l’école républicaine accomplit un travail d’alphabétisation des masses, ce qui favorise une transformation considérable de l’espace public. Les médias se professionnalisent et se structurent en journaux de masses et publications spécialisées à destination du public lettré. Enfin, les enseignants-chercheurs des universités tendent, pour leur part, à se spécialiser, comme en témoignent en particulier les sociologues, qui affirment leur autonomie à la fin du XIXe siècle par rapport aux philosophes et aux historiens. L’idée s’impose alors au monde universitaire qu’une connaissance valable est toujours une connaissance spécialisée (c’est notamment affirmé par Durkheim et Weber, cités en page 37). L’ère de « l’homme complet » s’achève, car il n’est plus possible à ce dernier de développer des connaissances suffisantes dans un domaine pour rivaliser avec un spécialiste, comme le montre la manière dont l’historien François-Alphonse Aulard démoli les thèses d’Hippolyte Taine (polémique analysée aux pages 47 à 50). Cette spécialisation est l’élément final qui rend possible l’émergence de la figure de l’intellectuel, car le spécialiste, pour élaborer les questionnements spécifiques de sa discipline, doit travailler à l’écart du monde politique.

Cette séparation de la sphère savante et de la sphère politique pose en termes neufs le problème de la finalité de la science. Durkheim et Weber sont convaincus que, pour expliquer le fonctionnement de la société, il faut que les savants développent leurs propres questionnements scientifiques, quitte à transmettre ensuite aux non-spécialistes, par le biais de l’enseignement ou des conférences publics, les connaissances ainsi produites. Mais ce point de vue est contesté par ceux qui estiment que les universitaires doivent aussi répondre aux questions que leur posent les gouvernants (ou les journalistes) et proposer des solutions aux problèmes du moment. La finalité de la science prend ici la forme de l’expertise. (p.38)

Ces différents ingrédients, une fois réunis, font émerger les intellectuels à partir du problème de leur légitimité. Payés par les deniers publics, disposant de compétences spécifiques inaccessibles au grand public et censés demeurer dans leur réserve, ils interviennent pourtant massivement dans l’affaire Dreyfus en signant la pétition demandant la révision du procès en y précisant leur métier et leur grade. D’où la grande question à partir de laquelle les anti-dreyfusards les attaqueront : au nom de quoi ces gens interviennent-ils dans les affaires d’un juge qui n’a pas sollicité leur avis et prétendent-ils intervenir dans le débat public? Les intellectuels ne seraient-ils pas, au fond, des « aristocrates de la pensée », selon le mot de Barrès? Les intellectuels dreyfusards inverseront l’accusation en affirmant que dire la vérité au pouvoir leur permet de rendre justice. Mais l’accusation portée contre eux, qui résulte du partage des compétences entre savant et politique affirmé à la fin du XIXe siècle, demeure. C’est pourquoi les intellectuels devront constamment, au cours de leur histoire, effectuer un travail de légitimation de leurs interventions. C’est cette histoire que retrace Gérard Noiriel qui, en analysant les stratégies qu’ils utilisent pour occuper l’espace ouvert entre savant et politique ainsi que les arguments de légitimation qu’ils emploient pour justifier leur action, dresse une typologie des intellectuels tout en prenant garde aux transformations de configurations tout au long du XXe siècles. Parmi celles-ci, l’émergence d’une nouvelle phase de l’histoire des gouvernements représentatifs, celle que Manin appelle « la démocratie du public »  , marquée par les médias de masse (puis d’internet) et le brouillage des frontières entre les compétences, offre aux intellectuels une marge de manoeuvre beaucoup plus élevée, tout en les contraignant à des formats qui ne leur conviennent pas toujours. Reste que, même dans la démocratie du public, ces derniers sont aux prises avec le problème de la manière de faire le lien entre activité savante et activité politique, tout en justifiant de prendre la parole au-dessus du citoyen moyen. La thèse suggérée par le titre de la seconde version (« Dire la vérité au pouvoir ») est que l’ensemble des justifications produites par les intellectuels français pour justifier leur existence est des variations issues d’une même « matrice » qui se formulerait « Dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés ». De cette matrice, trois familles de justifications seraient issues, toujours en vigueur aujourd’hui: « Critiquer le pouvoir, gouverner l’opinion, éclairer les citoyens » (p.69). Dans un prochain billet, j’exposerai les principaux types d’intellectuels analysés par Noiriel. Puis, dans un autre billet, je reviendrai sur quelques réflexions éparses qui me sont venues en tête à la lecture de ce livre.

Notes

(1) Impression renforcée par deux indices : le sous-titre des Enfants maudits de la République, première édition parue chez Fayard, était L’avenir des intellectuels en France, annonçant un ouvrage tourné vers l’avenir. Par ailleurs, la réédition de l’ouvrage s’est faite aux éditions Agone, une coopérative qui se spécialise dans les ouvrages politiques et critiques.

(2) Noiriel signale par ailleurs trois différences entre l’édition originale et sa réécriture (voir pages 7 et 8). La première est que les polémiques entourant la grève des cheminots l’avaient poussé, dans la première version, à justifier a posture de « l’intellectuel spécifique », qui à cette époque était attaquée à travers la personne de Pierre Bourdieu, sans insister suffisamment sur les « limites » de cette figure, sur laquelle il revient dans Dire la vérité au pouvoir. La seconde est qu’il « succomb[ait] parfois à la tentation de proposer une nouvelle “histoire des intellectuels” », ce qui détournait l’attention de l’objet principal de l’ouvrage, l’analyse des arguments avancés par les intellectuels pour justifier leurs interventions publiques. N’ayant pas lu Les fils maudits de la République, je ne peux dire quelle est l’envergure de la réécriture qu’implique ce recentrage, Noiriel n’étant lui-même pas très précis à ce sujet. La troisième différence réside dans la prise en compte plus approfondie, dans Dire la vérité au pouvoir, des transformations du monde récent, à travers l’analyse des polémiques sur les lois mémorielles.

Bibliographie

NOIRIEL, Gérard. Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question. Marseille: Agone, 2010.
MANIN, Bernard. Principes du gouvernement représentatif. Paris: Flammarion, 2012.
LAMONDE, Yvan. Histoire sociale des idées au Québec, 1760-1806. Montréal: Fides, 2000.